samedi 22 septembre 2007

LE FUMIER de Saint-Pol-Roux bientôt représenté à Montpellier

Le théâtre de Saint-Pol-Roux semble intéresser de plus en plus les metteurs en scène. Après La Dame à la Faulx, montée par Christophe Maltot avec ses élèves du CAT d'Orléans, on annonce, pour les premières semaines de 2008, des représentations du Fumier - fresques, dirigées par Claude Merlin, au Théâtre du Hangar à Montpellier(1). En réalité, ce n'est pas une première. La pièce avait déjà été donnée, printemps 2006, au théâtre de La Guillotine à Montreuil; Annie Le Brun avait salué la mise en scène de Claude Merlin, dans un article de La Quinzaine littéraire ("A distance", n°936, du 16 au 31 décembre 2006, p.27), justement consacré au théâtre du Hangar et à son audacieuse programmation. Jacques Bioulès est un directeur à part, sans doute, une exception dans le monde dramatique, qui a fait de sa scène un lieu bouleversant où s'ouvrent, en grand, les écluses de la poésie. Il a réalisé, cette saison, du Pessoa, du Radovan Ivsic - dont les oeuvres complètes ont été éditées en trois volumes chez Gallimard, il y a deux ans, et qu'il faut impérativement se procurer et lire -, et bien d'autres créations. Aussi le théâtre du Hangar a-t-il été promu "Centre d'art et de recherche". Voici donc qu'il s'apprête à accueillir Le Fumier.

A ma connaissance, il n'existe qu'un article de fond rendant compte de la mise en scène de Claude Merlin, telle qu'elle fut réalisée à Montreuil - et que les critiques ignorèrent en sifflotant malgré eux quelque air de trombone à coulisse -; il s'agit d'un article de Carole Guidicelli & Didier Plassard, "le fumier, fresques - le poète et les sept tournesols", publié dans la revue Théâtre s (n°25, Presses Universitaires de Rennes, 1er semestre 2007, pp.114-119). Il n'est pas question, pour Claude Merlin, nous apprennent les deux auteurs, de jouer l'illusion théâtrale, de reconstituer un monde scénique possible, dans lequel le spectateur puisse aisément pénétrer puis séjourner le temps de la représentation. Pas de costume - il suffira qu'une comédienne enfile un blouson pour changer de rôle. Pas de maquillage figurant les personnages. Peu de déplacements - le jeu est frontal essentiellement, les sept comédiens se tenant face spectateurs, rappelant "les sept tournesols du texte de Saint-Pol-Roux". Rien qui fasse époque ou pittoresque - chose difficile à concevoir quand on lit la pièce de 1894. Pourtant, le metteur en scène ne trahit aucunement le poète; en réduisant les artifices scéniques à leur plus simple expression, il fait de l'acteur l'incarnation d'une voix. Dans ses réflexions sur le drame, le Magnifique n'a cessé d'interroger cette notion, considérée comme medium des réalisations du Verbe poétique; et il revient aujourd'hui à des hommes comme Christophe Maltot, Claude Merlin, Jacques Bioulès, de rendre possible le rêve idéoréaliste de Saint-Pol-Roux.

Le Fumier est la plus débridée, la plus violemment poétique des pièces du Magnifique. Ces fresques - le mot désignera également les tableaux de la Dame à la Faulx - sont dédiées à Henry de Groux. Et ce n'est pas un hasard. Saint-Pol-Roux admirait le peintre belge dont il possèdera un portrait de Wagner. Au printemps 1892, il avait découvert, à l'exposition des Arts Libéraux, le Christ aux outrages et la Procession, deux tableaux d'une extraordinaire puissance d'expression, violents. Et cruels. Le premier, refusé au Champ de Mars, avait valu à leur auteur le titre de "Ravachol de la peinture".

Les vastes toiles de Henry de Groux, saturées de formes et de couleurs, sans respiration pour l'oeil, mouvementées et tourbillonnantes comme une mort de Sardanapale, et naïves dans le traitement des personnages, firent l'effet de bombes lancées dans le monde des salons parisiens. Saint-Pol-Roux retrouvait sa propre poésie dans cette outrance picturale qui l'impressionna au point de prier Mirbeau d'intercéder, dans quelque article, en faveur du peintre. A la fin de cette même lettre (23 avril 1892), le Magnifique signalait, à l'auteur du Calvaire, que Claudel venait "de terminer un drame : LA VILLE". Faut-il ne voir, en cette rencontre épistolaire du peintre et du dramaturge, qu'une coïncidence ? Peut-être. Mais Saint-Pol-Roux paraît s'en être souvenu lorsque, quelques semaines plus tard, il entreprit l'écriture de sa trilogie des Grands de la Terre qui emprunte quelques thématiques au drame claudélien et se reconnaît dans la naïve cruauté de de Groux.

Le Fumier(2) est l'histoire d'une révolte, celle de paysans - "squelettes sur lesquels persistent des yeux, un peu de viande et de la peau" - dépouillés de leurs larmes, de leur sueur, par les habitants d'une Ville corrompue. La Terre ne rend plus aucun fruit, n'étant plus fécondée et nourrie. Les citadins ont subtilisé tout le fumier nécessaire pour enrichir la Ville, de sorte que :

"Règles, lois, coutumes, tout est pourri dans elle. La fiente sert de monnaie courante à ses gens dissolus. Ecussons et panonceaux ne sont que des bouses aux portes des institutions, et sur les poitrines officielles flambent des crottins honorifiques. [...] Et le sceptre et la crosse ne sont que d'ignobles lys d'anus entre les mains du pontife et du roi !"
Le squelette Guillaume, héros du drame, abandonné par sa femme - qui meurt d'épuisement - et par ses enfants, prend alors, sur les conseils du Pèlerin du Ciel, la tête de la jacquerie et met la Ville à sac. Les ors pillés peuvent retourner à la Terre qui recouvre la vie.

"C'est l'aurore, mes frères, l'aurore nouvelle, couleur de nos joues futures !...
C'est l'avril, mes frères, l'avril nouveau, couleur de nos sourires immortels !..."


Comme la plupart des pièces idéoréalistes, le Fumier s'achève par une renaissance - autant dire qu'il ne s'achève pas. Mais ici, on est frappé par l'accent messianique, politiquement messianique, du texte. Car Les Grands de la Terre devaient constituer une trilogie anarchiste dont Le Fumier formait le volet central. Les deux autres ne nous sont malheureusement pas parvenues. De la première intitulée Les Moutons, une note relative à "La Vierge du Puits" nous donne cependant l'argument :

"Incarnation d'Angélique. Angélique (symbole de la Pitié) est cette vierge qui, dans la première partie de la trilogie, conduit à la Ville, auprès des Grands, les sept messagers des Petits de la Terre. En ces messagers à barbe blanche, à voix bêlante, vêtus de laine naturelle, les Grands se refusent à voir des frères, voire même des hommes : "Ce sont des moutons, opinent-ils, et cette fille est leur bergère !" Les messagers sont égorgés et dévorés par ces loups humains. Angélique, qui osa prétendre que c'étaient là des hommes, est comme sorcière brûlée vive sur la place publique. Le bûcher de la "bergère" éclaire de ses flamboiements le tragique festin. A la fin, lorsque les Grands se vautrent sur le tapis vivant des courtisanes, des serpents envahissent la salle d'orgie : ce sont les entrailles des messagers qui viennent, remords visibles, enserrer de leurs anneaux l'épouvante des convives, tandis que de son bûcher Angélique lance une dernière prophétie.
Dans la suite, Angélique, devenue la Vierge du Puits, jouit de l'éternelle fraîcheur, sous les traits de la Vérité, parmi les Petits de la Terre : ce personnage est l'unique lien des trois parties distinctes de cette trilogie-une."
Quant à la troisième, c'est une lettre à Lugné-Poe, qui avait demandé à Saint-Pol-Roux une pièce pour corser son programme du Théâtre de l'Oeuvre, qui nous apporte quelques renseignements :
"De ces trois parties, l'une (la troisième, L'Ogresse) me semblerait peut-être acceptable. L'Ogresse symbolise toutes les lois humaines. On y peut jouer en costume moderne. Si son annonce doit renforcer votre programme, nommez, quitte à différer, L'Ogresse troisième partie de la trilogie LES GRANDS DE LA TERRE."
Pour des raisons que j'ignore, Lugné-Poe préfèrera inscrire Le Fumier plutôt que L'Ogresse à son programme. Sans doute, la publication de la première lui assurait une meilleure publicité. De toutes manières, l'Oeuvre ne la joua pas. Dans sa lettre, le poète avait, quelques lignes plus tôt, qualifié sa trilogie de "révolutionnaire à l'excès". Et il est vrai que son propos, en pleine vague d'attentats anarchistes et de répression policière, n'aura pas incité les directeurs de théâtre, même acquis à la cause symboliste, à pousser le bouchon dramatique plus loin qu'ils ne l'avaient déjà fait. J'ai toujours trouvé étrange, en lisant les ouvrages s'intéressant à la question, de ne pas voir cité plus souvent le nom de Saint-Pol-Roux parmi les intellectuels engagés dans la voie anarchiste. Il avait collaboré à l'Endehors de Zo d'Axa de 1891 à 1892; il avait protesté, avec d'autres, en décembre 1893, contre l'interdiction des Âmes solitaires de Gerhart Hauptmann, en mars 1894, contre la condamnation de Jean Grave pour son livre sur La Société mourante et l'Anarchie. Et voilà qu'il publiait courageusement le Fumier dans trois livraisons de la Revue Blanche - revue qui ne cachait pas ses amitiés anarchistes -, en mai, juin et août 1894, c'est-à-dire durant les mois les plus troublés, ceux où il ne faisait pas bon être suspecté d'anarchie. Le 24 juin, Sante Caserio avait assassiné le président de la République Sadi Carnot. Dans son imposant et déjà incontournable ouvrage sur La Revue Blanche - une génération dans l'engagement (1890-1905) -, paru tout récemment chez Fayard, Paul-Henri Bourrelier cite, après Philippe Oriol (dans sa biographie de Bernard Lazare), un rapport de police, daté du 11 juillet, où l'on apprend que "M. Thadée Natanson a refusé un article de Saint-Pol-Roux concernant l'attentat" (p. 405). Il fallait alors rester discret, le flicage étant de mise du côté des bureaux de la Revue Blanche. Barrière, orléaniste et administrateur du périodique, attire particulièrement l'attention de la préfecture de police :

"Et maintenant quel est le but profond de M. Barrière et des littérateurs qui l'entourent, les Bernard Lazare, les Paul Adam, les Saint-Pol-Roux, etc. ? [...]
M. Barrière est sincèrement démocrate. On dit même qu'il s'habille quelques fois en ouvrier et va étudier les ouvriers dans les bouges. Quoi qu'il en soit, il a des relations avec la blouse - bien des anarchistes lui écrivent quand ils sont dans la misère et il leur envoie des secours. Ce sont surtout des anarchistes littéraires qui se sont adressés à lui...
Dans la presse on sait qu'il y a des relations entre la Revue Blanche et les anarchistes. C'est au point que tout attentat est suivi par les reporters, d'une visite de M. Thadée Natanson pour avoir son opinion sur le fait moral et sur le personnage qui a fait le coup.
On peut encore citer comme assez rapproché des anarchistes, parmi les rédacteurs de la Revue Blanche, Saint-Pol-Roux qui fréquente quelques compagnons de la Goutte d'or. Il a souvent obtenu des secours de M. Barrière pour des miséreux et même pour des amis de M. Duprat, le cabaretier." (rapport du 21 mai 1894, cité par P.-H. Bourrelier, ibid.)
Quelques semaines plus tard, le 6 août s'ouvrait le procès des Trente. Au même moment paraissait la troisième et dernière livraison du Fumier. Ces documents rares prouvent que le Magnifique s'était engagé intellectuellement en faveur des anarchistes et des idées de justice sociale et de liberté qu'ils défendaient. A ma connaissance, son texte sur Sante Caserio n'a pas été retrouvé. Quel aurait été le sort du poète si un tel article avait été publié ? Quelques démêlés avec la justice, sans doute, comme Zo d'Axa, Jules Mery, Fénéon, avant lui. Mais son implication lui valut d'autres sanctions plus mesquines, administrées par des parents qui, lorsque "certaines pages rebelles" leur déplaisaient, gelaient le versement de ses rentes. Et Le Fumier ne fut certainement pas de leur goût, qui vilipendait le clergé et l'armée. Ces deux institutions dérobent en effet à Guillaume ses deux derniers enfants :

"Automatiquement, en hypnotisée, Bérangère arrive sous le chêne harmonieux. La reçoivent deux Anges en qui l'oeil exercé reconnaîtrait deux ballerines au service du clergé de la Ville. [...]
Voici le Polichinelle nouvelle manière.
Odeur de bottes significative...
Coloré de joie car il sent qu'il va perpétrer et qu'il n'y sera pour rien, le Polichinelle tend un pli à Jean avec des gestes tirés par des fils vraisemblablement reliés à l'état-major."
Fable politique et fable écologique, on voit combien il eut été facile de soumettre le Fumier à un discours d'actualité, de la réduire à une pièce à thèse. Claude Merlin, tout en reconnaissant sa portée prophétique, n'a pas cédé à cette facilité. Formidable machine allégorique, le drame idéoréaliste est naturellement révolutionnaire. Pour Saint-Pol-Roux, l'allégorie n'est pas un trope figé, un symbole aisé. Elle est une forme vide, - il suffit de citer les noms des personnages principaux pour s'apercevoir qu'elle se définit en creux, par ses manques : Le Pèlerin du Ciel, Le Squelette, Le Fagot de Douleurs, La Vierge du Puits -, elle est une baudruche stylistique qui n'acquiert sa réalité qu'animée par le souffle du Verbe poétique. La poésie idéoréaliste est performative, et la mise en scène de Claude Merlin en est une manifestation : la voix incarne, rend visible une réalité nouvelle.

(1) Le Fumier - fresques, de Saint-Pol-Roux, mise en scène de Claude Merlin; avec : Benjamin Abitan, Basile Bernard de Bodt, Stanislav Dorochenkov, Anne-Lise Main, Françoise Pons, Christine Schaller, Fanny Touron, Claude Merlin; costumes de Constance Pourtier; lumière d'Hervé Chantepie; au Théâtre du Hangar (3, rue Nozeran / 34090 Montpellier - tél.: 04.67.41.32.71) du 4 au 15 janvier 2008 (relâche le lundi).

(2) Le Fumier a été réédité par René Rougerie dans le tome II du Tragique dans l'homme.

Nota : L'enquête "Quelle place pour le Symbolisme dans l'histoire littéraire ?" se poursuit. Adressez-moi vos réponses à : harcoland@gmail.com.

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