dimanche 11 mai 2008

La Petite Anthologie Magnifique : "La Camargo", sonnet d'Emile Boissier dédié à Mme Saint-Pol-Roux

(1870-1905)

Il a été fort peu question des femmes jusqu'ici sur ce blog. C'est un tort et il faudra régulièrement y remédier. Car les femmes et l'amour accompagnèrent Saint-Pol-Roux toute sa vie et, d'une certaine manière, orientèrent son oeuvre. Eluard le nommera d'ailleurs, à l'occasion d'une émission radiophonique, "le rêveur amoureux". Il y en eut une qui compta particulièrement : la belle Amélie Bélorgey, rencontrée en pleine bataille magnifique, dans le courant du printemps ou de l'été 1891. Elle avait eu une enfant d'un premier mariage, qui était morte, après cinq jours d'existence, le 22 mars. Les témoignages sont nombreux qui signalent la grâce, le charme, la beauté de cette jeune parisienne. Le poète n'y résista pas et les deux amants s'installèrent en ménage. Leur premier fils, Coecilian, naquit en avril 1892, puis ce furent Lorédan deux ans plus tard, Magnus fin avril 1897, qui ne vécut pas, et Divine le 28 septembre 1898. Les parents de Saint-Pol-Roux voyaient d'un mauvais oeil cette union libre, bien trop éloignée de leurs croyances, et qui ne fut régularisée qu'en 1903, le 5 février, à la mairie du XIe arrondissement. Les témoins de la noce étaient Catulle Mendès, André Antoine et Octave Mirbeau. Amélie fut une compagne dévouée et un infaillible soutien. Le choc causé par la mort de Coecilian dans les tranchées porta un coup fatal à sa santé. Elle décéda le 4 novembre 1923 à l'âge de 54 ans.

Mais revenons quelques années plus tôt. En 1900, à Roscanvel, dans la Chaumière de Divine où régnait l'élégante "châtelaine" dont la silhouette, le sourire et le chaleureux accueil marquaient durablement les visiteurs. Elle était sensuelle, d'une sensualité qui n'allait pas peut-être sans quelque ludique libertinage. Jehan Rictus, l'année précédente, en avait fait les frais :
"Tout au long du déjeuner la femme me pince, me pelote littéralement en s'extasiant sur la grosseur insoupçonnée de mes biceps.

Elle devine en moi le gaillard nerveux et solide que je suis. Je ne sais que dire et quelle tête faire ! (...) Et ces chatteries gamines ont duré toute la journée. Elle m'a pincé les bras jusqu'au sang - Tout le temps dans la voiture ce jeu a duré." (Journal de Jehan-Rictus, Département des manuscrits de la BNF, n.a.fr. 16102)
Boissier, le bel idéaliste, rendit aussi visite à Saint-Pol-Roux, au printemps 1900. S'il devait bel et bien dédier à son ami un poème en prose qui parut dans L'Hermine du 20 avril 1903, c'est à Amélie qu'il pensa lorsqu'il écrivit le sonnet qu'on va lire. Il est d'un érotisme voilé, discret, qui dit mieux que tout billet la moderne sensualité de Madame Saint-Pol-Roux.

LA CAMARGO
A Mme SAINT POL ROUX.
L'exquise Bouquetière aux sourires discrets,
Camargo, la danseuse adorable, c'est Elle !
Sa main pâle, doigts fins, nous offrant des oeillets
S'enrubanne au frisson câlin de la dentelle.

Fanfreluchés un peu sous le bleu des lacets
Vers le tulle mutin givré de brocatelle,
On devine en leur grâce éblouissante et frêle
Ses seins blancs et neigeux enclos au corselet.

Une toque, enfantin caprice, à son oreille
Se penche, bride au vent, sur ses cheveux poudrés
Et ses yeux sont naïfs et sa bouche vermeille.

Dans la pourpre du soir tendre et crépusculaire,
Avec le charme doux de ses longs cils nacrés
La belle au front câlin s'ingénie à nous plaire.

vendredi 9 mai 2008

SPiRitus S'entRetient avec Vincent Gogibu

SPiRitus S'entRetient avec

Vincent Gogibu
[Né en 1976, Vincent Gogibu dirige avec Nicolas Malais le "Cahier Gourmont" du Clown Lyrique. Il est l'auteur de nombreux articles sur Loti, Henri de Régnier, Remy de Gourmont. Il prépare une édition en plusieurs volumes de la correspondance de ce dernier. Les deux premiers tomes devraient paraître cette année]
SPiRitus : Vous souvenez-vous de votre première rencontre de lecteur avec la poésie de Saint-Pol-Roux ? Quel était le titre de l’œuvre, du poème, etc. ? Connaissiez-vous déjà, avant cette première lecture, son nom, son histoire, sa légende ? Si oui, comment ?

Vincent Gogibu : Il s’agissait de Les Féeries intérieures 1895-1906, tout premier volume découvert et ouvert sur le poème ouvrant le recueil "Le poëte au vitrail". Je ne connaissais que son nom, l’ayant croisé bien souvent dans telle ou telle évocation. Mais c’est à Remy de Gourmont que je dois d’avoir lu pour la première fois le nom de Saint-Pol-Roux. Bien vite, la légende du poète m’est apparue et je dois dire qu’elle est loin de me laisser indiférent.

SPiR. : Qu’avez-vous éprouvé au cours de cette lecture ?

Vincent G. : Ce fut un choc esthétique, une séduction stylistique ; et puis j’étais sensible à "Je naquis en cette Tour qu’aujourd’hui seulement, à l’âge d’homme, j’ai quittée." ayant été tellement marqué par La Vie est un Songe de Calderon.

SPiR. : A ce jour, qu’avez-vous lu de son œuvre ? Quels sont les titres qui figurent dans votre bibliothèque personnelle ? Dans quelle édition, etc. ?

Vincent G. : La Dame à la faulx, Les Féeries intérieures… Mais bien trop peu encore.

SPiR. : Pouvez-vous citer, pour les visiteurs du blog, quelques vers ou lignes de votre volume préféré ?

Vincent G. : "Sept fois sept nuits après je parviens devant la Cité de Sagesse à cette heure où l’immense fruit de lumière pend à la médiane branche de l’azur. / Le vrombissement des taons, telle une satanique fanfare d’assaut, fait les Sages accourir aux remparts et se pencher." ("La Torche de Ténèbre").

SPiR. : Quelle première œuvre conseilleriez-vous à un jeune homme ou à une jeune fille qui voudrait découvrir Saint-Pol-Roux ?

Vincent G. : Bigre ! loin de moi l’idée de conseiller la jeunesse ! Qu’elle tâtonne et découvre par elle-même les perles et autres pépites offertes çà et là ! Et puis il me semble que Saint-Pol-Roux est le genre d’auteur qui, conseillé ou appris, a moins de saveur que déniché par soi-même : la saveur d’une trouvaille rare, et unique.

SPiR. : Comment définiriez-vous sa poésie ? Vous semble-t-elle "datée" ?

Vincent G. : Datée ? Pas nécessairement. Du moins transpire-t-elle son époque, peut-être même davantage que d’autres. Et puis, telle ou telle scorie surréaliste ou de Michel Deguy est parfois bien plus datée….

SPiR. : Pensez-vous que son œuvre a pu influencer certains des mouvements du XXe siècle poétique ? Lesquels ? Dans quelle mesure ?

Vincent G. : Assurément ! Le Symbolisme fut le catalyseur de beaucoup. Saint-Pol-Roux parmi d’autres fut le terreau fertile d’une littérature fulgurante au XXe siècle. Songeons qu’entre 1890 et 1935 il s’en est quand même passé de notables.

SPiR. : Comment expliquez-vous le relatif silence qui entoure actuellement son œuvre ?

Vincent G. : Un silence de plus en plus éloquent grâce à M. Lugan et au blog des Féeries Intérieures, un silence dû à un manque cruel de rééditions et d’études. Hélas ! la poésie est souvent l’alliée, malgré elle, du silence. Il appartient aux amateurs de rompre cela.
Nota : Pour lire les entretiens précédents, cliquez ici ; pour répondre à votre tour au questionnaire, réclamez-en un exemplaire .

jeudi 8 mai 2008

Encore un contemporain méconnu : Emile BOISSIER

Le fait n'est pas banal : deux blogs, celui de C. Arnoult, consacré à Han Ryner, et celui-ci, dédié à Saint-Pol-Roux, publient en même temps, à la minute près, chacun un billet sur l'une des figures les plus discrètes et donc des plus méconnues du Symbolisme : le poète nantais Emile Boissier, qui fut parmi les derniers intimes de Verlaine, et dont les vers accompagnèrent, longtemps après sa mort, son compatriote, le beau René-Guy Cadou. Voilà qui n'est pas coïncidence, mais signe qu'il existe bel et bien un "réseau" en formation sur la toile. Les sites et blogs constitués autour d'une personnalité artistique et littéraire de la fin ou de l'avant-siècle se connaissent, dialoguent par articles ou notices interposés, se complètent, et parfois, comme aujourd'hui, leurs voix s'accordent pour éclairer quelque pan d'ombre.

"Chaque fois que j'entrais dans la Cité par la porte triomphale, je remarquais, balayé là comme un excrément de fatalité, tragique en ses haillons, un mendiant que les passants dévisageaient sans que la main tendue reçût la moindre obole, hormis les rares jours naïfs de foire et de pèlerinage."
C'est par ces lignes que s'ouvre "Le mendiant philosophe", poème qui parut dans La Vogue du 15 août 1900, et que Saint-Pol-Roux dédia, lors de sa reprise dans La Rose et les épines du chemin (1901), à son ami Emile Boissier. Il faut dire que la vie ne fut pas tendre avec cet épris d'idéal, tout entier voué à la poésie qui, comme chacun sait, nourrit bien mal son homme, et dont la mauvaise santé devait le conduire au tombeau à l'âge de trente-cinq ans.

Il était né le 28 mars 1870 à Nantes. Son entrée au lycée causa le premier traumatisme. Jusque-là protégé par le cercle familial aimant et tendre, il y fit la décevante expérience de la vie, en cette petite société de camarades et professeurs. Seules, la lecture et l'écriture de vers le distrayaient de sa souffrance. Il découvrit à cette époque Verlaine et Banville, puis Mallarmé un peu plus tard. Les oeuvres de ces poètes, le premier et le dernier surtout, faisaient écho à son tempérament sensible, un tempérament d'inadapté au monde. Il publia, encore adolescent, au moment où naissait le Symbolisme, des poèmes dans Nantes-Lyrique, Le Peuple et L'Ouest Artiste. Il serait poète. Il s'installa à Paris et, comme le jeune Paul Roux huit ans plus tôt, suivit des cours de droit. Bien qu'il réussît sa première année, il ne perdait pas de vue son ambition et mena la vie nocturne de tout provincial qui cherche à se faire une place dans la petite République des lettres : il passa ses soirées au théâtre, fréquenta les cafés du Quartier Latin, les salons et les écrivains nouveaux. Licencié en droit, il vêtit quelques mois la robe d'avocat. Mais c'était encore éprouver trop violemment la misère du réel ; il l'abandonna sur un cintre du Palais de Justice et composa son premier recueil que publia à 200 exemplaires, en 1893, le bibliopole Vanier : Dame Mélancolie. C'est un volume plein de langueurs, de spleen, d'allégories, bien dans l'air du temps. Il est d'un poète jeune, mais qui s'est déjà fixé la voie à suivre, loin du monde et de son tumulte :
"Dame Mélancolie, en robe de brocart
Se promenait au bord de l'antique terrasse,
En quête de songeurs, dont l'âme par trop lasse
Fuit le rire brutal et s'exile à l'écart"
Emile Boissier s'élabore un univers idéal, immaculé, peuplé de vierges blondes, de cygnes, où parfois la Mort passe, drapée dans un peu d'ombre et des fracas de la réalité. Ses vers et ses proses rythmées - l'une des originalités du recueil - sont harmonieux, d'une douce et naïve musicalité. Le préfacier, qui n'était autre que Paul Verlaine, ne s'y trompa pas :
"Le recueil de vers que voici est l'oeuvre d'un très jeune homme, mais n'allez pas vous y tromper ! - Sous la forme d'une sorte de "RECIT", ou plutôt de "VISION SYMBOLIQUE" (dans le meilleur sens du mot), l'auteur se dépeint, en tant que poète, lui-même.


"DAME MELANCOLIE", qui doit lui rester et à qui il doit rester fidèle, joue ici le rôle principal, ainsi d'ailleurs que l'indique le titre général. - Aussi bien, les poèmes désignés par les sous-titres sont une marche lente vers un but qui n'est autre que cette idée : "Les rêveurs doivent être préférés aux gens raisonnables".

Cette conclusion, ainsi que les prémisses et les pièces intermédiaires, se présente dans le livre d'Emile Boissier, revêtue d'une forme parfaite - ou presque, puisqu'ici-bas rien n'est complètement parfait, - solide, souple et brillante comme une arme de luxe bien trempée."
Pas plus que Mallarmé, toujours encourageant pour ses jeunes confrères, qui lui écrivit :
"Vous avez, comme rarement, le sens du vers, j'entends ce qu'il faut mettre juste de rêverie dans chacun et aussi de la façon dont il l'y faut insérer, bref votre rythme est certain. J'ai aussi goûté les délicates lignes de prose."
L'année suivante il publia Le Psautier du Barde, chez Ollendorff, avec une préface maladroite d'Armand Silvestre, où se confirmait le talent du poète. Ce deuxième recueil fut bien accueilli, par Mallarmé encore :

"MON CHER POËTE,

Tard, mais très sympathiquement, je vous remercie pour le "Psautier du Barde" dont pas un mot peut-être ne demeure sans me charmer. Tous les tons principaux où s'accordent le vers, vous les employez avec un instinct rare et la variété de vos motifs sentimentaux ou de songe, dans ce peu de pages, est grande, très complexe. Voilà le bel Art, rassemblé sur le moindre espace, beaucoup de vision et de chant, implicitement ; autant flottera qu'on exprime.

Merci de tout cela et croyez toujours à ma ferveur."
par Huysmans, qui en apprécia le pouvoir dépaysant :

"Merci de l'envoi du "Psautier". Je l'ai lu avec l'allégresse d'un homme qu'on enlève à la salauderie formidable de son temps."
par Remy de Gourmont, qui en fit la recension dans le Mercure de France :
"C'est un soir monotone et triste qui s'endort;
Un soir d'Astres qui sont les yeux d'or des Chimères.
Sous les tilleuls fleuris volent les éphémères ;
C'est un soir monotone et triste qui s'endort.

Ou bien :

Aux Vergers où pleurait une musique lente,
Des Dames ont passé sous les pommiers fleuris ;
- Le regard triste et la démarche nonchalante -
Des Dames ont passé sous les pommiers fleuris.

Ou bien :

Sur les sabres aigus des frêles roseaux verts,
Sur la virginité des nénuphars très pâles,
Une lune d'argent au sourire pervers
Fait scintiller l'éclat de ses tristes opales.

Ces vers ne sont-ils pas agréables ? Ils donnent bien, je crois, le ton de ce petit recueil, dont le titre, d'un romantisme un peu trop pourpoint de velours et toque à créneaux, est ce qu'il y a de moins bon. Verlaine avait présenté le premier recueil de ce jeune poète ; c'était juste, car M. E. Boissier est un verlainien. Il a choisi un maître exquis et un de ceux que l'on peut suivre sans abdiquer sa personnalité. Un bon verlainien rougirait d'être impersonnel ; M. Boissier chante sa chanson en disciple et non en élève."
Le Nantais avait acquis, en deux recueils, ses galons symbolistes. Il pouvait vivre enfin en poète. On le connaissait et reconnaissait au Procope, où il lisait ses vers nouveaux, rendait visite aux félibres de Paris. Il collaborait à Demain, la revue de Henri Ner (Han Ryner). Il passait de longues heures en compagnie de Verlaine, hantait la rue de Rome, où les enseignements du bon Maître confortèrent sa conviction que le rêve du poète doit s'imposer en lieu et place du sordide réel. Il fit paraître Esquisses et Fresques (Salières, Nantes, 1894), Le Chemin de l'Irréel, poème de rêve (Victor Havard, Paris, 1895), L'Enlumineur Marcel Lenoir (Arnould, Paris, 1899), Les Symphonies florales (1900). Il livra des articles et des poèmes dans Simple Revue, La Nouvelle Revue Moderne, Nantes Lyrique, Le Korrigan, L'Ouest Artiste, Le Coq Rouge, La Revue Nantaise, Les Tendances Nouvelles, Le Gotha Français, L'Hermine de Bretagne, Le Magasin Pittoresque, L'Ermitage, La Gazette des Théâtres, La Vie, La Revue Internationale de Musique, Le Peuple, La Cloche, La Plume, La Vogue, Les Partisans, etc. Cependant, l'existence de Boissier fut misérable et son inadaptation à la vie, sa modestie, son ingénuité l'empêchèrent de brandir son nom hors de la mêlée littéraire. Le 27 mai 1901, il avait pourtant, élu par ses confrères, coprésidé avec René Ghil la séance nocturne du houleux Congrès des Poètes au cours duquel on devait discuter vers libre et décentralisation et qui se solda par un échec cuisant. Mais la postérité est cruelle, et René Ghil qui se souviendra du Congrès dans Les Dates et les OEuvres mentionnera avec un dédain certain la participation de son cadet :
"A huit heures et demi, quand s'ouvrit la seconde séance, l'acclamation un tant soit peu tumultueuse m'élut président. Une minorité cependant tenait pour un nom que d'aucuns, paraît-il, connaissaient, - Emile Boissier. Je priai simplement M. Boissier, qui était mon aîné (sic), de s'asseoir à ma gauche : ce qu'il accepta avec un plaisir évident... Sous ma ou notre présidence, rien de remarquable ne se produisit davantage..."
Tel était le destin de ce discret poète. Atteint de neurasthénie, il fut ramené, en janvier 1902, par ses parents à Nantes où il mourut le 1er février 1905, oublié de la plupart de ses confrères parisiens. Quelques amis et admirateurs décidèrent de publier, quelques mois après sa mort, ses oeuvres complètes en cinq ou six volumes. Seul le premier parut.


Saint-Pol-Roux et Emile Boissier avaient dû se rencontrer et sympathiser au temps de Dame Mélancolie. Leur haute conception du poète les aura rapprochés. Le jeune Nantais avait sans doute lu des poèmes et des articles de son aîné, sa réponse à l'enquête d'Huret. Certains vers du recueil de 1893, tels que "Dans la plaine où serpente un ruisselet d'argent" ou "Une chanson sommeille en l'odeur des corolles" ne sont d'ailleurs pas sans rappeler certaines images du Magnifique. L'influence est encore plus manifeste dans le chef-d'oeuvre de Boissier, le long poème du Chemin de l'Irréel, dont son biographe et exégète, André Perraud-Charmantier, nous rappelle le thème : "Le Poète sollicité par les trois Courtisanes : "La Nuit avec ses mirages, la Volupté multiforme et la Mort en royaume inconnu" triomphe de ces apparences vaines et s'érige vers l'Idée". Si l'on retrouve ce principe d'apparitions dans l'Epilogue des saisons humaines de Saint-Pol-Roux, c'est à La Dame à la faulx surtout que le "poème de rêve" de Boissier semble le plus emprunter. Certes le drame ne fut publié qu'en 1899, mais, commencé en 1890, il était terminé en 1895, année où parut Le Chemin de l'Irréel. Le Magnifique avait pu en lire des scènes à ses amis, parmi lesquels : le Nantais. Malheureusement je ne connais du poème que les extraits qu'en cite Perraud-Charmantier et il m'est donc difficile de tenter une analyse intertextuelle précise. Néanmoins les assez longs passages reproduits me permettent déjà de constater d'intéressantes ressemblances. Les trois allégories de la Nuit, de la Volupté et de la Mort n'en forment qu'une dans la tragédie de Saint-Pol-Roux : le personnage d'Elle en conflit avec Magnus, double du poète et représentant de l'Humanité. Chacune, dans le rêve de Boissier, tente de charmer le héros et de l'écarter de son Rêve. C'est aussi l'argument de La Dame à la faulx. La Nuit ouvre le bal :
"Je suis la Reine au profil d'ombre
Et je ferme les yeux sans nombre...
[...] Viens dans mes bras, je suis la bonne empoisonneuse.
... J'ai des seins parfumés de brune moissonneuse."
Son chant semble un écho de celui de la Dame :
"Je suis l'acerbe Vendangeuse aux doigts d'octobre !
Les Nations sont mes vignobles,
Et mes raisins les yeux des Passants de la Vie..."
Sa soeur, la Volupté, lui succède et dresse la liste de ses incarnations depuis l'Antiquité : Sapho, Laïs, Phryné, Aspasie, Cléopâtre, Titania, Manon Lescaut. "Je suis toute la femme et je suis le symbole", "Je reste Une, la Seule ; et tu dois me chérir" ordonne-t-elle au poète, jouant de tous les motifs de la séduction. A la fin de l'acte II, Elle se revêt des apprêts des plus belles tentatrices : "la bouche et le fruit d'une idole de Lesbos", "les seins durs d'une courtisane de Paphos", "les bras d'une gladiatrice de l'Hellade", "la nuque et les reins d'une esclave du Nil", etc., pour se métamorphoser, malingre squelette, en "la plus belle des belles d'entre les mortelles", devenant par ces artifices la femme unique :
"A moi les aubes d'Eve,
Et les aurores de Vénus,
Et les lys noirs de Cléopâtre,
Et les iris de Magdeleine,
Et le mirage des Sirènes aux alcôves de nacre !"
La Mort enfin survient au bout du chemin de l'Irréel, guidant une Danse Macabre :
"Son coursier qui se cabre
En galops effrénés
Suit la danse macabre
Où hurlent les damnés.
La ronde se déroule.
De chemin en chemin
Les morts viennent en foule
En se donnant la main.

Les uns portent des toques
Et des pourpoints de bal ;
Les autres, des défroques
De fous de Carnaval.
Le Gueux et la Princesse,
L'Evêque et le Marchand
Tournent, tournent sans cesse
Au rythme de leur chant.

Des tibias pour baguettes
Sur leur thorax à jour,
Les Cadavres-Squelettes
Vont, jouant du tambour.
Leur geste vous invite :
Ils valsent sans repos,
Toujours, toujours plus vite,
Au cliquetis des Os."

Et tout le quatrième acte de La Dame à la faulx est une danse macabre, une bacchanale carnavalesque que préside la Mort. Il faudrait, pour s'assurer des relations entre les deux oeuvres, mettre en regard des citations, des tirades entières de l'une et de l'autre, mais ce travail serait fastidieux à faire comme à lire. Et j'attends pour le réaliser d'avoir sous les yeux l'intégralité du Chemin de l'Irréel. Il ne s'agissait donc là que d'indiquer de probables points de rencontre entre des textes achevés la même année. Points de rencontre qui témoignent d'une amitié ancienne qui se poursuivra jusqu'à la mort de Boissier. Ainsi, preuve de son intérêt pour le Magnifique, le jeune Nantais cita plusieurs de ses vers, avec d'autres de Mallarmé, lors d'une conférence, qu'il fit en 1897 à l'Association des Etudiants de Nantes, sur "Baudelaire et son école". Lorsque Saint-Pol-Roux s'installa, l'année suivante, à Roscanvel, dans la chaumière de Divine, Boissier fit partie des rares à lui rendre visite ; il en rapporta un sonnet dédié à Mme Saint-Pol-Roux, qui rejoindra bientôt La Petite Anthologie Magnifique. De son côté le poète des Reposoirs lui dédia "Le Mendiant philosophe" et lui consacra un "médaillon" dans la Nouvelle Revue Moderne (janvier 1903) alors que Boissier était irrémédiablement atteint du mal qui devait l'emporter deux ans plus tard. C'est un bel hommage, un témoignage d'amitié sincère. Saint-Pol-Roux connaissait probablement son état de santé, mais comme Boissier, il avait trop confiance en l'avenir et dans les pouvoirs de la poésie pour laisser place à l'appitoiement et ne pas croire que le Nantais avait encore un rôle important à jouer :
"Jamais le culte de la Beauté n'eut de fervent plus sincère, plus vaillant, plus noble que M. Emile Boissier.

[...] La caractéristique de ce Nantais d'origine se compose ainsi : amour de la légende, joie de l'action. Joie et amour constituant d'ailleurs un ménage parfait. [...] Ce rêveur descendit dans la Vie, et voilà qu'il s'affirme idéoréaliste à sa façon.

[...] Mon intime voeu serait que notre héroïque poëte devint directeur de quelque revue d'avant-garde. Dès lors, assurément, ces chemineaux du Meilleur, les poëtes modernes, trouveraient une route ouverte à la victoire prompte et définitive."

Nota : Je remercie Mme Hélène Cadou qui m'a aimablement communiqué une copie du manuscrit de ce médaillon, qui a appartenu à René-Guy Cadou. Je remercie également C. Arnoult qui m'a transmis les documents qu'il possédait sur le poète, notamment la monographie d'André Perraud-Charmantier : Emile Boissier, poète nantais (1870-1905) (Librairie ancienne et moderne L. Durance, Nantes, 1923) dont je me suis servi pour réaliser cette notice. Pour lire, le chapitre de Prostitués consacré à Emile Boissier, rendez-vous sur le blog Han Ryner.

mercredi 7 mai 2008

SPiRitus S'entRetient avec Kensaku Kurakata

SPiRitus S'entRetient avec

Kensaku Kurakata
[Né en 1975, Kensaku a passé deux ans en France en tant que pensionnaire étranger à l'ENS et boursier du gouvernement français. Il a écrit des articles sur Verlaine, en japonais et français, et prépare actuellement une thèse à Tokyo]
SPiRitus : Vous souvenez-vous de votre première rencontre de lecteur avec la poésie de Saint-Pol-Roux ? Quel était le titre de l’œuvre, du poème, etc. ? Connaissiez-vous déjà, avant cette première lecture, son nom, son histoire, sa légende ? Si oui, comment ?

Kensaku Kurakata : Ma première rencontre, c'était la lecture de sa réponse pour l'Enquête sur l'évolution littéraire (et j'y ai trouvé de la poésie). J'avais appris son nom par la traduction japonaise du Silence de la mer. N. B. : Cette traduction, parue en 1951, reste disponible tout le temps. Donc, du moins, le nom de Saint-Pol-Roux est à la portée de tous les Japonais ! (bien qu'aucun ouvrage du Magnifique n'ait encore été traduit, hors 2 ou 3 poèmes recueillis dans quelques anthologies)

SPiR. : Qu’avez-vous éprouvé au cours de cette lecture ?

Kensaku K. : Sa longue réponse m'a évoqué au début l'adjectif "abscons", qui se trouve un peu partout dans l'Enquête de Huret. Mais elle m'a charmé peu à peu après des relectures. Cette approche avec lenteur provient sans doute de son style, ainsi que de ma pauvre compréhention du français.

SPiR. : A ce jour, qu’avez-vous lu de son œuvre ? Quels sont les titres qui figurent dans votre bibliothèque personnelle ? Dans quelle édition, etc. ?

Kensaku K. : Outre les photocopies de quelques articles, La Rose et les épines du chemin (Poésie / Gallimard) est le seul volume de lui sur mes étagères.

SPiR. : Quelle première œuvre conseilleriez-vous à un jeune homme ou à une jeune fille qui voudrait découvrir Saint-Pol-Roux ?

Kensaku K. : Je suis moi aussi sur le chemin de la découverte.

SPiR. : Faites le "portrait chinois" du Magnifique.

Kensaku K. : Pardon, je suis japonais !
Nota : Pour lire l'intégralité des entretiens, cliquez ici ; pour répondre à votre tour au questionnaire, il suffit d'en demander un exemplaire .