dimanche 21 novembre 2010

Saint-Pol-Roux, le disciple & la maîtresse...

Il y avait de bien belles choses dans les archives de Gustave Kahn qui ont été tout récemment dispersées lors d'une vente à laquelle, malheureusement, je ne pus assister et participer. Mais, inutile de sombrer dans l'amertume ou la provincialiste tristesse puisque les 21 lettres de Saint-Pol-Roux à son cher "Libérateur du Verbe" furent préemptées par la Bibliothèque de Brest, où elles sont désormais conservées, enrichissant un fonds déjà conséquent et appelé à grossir encore, grâce à la politique d'acquisition très-active menée par Nicolas Galaud. Pour les autres documents, qui auraient pu tenter le saint-pol-roussophile, ne regrettons pas davantage d'avoir manqué la vente. Car, ils réapparaîtront un jour. Certains, même, réapparaissent déjà. Tenez, en voici un, qui passe... et tombe dans mes filets. C'est un poème : "Les yeux des enfants" ; il est de Jules Méry, daté du 22 juin 1889, et dédié à Mme Élisabeth Dayre.


Jules Méry, c'est, à cette époque, un ami de Saint-Pol-Roux. On les voit en compagnie de Justin Clérice,  qui signera la musique de leur Fiancée de Salamanque dont nous parlions il y a quelques semaines, de Gabriel Randon aussi. Jules Méry, c'est, deux ou trois ans plus tard, l'unique disciple du Magnificisme, hautainement lancé par son aîné dans les colonnes de l'Écho de Paris, Jules Huret arbitrant. Ainsi le présenteront les critiques qui accueilleront son recueil, La Voie Sacrée, édité à la Librairie de l'Art indépendant, avec un frontispice de Sérusier. Élisabeth Dayre, à la fin 1889, deviendra Élisabeth Kahn, puis moins d'une décennie plus tard, effacera, de son état-civil, les traces d'un passé d'amoureuse plurielle, devenant Mme Rachel Kahn. Car Élisabeth Dayre fut d'abord, du temps de la Pléiade, Mme Roux. Non pas officiellement, mais pour les amis du jeune Marseillais, Paul Roux. Puis elle fut la petite anthologie, trompant notre poète avec Darzens, Moréas, peut-être Mikhaël. Je ne détaillerai pas ici les houleuses amours d'Élisabeth Dayre et de Paul Roux, car Jean-Jacques Lefrère en révéla déjà de nombreux rebondissements dans ses Saisons littéraires de Rodolphe Darzens, et j'y consacre un article, illustré de vers inédits, dans le prochain Frisson esthétique. Qu'on se reporte donc à ces deux sources. Aussi me contenterai-je de reproduire le poème (inédit ?) de Jules Méry, document curieux qui réunit sur un même feuillet les noms de l'unique disciple du Magnificisme et de l'inconstante maîtresse du Magnifique.
Les yeux des enfants
à Mme Élisabeth Dayre
Quand un enfant aux yeux songeurs
Joue à mes pieds et me regarde
Avec de soudaines rougeurs,
Je frémis sans y prendre garde.

Sous la transparence des yeux
Je vois des mystères sans nombre ;
Car ces doux yeux, souvent joyeux,
Parfois versent des regards d"ombre.

On dirait qu'un souffle subtil
Fane la rose de sa bouche :
Le pauvret déjà pourrait-il
Soupçonner l'au-delà farouche ?

Son sourire était si joli !
Contemplait-il passer des Fées
De leurs doigts blancs versant l'oubli
Et follement ébouriffées ?

Était-ce à Dieu qu'il souriait ?
Dieu lui touchait-il la paupière ?
Ou bien si l'innocent priait ?
- Car le sourire est sa prière...

Son regard soudain s'est terni :
Il semble qu'une inquiétude
De l'insaisissable Infini
Clot ses yeux pleins de lassitude.

Il m'interroge sans parler
Et je suis forcé de me taire !
Puis-je à cet ange révéler
Une science qui m'atterre ?

Si l'existence des petits
N'est rien qu'un rêve, il faut qu'il dure :
Quand les beaux rêves sont partis
L'âme est nue, et la bise est dure !

L'enfance est une floraison
Dont la splendeur est toute brève :
Pourquoi faut-il que la raison,
S'allumant, éteigne le rêve ?


Enfants, ne cherchez plus à voir
Autre chose que vos doux songes :
La Vérité qu'il faut savoir
Ne vaudra jamais leurs Mensonges !
22 Juin 1889

dimanche 24 octobre 2010

Saint-Pol-Roux, un banquet, une photo : réponses & résultats

Le jeu est clos. Les réponses, bien que relativement peu nombreuses, me permettent toutefois de désigner un gagnant et de fournir quelques détails sur cette prestigieuse réunion. Disons-le sans pudeur : j'ignorais la date exacte de ce banquet. Nicolas Galaud, qui donna un précieux commentaire, avance celle du 21 juin 1936, précisant qu'il pourrait s'agir du "Banquet de l'Académie Mallarmé" organisé "à l'occasion du Cinquantenaire du Symbolisme". La date n'est pas improbable et nous la retenons comme une hypothèse très-sérieuse, mais, dans ce cas, ce ne peut être une tablée d'académiciens Mallarmé, puisque l'Académie ne naîtra que quelques mois plus tard, en février 1937. C'est d'ailleurs lors du Cinquantenaire que naîtra, comme une Minerve, du crâne de Dujardin-Jupiter, l'idée de fonder cette institution poétique nouvelle. Retenons donc, magré tout, la date du 21 (ou alentours) juin 1936, même si la présence de certains jeunes dont nous n'avons pas retrouvé les noms dans les comptes rendus du déjeuner, parus à l'époque, laisserait à penser que ce banquet-là eût lieu plutôt en 1937, avant le mois de décembre. L'identification d'une onzaine de convives permettra - qui sait ? - de mieux cerner les circonstances de l'événement.

La reproduction est de mauvaise qualité. Aussi certaines identifications restent incertaines et nous les faisons suivre d'un dubitatif point d'interrogation.
1. Saint-Pol-Roux
2. Edouard Dujardin
3. Francis Vielé-Griffin
4. André Fontainas
5. Jean Ajalbert
6. Divine Saint-Pol-Roux
7. André Rolland de Renéville
8. Roger Lannes
9. Maurice Genevoix (?)
10. Michel Manoll (?)
11. Edmond Jaloux (?)
Je n'ai pu identifier la dame chapeautée à la droite de Dujardin. Il ne semble pas qu'il pût s'agir de Rachilde. Quelques profils restent encore à nommer. La présence de Vielé-Griffin permet d'assurer que le banquet eut lieu avant le mois de décembre 1937 - le poète de la Chevauchée d'Yeldis disparaissant le 11. N'hésitez donc pas, forts de ces informations nouvelles, à poster de nouveaux commentaires pour préciser la nature et la date de cette conviviale célébration, pour parfaire aussi les identifications. En attendant, décernons le prix à David Nadeau qui recevra, lorsqu'il m'aura communiqué son adresse postale, un exemplaire de Saint-Pol-Roux le crucifié de Paul-T. Pelleau.

mardi 7 septembre 2010

Un autoportrait dramatique d'Edgar Tant

Poursuivant patiemment mon enquête sur l'intrigant Edgar Tant, dont on a vu, à deux reprises déjà, qu'il vouait une haute admiration pour Saint-Pol-Roux, je reçois hier ce volume recueillant les Drames et Comédies du poète belge, paru aux Editions de Belgique en 1937. J'en espérais beaucoup, n'ayant pas jusqu'ici trouvé dans mes lectures du bon Edgar, une trace sensible de l'influence poétique du Magnifique. Disons-le tout de suite, elle n'est guère plus notable dans ce livre-ci. Néanmoins, je ne suis pas mécontent de mon acquisition, qui a le mérite de nous renseigner, par le biais de la fiction dramatique, sur le mystérieux auteur et sur la conception qu'il avait de son art.

Il y a, en effet, dans ce recueil de pièces courtes d'un acte, un drame, "Le Chant du Cygne", dans lequel Edgar Tant semble se mettre en scène, dans le personnage du poète Tristan Chantepleure. La liste des personnages inidque qu'il a 43 ans, l'âge même de l'auteur lorsque paraît pour la première fois l'acte dans Trois drames : Les Précurseurs, La Pitié Suprême, Le Chant du Cygne (Gand, Imprimerie de L. Van Melle, 1932), avec un avant-propos d'Hector Rabier, parfaitement inconnu de nous, et qui pourrait bien figurer un double d'Edgar puisque apparaissant sous ce même nom dans la même liste des personnages, avec la précision : "Le poète Hector Rabier, leur ami, 43 ans". Même âge, même vocation : gémellité troublante. Parmi les autres présences scéniques : Clotilde, la femme de Chantepleure, 40 ans et Mme Verhelst, mère de Chantepleure, 70 ans. L'action se joue "à Gand de nos jours".

Lorsque le rideau s'ouvre, le poète achève de relire les pages qu'il vient d'écrire ; il les trouve "excellentes" mais c'est "encore sous l'empire de la joie d'écrire", joie que tempèrent une anxiété et une "hypertrophie du coeur" fraîchement diagnostiquée et cachée à son épouse. Arrive Rabier qui lui apporte une bonne nouvelle sous forme d'une étude signée Fabius, dans La Plume, sur "La Vie et le Rêve" que Chantepleure a fait paraître trois mois plus tôt. Ce dernier reçoit l'article, pourtant très-favorable, sans enthousiasme, estimant qu'il vient trop tard : "Et puis l'opinion de Fabius qui est un Maître, j'entends, l'une des cimes de la Poésie contemporaine, fera-t-elle vendre dix exemplaires de plus ?" Le pessimisme affiché s'accompagne alors de l'aveu de la maladie à Rabier, suivi de souvenirs retraçant son itinéraire biographico-poétique :
"Enfance chétive et solitaire, pas de relations, pas de camarades...

Mon inclination au rêve d'abord ; ma naissance vocation poétique ensuite, raillée et bafouée !...

La maladie et la mort de mon pauvre père, qui s'éteint à l'âge de quarante-six ans ! L'incompréhension totale de la part de ma mère, dont la maladresse inconsciente me fait tant et tant souffrir et dont la sordide avarice me laisse végéter comme un indigent !...

Comme poète et auteur dramatique j'avais senti jusqu'où je pouvais atteindre, mais qu'en dehors de cela, je resterais dans la médiocre moyenne...

Ne respirant qu'aux cîmes de l'irréel, je ne pus souffrir que celle que j'aime, comme Dante aima Béatrice et Pétrarque aima Laure, restât prisonnière d'un emploi subalterne : je partageai donc le peu que j'avais. Ce qui ne fut que médiocrité devint toujours de la gêne, souvent de la pauvreté, parfois de la misère...

Le cataclysme de 1914 ! [...] Je me rendis en Zélande, à Veere, dans la pittoresque île de Walcheren ; mais le climat y étant trop humide, je repartis pour la province de Gueldre et je vécus de longues années à Oosterbeek, sur le Rhin, village proche d'Arnhem...

Le Rythme de la Vie, médaillé et diplômé plusieurs fois en France, ne me rapporta pas un sou, en dépit d'une subvention de trois cents francs du ministère des Sciences et des Arts de Belgique..."
Ce titre ne nous est pas inconnu, puisqu'il existe et qu'il est signé Edgar Tant, comme les autres qui apparaissent dans le dialogue entre Rabier et Chantepleure, véritable autopromotion, où l'orgueil auctorial n'est pas absent :
RABIER. - Ta Sagesse du Poète connut en Belgique même des louanges plus éclatantes encore.
CHANTEPLEURE. - C'est La Sagesse du Poète, composée de deux cents quatrains parnassiens, que je préfère dans son ensemble.
RABIER. - Et tes Précurseurs, qui en quelques pages contiennent autant que La Princesse Maleine, les aimerais-tu moins ?
CHANTEPLEURE. - Autant parce que, bien qu'écrits en prose, c'est de la poésie et que j'ai pu y exprimer d'une manière à la fois précise, intégrale et définitive, ce que je sens.
RABIER. - Et ta Pitié Suprême, la thèse la plus audacieuse qui ait été osée, si profondément dramatique, si humaine dans sa grande simplicité ?.. Et l'admirable pièce : La Vie et le Rêve ?
CHANTEPLEURE. - Je les aime aussi ; mais tout cela réuni, forme si peu de pages définitives pour vingt-trois années d'inspiration poétique !
RABIER. - Le Gaspard de la Nuit a suffi à l'immortalité d'Aloysius Betrand, et ce n'est qu'un volume !...
On sent tout l'artificiel d'un tel dialogue, ici, confidence d'un poète jetée dans la fiction théâtrale. Mais elle délivre, en retour, un certificat d'authenticité aux fragments biographiques qui précèdent. Si Edgar Tant s'est bel et bien glissé dans la peau verbale de Tristan Chantepleure, alors on ne peut qu'être attendri par ce destin d'un homme, enivré d'idéal et qui se voulut poète, et qui le fut, sans doute, maladroitement, comme à-côté. Edgar Tant fut-il injustement méconnu et tout aussi injustement oublié ? Son oeuvre - ce que j'en ai lu - ne vaut guère par son audace ou sa nouveauté ; on dirait aisément qu'elle est banale ; elle vaut, toutefois, comme témoignage d'un "raté" du siècle, d'un amant éconduit de la poésie et espérant toujours. Il me plaît de voir en Edgar Tant le symbole de ces innombrables Rastignac de la littérature, volontaires victimes d'un système dont ils n'avaient pas les clés, mais qu'ils ne cessèrent de solliciter dans l'illusion d'une reconnaissance. A ce titre, il est pathétique cet autre aveu co-énoncé par les deux poètes-frères :
CHANTEPLEURE. - Toi, Hector, tu fis imprimer tes Contes sous le vieux Chaume, où ta pitié romantique va du missionnaire catholique au gréviste socialiste. Les beaux fusains que rehaussent le texte, en font un livre doublement attrayant.
RABIER. - Mais la vente en est nulle ! Alors que j'ai fait un service de presse fort complet : deux cents exemplaires adressés aux revues et aux journaux littéraires ; cent exemplaires signés, la plupart dédicacés, envoyés aux romanciers, aux conteurs et aux critiques littéraires, aux amis et connaissances susceptibles de s'intéresser ou de prendre plaisir à la lecture de ce livre ; alors que j'obtins une presse abondante et unanimement favorable, dix-sept exemplaires seulement ont été vendus en librairie après dix-huit ans de publication : pas même un exemplaire par an !... pour un volume bien illustré, bien imprimé, limité à cinq cents exemplaires numérotés,vendus au prix habituel de trois francs cinquante avant la guerre et aujourd'hui encore dix francs seulement. [...]
CHANTEPLEURE. - Nous sommes les premiers et les seuls poètes professionnels qui, en Belgique, faisons imprimer nos ouvrages à nos frais et les vendons nous-mêmes aux lecteurs. Et pourquoi ne vendrions-nous pas ce qui constitue le meilleur de nous-mêmes, aussi bien que d'autres vendent des parfumeries, des cartes-vues ou des briquets ?...
RABIER. - Les éditeurs ne publient pas à leurs risques les chefs-d'oeuvres d'un génial poète, ni d'un puissant dramaturge. Même ils ne payent rien pour une première édition à mille exemplaires d'un roman de vente certaine parce que cinquante contre un, ne seront réimprimés, qu'après de longues années et en attendant, ils auront toujours le choix de manuscrits inédits, que leurs auteurs seront heureux de voir paraître.
Le libraire qui reçoit les livres en dépôt durant trois mois, avec faculté de retourner les invendus après ce délai, touche jusqu'à quarante pour cent, soit quatre francs quatre-vingt par volume vendu douze francs au public, soit sept francs vingt pour celui de dix-huit francs !... Depuis plus de trois années le change français est inférieur à quarante, mais la libraire belge réclame un fixe minimum de cinquante pour cent !
Et puis, l'auteur qui a la chance d'arriver à une seconde édition de mille exemplaires, ne touche tout au plus que deux francs par volume, règlement semestriel des exemplaires vendus dix-huit francs au public.
Quand l'idéal achoppe à la "hideuse réalité" de l'argent... C'est, d'ailleurs, cette "hideuse réalité" qui vient précipiter le drame, avec l'entrée de Clotilde apportant une mauvaise nouvelle : la menace de saisie, par le propriétaire, si les arriérés de loyer ne lui sont pas payés avant une semaine. On prend l'insuffisante décision de se défaire d'une quarantaine de livres chacun. L'arrivée de la mère, indifférente et avare, ne règlera rien ; au contraire, même, elle aggravera l'état précaire de notre poète, qui mourra quelques minutes plus tard d'une crise cardiaque. Il aura néanmoins eu le temps de prononcer une ultime tirade :
Être Poète, être Artiste, cela mène là où ils ont tous fini : Le Tasse, Milton, Rembrandt, Baudelaire, Verlaine, Maurice du Plessis (sic), Tancrède Martel, Paul-Napoléon Roinard, Saint-Pol-Roux, tous enfin, ceux qui n'ont pas seulement fait oeuvre de Poète, mais sont eux-mêmes réellement Poètes et ont vécu en Poètes. Tous, ma pauvre Clotilde, toujours et partout, des Homères, des Heines, ou des Villons !
On ne sera pas surpris de voir, sous la plume d'Edgar Tant, le nom du Magnifique achever cette litanie des grands désargentés de la poésie et de l'art, le seul vivant encore en 1932. Nouveau gage de l'admiration sans défaut que l'aimable Edgar voua à l'oeuvre de Saint-Pol-Roux. Puissions-nous dénicher un jour la preuve que le poète de Camaret récompensa son plus inconditionnel admirateur d'une lettre, d'une dédicace, voire de plusieurs. Le Gantois serait alors définitivement tiré de l'oubli.

vendredi 13 août 2010

Saint-Pol-Roux, un banquet, une photo : jouons un peu en attendant la rentrée...

Ah, la belle tradition des banquets littéraires ! On sait que Saint-Pol-Roux participa moultes fois à ces déjeuners et dîners qui réunissaient bien du beau monde. Et bien le voici attablé de nouveau. Il est au centre, à la table du fond, et semble présider. Mais qui sont ceux qui l'entourent ? J'en ai identifié quelques-uns. A vous de jouer et, même, de combler mes lacunes.

Un cadeau magnifique espère celle ou celui qui aura identifié le plus de convives. A vos commentaires, donc !

samedi 7 août 2010

Le Tombeau de Jean Cras

Elles sont rares les plaquettes que Saint-Pol-Roux fit éditer, à ses frais souvent, par l'imprimerie de la Dépêche de Brest. Aussi suis-je bien heureux de posséder celle-ci, et d'autant plus heureux qu'elle me fut offerte par un homme que j'estime grandement et qui est mon ami. Le Breton Jean Cras, dont il fut prestement question dans un précédent billet, où l'on rappelait, grâce à Pierre Saunier, sa parenté avec Victor Segalen, partageait avec ce dernier une singulière bivalence : il était officier de marine et pianiste. Comment Saint-Pol-Roux et le compositeur se rencontrèrent, il est bien difficile de le dire. Sans doute est-il possible d'avancer qu'ils se seront croisés, entendus, appréciés à Brest, lors d'une audition dans la salle des concerts Sangra. Mais, à défaut d'avoir retrouvé les lettres qu'ils n'auront pas manqué de s'échanger ou tout autre indice permettant de préciser leurs relations, nous devrons nous contenter de cette hypothèse. Toujours est-il que l'estime du poète pour le pianiste avait dû être grande pour qu'à la mort du marin-musicien, le 14 septembre 1932, il lui dédiât un beau sonnet, et qu'il en fît tirer cette plaquette cartonnée de 4 pages.
LE TOMBEAU DE JEAN CRAS
Autrefois couronné des diamants de l'Onde
Emanant de la terre ainsi que de la mer,
Désormais je m'inspire au rythme épars du monde
Echangé par les globes jonglés parmi l'air.

Musique universelle, ô majesté profonde
Aux symboles d'esprit dont le son est la chair,
Dans l'océan du temps j'infinise la sonde
Et surgit le trésor qui n'a plus rien d'amer.

La lyre et le navire eurent un même phare
A guider l'imprévu de leur élan jumeau,
Le pilote et l'aède enfin rois du rameau.

Voici la gloire en l'or humain de sa fanfare
Où chantent les étoiles de nos deux exploits,
Mais les orgues de Dieu s'éveillent sous nos doigts.
Nota : Si quelque visiteur voulait nous mettre sur la piste de la correspondance échangée entre Jean Cras et Saint-Pol-Roux, nous lui en serions fort reconnaissant.

jeudi 5 août 2010

Retour sur l'hommage de Camaret-sur-Mer à Saint-Pol-Roux

La municipalité, entraînée par le dynamisme de David Pliquet, et les associations culturelles de Camaret (les Amis du Quartier de Saint Thomas, Nautisme Arts Culture) avaient bien préparé l’événement. Les trois jours d’hommage à Saint-Pol-Roux, qui adopta le petit port finistérien en 1905 pour ne plus le quitter, furent denses, généreux et festifs. Le prétexte de cette célébration, le 70e anniversaire de la mort du poète, eût pu solenniser excessivement l’atmosphère, mais, si quelques-unes des manifestations ne manquèrent pas d’émouvoir, c’est la vitalité de l’œuvre magnifique qui occupa surtout la scène.

Vendredi 30 juillet


A dix heures, eut lieu l’opportune assemblée générale de la « Société des Amis de Saint-Pol-Roux ». Le Café de la Marine, l’ex-Hôtel de la Marine, de Rosalie Dorso, hospitalière aux artistes et écrivains en villégiature, initialement choisi pour accueillir la réunion, étant fermé, les quatre membres, qui avaient fait le déplacement, optèrent pour le bistrot voisin. On pouvait donc voir, autour d’un café et discutant de l’avenir de l’association, MM. Jean-Louis Debauve, Alistair Whyte, Marcel Burel & Mikaël Lugan. Le temps viendra plus tard, pour les adhérents, du compte rendu de cette restreinte mais conviviale AG. Aussi, éloignons-nous du quai Gustave Toudouze et engageons-nous sur la place Saint Thomas qui accueillit, à 14h30, la première des conférences programmées. Marie-Françoise Bonneau, guide et historienne, retraça la vie de Saint-Pol-Roux devant un public nombreux, relativement, et curieux. L’échange, qui suivit, fut nourri et intéressant. Le Club des Poètes donna ensuite un récital de poèmes de contemporains du Magnifique : Mallarmé, Verlaine, Max Jacob, Apollinaire, etc. C’est le Club des Poètes – dont on sait qu’il prend traditionnellement ses quartiers d’été sur la presqu’île de Crozon – qui devait clore cette première journée, avec un bel & émouvant spectacle poétique, hommage couplé à Jean-Pierre Rosnay, décédé en décembre dernier, et à Saint-Pol-Roux. Le lieu de cette manifestation ne pouvait être plus approprié puisque la scène naturelle et nocturne en était le Manoir ruiné de Cœcilian, formidablement illuminé pour l’occasion.


Samedi 31 juillet

Le lendemain, deux nouvelles conférences : Mikaël Lugan parla d’abord de l’amitié de Saint-Pol-Roux & d’André Antoine, citoyens de Camaret ; le premier, certes, méritait ce titre, qui y demeura trente-cinq ans ; mais le second y villégiaturait seulement et vendit ses villas en 1935. Pourtant, Saint-Pol-Roux avait ainsi baptisé le fondateur du Théâtre-Libre dès 1903 : « Antoine, citoyen de Camaret » ; et, malgré les réticences de l’ogre dramatique, le poète n’eut pas tort, sans doute, puisqu’Antoine y réside désormais, voisin perpétuel de son improbable ami, au petit cimetière marin de Camaret. Marcel Burel entretint ensuite le public, venu plus nombreux, relativement, que la veille, des années roscanvélistes (1898-1905) du Magnifique. Roscanvéliste lui-même, professeur de lettres classiques et historien incontournable de la Presqu’île, il sut admirablement montrer, à partir des textes composés dans cette période, comment Saint-Pol-Roux, charmé par ce village, se dépouilla de son costume parisien pour se faire ou devenir roscanvéliste. Là encore d’intéressants échanges. Le reste de l’après-midi ne fut pas moins dense en manifestations que la précédente : des mises en musique de poèmes du Magnifique, un spectacle composé de textes de Jean-Pierre Rosnay dont la vie dédiée aux poètes et à la poésie méritait qu’on lui rende hommage aussi pendant ces trois jours. La nuit, deux concerts animèrent la lande, emmi les menhirs de Lagatjar.

Dimanche 1er août

C’est au tour d’Alistair Whyte de prendre la parole. Les lecteurs de Saint-Pol-Roux le connaissent : il prépara, avec Jacques Goorma, l’édition, chez René Rougerie, de la plupart des volumes publiés à partir des années 1980. Olivier Rougerie, initialement prévu, n’ayant pu venir, Alistair occupa les deux heures de conférence, animant, dans un premier temps, un café-philo en plein air sur le thème : « A quoi sert la poésie ? ». On quittait là Saint-Pol-Roux – encore qu’à peine – pour y mieux revenir. Alistair connut très bien Divine, et c’est tout naturellement qu’il décida de consacrer sa deuxième intervention à la fille du poète, que ce dernier avait sacrée l’ange de ma solitude. Il parla de la femme qu’elle fut, de son dévouement pour son père, de son humour aussi ; puis il laissa la parole à Jacques Goorma qui, empêché de participer à ces trois jours, avait enregistré une lecture du beau poème, « Ma Divine a vingt ans », écrit par Saint-Pol-Roux en 1918. L’émotion, dans l’assistance, alors que, sur un écran, défilaient, accompagnant la voix magnifique du poète Jacques Goorma, des photos de Divine, était sensible. Ainsi s’achevait le cycle de conférences de la place Saint Thomas. Il revint au spectacle musical, « Saint-Pol-Roux, poète oublié ? », de Céline Caussimon & Cécile Girard de clore les festivités saint-pol-roussines. Il fut donné dans la chapelle Rocamadour, qui accueillit l’exposition inaugurée le 10 juillet ; la chapelle était comble. Mêlant textes du Magnifique, dits par les deux comédiennes-musiciennes et par Loïc Baylacq, qui incarnait le poète, intermèdes musicaux (accordéon, violoncelle et tuba qu’embouchait Jean-Yves Lacombe), reconstitutions d’épisodes biographiques importants (la lecture de la Dame à la Faulx à la Comédie Française, le banquet de 1925), le spectacle, bien documenté et bien construit (de sorte que le travail de documentation n’apparaisse pas sur scène), connut un beau succès.

Oui, Camaret avait décidément bien fait les choses. Ces trois jours furent un beau succès. Pour la ville et pour le poète. Et j’espère que l’an prochain, pour le cent-cinquantenaire de la naissance de Saint-Pol-Roux, inscrit aux célébrations nationales, d’autres villes – Marseille où il naquit, Paris où il vécut et combattit au temps du Symbolisme, Brest où il mourut – sauront rendre leur juste hommage au Magnifique. Il leur suffira, pour cela, avec leurs moyens, autrement plus conséquents, de suivre le dynamique exemple camarétois.

lundi 24 mai 2010

Saint-Pol-Roux, auteur d'opéras-comiques

Il faut l'avouer : les premières années parisiennes de Saint-Pol-Roux demeurent assez obscures. Il y a, bien sûr, les aventures connues, celles-là même que l'histoire du Symbolisme a retenues : la fondation de la première Pléiade, puis la collaboration à quelques-unes des petites revues, Le Moderniste d'Aurier, la seconde Pléiade de Louis Pilate de Brinn'Gaubast, d'où allait naître le Mercure de France d'Alfred Vallette. Mais c'est bien peu de choses. Il m'a été possible de recueillir, on s'en doute, au cours de mes recherches sur le poète, certains des petits cailloux semés par lui entre octobre 1882 et 1890, mais insuffisamment encore pour prétendre retracer avec précision son itinéraire biographique dans la Babylone moderne. Voici l'un de ces cailloux.

C'est en feuilletant l'année 1889 du Gaulois que mon oeil l'a d'abord aperçu, intrigué par un entrefilet du "Courrier des théâtres", en p.3 du numéro du 1er mai, qui annonçait que "M. Lagoanère, le nouveau directeur des Bouffes-Parisiens, [venait] de recevoir un opéra-comique en trois actes, intitulé la Fiancée de Salamanque, de MM. Saint-Pol et Jules Méry, musique de M. Justin Clérice". Bien que le premier de ces trois noms fût amputé de son appendice patronymique, la présence des amis Méry et Clérice, qui ne sont plus totalement des inconnus pour nous, identifiait à coup sûr le co-auteur de l'opéra-comique comme étant Saint-Pol-Roux. La consultation d'autres quotidiens devait apporter la confirmation. Certes, le Journal des débats politiques et littéraires (2 mai) et Le Figaro (1er mai) procédaient à la même amputation, mais La Presse (3 mai) et l'Echo de Paris (2 mai) mentionnaient "M. Saint-Paul Roux". L'hésitation orthographique entre "Paul" et "Pol" est intéressante dans la mesure où elle permettrait de dater, de cette époque, le choix, par le poète, de son pseudonyme définitif , même si la plaquette du Bouc Emissaire sera encore signée, quelques semaines plus tard, Saint-Paul Roux.

Mais revenons à nos trois compères et à leur pièce. La Presse donne un petit complément d'informations sur Justin Clérice, ajoutant qu'il fut "élève de [M. Emile] Pessard" et "l'auteur du Meunier d'Alcala, qui a été joué plus de trois cents fois à Lisbonne, Oporto et Rio-de-Janeiro". Le Figaro annonce : "La pièce sera représentée, suivant traité, dans la première quinzaine de septembre" et l'Echo de Paris, plus rigoureux : "Cette pièce doit passer vers le 10 septembre". Malheureusement, aucun opéra-comique intitulé La Fiancée de Salamanque ne fut représenté, malgré sa réception, aux Bouffes-Parisiens, ni en septembre, ni plus tard. On note, toutefois, que, si le nom de Saint-Pol-Roux disparaît du programme du théâtre pour cette année 1889, ceux des deux comparses y figurent bel et bien. Ainsi, Jules Méry apparaît comme co-signataire, avec Charles Grandmougin (auteur prolifique des périphéries parnassiennes), de Figarella, opéra-comique en un acte, sur une musique de Clérice, dont la première eut lieu le 3 juin et qui connut 30 représentations. Justin Clérice composa également la partition d'un vaudeville-opérette, en un acte, Monsieur Huchot, d'un certain Jacques Térésand, qui, malgré nos recherches, nous demeure absolument inconnu. La pièce fut donnée le 3 novembre, pour la première fois, et connut 18 représentations.

Pourquoi donc La Fiancée de Salamanque dont le traité semble avoir été signé par le nouveau directeur des Bouffes-Parisiens n'a-t-elle finalement pas été jouée ? On ne peut se livrer ici qu'au petit jeu des hypothèses. Rappelons d'abord qu'il n'est guère étonnant de retrouver Saint-Pol-Roux en auteur d'opéra-comique ; n'avait-il pas signé un Sabalkazin, deux ans auparavant, sur une musique de Vincent Fosse, autre opéra-comique qui fut représenté à Marseille et y connut un certain succès ? Mais rappelons aussi qu'en cette année 1889 Saint-Pol-Roux s'engage nettement dans la bataille symboliste et travaille à la Femme à la Faulx, qui deviendra celle qu'on sait, et dont il veut faire l'Hernani du mouvement nouveau. Dans ce contexte, apparaître comme l'auteur d'un opéra-comique, genre mineur ou considéré tel par l'avant-garde poétique, a pu poser à Saint-Pol-Roux quelque cas de conscience : comment concilier le poète hautain du Bouc Emissaire et le divertissant dramaturge de La Fiancée de Salamanque ?

Hélas, de cette pièce non représentée, nous ne savons rien, pas même l'argument. Fut-elle recyclée, son titre changé, une fois le nom de Saint-Pol-Roux disparu ? Il serait sans doute facile (trop) de voir dans cette Figarella du 3 juin, où le nom prodigue (trop) de Charles Grandmougin remplace dans le trio initial celui du poète, une Fiancée de Salamanque déguisée. La facilité est une tentation... à laquelle je cède bien volontiers, pour le plaisir des recoupements. Remarquons que les deux titres font d'un personnage féminin l'héroïne et que le "F" initial s'y retrouve - on ne s'en étonnera guère chez un poète hanté par la Femme à la Faulx. La transformation en Figarella pourrait s'expliquer par une translation géographique de Salamanque à Séville, puisqu'il faut bien lire dans ce titre nouveau un hommage à peine déguisé au valet célèbre de Beaumarchais. Le Figaro, le journal, ne s'y trompe, bien évidemment, pas :
"Figaro ne peut qu'applaudir Figarella, délurée commère qui est sa digne fille, bien qu'elle ait trois pères : MM. Grandmougin, Méry et Clérice. Nous laissons Beaumarchais dans l'ombre.
Par son adresse, Figarella décidé un père à marier sa fille au galant qu'elle aime, après avoir fait évincer les soupirants qui déplaisent.
Gentille petite pièce, amusante, et musique bien venue." (5 juin 1889, p.6)
Voilà un résumé qui pourrait parfaitement convenir à notre Fiancée de Salamanque, du moins à ce que, de l'histoire, à défaut d'en connaître davantage, son titre laisse deviner. Poussons le bouchon interprétatif un peu plus loin encore ; on se souvient que Figaro donne à Double-Main qui lui demande son nom de baptême, la laconique réponse : "Anonyme". Ah, comme il me plaît, dans mon délire, de penser qu'en modifiant le titre de La Fiancée de Salamanque, déjà peut-être référence au Mariage de Figaro, en Figarella, modeste fille littéraire du personnage de Beaumarchais, elle aussi sans "nom de baptême", c'est-à-dire sans père connu, Saint-Pol-Roux aura voulu attirer notre attention sur son souhait de s'effacer, auteur anonyme de cette "gentille petite pièce, amusante" !

Et il faudrait alors, pour conforter cette hypothèse d'un Grandmougin prête-nom occasionnel de Saint-Pol-Roux, rappeler les nombreux travaux de ghost writer que le poète effectua, avec ou sans le fidèle Jules Méry, en pleine ascension symboliste, pour Pierre Decourcelle, romancier et dramaturge populaire. Et se remémorer la Louise de Gustave Charpentier... Mais cela nous mènerait bien trop loin.
Nota : L'illustration en tête de billet est extraite du BASPR4 et signée Tristan Bastit.

dimanche 23 mai 2010

Iconographie : Amélie Saint-Pol-Roux

A peine descendu du train qui m’amenait de Paris, je m’engageai dans la rue de Siam, ce ruisseau pavé de Brest, humide, gris, saumâtre et laid. J’allais d’un pas machinal vers le port où attendait le vapeur qui traversait trois fois la semaine la rade pour déverser ses cargaisons de touristes sur la côte de Camaret. Au détour d’une rue, la vue subite d’une silhouette féminine me figea sur place. Un visage ardent que mangeaient deux vastes yeux noirs, croisa son regard avec le mien. Le novice que j’étais aux trois quarts sentit ses joues devenir de pourpre. Redressant la tête, je continuai résolument mon chemin. Quelques mètres plus loin, je ne pus dompter mon caprice. Je me retournai. L’aimable visage, mû par un mouvement identique, me regardait lui aussi. Je crus le voir me sourire. [...]

Amélie Saint-Pol-Roux devant le Manoir du Boultous

[...] Le déjeuner prêt, la voix magique appela la maisonnée. Deux garçonnets râblés firent irruption dans la pièce : Lorédan et Cécilian, les fils. Puis une fillette de cinq ans : Divine. Enfin, la dame de ces lieux.

Stupéfait plus que de tout ce qui venait de précéder son entrée, j’hésitai à me persuader… La dame qui me souriait de l’éclat de ses larges yeux noirs était, en chair et en os, la Dame de la rue de Siam et de la lande…

Edouard Schneider.

mardi 27 avril 2010

Saint-Pol-Roux, grand ordonnateur des fêtes camarétoises

Il n'est peut-être pas mauvais, alors que Camaret prépare d'estivales festivités en son honneur, de rappeler combien Saint-Pol-Roux participa hyperactivement à l'animation sociale, culturelle, patrimoniale de ce petit port du bout-du-monde, qui l'adopta dès 1905. J'en veux donner aujourd'hui un seul exemple, mais particulièrement emblématique.

En 1912, soit sept ans seulement après son installation dans son manoir du Boultous, Saint-Pol-Roux se chargea, ou fut chargé, d'organiser la Grande Régate de l'été, dont il fit un spectaculaire Hommage à la Victoire : ample et ambitieuse commémoration de "la victoire que Vauban remporta en 1694 contre la flotte anglo-hollandaise qui tentait un débarquement pour surprendre Brest".

Le Magnifique ne lésina pas sur les moyens de la reconstitution - reconstitution conçue toutefois comme célébration de la paix ; il pouvait en effet compter sur l'assistance d'un autre "citoyen de Camaret" d'importance : André Antoine, qu'il sollicita pour le prêt des costumes, et qui, amicalement, s'exécuta. L'inattendue grandeur de la manifestation du 11 août, attira l'attention des journaux de Paris, qui lui dédièrent mieux qu'un entrefilet. Voici d'abord, du Journal des débats politiques et littéraires (12 août 1912, p. 3) :
La fête de la Victoire à Camaret
Brest, le 11 août. - On sait que la baie de Camaret fut, en 1694, le théâtre du débarquement de la flotte anglo-hollandaise, alors en guerre contre notre pays. La célèbre chapelle de Rocamadour, dont une partie fut récemment détruite par un incendie et qui fut aussitôt restaurée grâce à l'initiative du poète Saint-Pol Roux, eut sa flèche abattue par les canons ennemis. Ce furent à peu près les seuls dégâts que put commettre la flotte anglo-hollandaise, car le marquis de Vauban veillait. Prévoyant qu'une tentative de débarquement s'opèrerait à Camaret, il fit établir des batteries.

Le 18 juin, à la faveur du brouillard, sept frégates ennemies viennent s'embosser à portée des batteries françaises. La canonnade commença.

L'ennemi effectue sa descente, mais nos troupes, aidées des paysans et des pêcheurs camarétois, le met incontinent en déroute et le rejette à la mer.

Une frégate hollandaise, s'étant échouée sur le "Sillon" de Camaret, fut obligée d'amener pavillon. Un transport anglais fut coulé par les Français.

Après cette défaite, les bâtiments des alliés levèrent l'ancre et regagnèrent leurs ports d'attache.

Pour immortaliser cette victoire, Louis XIV fit frapper une médaille à son effigie, dont le revers représente, au premier plan, Minerve appuyée sur un bouclier auprès d'un trophée naval ; la mer couverte de vaisseaux forme le fond du tableau.

Le poète Saint-Pol Roux, qui passe tous ses étés à Camaret [les quatre saisons en vérité], a décidé d'illustrer les régates camarétoises, dont il a été nommé président, et qui ont lieu aujourd'hui dimanche, en commémorant cet important événement historique.

Il a imaginé, pour réaliser son idée, un éblouissant programme de fêtes, qui n'a pas manqué d'obtenir un très grand succès.

Cette "Victoire de Camaret" était personnifiée par une belle jeune fille camarétoise, Mlle Lisette Duédal, âgée de dix-neuf ans.

Portant les armes de France, elle était entourée par deux compagnes d'honneur portant l'une les couleurs d'Angleterre, l'autre les couleurs de Hollande.

Le fond décoratif sur lequel évoluait cette gracieuse trinité était constitué par des régates fleuries dans le port, celles-ci faisant face au corso fleuri du quai.

Ce qui donnait à cette fête sa véritable signification, c'est qu'elle avait été conçue dans un sens pacifique.

S.M. George V, roi d'Angleterre, a fait écrire par son ambassadeur à M. Saint-Pol Roux, pour lui témoigner sa joie personnelle de voir commémorer la journée historique du 18 juin 1694. - (De notre correspondant.)
Voici, ensuite, extrait du même journal, le lendemain :
La fête de la Victoire à Camaret, organisée dans un cadre grandiose, fut un beau succès d'entente cordiale.

Après la lettre de satisfaction du roi George, ce fut le maire de Plymouth qui adressa une splendide écharpe de soie blanche destinée à Lisette Duédal, personnifiant la Victoire. Les vapeurs brestois, pavoisés de drapeaux français, anglais hollandais, décorés de verdure, amenèrent des milliers de spectateurs.

Le ministre de la guerre avait autorisé une section d'artillerie du fort de Lagatjar à venir avec de petits canons de campagne qui tirèrent de multiples salves pendant les divers épisodes de la fête, et la musique du 19e d'infanterie prêtait son concours. A une heure, la Victoire accompagnée de deux demoiselles d'honneur portant les couleurs anglaises et hollandaises, arrive dans un superbe char à la Tour dorée de Vauban, classée comme monument historique. Le corps de garde de la tour est occupé par des soldats de Vauban. Au sommet se tiennent le Roi Soleil, Vauban, Jean Bart entourés de seigneurs, de mousquetaires, gardes françaises, corsaires.

Après avoir reçu leurs hommages la Victoire prend la tête d'un cortège historique ; puis, sur les quais, pendant que se courent les régates à la voile, se déroule corso fleuri avec bataille de fleurs.

A quatre heures commencent les régates fleuries, auxquelles prennent part des multitudes de barques toutes fleuries et pavoisées aux drapeaux des trois nations.

La fête se termine par un épisode de mer réglé par le poète Saint-Pol Roux qui déclame un poème d'hommage à la Valeur et célèbre la Fraternité.

La poètesse Perdriel-Vaissière, habillée en paysanne bretonne, déclame également un poème. La fête devait se continuer le soir par des bals en plein vent et des fêtes vénitiennes, mais à partir de six heures la pluie est tombée diluvienne. - (De notre correspondant.)
Ces poèmes furent recueillis dans une plaquette, éditée par l'Imprimerie de la Dépêche de Brest. On y peut lire l'Hymne à la Victoire de Saint-Pol-Roux, La Combattante (Notre-Dame de Rocamadour en Camaret) de Jeanne Perdriel-Vaissière, et, plus inattendu, un poème de Coecilian, le fils aîné du Magnifique, alors âgé de 20 ans. Il s'intitule Camaret-la-Victoire :
CAMARET-LA-VICTOIRE
Au légendaire temps des bâtiments à voiles
Alors que les marins n'avaient que les étoiles,
Tu vis, ô Camaret, sur tes flots assagis
Bondir dans le soleil les lourds boulets rougis.

Aujourd'hui ce soleil qui dora ta victoire
A mis dans ses rayons des hymnes pour ta gloire
Et demandé des fleurs aux moindres arbrisseaux
Afin de mieux gréer les mâts de tes vaisseaux.

De la Pointe du Gouin à la Pointe Espagnole,
Les parfums et les chants te font une auréole,
Et même tes menhirs semblent ragaillardis
Sous l'obstiné lichen dont ils se sont verdis.

Partout le rire clair et la franche allégresse,
Partout le geste ancien qu'amende une caresse,
Chacun sent naître en soi comme un nouvel été
Où ces fleurs en s'ouvrant montrent de la beauté.

O fleurs qui remplacez les boulets et les piques !
O fils mâles et bons des ancêtres tragiques !
Spectacle noble et pur de trois coeurs différents
Unis dans un exploit de plus de trois cents ans !

O petit port entré pour toujours dans l'histoire,
Tu portes bien ton nom : Camaret-la-Victoire !
Reste digne des vieux qui l'inscrivirent haut,
Dis-toi que c'est par eux que ce nom dure et vaut !
COECILIAN.

mardi 20 avril 2010

Au banquet du 2 juillet 1925 : le discours de Jean Royère

On a déjà cité maintefois le nom de Jean Royère en ces lieux. Saint-Pol-Roux le considérait son "frère en poésie". Il fut, alors jeune directeur de l'influente et contestée Phalange, à l'origine de la requête adressée à Jules Claretie réclamant que la Dame à la Faulx fût jouée à la Comédie française - c'était en 1909 - puis il lui fut, jusqu'à la mort du vieil aède, un indéfectible soutien. Il faudra y revenir.

Royère assista aux deux banquets mémorables de 1909 et de 1925. Il fit partie, au cours de ce houleux dernier, des intervenants qui rendirent hommage à Saint-Pol-Roux. Il semble bien que son discours fût prononcé - mais fut-il entendu ? - soit que la bagarre rachildienne n'eût pas encore débuté, soit qu'elle fût achevée. Royère avait d'ailleurs, pour lui, le respect des surréalistes et d'André Breton - n'avait-il pas publié les premiers poèmes de ce dernier dans sa Phalange ? Leurs routes poétiques, toutefois, s'étaient depuis fort écartées. La revue, La Vie, eut la bonne idée de reproduire ce discours dans son numéro du 15 septembre 1925 ("Les lettres et les arts", p. 310) ; et comme les bonnes idées méritent d'être réitérées, le revoici quatre-vingt cinq ans plus tard :
Saint-Pol-Roux par Jean ROYERE
Discours prononcé au banquet historique offert à Saint-Pol-Roux à la closerie des Lilas.
Si je commençais mon salut par un doctoral : Qu'est-ce que le Symbolisme, vous me prendriez justement pour un cuistre en Sorbonne ! On ne définit pas ce qui est vivant et depuis vingt-cinq ans, nous avons enterré beaucoup d'embryons d'écoles dans les cendres de ce phénix !

Saint-Pol-Roux est à la fois une des personnifications et le symbole du Symbolisme ! Pour juger de sa vitalité, vous n'avez qu'à lever les yeux vers ce "jeune Nestor" (je prends une hypotypose à Paul Fort !).

Le Symbolisme, c'est la poésie ! Depuis quarante ans, elle triomphe. On dit quelquefois : "Mais où est la poésie ? Où sont les poètes ?" Je réponds. "Partout". Tout participe maintenant de la poésie. Sans renoncer à ses bienfaits, nous quittons les plans de l'abstraction : Nous ne disons plus : La Science et l'Art ; la Pensée et l'Image ; le Concept et le Sentiment ; nous ne redisons même plus : l'Esprit et le Monde ; le Moi et le Non-Moi ; l'Individu et la Foule. Nous disons : la Vie ou le Rêve. La Poésie se situe aux lieux où s'effacent les antinomies.

De cette poésie nombreuse et suave, vaste et étroite, humble et hautaine, humaine et panique, je le répète Saint-Pol-Roux est le parangon. Vous le savez et vous m'en voudriez d'étayer ce dire de trop de preuves.

J'aime de ce poète la divine emphase puisque :
Plus vaste que la mer est le mot qui la nomme !...
Le lyrisme qui a débordé, en 1885, sur la planète, fut une ivresse verbale. Le Romantisme de Victor Hugo était riche en mots, pauvres en tours ; or, en poésie, les unités sont syntaxiques. Les tropes du Symbolisme naissant ont refait l'enfance divine - c'est le mot - en la langue. Quelle autorité sur les âmes confère cette autorité sur le verbe ! Le rire innombrable des flots ou des feuilles de la forêt océane est une approximation de cette emphase, et j'applique à Saint-Pol-Roux l'hyperbole même dont il a couronné Verlaine :
Il n'a pas su, Paris, tes pages apparues,
Que l'Enfer et le Ciel y avaient mis la main,
Et que lorsque passait Verlaine dans ses rues
Passait une forêt sous un costume humain.
Mais j'aime aussi de Saint-Pol-Roux la suavité et l'humilité. S'il est éloquent comme l'enfant, il est tendre comme le peuple il est caressant.

La Dame à la Faulx a posé sur nos trente ans des baisers qui sacrent : nous avons tous été Magnus. Qui est-ce qui pourrait d'ailleurs contester ce chef-d'oeuvre ? Son drame est comme le lion que l'on voit de son manoir : il regarde passer les âges !

Les Reposoirs de la Procession c'est de la poésie à trois dimensions. Elle contient l'infini dans ses parthénogénèses. Elle est la fleur qui chante dans les contes : on l'entend de partout on ne l'aperçoit nulle part. L'Humanité et la Nature s'y incantent mutuellement. Ne contiennent-ils pas, ces Reposoirs, La Rose et les Epines du Chemin, c'est-à-dire les deux visages du bonheur. Ils nous conduisent de La Colombe au Corbeau par le Paon, ce qui est une façon de noyer l'amour et la mort dans l'immensité stellaire. Enfin ils nous tendent des Féeries Intérieures et ce sont celles de chacun de nous. Mais où va la Procession, quand elle a dépassé les Reposoirs ?... Et qu'est-ce que c'est que La Dame à la Faulx ? Si vous voulez le savoir, lisez non plus l'oeuvre écrite, mais la vie de Saint-Pol-Roux. Elle est comme celle de Mallarmé le poème par excellence !
JEAN ROYERE

dimanche 18 avril 2010

Un nouvel addendum au BASPR4 : Une lettre de Jules Renard à Paul Fort

Mon ami Kensaku vient de rappeler à mon oublieuse mémoire qu'on trouvait mention du nom de Saint-Pol-Roux dans les Lettres retrouvées (1884-1910) de Jules Renard, publiées par le cherche midi éditeur en 1997. C'est dans une lettre à Paul Fort, datée du 27 janvier 1909. La voici :


44, RUE DU ROCHER-PARIS VIIIe
27 janvier 1909
Mon cher ami Paul Fort,
Je ne dîne jamais en ville, sauf à l'Académie Goncourt, (il faut bien. !) Si je te promettais d'assister au dîner de Saint-Pol-Roux, ce serait avec l'arrière-pensée de t'adresser un télégramme d'excuses.
Je ne crois pas que le nom soit agréable à Saint-Pol-Roux, sans la présence. Il va de soi que si tu tiens tout de même au nom, je te le confie avec plaisir, persuadé que tu me le rendras intact dès que j'en aurai besoin.
A toi et aux tiens,
Jules Renard
J'ai aperçu Me Paul Fort dernièrement. Elle m'a paru bien jeune !! la poésie vous conserve. La prose nous vieillit.
On aura deviné que le "dîner Saint-Pol-Roux" dont il est question désigne le banquet de La Dame à la Faulx qui aura lieu le 6 février suivant. Jules Renard n'y participera pas mais, cédant à la demande de Paul Fort, son nom figurera tout de même au comité organisateur de la manifestation, aux côtés des noms de Rachilde, Paul Adam, Edouard Ducoté, André Fontainas, Paul Fort, Charles-Henry Hirsch, Gustave Kahn, Legrand-Chabrier, Camille Mauclair, Stuart Merrill, Francis de Miomandre, Albert Mockel, Jean Moréas, Charles Morice, Alexandre Natanson, Julien Ochsé, Edmond Pilon, Henri de Régnier, Jules Romains, Jean Royère, André Salmon, Alfred Vallette, Emile Verhaeren, Francis Vielé-Griffin, Tancrède de Visan : une sacrément belle cohorte.

Etrangement, on ne retrouve pas l'ami Renard parmi les principaux signataires de la Requête à Jules Claretie que cite Saint-Pol-Roux dans une lettre à Victor Segalen. Bien qu' il fût absent du banquet, on imagine mal le Magnifique ne pas lui adresser, dans les jours qui suivirent, un courrier le priant de joindre sa signature à la pétition, comme il ne manqua de le faire pour d'autres importantes personnalités : Rostand, Rodin ou Schwabe, par exemple.

Jules Renard, après tout, était une vieille connaissance, rencontrée dans les bureaux du vagissant Mercure de France. Puis au comité de lecture du Théâtre d'Art de l'ami Paul Fort. Saint-Pol-Roux le jugeait alors un "tempérament curieux", appréciant "parmi toutes ces épines, [...] d'originales roses de visions on ne peut plus charmantes". Un goût certain pour l'image inattendue les réunissait. Jules Renard, prosateur, était un magnifique à sa manière, ce qui n'échappa, bien entendu, pas au poète :
14 décembre [1893].
Saint-Pol-Roux me dit :

- Si, Renard ! Vous êtes magnifique. Nous sommes tous magnifiques. Jules Renard et Saint-Pol-Roux, au fond, c'est la même chose. Vous faites en comique ce que je fais au tragique. Il y a dix ans, j'ai écrit les Pompiers du village, que vous pourriez signer aujourd'hui, les mêmes curiosités de phrases, la lutte du concret et de l'abstrait. Nous partons d'un point commun pour nous diriger dans deux sens absolument opposés. N'est-ce pas votre avis ? N'avez-vous pas vous-même remarqué ça ?

in Journal de Jules Renard, Bibliothèque de la Pléiade, nrf Gallimard, Paris,
1960, p. 191
L'auteur de L'écornifleur, malheureusement, ne transcrit pas sa réponse, s'il en fit une. Il serait amusant, à défaut, et peut-être instructif, de comparer certains textes des Histoires naturelles avec les poèmes "animaliers" des Reposoirs de la procession. On y trouverait une nature commune : "Cette jolie idée de Saint-Pol-Roux que les arbres échangent des oiseaux comme des paroles" (Ibid., 7 mai 1894, p. 221). Mais, puisque nous feuilletons l'admirable Journal, ne nous arrêtons pas en si bon chemin, et piquons sur ce billet les dernières apparitions du Magnifique en icelui : elles seront d'autant plus pertinentes qu'elles s'ombrent de la silhouette damalafalcique.

Le 4 avril 1897, Renard est chez Jules Lemaître :
Il change de conversation en me montrant un manuscrit de Saint-Pol-Roux, une pièce injouable, mais qui l'amuse. Roux lui a écrit deux lettres "magnifiques". Lemaître lit quelques belles images, dont aucune ne porterait. On n'entendrait même pas les mots.
- Quelqu'un viendra, dis-je, qui lira Roux et adaptera tout cela au goût français.
Lemaître dit d'ailleurs que tout se trouve déjà dans Hugo. Il ignore Claudel. (p. 401)
Le poète, fraîchement revenu des Ardennes, cherchait alors à trouver un théâtre hospitalier à sa Dame. Est-ce lui qui donna à lire son manuscrit au critique dramatique du Journal des débats politiques et littéraires ou ce dernier le reçut-il d'un directeur ou d'une directrice de théâtre - Sarah B. pour ne point la citer - qui souhaitait quelque avis ? Il est impossible de conclure, mais remarquons tout de même que la critique de Renard rejoint celle que fera Sarah B. au Magnifique : le drame n'était pas réalisable, tel quel, en France. Mais n'était-ce pas plutôt à la France de s'adapter ?

Décidément, le manuscrit voyagea puisqu'on le retrouve le 7 mai 1898 chez Edmond Rostand :
Saint-Pol-Roux lui adresse un manuscrit, la Dame à la faulx, où la plus douce folie est parsemée de talent.
Personnellement, je ne saurais dire si cette dernière phrase était, pour Renard ou pour Rostand - sait-on seulement duquel elle émane ? - une critique ou un compliment...

C'est là sans doute ce qui définit le mieux l'amitié littéraire vécue par les deux hommes, le narratif et le lyrique : une certaine distance ironique.

samedi 17 avril 2010

Victor Segalen - L'Exote : Voyage au Pays du Bibliophile

Il y a, en matière de bibliophilie, toutes sortes de catalogues : des très-simples, faits de photocopies agrafées, des petits formats brochés, des grands formats sur papier recyclé, des en-papier-glacé, des numériques, des purement descriptifs, des aux-notices-plus-détaillées, des généralistes, des spécialisés, des thématiques, etc. ; bref, il existe une foultitude de types de catalogues pour amateur de livres. J'aime beaucoup en recevoir et prendre le temps de les feuilleter dans l'espoir fébrile de trouver une information ou la rareté qui manque à ma bibliothèque. Je les remise ensuite dans une boîte, qui sommeille en un coin de mon garage faute de la place nécessaire dans mon bureau. Il y en a un, toutefois, qui ne connaîtra pas ce sort, et c'est le dernier catalogue de la Librairie Pierre Saunier, reçu la semaine dernière et entièrement consacré à Victor Segalen - L'Exote.

Disons-le sans attendre : il s'agit, certes, d'un catalogue, avec descriptions matérielles et liste de prix, et pourtant, c'est autre chose qu'un catalogue "classique" ; c'est, tout simplement, un livre, et un très-beau livre, magnifiquement imprimé, aéré, richement illustré, s'autorisant de larges marges. Ceci, pour la forme. Quant au contenu, on compte pas moins de 229 entrées, non pas simplement disposées ordralphabétiquement, mais agencées de telle façon que s'y retracent le parcours biographique et géographique (la thèse de médecine sur Les cliniciens ès-lettres, la Polynésie, la Chine), les influences et les amitiés du voyageur-poète (Gauguin, Debussy, Rimbaud, Claudel, Gilbert de Voisins, Claude Farrère, Jules de Gaultier, Saint-John Perse, Saint-Pol-Roux). Et les notices de Pierre Saunier, ses stèles introductives, sont généreuses, documentées, précieuses. Je n'ose pas imaginer le temps qu'il lui aura fallu pour réunir la matière de ce catalogue, ces 229 livres et documents, pour la plupart d'une superbe rareté. Jugez plutôt : trois des 81 exemplaires nominatifs de l'édition originale de Stèles, imprimés sur papier impérial de Corée : le n°64 d'Albert de Pouvourville, le n°63 de Natalie Clifford Barney, le n°22 de Claude Farrère ; Les Immémoriaux, l'exemplaire de l'auteur ; Les cliniciens ès-lettres avec un long et bel envoi au pianiste Jean Cras, son cousin, auquel Saint-Pol-Roux consacrera un beau sonnet ; des premiers papiers des livres de Gilbert de Voisins, avec d'amusantes dédicaces à lui-même ; des manuscrits ; un exemplaire de la Philosophie des parfums de Charles Regismanset ayant appartenu à Remy de Gourmont ; mais aussi et bien sûr des entrées magnifiques : rien moins qu'une lettre - et une fort belle - de Segalen à son aîné, au sujet de La Dame à la Faulx que le comité de lecture de la Comédie française venait de refuser ("Au moment où d'ici, je m'emportais contre la Bêtise et la Veulerie, ou pis encore, de ceux qui t'écoutaient et ne t'ont pas sauté au cou, toi tu disais des paroles, qui sont aussi belles que la Beauté qu'ils maintenaient dehors...") ; des exemplaires du Bouc Emissaire (celui d'Alfred Vallette), de L'Âme noire du Prieur blanc, de La Rose et les épines du chemin, de De la colombe au corbeau par le paon, des Féeries intérieures, de La Dame à la Faulx, du premier tome des Reposoirs de la procession (1893), avec un envoi à Alexandre Mercier, collaborateur de l'En-dehors, et dont l'exemplaire est truffé de trois lettres et une carte autographe de Saint-Pol-Roux à ce dernier. Et pour ne rien gâcher, j'aime ce qu'écrit Pierre Saunier à propos de l'amitié qui lia Segalen au poète idéoréaliste, parce que si juste et si rarement dit par les spécialistes :
"[Saint-Pol-Roux] est une des premières rencontres littéraires importantes de Segalen ; il eut sur le jeune officier de marine une influence qui compta plus durablement encore que celle d'un Huysmans ou d'un Gourmont - les lettres publiées (éditions Rougerie) en témoignent, comme elles révèlent en plus de son attachement affectueux tout l'espoir que Saint-Pol-Roux mit en lui."
Oui, c'est un magnifique livre que ce catalogue ; et je l'ai rangé, comme tel, dans ma bibliothèque, d'où j'ai ressorti, moins jolis, plus cornés, sans aucune valeur bibliophilique, mes deux volumes des oeuvres de Victor Segalen parus dans la collection "Bouquins", pour les relire. Car, c'est là la réussite merveilleuse de Pierre Saunier : il nous rappelle quelle formidable et indispensable compagne de route est la poésie de L'Exote - Victor Segalen.
Nota : Librairie Pierre Saunier - 22, rue de Savoie / 75006 PARIS (+33 (0)1 46 33 64 91 - librairie.saunier@wanadoo.fr)
Merci à Bruno Leclercq qui m'a, le premier, signalé l'existence de ce catalogue.

Une sortie en mer le 26 juillet 1919 ou comment Saint-Pol-Roux fut sauvé du naufrage

LE CONQUET (Finistère)
30 juillet 1919.
Le canot de sauvetage du Conquet Le lieutenant Pierre Geruzez est sorti, le 26 juillet, vers 7 heures du matin, du port du Conquet pour porter secours au bateau de pêche langoustier venant d'Angleterre, Saint Pol Roux, 1708 Camaret, qui par temps de brume s'était échoué à la pointe nord de l'île Beuniguet. A l'arrivée du bateau de sauvetage sur les lieux, le patron a constaté que l'équipage du langoustier était sain et sauf dans l'embarcation du bord. Le Saint Pol Roux était bien chaviré sur un côté et, la mer baissant encore, il n'y avait plus qu'à demander le concours de la marine qui n'a pas fait défaut. Le lendemain en effet un remorqueur et un bugalet de la direction du port de Brest ont pu sauver le bâtiment, qui a été remorqué au Conquet, où, après une réparation de 24 heures, il a repris la mer et d'est rendu seul à Camaret.
Le Secrétaire Trésorier du Comité de Sauvetage,
LE VILLAIN.
(Rapport transmis par M. Hortensius TISSIER, Président du Comité de Sauvetage.)
in ANNALES DU SAUVETAGE MARITIME (54e année, 3e et 4e trimestres 1919, p. 106)
Nota : C'est tout à fait par hasard que j'ai découvert cette brève relation qui nous apprend l'existence, en 1919, d'un langoustier baptisé du nom de notre poète. Je savais qu'il y en avait eu un en 1959, inauguré par Divine, que suivit un thonier, aussi magnifiquement nommé, dans les années 1970 ; Saint-Pol-Roux, certes, avait été président des Régates de Camaret, puis, peu avant sa mort, président d'honneur de la Société centrale du Sauvetage des naufragés, mais j'ignorais qu'à peine 14 ans (et peut-être moins encore) après son installation camarétoise, on donna son beau nom de poète à un bateau de pêche. Un rien anecdotique sans doute... encore que ce rien témoigne d'une intégration réussie : celle de l'étrange châtelain à l'accent de Provence et à la mise parisienne dans la société des simples et rudes gendemers.

vendredi 5 mars 2010

Vient de paraître : LITANIES DE LA MER, reproduction Fac-Similé de la symphonie verbale, inédite, de Saint-Pol-Roux


LITANIES DE LA MER, précédées de "Pour une Cathédrale du Verbe" par René Rougerie - Rougerie éditeur, Mortemart, 2010. Reproduction en Fac-Similé du manuscrit de Saint-Pol-Roux, tirée à 500 exemplaires. [ISBN 978-2-85668-158-9] - 21 €.
On en reparle bientôt...

samedi 2 janvier 2010

Vient de paraître : LES HISTOIRES HETEROCLITES suivi du DESTRUCTEUR, de Remy de GOURMONT (Les Âmes d'Atala éditions)

L'an X s'ouvre sous les meilleurs auspices éditoriaux puisque vient de paraître un nouveau volume de Remy de Gourmont : Histoires hétéroclites suivi du Destructeur, qu'il est juste et professionnel de décrire synthétiquement comme une édition collective en partie originale. C'est une bonne nouvelle pour les amateurs de l'ours à écrire, et c'est une bonne nouvelle pour les amis de Saint-Pol-Roux qui savent en quelle estime le Magnifique tenait Remy de Gourmont, ce contemporain capital auquel il semblerait qu'on rende enfin la place décisive qui lui revient. Mais de quoi s'agit-il exactement ?
"Ces textes de Remy de Gourmont, réunis par Christian Buat & Mikaël Lugan, — et postfacés par ce dernier, — ont pour commun d’avoir connu une édition pré-originale, journal ou revue, et de n’avoir jamais été, — à quelques exceptions près, — recueillis par la suite. L’ordre suivi est chronologique, sauf pour sept textes révélés être les chapitres d’un roman inédit, — et incomplet : le Destructeur."
Autant dire que c'est tout le talent du conteur, jamais très-éloigné du penseur, qui nous est offert ici, dans sa formidable variété.


Le mot s'impose en effet ; il apparaît dès l'avis au lecteur, dû à Christian Buat, maître-gourmontien et maître-entoileur du site dédié à l'auteur ; et le postfacier ne manque pas de le reprendre comme un sésame de l'oeuvre :
"Variété, tel est, en effet, le mot qui ne manquera de s’imposer au lecteur de ce recueil ; car ces histoires hétéroclites, qui empruntent à tous les genres fictionnels — nouvelles, contes, traductions, dialogues, faits divers, etc. — ou en inventent, sont à l’image de la curiosité et du génie de leur auteur, infatigable promeneur dans le jardin anarchique et luxuriant des lettres. Si Remy de Gourmont, — poète, dramaturge, romancier, théoricien du symbolisme, — compte parmi les grands érudits de son temps, son érudition, jamais, ne put s’attacher à un domaine culturel, artistique ou scientifique particulier. Aussi, nul ne fut moins spécialiste que cet amateur ; et nul ne fut moins dilettante. Sa curiosité guette les transformations des hommes et de l’époque ; elle place le penseur, l’écrivain au cœur même de son siècle. On sait que, souffrant d’une difformité faciale, Remy de Gourmont ne quittait qu’occasionnellement son appartement de la rue des Saints-Pères ; pourtant, cet ermitage n’avait pas l’allure hautaine des tours d’ivoire sur les parois desquelles les soubresauts du monde viennent généralement mourir. Curieux de toutes les histoires et de toutes les actualités, Remy de Gourmont ne fut pas l’homme d’une école ; et si sa fidélité au symbolisme, qui lui procura en 1886 le « frisson esthétique » qui devait orienter durablement son œuvre, ne se démentit jamais, il sut évoluer, à l’instar de ses amis poètes, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, Saint-Pol-Roux et quelques autres, se libérant des tics, tics et tics qui menaçaient de scléroser le mouvement et de l’ériger en fabrique de littérature fin-de-siècle."
Est-il besoin de préciser que je conseille vivement la lecture de Remy de Gourmont et, parmi beaucoup d'autres, de ce volume-ci qui condense trente années d'écriture, et dont la moindre des qualités est de nous donner à lire l'évolution d'un style, des premières nouvelles d'inspiration naturaliste aux contes destinés aux lecteurs des feuilles quotidiennes, en passant par les proses symbolistes à haute densité poétique et par le maldororien Destructeur ?
On s'informe ou on passe commande auprès de l'éditeur : les Âmes d'Atala, qui nous avait déjà fait bien terminer l'an IX en nous adressant la troisième opération d'AMER, revue finissante.
HISTOIRES HETEROCLITES suivi du DESTRUCTEUR, textes recueillis par Christian Buat & Mikaël Lugan, Les Âmes d'Atala éditions, 2009 (168 p., tiré à 200 exemplaires, 5 €).

vendredi 1 janvier 2010

Roland Nadaus, poète-géomètre

Les fidèles de ce blog savent que Roland Nadaus est poète, et un poète qui aime la poésie et qui aime Saint-Pol-Roux. Ils connaissent peut-être moins la force de cet amour. Elle est très-grande. J'ai eu le vif plaisir de recevoir, il y a plusieurs mois, l'un de ses recueils : Les noms de la ville (poèmes journalistiques), paru aux éditions du Soleil natal dans la collection "Nouvelle Tour du Feu". Le genre avoué des textes qui le composent, hybride, inattendu, presque oxymorique, "poèmes journalistiques", aurait de quoi surprendre tout lecteur peu renseigné sur le talent polymorphe de l'auteur et lui rendre suspect de compromissions avec l'universel reportage ce volume poétiquement étrange. Car, Roland Nadaus fut aussi militant politique, élu conseiller municipal puis maire de Guyancourt, et conseiller général des Yvelines, un homme profondément attaché à sa cité et à son département, qu'il ne cessa et ne cesse d'habiter en poète. Il serait, d'ailleurs, fallacieux de scinder l'individu et d'établir une frontière entre son action politique et son action poétique. C'est ce dont témoigne ce recueil, Les noms de la ville dont la genèse nous est expliquée dès le seuil :
"J'ai bâti une ville j'ai eu cette chance et cette douleur d'enfantement, 30 ans de cocarde tricolore (sans parler d'avant) - mais ce n'est pas ici ce que je raconte, je veux seulement dire comment et pourquoi les Noms de la ville, ma ville : Guyancourt, "cité des poètes". [...]

Impasses, venelles, allées, mails, rigoles, clos, squares, villas, étangs, îles, écoles, collèges, lycées, centres de loisirs, rues, boulevards, avenues, places, ronds-points qui portent un nom : du Capitaine Némo au gymnase de l'Aviation, du Poète Jehan Despert inventeur des "Yvelines", à l'étang rue Thomas Edison, en passant par le banc Carmen Célérier et la Ferme de Bel Ebat et la place Thérèse Martin (plus connue sous le nom de Sainte Thérèse de Lisieux), j'en ai donné des noms ! [...]

Donner un nom est pouvoir presque divin, j'ai eu cent et une fois cette chance - et parfois j'ai fait l'acrobate et même le clown au nez rouge pour donner nom à l'amour, à l'admiration, à la reconnaissance, à l'espoir, au témoignage, à la beauté - jamais au copinage."
On aurait évidemment tort de ne voir là qu'acte commémoratif. C'est, avant tout, un acte lyrique, de célébration, qui n'a rien à voir avec la mort ou le simple devoir de mémoire. "Et quand une boît' de pub', ajoute Roland Nadaus, m'écrit rue St Pol Roux, c'est au poète Saint-Pol-Roux qu'elle rend témoignage." Si un hommage, au dévoilement de la plaque, est bel et bien rendu, il se double nécessairement d'un geste d'actualisation qui rend le poète au monde, à la vie, et aux contemporains des lendemains.

Chaque "poème journalistique" est l'histoire de ce geste, une histoire tout à la fois intime et publique. Voici la
Rue Saint-Pol-Roux
Je ne savais pas que cela m'arriverait lorsque, minoritaire, j'ai proposé qu'une rue porte le nom de Saint-Pol-Roux : maintenant j'y habite - j'habite rue de mon poète.

Oh j'ai dû ruser : avec un nom pareil, Saint-Pol-Roux était suspect - bien que son nom d'état civil fût Pierre-Paul Roux, ce que j'ai expliqué à la municipalité communiste d'alors. Mais surtout, la décision étant prise de consacrer un quartier à la Résistance, j'ai suggéré qu'on en dédiât une partie à des poètes : on m'a dit pas plus de trois !

Les staliniens Eluard et Aragon étant déjà pris ailleurs, ainsi que Berthold Brecht, on me confia le soin d'en trouver trois autres étant entendu que l'école maternelle irait évidemment à la camarade Elsa Triolet. Saint-Pol-Roux n'a pas été résistant - mais victime de l'Occupation et de la guerre, sa servante tuée, sa fille Divine violée et plus tard son manoir incendié sur la lande bretonne. Saint-Pol-Roux a illuminé mon adolescence, il m'a fait rencontrer ma femme : elle lisait des poèmes du Magnifique (1) pour illustrer mes conférences et souvent il nous arriva de dîner ensemble chez Divine et ses souvenirs. Il illumine encore ma vie - de poète et d'homme.

Dette de reconnaissance, dette de filiation. On m'a dit oui sans que j'aie à expliquer cela - et j'ai ajouté Marguerite Bervoets (2), poète belge, résistante, décapitée à la hache nazie à 30 ans. On m'a encore dit oui - et ma rue fait du bouche à bouche à la sienne.

Pour le 3ème j'ai proposé Michel Manouchian - oui, celui de l'Affiche Rouge, celui de la Résistance des Immigrés (M.O.I.) et l'on m'a dit encore oui.

Plus tard, devenu maire, j'ai évoqué son nom devant le monument aux morts, un 8 mai. Quelqu'un alors, après la cérémonie, est venu me demander où se situait sa rue. J'ai répondu. Mais sur le plan de la ville cette rue n'existe pas. Elle a disparu ou bien on ne l'a jamais nommée - sans me le dire, c'était l'époque où il n'y avait pas de délibération publique pour cela.

Quand je suis venu habiter rue Saint-Pol-Roux - que poursuit la rue Marguerite Bervoets - sur mes épaules une ombre s'est alourdie, celle de Michel Manouchian. Un vrai résistant. Un poète aussi, vrai. Et en plus un communiste sincère. Quel mot fut de trop ?

Soudain relisant ce texte, je m'aperçois que je n'habite pas rue Saint-Pol-Roux - mais rue Bervoets !

(1) Saint-Pol-Roux dit le Magnifique.
(2) Prononcer Bervouts.
Roland Nadaus a rendu tangible sa géographie mentale. Sans doute était-il, à Guyancourt, l'un des rares, avec son épouse, à connaître le nom de Saint-Pol-Roux, et à l'avoir lu. Aujourd'hui, grâce à son enthousiasme, la silhouette du Magnifique s'évoque quelquefois au hasard des conversations anodines : Excusez-moi, madame, je cherche la rue Saint-Pol-Roux. - Ah, Saint-Pol-Roux, un beau poète, n'est-ce pas ? - Eh bien, cher monsieur, continuez tout droit et prenez la première à gauche, vous verrez alors, immanquablement, la rue Saint-Pol-Roux. Vous la reconnaîtrez : elle embrasse sur le front la rue Marguerite Bervoets.

Et je pense, en lisant ce beau recueil, beau de simplicité et de sincérité, à cette phrase de son poète, de notre poète :
"Géomètre dans l'absolu, l'art va maintenant fonder des pays, pays participant par l'unique souvenir de base à l'univers traditionnel, pays en quelque sorte cadastré d'un paraphe d'auteur ; et ces pays originaux où l'heure sera marquée par les battements de cœur du poète, où la vapeur sera faite de son haleine, où les tempêtes et les printemps seront ses joies et ses peines à lui, où l'atmosphère résultera de son fluide, où les ondes exprimeront son émotion, où les forces seront les muscles de son énergie et des énergies subjuguées, ces pays, dis-je, le poète, dans un pathétique enfantement, les meublera de la population spontanée de ses types personnels."
Magnifique année, cher Roland Nadaus, très-cher poète-géomètre.