lundi 16 juin 2008

LE GROGNARD - n°6 - est paru !

J'aime Le Grognard, la revue de Stéphane Beau, parce que je m'y retrouve en pays familier. L'influence reconnue, revendiquée, des petites revues de la fin du XIXe siècle n'est pas pour rien dans ce sentiment. Des titres avancés, La Plume, le Mercure de France, la Revue Blanche, c'est sans doute de cette dernière que Le Grognard est le plus proche, parce que politique, engagé; et Stéphane Beau d'allonger la liste des modèles : L'En-dehors, L'Unique, L'Ordre naturel, La Mêlée... et de préciser ainsi au lecteur la ligne suivie, celle de l'anarchie, de l'individualisme. J'aime ces mots, autant que ceux de liberté, d'amour, de désir ou de poésie desquels, d'ailleurs, je ne parviens guère à les dissocier. Voilà longtemps que je pense que la poésie est le surgissement discordant d'un corps et/ou d'une voix emmi le concert des hommes, qu'elle est l'imposition obscène d'un désir, d'une liberté agissant naturellement contre les forces d'aimantation sociale. Le poète est donc nécessairement singulier et sa parole un germe d'instabilité. D'où la partition, non-formelle, entre poésie et littérature. Tout ce qui se soumet aux cadres, à la réalité, aux pouvoirs, aux lois du genre est littérature. Le peu qui reste est poésie. Affirmer son individu, se dire en son irréductibilité, et, pour cela, trouver sa langue, c'est faire oeuvre de poète. Les symbolistes, issant des cendres du romantisme, l'avaient bien compris, qui, postulant la supériorité des révoltes sur la révolution, cherchèrent, chacun, le lieu et la formule d'un art individuel. Lisons, en guise d'illustration, ce paragraphe que j'extrais de la préface de La Dame à la faulx :
"Les cadres classiques sont contemporains des jougs monarchiques. Comme le rhythme, prisonnier d'une formule, on vit l'humanité prisonnière d'une volonté primant les personnalités. Si les révolutions politiques successives ne rompirent tous les jougs, du moins sont-ils largement amoindris et desserrés. Bientôt l'individu se reconquiert, et l'affranchi ne saurait tarder à reconnaître une valeur particulière, une entité, à tout ce qui participe à la Vie, - les républiques étant des copies réductives du panthéisme. Dès lors se transforment l'esprit et la chair des oeuvres. La liberté n'est-elle pas le champ musical par excellence ? Et qu'est-ce que le génie sinon d'être, en un mot de s'épanouir selon toutes les garanties de la liberté ? A l'homme libre, il fallait un art libre ne relevant que des lois divines, lesquelles ont pour base la religion de l'individu, - qualité essentielle des dieux."
Cette nécessité, signalée par Saint-Pol-Roux il y a 113 ans, demeure aussi urgente aujourd'hui. C'est à cette urgence que répond, avec d'autres, Le Grognard, petite revue de haute tenue poétique, belle comme la giffle de sel.


SOMMAIRE

Pascale Arguedas : L'Oreille de Volko - Entretien avec Michel Volkovitch
Michel Volkovitch : Journal Infime (extraits)
Claude Pérès : Si dieu est mort, tuons l'individu
Patrice Locmant : Survie (poème)
Mitchell Abidor : American rebels : W.-L. Garrison
Thomas Vinau : L'Etang (poème)
Jean-Jacques Nuel : Brefs 1 & 2
Aristie Trendel : Une Année solaire (extrait)
Henri Roorda (1870-1925) : Proclamation aux électeurs intelligents
Mikaël Lugan, Stéphane Beau, Stéphane Prat :
Du côté des livres
(En Avignon de Jean Royère, Quelques jours en Palestine de Pascal Pratz, Le Gang de la clef à molette d'Edward Abbey, Aden, Paul Nizan et les années trente, Le Sec et l'humide de Jonathan Littell, Un drame affreux chez les "tranquilles" de Marc Stéphane, Le Chemin de velours de Remy de Gourmont)

Les deux premières livraisons du Grognard sont consultables en ligne, avec quelques bonnes pages des quatre suivantes qui, elles, se commandent, au prix de 7 € le numéro, à l'adresse suivante : revue.le.grognard@gmail.com. Le Grognard c'est aussi un blog. Quant à Stéphane Beau, il est aussi l'auteur d'un roman, Le Coffret, qui a été sélectionné pour la finale du concours des éditions Plon, et dont les quarante premières pages sont lisibles ici. Si elles vous ont plu autant qu'à moi, n'hésitez pas à voter pour leur auteur.

dimanche 8 juin 2008

Les critiques aboient, André Breton passe...

C'est systématique; dès que le nom d'André Breton, à l'occasion d'un événement ou d'une parution, surgit dans l'actualité, on voit s'élancer après lui, chiffon bien noué sur la tête, plumeau en main, quelque renfrognée mégère de la Pension-Critique. C'est un réflexe : personne n'y peut rien. Qu'on prononce le mot "surréalisme" ou bien le nom d'André Breton, et voici, réglé comme un coucou, l'attendu flot d'idioties vomi par l'un ou l'autre de nos criticaillons. Faut dire qu'ils se relaient, heureusement, pour faire nombre et crier plus fort, et qu'ils varient leurs discours. Tenez, je me souviens qu'en 2002, alors que s'ouvrait la grande exposition surréaliste à Beaubourg, l'incontinence de vieux pisse-copies respectés - en réalité, j'ignore leur âge, mais quel qu'il fût vraiment, il ne pouvait être déjà que canonique - se répandit chaleureusement sur le mouvement de 1924 et son fondateur. Il y avait là, en grand maître de cérémonie, Jean Clair, puis sautillant pour se hisser sur les épaules du patron, Pierre Sterckx qui signa un torchon (qui, étymologiquement, sert à se torch...) dans Télérama. On pouvait y lire d'édifiantes appréciations comptables de ce genre : "il y a plus de délire surréaliste dans dix minutes de Buñuel que dans cent tableaux de Max Ernst"; les poncifs les plus éculés : celui du pape Breton, lançant des "bulles d'excommunication" et détestant la musique; des acrobaties rhétoriques dignes d'un présentateur de JT, assimilant par altération sémantique, l'évasion d'un tueur d'enfants ou le coup de feu d'adolescents américains dans la cafétéria de leur université, à des spectacles surréalistes; et les pires accusations, gratuites, injustifiées et injustifiables - mais Pierre Sterckx n'avait sans doute lu du surréalisme que le torchon plus volumineux que venait de lui consacrer Jean Clair - : "les surréalistes haïssent l'homosexuel, le Juif parce que ceux-ci symbolisent explicitement l'Autre" et "plus largement, ils détestent tout le monde, le public, les gens, la masse". Consternant.


Il est bien moins fielleux l'article que Stéphane Denis, dans Le Figaro Magazine, consacre à la parution du quatrième volume des Oeuvres Complètes et de l'Album Breton dans La Pléiade. Il n'en est pas moins consternant... de bêtise. Il faudrait tout citer tant ce "Capitaine des pompiers" - c'est le titre - est un modèle du genre. Il s'ouvre par une conclusion : "Du surréalisme, il n'est resté que de grands peintres", qui s'appuie avec pertinence sur ce constat bouleversant d'un homme qui lit pour sûr et sait lire les bouquins - c'est son métier - : "On s'en rend compte en regardant cet Album Breton : tout y était visuel". Et là, je suis secoué d'un rire irrépressible, parce que M. Stéphane Denis de La Palisse vient de découvrir cette vérité ignorée jusqu'à lui : dans un album, y a des images qui se regardent ! Quel dommage qu'il doive ouvrir un autre livre pour sa chronique de samedi prochain, car, en s'attardant un peu, il aurait pu voir qu'un album c'est aussi fait de texte qui se lit et, puisque c'est son métier, la semaine suivante, pourquoi pas : le lire. Mais M. Stéphane Denis n'avait pas besoin de lire ces ouvrages que le service de presse de Gallimard avait sans doute gracieusement envoyés à la rédaction du Figaro Magazine ; le critique avait déjà sa petite définition personnelle du surréalisme dans un de ses dossiers, prête à sévir, n'attendant que l'occasion : "Au plan littéraire, il faut comprendre qu'il [le surréalisme] était d'abord une réaction et que Breton et ses amis, ses disciples, n'avaient en tête que de proclamer la mort des pères". L'affirmation est un peu réductrice, ce qui la rend curieuse, mais elle ne manquera pas d'être prouvée par un habile raisonnement, qu'on pense. A juste titre, puisque voici un exemple : "Le procès qui avait été fait à Barrès (...), par le mouvement dada pour "crime contre la sûreté de l'esprit" était un procès fait par les fils à leur père." Par le mouvement dada, donc, non par les surréalistes, petite nuance historique. En outre, c'est le reniement de sa propre jeunesse, qui mena Barrès (enfin son pantin) dans le box des accusés, non son statut d'aîné; car si M. Denis connaissait mieux son histoire du surréalisme, il saurait que d'autres, de la même génération, ne perdirent jamais l'admiration de Breton et ses amis : René Ghil, Vielé-Griffin et Saint-Pol-Roux, par exemple. Mais laissons notre critique étayer son argumentation : "Le surréalisme d'André Breton, c'est une position qui consiste à dire du mal de ce qui l'a précédé et à annoncer que rien ne le surpassera par la suite. Aussi a-t-il été, je parle du surréalisme, un crime familial, un parricide solennel comme seuls peuvent l'être ceux des adolescents, en même temps qu'une ambition qui portait en elle les germes de sa stérilité". En fait d'argumentation, de nouvelles reformulations de l'affirmation initiale, mais plus péremptoires, et en quel style. Ne sont-ils pas beaux ce "parricide solennel" et cette "ambition qui portait en elle les germes de sa stérilité" ? Je vous jure sur la tête de mon paternel (Ah ! solennité du parricide !) que j'en frissonne encore. En vérité, M. Stéphane Denis est un drôle, qui nous assène de telles phrases juste après avoir dit de Breton que, "à la fois définitif, grandiloquent, hugolien, il s'exprime en sentences irrémédiables, souvent absconses et d'autant plus irréfutables qu'elles ne veulent rien dire". Si Breton est abscons, alors je n'hésite pas à déclarer notre critique : le roi des abscons ! Car ne se veut-il pas représentatif, englobant le peuple des lecteurs dans son "nous" majestueux : "si nous lisons les anathèmes et les prophéties de Breton, ils nous laissent froids, nous, lecteurs de 2008". C'est ou sous-estimer le nombre des lecteurs ou surestimer la portée de sa propre parole. Je penche volontiers pour cette seconde : il faut tout de même un certain aplomb pour se présenter comme l'avant-garde des "lecteurs de 2008" quand on regarde les albums et quand on avoue en fin d'article : "En feuilletant ce gros volume comme l'album qui l'accompagne, ce que je trouve amusant est le côté pompier des écrits de Breton..." Voilà donc le lecteur de 2008 : un homme qui jette un oeil tout à fait civilisé, va sans dire, sur les albums et qui feuillette les gros volumes - analphabète volontaire ! c'est-à-dire qui ne veut pas lire et qui devrait ne pas écrire - au moins ce type d'âneries : "C'est que Breton était moins un créateur qu'un théoricien ; mais ce théoricien était un artiste, avec le pire et le meilleur de ce que cela signifie". Ce que cela signifie, on voudrait le savoir. Je croyais les artistes des créateurs ???

Finalement, libre à M. Stéphane Denis de donner une psychanalyse de comptoir du surréalisme et de conclure sur le style pompier d'André Breton. Parce que du point de vue de la poésie, tout critique littéraire du Figaro Magazine a l'âge d'un patriarche dont les postillons sont impuissants à faire plier la flamme surréaliste - André Breton, pyromane.
"La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de
notre pouvoir d'énonciation ?"

mercredi 4 juin 2008

Balade normande en compagnie de Remy de Gourmont

On aura constaté, sans trop en souffrir, mon assez long silence. Pour ne rien vous cacher - ce n'est pas le genre de la maison -, je fus pris d'un violent accès de misanthropie qu'aggrava l'arrêt, il y a quinze jours, de ma très-active tabagie. Je trouvais, et trouve encore un peu, les gens bien décevants. J'étais donc résolument décidé à creuser mon désert, indifférent désormais aux babillages des célimènes, lorsque je reçus, inattendu, le sixième numéro de la belle revue d'Esther Flon, Le frisson esthétique, qui me fit sortir la tête du sable. Je ne m'attarderai pas sur la couverture de cette livraison, trop ornée et trop rose à mon goût, pas plus que sur le choix d'Amélie Nothomb, posant en héroïne manga poudrerizée, pour en donner la couleur. Je passerai vite parce qu'Amélie Nothomb y cède presque aussitôt la place à Colette. Certes, je ne suis guère sensible à la prose de l'auteur du Blé en herbe, et je dois avouer que l'ayant peu lue, sa biographie ne m'a jamais interpellé; mais les documents par lesquels s'ouvrent véritablement ce dernier numéro du frisson esthétique sont trop sensibles pour me laisser de marbre et ne pas retenir mon attention. Il y a d'abord ce récit que fait Irène Le Cornec de sa première rencontre avec Colette, au cours duquel cette dernière se montre maternelle et pleine de tendresse envers sa jeune consoeur, en quelques lettres incorporée dans son zoo personnel et polymorphe : "De par votre charmante nature de chèvre romantique, je suis portée à vous ranger parmi les êtres que l'on ne doit pas laisser seuls cinq minutes..." ou "Vit-on jamais gazelle plus combative que vous !" - n'y avait-il pas déjà quelque corne dans le patronyme d'Irène ? C'est une tout autre Colette que ses lettres retrouvées à Roger Ferdinand (1898-1967), président de la Société des auteurs, nous font découvrir, une Colette affaiblie, bientôt immobilisée par la maladie, remerciant avec pudeur et un reste de coquetterie son cher "Père Noël" pour les allocations versées. Le temps était loin où Colette, en tintin reporter, embarquait à bord du Normandie pour couvrir la première traversée du paquebot (29 mai-3 juin 1935). Elle qui avait fréquenté le monde, le parcourait, à la fin de sa vie, sur un fauteuil roulant que poussait fidèlement son mari Maurice Goudeket. Et les deux photos la représentant page 15 font un raccourci assez cruel : on la voit d'abord au sommet de l'Empire State Building, en 1935, dominant New York, puis sur son fauteuil à Deauville en 1953 au milieu des parasols obstruant l'horizon. On l'aura compris, si Amélie Nothomb était un prétexte pour parler de Colette, Colette est un prétexte pour parler de la Normandie : Irène Le Cornec, Roger Ferdinand, les clichés des frères Seeberger, Jules Barbey d'Aurevilly, la nouvelle fantastique du Vicomte de T., tous Normands. Comme Remy de Gourmont qui préside, bien entendu, au frisson esthétique, avec un article retrouvé, paru initialement dans La Dépêche, sur "La Gourmandise" (le thème de cette sixième livraison), et une délicieuse étude de Nicolas Malais, spécialiste ès Curiosa, qui introduit La Physique de l'Amour, livre essentiel d'un grand écrivain :
"Physique de l'Amour est l'oeuvre d'un sceptique. Une méthode pour ne pas être dupe de nos instincts, où Gourmont invite le lecteur à tirer les leçons d'un étonnant bestiaire érotique. Curiosité ou curiosa ? Difficile de trancher. L'ouvrage contient en tout cas des passages d'un érotisme décalé, et d'un humour très cru... Darwin était en effet bien trop pudibond, nous explique l'auteur. Littéralement, le temps est venu d'appeler un chat un chat !"
Les critiques ont peu noté l'humour de Remy de Gourmont. Humour noir, dit justement Nicolas Malais. Ce n'est pas le moindre mérite de cette présentation que d'en signaler l'existence au lecteur.

Autre Normand, présent au sommaire de ce numéro, Christian Buat, qui y donne une autre de ces nouvelles : L'Absente de tout bouquet. Je le lui ai déjà dit : j'espère qu'un jour quelque éditeur aura l'idée excellente de lui proposer d'en composer un recueil. Parce que j'aime ces courtes proses, modernes en ce qu'elles poursuivent les recherches symbolistes, épuisant le narratif au bénéfice du poétique. Il faut dire que Christian Buat est gourmontin. Il est le concepteur et le maître-entoileur du site des Amateurs de Remy de Gourmont, dont le premier bulletin papier vient de paraître, chez SCRIPSI, petite maison tout à fait artisanale.


Le principe en est simple : un court texte de présentation suivi de textes regroupés thématiquement. Ici : "Le mont Saint-Michel vu par Remy de Gourmont", 24 pages qui font un livret tiré à 50 exemplaires seulement. Les textes couvrent une période longue, puisque le premier, un post-scriptum à Emile Barbé date de la fin novembre 1878, et que le dernier, un article de La Dépêche, fut publié le 23 janvier 1911, témoignant d'un intérêt jamais démenti pour l'île magique, ses transformations architecturales et touristiques qui soulevaient chez notre ermite de la rue des Saints-Pères (misanthrope, par défaut), quelques réserves, mais juste esquissées dans les dernières années, car "tout est contradictoire. C'est une nécessité de vie. La foule gâte le Mont Saint-Michel et sans la foule il vivrait à peine". L'île souventefois fréquentée dans sa jeunesse devient, avec le temps, alors qu'elle lui échappe physiquement, un lieu privilégié de son imaginaire romanesque : il sert de décor au chapitre XVIII de Merlette (1886), puis apparaît dans Le Songe d'une femme (1899). Remy de Gourmont, dans sa cellule parisienne, en fut le moine exilé :
"J'ai vu les ruines du vieux cloître où poussaient des herbes folles, le vieux cloître dolent si gracieusement refait en sucre blanc, comme par un confiseur, la rude salle des Chevaliers aux Peintures effacées (maintenant elles sont toutes neuves), le cachot de Barbès, grand comme une cage, la Merveille froide et nue, où les siècles sommeillaient dans le silence !

Pour moi le Mont Saint-Michel n'est plus qu'une vision."
Empressez-vous donc d'acheter le dernier frisson esthétique et le premier bulletin de chez SCRIPSI pour une visite littéraire de la Normandie, vous n'aurez plus qu'à suivre le guide; il a pour nom : Remy de Gourmont.