L'éditeur Eugène Figuière est une de ces figures importantes de la Belle Epoque littéraire dont on aimerait bien localiser les archives, tant elles doivent recéler de trésors. Ne fut-il pas le mentor de René-Louis Doyon ; le premier éditeur - ou peu s'en fallut - de
Pierre Jean Jouve, René Arcos, Jules Romains, Alexandre Mercereau, Georges Duhamel, Charles Vildrac, Valentine de Saint-Point, Supervielle, Louis de Gonzague Frick, celui, aussi - mais point le premier - d'Apollinaire,
Han Ryner, Gide, Ghil, Riotor, Tailhade, Milosz, Salmon, etc. ? Mais, comme la plupart des papiers d'éditeurs, ils ont dû être dispersés en de multiples ventes après sa mort, en 1944. Au cas où la vérité ne serait telle, je profite de ce billet pour lancer un appel aux éventuels ayant-droits d'Eugène Figuière, qui peuvent me contacter en adressant un courriel à
harcoland@gmail.com.
Les banquets, qui ont joué un rôle important dans la petite république des lettres, auront mis en relation, probablement, Saint-Pol-Roux et le jeune éditeur. Aux alentours de 1910. Par exemple, le banquet Mercereau ; par exemple, le banquet offert à
Han Ryner après le "vif succès remporté par le
Cinquième Evangile", édité justement à l'enseigne du Figuier. C'étaient, réunis, l'entreprenante équipe de
Vers et Prose et les amis de
l'auteur des Ballades Françaises. S'étonnera-t-on d'ailleurs de retrouver quatre flamboyants mousquetaires, Guillaume Apollinaire, Eugène Figuière,
Paul Fort, Alexandre Mercereau, à l'origine d'une pétition - on aimait beaucoup aussi les pétitions, qui fleurissaient généralement lors de banquets - réclamant la légion d'honneur pour Saint-Pol-Roux. Le document reproduit ci-dessous provient du catalogue de la vente Breton ; il agrémentait un exemplaire de
La Dame à la Faulx. En plus du texte de la pétition, y figure une réponse spirituelle, illustrée et drôle de Charles Vildrac.
M ...........................................
Si, comme nous, vous êtes d'avis que le grand poète et dramaturge Saint-Pol-Roux mérite d'être admis dans l'Ordre de la Légion d'honneur, nous vous prions de vouloir nous retourner au plus tôt, signé de votre nom, ce billet.
Veuillez agréer, M ............................................, l'expression de nos sentiments distingués.
Guillaume Apollinaire, Eugène Figuière,
Paul Fort, Alexandre Mercereau.
A retourner, chez Eugène Figuière, éditeur
7, rue Corneille, Paris (VIe)
Et la réponse de Vildrac :
Je suis d'avis qu'il faut laisser le ruban rouge aux birbes de l'armée et des ministères, aux trafiquants de la politique et de la finance, aux cabots notoires, etc., et réserver le système des pétitions pour des questions d'un intérêt moins douteux...
[dessin : à Saint-Pol-Roux/Par Henri Rousseau]
... à part ça, vive Saint Pol Roux, - sans faveur rouge, et vive aussi Saint Paul Fort.
Inutile de dire que le dessin est un pastiche du douanier par Vildrac et que la pétition n'aboutit pas à la décoration espérée. Mais ce document importe, car il est un des rares à témoigner de l'intérêt apollinarien pour le Magnifique - on connaissait celui de Fort et Mercereau -, et montre un Eugène Figuière soucieux de reconnaissance pour l'exilé de Camaret. Etait-il déjà question d'affaire commune ? La correspondance inédite du poète nous apprend que le projet du
Tragique dans l'homme remonte à l'année 1908.
Le Tragique dans l'homme, c'est le titre sous lequel Saint-Pol-Roux espérait réunir, en plusieurs volumes, son théâtre publié et à paraître ; ce fut auparavant le titre d'un drame, annoncé dans
De la colombe au corbeau par le paon, en 1904. Après avoir recueilli dans les trois volumes des
Reposoirs de la Procession une grande partie de sa production poétique en prose, en donner le pendant dramaturgique n'était que logique éditoriale. Sans doute en avait-il d'abord soumis la proposition à Alfred Vallette, qui lui avait alors peut-être déconseillé de faire reparaître ses pièces tant que le premier tirage de
La Dame à la Faulx n'était pas épuisé. Peut-être aussi les conditions du compte à demi, pratiqué par le directeur du Mercure de France, ne satisfirent plus le poète, qui se tourna alors vers d'autres maisons. Trouva-t-il mieux chez le jeune éditeur Figuière ? Pas sûr, puisque ce dernier pratiquait surtout le compte d'auteur, moins avantageux encore. Tout au plus peut-on supposer que, débutant dans la carrière, celui-ci aura voulu corser et notabiliser un peu son catalogue auprès des avant-gardes et de la presse en y inscrivant des noms de jeunes aînés (
Ryner, Ghil, Fort, Gide,
Tailhade et Saint-Pol-Roux). Toujours est-il que, dès le premier semestre 1912, Dorsennus (pseudonyme de Jean Dorsenne) annonçait dans la
Phalange, sans préciser il est vrai la maison d'édition, la parution prochaine du
Tragique dans l'homme ; que
Carlos Larronde, dans le tome XXXVI de
Vers et Prose (janvier-mars 1914), y consacrait une longue étude alors que le premier volume n'était pas sorti des presses. C'est que le projet était déjà très avancé, que Saint-Pol-Roux en avait corrigé les épreuves et donné le bon à tirer. L'ami
Larronde les avait eues en mains. La parution du
Tragique dans l'homme était donc imminente lorsqu'éclata la première guerre mondiale - qui la différa.
Il faudra attendre 1983 et
René Rougerie pour que le projet, inabouti, partiel, voie enfin le jour.
Le Tragique dans l'homme paraîtra, en effet, en deux volumes, chez l'éditeur de Mortemart, selon les indications laissées par le poète lui-même sur les jeux d'épreuves conservés. Nous y apprenons notamment ce que devait être cet ensemble : une "collection d'oeuvres dramatiques [qui] comprendra cinq séries, chaque série formant un volume d'environ 150 pages. De cette collection de pièces diverses, brèves ou longues, ne feront partie ni
La Dame à la Faulx, ni les autres grands drames inédits du poète Saint-Pol-Roux". Il s'agissait donc d'abord d'un recueil d'essais dramatiques, de pièces de jeunesse ou circonstancielles.
René Rougerie poursuit :
"Sur la même page manuscrite retrouvée Saint-Pol-Roux prévoyait une première fois 5 volumes, une deuxième fois 10 volumes : mais sur les épreuves du livre composé par Falguière (sic) (livre qui ne verra pas le jour pour une raison que nous ignorons), il est indiqué dans la rubrique "Du même auteur" : "Le Tragique dans l'Homme, tome I Monodrames, tome II Le Fumier, ensuite tomes III, IV et V".
Le sommaire du tome I était ainsi composé :
Monodrames. -
Les personnages de l'individu. -
Les saisons humaines. -
Le Mouscoul (titre rayé et remplacé par "
Tristan la vie"). On aurait aimé trouver le sommaire détaillé des autres tomes. "Les autres pièces, annoncées par Saint-Pol-Roux, semblent être restées à l'état d'ébauche", concluait
René Rougerie. Ce dernier a publié depuis les
Ombres tutélaires, qui faisait partie du
Tragique dans l'homme. Qui sait combien d'autres textes dramatiques, qu'on pensait inachevés ou détruits, existent encore, en bel et bon état d'être publiés ?
Mais revenons à l'ami Figuière - et non Falguière -, qui avait assez rapidement sympathisé avec Saint-Pol-Roux, au point qu'une complicité, entre les deux hommes, s'installa. On en trouve un exemple dans un article, non signé, de L'Art Moderne du 11 août 1912, intitulé "Fête Nationale", où l'on apprend que le Magnifique s'impliqua dans un étrange projet élaboré par l'éditeur :
On se plaint avec raison de la banalité et de la vulgarité des cérémonies et divertissements par lesquels la France célèbre, le 14 juillet, sa fête nationale. On se plaint, mais on ne tente aucun effort pour donner à l'allégresse populaire un aliment plus savoureux, un décor plus attrayant.
C'est ce qui a inspiré à M. Eugène Figuière, l'éditeur qui déjà se signala par diverses initiatives heureuses, - et notamment par la création charmant du Jardin de Jenny, - l'idée d'organiser avec un groupe de peintres, de poètes, de musiciens, et ce à la date du 14 juillet 1913, des fêtes d'un caractère artistique qui promettent d'offrir au public un spectacle original et séduisant.
De la place de l'Etoile, à l'arc triomphal, une cavalcade fleurie partira. Des voitures merveilleusement décorées, des chars que les artistes auront ornés avec goût glorifieront le printemps, la grâce et la beauté.
Le cortège sera immense. Toutes les corporations ouvrières y enverront une délégation. Les mineurs, les boulangers, les forgerons, les terrassiers en costumes de travail en feront partie et les anciennes provinces seront représentées par des jolies filles aux vêtements coquets qui rappelleront mieux le passé.
Cette fête aura une reine, qui sera la reine de France : l'héroïne qui aura reçu le prix Montyon de l'année.
Déjà M. Saint-Pol-Roux, qui fut le Magnifique, écrit un hymne pour chanter la résurrection de la nature. M. Albert Doyen en composera la musique.
"Oui, a dit à un de nos confrères M. Figuière, rayonnant, il faut que cette fête des fleurs soit une solennité civique, il est nécessaire que le peuple tout entier y participe.
Aussi, tandis que se déroulera l'immense cortège de l'Etoile à l'Hôtel de Ville, traversant les Champs-Elysées et les grands boulevards, les enfants des écoles, massés place de la Concorde et sur les marches de l'Opéra, chanteront des hymnes, joyeusement.
Dans Paris entier, les guirlandes de fleurs et de verdure, les ornements lumineux égayeront les rues. Des orchestres feront danser les jeunes gens. Au lieu de confettis banals on jettera aux curieux des pétales de roses, des grappes parfumées.
Mais notre fête ne sera pas seulement réalisée à Paris. La France entière y participera. Dans la plupart de nos villes des comités s'en occupent pour que le printemps soit partout fêté. A l'étranger même, à Madrid, Cadix, Londres, le même cortège pittoresque dira notre amour du renouveau, de la joie, du soleil bienfaisant, de la vivifiante lumière."
M. Paul Boncour dans son récent livre, Art et Démocratie, réclamait des fêtes civiques. Il s'étonnait qu'on n'eût pas songé à célébrer les saisons. Il rappelait les fêtes révolutionnaires organisées par Robespierre et demandait à la République de s'en souvenir.
Ses voeux vont être réalisés. Les artistes, les écrivains, réunis par la volonté charmante de M. Eugène Figuière, vont, l'an prochain, nous montrer, par une grandiose manifestation, ce que doit être une fête vraiment nationale.
Quelques précisions : le prix Montyon était un prix de vertu distribué par l'Académie française ; Albert Doyen, le compositeur, fut un des
abbés de Créteil, ami de
Georges Duhamel. Cette entreprise, quelque peu mégalomaniaque, bien entendu, n'aboutit pas. Pour ma part, je croierais volontiers que Saint-Pol-Roux fut le véritable initiateur du projet, tant cette fête du printemps - en plein été -, cette glorification "du renouveau, de la joie, du soleil bienfaisant, de la vivifiante lumière" rappellent sa poétique. Puis ce 14 juillet lyrique n'aurait été qu'une extension (inter)nationale des festivités camarétoises dont, tel David issant de son atelier en pleine Terreur, il était déjà le grandiloquent et superbe scénographe.
Mais je m'éloigne de mon sujet. Oui, Eugène Figuière et Saint-Pol-Roux devinrent assez rapidement amis. Ils se tutoyaient - alors que le poète et Vallette se vouvoyèrent jusqu'à la mort de ce dernier - comme en témoigne la seule lettre du Magnifique à Figuière retrouvée jusqu'ici. Elle est, malheureusement, fragmentaire, émanant d'un catalogue de vente (Livres anciens Chaptal-Librairie Giraud-Badin) du Printemps 2006 :
Manoir de Coecilian
22 janvier 1933
Camaret
le silence de ma solitude n'en est jamais un, les Amis m'habitant quotidiennement mais ma besogne des amis suprêmes et parfois mes yeux à ménager me contraignent à l'épistolaire négligence. [...] J'ai près de mille lettres de retard. [...] Mon recueil de poésies, je ne m'en occuperai que dans quelques années. [...] Bien reçu tes passionnés Journaux et livres dont ton Bonheur à cinquante ans. [...] Tu parlais d'un banquet, mais rappelle-toi que les précédents finirent dans le chambard...
On devine à la lecture de ces lignes que l'éditeur avait proposé au poète d'éditer un nouveau volume de ses poèmes et de le ramener sous les feux de l'actualité parisienne en organisant un banquet en son honneur. Voilà qui, incontestablement, était d'un ami, d'un qui "
compte parmi les physionomies les plus représentatives de la bienveillance et de la bonne camaraderie".