C'est le titre d'une pièce inédite de Saint-Pol-Roux, publiée voilà deux ans par René Rougerie. L'éditeur pensait qu'avec La Besace du Solitaire (2000) s'était achevée l'édition, par ses soins, de l'oeuvre idéoréaliste. Il n'en fut rien, heureusement. Et son amour du poète est trop fort, sans doute, pour qu'il mette un point final à cette aventure éditoriale qui dure depuis quarante ans. Aussi Les Litanies de la Mer - synthèse légendaire devraient sortir des presses de Mortemart d'ici 2008. C'est une belle histoire que celle de René Rougerie. Il avait débuté dans les lettres comme poète naturellement. J'ai de lui un recueil, préfacé par A.-M. Gossez, Sous les figuiers aux mains pâlies... (Editions Provinciales et Grande Librairie Universelle), qui date de 1931. Il avait déjà donné A l'ombre de la dune (Gloria, 1928) et Clarines et Bourdons - Choix de poésies mises en musique par l'auteur (Editions des Roses, 1930). Le volume de poèmes en ma possession témoigne déjà d'un goût prononcé pour le beau livre, pour cet artisanat d'art que sait être encore, parfois, l'édition. Rougerie n'avait laissé à personne d'autre qu'à lui-même le soin d'illustrer Sous les figuiers aux mains pâlies... et il est vrai que ses bois sont charmants. On retrouve, cinq ans plus tard, son nom au sommaire de La Proue - revue des poètes indépendants où collaborèrent notamment Gustave Kahn, Francis Vielé-Griffin, André Fontainas, Carlos Larronde et Auguste Bergot qui, tous, fréquentèrent Saint-Pol-Roux. Mais ce n'est pas de cette époque que date, pour René Rougerie, la rencontre capitale avec l'oeuvre du Magnifique. Elle se fit, alors qu'il était devenu déjà éditeur et dirigeait une revue, Métamorphoses, dans les années 1960. Il y publia, en 1968, grâce à Raymond Datheil des brouillons de la Répoétique dont le liminaire avait été recueilli, deux ans auparavant, dans l'anthologie d'Alain Jouffroy : Les Plus Belles Pages (Mercure de France). Il avait été frappé par la modernité de ce texte étonnant et n'avait pas tardé à rencontrer Divine, la fille du Magnifique, puis Gérard Macé, alors étudiant, qui, le premier, s'était intéressé à ces inédits. Il en résulta une belle amitié entre ces trois-là qui donna naissance à des publications capitales. Vinrent ensuite Jacques Goorma et Alistair Whyte. René Rougerie édita de 1970 à 2005 vingt-deux volumes de Saint-Pol-Roux. Le dernier en date, donc : Les Ombres Tutélaires suivies de Tristan la Vie. Il faut lire la préface, "un espoir déchirant", dont l'éditeur fait précéder ces deux pièces. Elle dit mieux que tout billet combien il demeure intimement attaché à l'oeuvre de Saint-Pol-Roux. Elle est d'un homme passionné, d'un éditeur-poète qui se souvient de l'hommage d'Aragon, "Saint-Pol-Roux ou l'Espoir", et qui, se plaçant du côté des poètes, n'aime pas beaucoup les universitaires et les chercheurs. Elle est un pari sur l'avenir, et un pari gagné. Car Rougerie a la certitude - et c'est là ce qui, malgré la distance posée (de son point de vue, ne suis-je pas un universitaire ?), nous unit - cette certitude que la poésie de Saint-Pol-Roux ne peut, à terme, que s'imposer. Aussi une telle passion peut-elle aisément faire oublier le peu d'informations que nous transmet la préface sur les pièces, puisqu'elle n'est pas d'un chercheur qui vit dans ses notes et l'obsession du détail. Après tout, les vérités essentielles sont dites : 1. il reste encore de nombreux inédits à découvrir; 2. le théâtre fut la grande ambition de Saint-Pol-Roux; 3. et la Répoétique ne fut, à bien y regarder, qu'un développement naturel de ses conceptions dramatiques. Pourtant, le toqué - un des personnages de mon individu - qui me possède ne peut lutter contre sa pathologique manie de remettre à sa juste place le moindre bibelot, de quelques millimètres déplacé, sur la table des vérités. Il me faut céder ou alors choir dans l'insomnie. Je cède.
Poussons d'abord ces quelques babioles préfacielles en forme de Dame à la Faulx. René Rougerie mentionne, pages 12-13, une 4e version retrouvée de la tragédie de 1899, augmentée d'un acte, et précise : "Sont prévus dans les principaux rôles : Mme Segond-Weber, M. Albert Lambert, Mlle Bartet, M. Mounet-Sully..." ; or, ces comédiens étaient tous les quatre sociétaires de la Comédie-Française; et Saint-Pol-Roux ne présenta sa pièce, après remaniement, au comité de lecture de la Maison de Molière qu'une fois, en novembre 1910. Ce qui rattache cette 4e version à celle, la 2e, lue à cette occasion, et en fait un état intermédiaire. Quelques lignes plus bas (pp. 13-14), l'éditeur présente le brouillon d'un texte "qui pourrait être une sorte d'introduction à La Dame à la faulx, ou même à l'oeuvre théâtrale". En réalité, la première intuition fut la bonne : il s'agit bel et bien d'un brouillon d'un passage de la préface de La Dame à la Faulx, rédigée en 1895. Il est encore question, implicitement cette fois, de ce drame, pages 18-19. René Rougerie reproduit une lettre "adressée à un ami non identifié - peut-être Maeterlinck ?" (hypothèse peu probable puisqu'il y est fait mention de Materlinck à la 3e personne; avançons plutôt l'hypothèse Vallette). Saint-Pol-Roux y défend la paternité de l'idée par laquelle l'auteur de La princesse Maleine clôt son chef-d'oeuvre : le chant du coq, citant à l'appui "Lazare - pièce âgée de cinq ans où triomphe la Mort", "les Noces rouges" et sa "symphonie tragique, dont [il tait] le titre encore, et qui, [espère-t-il], entreprendra bientôt [son] Combat". "Noces rouges", une "Symphonie tragique" (Ne serait-ce pas "Sa Majesté la Vie"?) sembleraient avoir été entièrement écrites", poursuit Rougerie. Sa Majesté la Vie désigne un projet dramatique du poète, conçu autour de 1930. Ce qui daterait la lettre des dernières années de la vie du Magnifique. Ce ne peut être le cas : La princesse Maleine parut en 1890 -mais il y eut des rééditions, m'objectera-t-on, soit; que dire alors de "Lazare - pièce âgée de cinq ans où triomphe la Mort" déjà apparue, avec cette même caractérisation, dans le billet consacré à La Pléiade, en une citation de "La Gloire du Verbe, par Pierre Quillard" (Mercure de France, février 1891) ? Et cette "symphonie tragique, dont je tais le titre encore" ne la trouvait-on pas à peine changée en "Symphonie humaine - dont je tais le titre", dans le même article rédigé les 5 et 6 décembre 1890, obligeant à dater la lettre des derniers mois de cette année et à identifier ladite "symphonie" non à Sa Majesté la Vie mais à La Femme à la Faulx, premier titre d'une version initiale de la Dame à venir ?
Mais venons-en à ces Ombres Tutélaires. C'est une pièce qu'il fallait éditer, car si elle n'est pas un chef-d'oeuvre, elle témoigne de l'humour du Magnifique, de sa truculence, de sa culture aussi, et surtout relève, avant la lettre, des traditions de l'avenir. C'est un étrange colloque où sont convoquées, autour de l'Amphytrion-Saint-Pol-Roux, les ombres de Socrate, Platon, Epictète, Euripide, Lucien de Samosate, Marc-Aurèle, Catulle, Horace, Homère, Plaute, Eschyle, Virgile, Esope, etc., et l'ombre ultime et dégringolante de l'Oncle Sarcey, qui engagent le poète, désespéré par l'incompréhension à laquelle se heurte son oeuvre, à poursuivre son effort d'avenir. "La pièce n'est pas datée. Mais on peut raisonnablement penser qu'elle date de la période où Saint-Pol-Roux, en proie à de grands soucis financiers, songeait à quitter Camaret", précise René Rougerie. Le Magnifique, acculé, avait effectivement envisagé de vendre son manoir en 1920. Pourtant, plusieurs indices prouvent que la pièce fut écrite bien avant cette date : la dédicace à Remy de Gourmont, d'abord, faisant remonter sa composition avant la mort de ce dernier, le 27 septembre 1915; le thème même de la scène qui dramatise de fortes déceptions du poète, probablement celles éprouvées après le double refus de la Comédie-Française et du Théâtre des Arts, en 1910 et 1912, de représenter La Dame à la Faulx (et le choix du genre dramatique est caractéristique); le projet du Tragique dans l'Homme, enfin, dont les épreuves étaient corrigées, prêt à paraître en 1914 chez Figuière, et dans lequel devait figurer Les Ombres Tutélaires, divertissement. La pièce serait donc de 1912. Date que tendrait à confirmer sa proximité avec la version inédite de Tristan la Vie, hommage à Corbière. L'éditeur indique en note que "les deux pièces [font] partie des quelques deux cents feuilles manuscrites remises par Divine à un étudiant pour le moins indélicat"; ces "deux cents feuilles" semblent avoir fait partie d'un ensemble de manuscrits consacrés au théâtre. Appartenaient-elles au Tragique dans l'Homme ? C'est possible. Nous savons que Les Ombres Tutélaires et Tristan la Vie devaient y figurer.
Dernier bibelot - en forme de crapaud - avant d'aller dormir : La version de cette dernière pièce, publiée ici, est probablement celle qui aurait dû être recueillie dans le volume des oeuvres théâtrales complètes, en 1914. C'est bien celle-ci qui avait été retenue, par Carlos Larronde, parmi les trois pièces de l'auteur que devait représenter le Théâtre Idéaliste, le 23 mars 1914. Mais pour des raisons "techniques", on ne la joua pas, comme nous l'explique un "écho" de Comoedia du 26 mars :
"Tristan la vie, de Saint-Pol-Roux, annoncé au Théâtre Idéaliste, n'a pas été finalement représenté. M. de Max aurait, paraît-il reculé, devant certaines difficultés de mise en scène.Il est certain que la pièce n'était pas facile à monter.A un moment particulièrement émouvant M. de Max devait s'écrier : "Des ailes, des ailes, il me pousse des ailes !" Et les ailes ayant effectivement poussé sous les yeux émerveillés du public, il devait d'un coup d'aile, abattre An Ankou (la mort) "les quatre os en l'air !"Quant à la mort, elle était, au dénouement, passée à la couverte : "Elle rebondit dans la couverture jusqu'à ce que la carcasse lugubre se disloque et s'éparpille comme os par os, un peu partout dans la ténèbre et le mystère".Pour l'artiste qui aurait interprété le rôle de l'Ankou, c'était certainement un joli succès de générale.Mais il aurait sans doute fallu le doubler pour la première."
Que l'on compare les deux versions de Tristan la Vie disponibles chez Rougerie : celle du Tragique dans l'Homme - tome I, et celle de Les Ombres Tutélaires suivies de Tristan la Vie. Ce dénouement fracassant n'apparaît que dans la seconde.
Rappels : Il ne vous reste plus que 14 jours pour participer au sondage "Qu'avez-vous lu de Saint-Pol-Roux ?" - et plus que dix-neuf pour découvrir l'identité du mystérieux auteur de notre "Grand Jeu du Mois d'Août" (bientôt un deuxième indice).
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