mardi 7 septembre 2010

Un autoportrait dramatique d'Edgar Tant

Poursuivant patiemment mon enquête sur l'intrigant Edgar Tant, dont on a vu, à deux reprises déjà, qu'il vouait une haute admiration pour Saint-Pol-Roux, je reçois hier ce volume recueillant les Drames et Comédies du poète belge, paru aux Editions de Belgique en 1937. J'en espérais beaucoup, n'ayant pas jusqu'ici trouvé dans mes lectures du bon Edgar, une trace sensible de l'influence poétique du Magnifique. Disons-le tout de suite, elle n'est guère plus notable dans ce livre-ci. Néanmoins, je ne suis pas mécontent de mon acquisition, qui a le mérite de nous renseigner, par le biais de la fiction dramatique, sur le mystérieux auteur et sur la conception qu'il avait de son art.

Il y a, en effet, dans ce recueil de pièces courtes d'un acte, un drame, "Le Chant du Cygne", dans lequel Edgar Tant semble se mettre en scène, dans le personnage du poète Tristan Chantepleure. La liste des personnages inidque qu'il a 43 ans, l'âge même de l'auteur lorsque paraît pour la première fois l'acte dans Trois drames : Les Précurseurs, La Pitié Suprême, Le Chant du Cygne (Gand, Imprimerie de L. Van Melle, 1932), avec un avant-propos d'Hector Rabier, parfaitement inconnu de nous, et qui pourrait bien figurer un double d'Edgar puisque apparaissant sous ce même nom dans la même liste des personnages, avec la précision : "Le poète Hector Rabier, leur ami, 43 ans". Même âge, même vocation : gémellité troublante. Parmi les autres présences scéniques : Clotilde, la femme de Chantepleure, 40 ans et Mme Verhelst, mère de Chantepleure, 70 ans. L'action se joue "à Gand de nos jours".

Lorsque le rideau s'ouvre, le poète achève de relire les pages qu'il vient d'écrire ; il les trouve "excellentes" mais c'est "encore sous l'empire de la joie d'écrire", joie que tempèrent une anxiété et une "hypertrophie du coeur" fraîchement diagnostiquée et cachée à son épouse. Arrive Rabier qui lui apporte une bonne nouvelle sous forme d'une étude signée Fabius, dans La Plume, sur "La Vie et le Rêve" que Chantepleure a fait paraître trois mois plus tôt. Ce dernier reçoit l'article, pourtant très-favorable, sans enthousiasme, estimant qu'il vient trop tard : "Et puis l'opinion de Fabius qui est un Maître, j'entends, l'une des cimes de la Poésie contemporaine, fera-t-elle vendre dix exemplaires de plus ?" Le pessimisme affiché s'accompagne alors de l'aveu de la maladie à Rabier, suivi de souvenirs retraçant son itinéraire biographico-poétique :
"Enfance chétive et solitaire, pas de relations, pas de camarades...

Mon inclination au rêve d'abord ; ma naissance vocation poétique ensuite, raillée et bafouée !...

La maladie et la mort de mon pauvre père, qui s'éteint à l'âge de quarante-six ans ! L'incompréhension totale de la part de ma mère, dont la maladresse inconsciente me fait tant et tant souffrir et dont la sordide avarice me laisse végéter comme un indigent !...

Comme poète et auteur dramatique j'avais senti jusqu'où je pouvais atteindre, mais qu'en dehors de cela, je resterais dans la médiocre moyenne...

Ne respirant qu'aux cîmes de l'irréel, je ne pus souffrir que celle que j'aime, comme Dante aima Béatrice et Pétrarque aima Laure, restât prisonnière d'un emploi subalterne : je partageai donc le peu que j'avais. Ce qui ne fut que médiocrité devint toujours de la gêne, souvent de la pauvreté, parfois de la misère...

Le cataclysme de 1914 ! [...] Je me rendis en Zélande, à Veere, dans la pittoresque île de Walcheren ; mais le climat y étant trop humide, je repartis pour la province de Gueldre et je vécus de longues années à Oosterbeek, sur le Rhin, village proche d'Arnhem...

Le Rythme de la Vie, médaillé et diplômé plusieurs fois en France, ne me rapporta pas un sou, en dépit d'une subvention de trois cents francs du ministère des Sciences et des Arts de Belgique..."
Ce titre ne nous est pas inconnu, puisqu'il existe et qu'il est signé Edgar Tant, comme les autres qui apparaissent dans le dialogue entre Rabier et Chantepleure, véritable autopromotion, où l'orgueil auctorial n'est pas absent :
RABIER. - Ta Sagesse du Poète connut en Belgique même des louanges plus éclatantes encore.
CHANTEPLEURE. - C'est La Sagesse du Poète, composée de deux cents quatrains parnassiens, que je préfère dans son ensemble.
RABIER. - Et tes Précurseurs, qui en quelques pages contiennent autant que La Princesse Maleine, les aimerais-tu moins ?
CHANTEPLEURE. - Autant parce que, bien qu'écrits en prose, c'est de la poésie et que j'ai pu y exprimer d'une manière à la fois précise, intégrale et définitive, ce que je sens.
RABIER. - Et ta Pitié Suprême, la thèse la plus audacieuse qui ait été osée, si profondément dramatique, si humaine dans sa grande simplicité ?.. Et l'admirable pièce : La Vie et le Rêve ?
CHANTEPLEURE. - Je les aime aussi ; mais tout cela réuni, forme si peu de pages définitives pour vingt-trois années d'inspiration poétique !
RABIER. - Le Gaspard de la Nuit a suffi à l'immortalité d'Aloysius Betrand, et ce n'est qu'un volume !...
On sent tout l'artificiel d'un tel dialogue, ici, confidence d'un poète jetée dans la fiction théâtrale. Mais elle délivre, en retour, un certificat d'authenticité aux fragments biographiques qui précèdent. Si Edgar Tant s'est bel et bien glissé dans la peau verbale de Tristan Chantepleure, alors on ne peut qu'être attendri par ce destin d'un homme, enivré d'idéal et qui se voulut poète, et qui le fut, sans doute, maladroitement, comme à-côté. Edgar Tant fut-il injustement méconnu et tout aussi injustement oublié ? Son oeuvre - ce que j'en ai lu - ne vaut guère par son audace ou sa nouveauté ; on dirait aisément qu'elle est banale ; elle vaut, toutefois, comme témoignage d'un "raté" du siècle, d'un amant éconduit de la poésie et espérant toujours. Il me plaît de voir en Edgar Tant le symbole de ces innombrables Rastignac de la littérature, volontaires victimes d'un système dont ils n'avaient pas les clés, mais qu'ils ne cessèrent de solliciter dans l'illusion d'une reconnaissance. A ce titre, il est pathétique cet autre aveu co-énoncé par les deux poètes-frères :
CHANTEPLEURE. - Toi, Hector, tu fis imprimer tes Contes sous le vieux Chaume, où ta pitié romantique va du missionnaire catholique au gréviste socialiste. Les beaux fusains que rehaussent le texte, en font un livre doublement attrayant.
RABIER. - Mais la vente en est nulle ! Alors que j'ai fait un service de presse fort complet : deux cents exemplaires adressés aux revues et aux journaux littéraires ; cent exemplaires signés, la plupart dédicacés, envoyés aux romanciers, aux conteurs et aux critiques littéraires, aux amis et connaissances susceptibles de s'intéresser ou de prendre plaisir à la lecture de ce livre ; alors que j'obtins une presse abondante et unanimement favorable, dix-sept exemplaires seulement ont été vendus en librairie après dix-huit ans de publication : pas même un exemplaire par an !... pour un volume bien illustré, bien imprimé, limité à cinq cents exemplaires numérotés,vendus au prix habituel de trois francs cinquante avant la guerre et aujourd'hui encore dix francs seulement. [...]
CHANTEPLEURE. - Nous sommes les premiers et les seuls poètes professionnels qui, en Belgique, faisons imprimer nos ouvrages à nos frais et les vendons nous-mêmes aux lecteurs. Et pourquoi ne vendrions-nous pas ce qui constitue le meilleur de nous-mêmes, aussi bien que d'autres vendent des parfumeries, des cartes-vues ou des briquets ?...
RABIER. - Les éditeurs ne publient pas à leurs risques les chefs-d'oeuvres d'un génial poète, ni d'un puissant dramaturge. Même ils ne payent rien pour une première édition à mille exemplaires d'un roman de vente certaine parce que cinquante contre un, ne seront réimprimés, qu'après de longues années et en attendant, ils auront toujours le choix de manuscrits inédits, que leurs auteurs seront heureux de voir paraître.
Le libraire qui reçoit les livres en dépôt durant trois mois, avec faculté de retourner les invendus après ce délai, touche jusqu'à quarante pour cent, soit quatre francs quatre-vingt par volume vendu douze francs au public, soit sept francs vingt pour celui de dix-huit francs !... Depuis plus de trois années le change français est inférieur à quarante, mais la libraire belge réclame un fixe minimum de cinquante pour cent !
Et puis, l'auteur qui a la chance d'arriver à une seconde édition de mille exemplaires, ne touche tout au plus que deux francs par volume, règlement semestriel des exemplaires vendus dix-huit francs au public.
Quand l'idéal achoppe à la "hideuse réalité" de l'argent... C'est, d'ailleurs, cette "hideuse réalité" qui vient précipiter le drame, avec l'entrée de Clotilde apportant une mauvaise nouvelle : la menace de saisie, par le propriétaire, si les arriérés de loyer ne lui sont pas payés avant une semaine. On prend l'insuffisante décision de se défaire d'une quarantaine de livres chacun. L'arrivée de la mère, indifférente et avare, ne règlera rien ; au contraire, même, elle aggravera l'état précaire de notre poète, qui mourra quelques minutes plus tard d'une crise cardiaque. Il aura néanmoins eu le temps de prononcer une ultime tirade :
Être Poète, être Artiste, cela mène là où ils ont tous fini : Le Tasse, Milton, Rembrandt, Baudelaire, Verlaine, Maurice du Plessis (sic), Tancrède Martel, Paul-Napoléon Roinard, Saint-Pol-Roux, tous enfin, ceux qui n'ont pas seulement fait oeuvre de Poète, mais sont eux-mêmes réellement Poètes et ont vécu en Poètes. Tous, ma pauvre Clotilde, toujours et partout, des Homères, des Heines, ou des Villons !
On ne sera pas surpris de voir, sous la plume d'Edgar Tant, le nom du Magnifique achever cette litanie des grands désargentés de la poésie et de l'art, le seul vivant encore en 1932. Nouveau gage de l'admiration sans défaut que l'aimable Edgar voua à l'oeuvre de Saint-Pol-Roux. Puissions-nous dénicher un jour la preuve que le poète de Camaret récompensa son plus inconditionnel admirateur d'une lettre, d'une dédicace, voire de plusieurs. Le Gantois serait alors définitivement tiré de l'oubli.