[Jean-Pierre Guillon fut l'ami d'André Breton et un compagnon de route, toujours actuel, du Surréalisme. Ses affinités poétiques et artistiques l'ont porté vers les oeuvres de Sade, Yves Tanguy, Maurice Fourré dont il a publié des textes inédits ou devenus rares. C'est avec un fort retard que j'entoile la longue et belle lettre qu'il m'écrivit le 25 octobre en réponse au questionnaire qui servit de base aux entretiens du printemps. Qu'il veuille bien m'excuser et accepter mes remerciements pour le témoignage de haut intérêt qu'il nous livre.]
Durant toute ma scolarité (primaire et secondaire), les cahiers changeaient d'année en année, selon le niveau et l'enseignant(e) : maths, français, rédaction, histoire-géographie, sciences... Un seul était immuable et me suivait, malgré les changements de salle et de classe : le cahier de "Poésies" (je crois même qu'on ne mettait pas de "s" au mot, comme s'il s'agissait d'une matière en soi : la Poésie !). J'y recopiais à la main (*) les poèmes qu'il fallait ensuite apprendre par coeur et savoir réciter debout devant l'ensemble de la classe. (Les petits malins, hésitants, se faisaient "souffler" les mots manquants par leur voisin de derrière, mais personne n'était dupe). Dans mon souvenir, outre des bribes de fables de La Fontaine, reviennent ainsi "Nous n'irons plus au bois" (de Banville, je crois), "Les pauvres gens" de Victor Hugo, "La Mort du loup", "La Conscience", "Demain, dès l'aube...", "L'Isolement" de Lamartine (**)... en tous cas rien de Saint-Pol-Roux, encore inconnu au bataillon, puisqu'à la fin des années 1950, le programme de la poésie s'achevait non sans mal (et encore, il faut voir comme !) sur "Fantaisie" ou "le dormeur du val" de Rimbaud, présenté d'abord comme un petit voyou ou un garnement bien doué, mais qui avait mal tourné.
Comme ensuite, à l'Université, j'avais choisi la filière "Lettres classiques" (en vue du professorat, et le plus vite possible - pour être indépendant), mes connaissances en poésie moderne (Apollinaire - Jarry - Péret - Breton et le surréalisme en bloc...) se firent à la diable, tout seul (car j'étais curieux de nature), ou dans le petit trio de trublions que nous formions (même sur le plan syndical et politique) Annie Le Brun, Hervé Delabarre et moi. Tout en restant nous-mêmes, il n'y avait alors guère de mal à choquer le public, puisque dans l'ensemble, les familles rennaises, la ville, son Université... etc, y étaient on ne peut plus réactionnaires/rétrogrades (?). En cours de littérature française, j'entendis parler de Diderot, de Maupassant, de Péguy (pouah !) mais de Saint-Pol-Roux jamais. Ca, je puis vous l'assurer. Tout cela pour vous dire qu'avant l'âge de 20 ans, je n'avais jamais rien lu de lui, connaissant peut-être, mais par des voies alors très détournées, son nom et son existence. Restons-en là, qui m'amène à l'année 1963.
C'est de ce moment, pour répondre à votre question de départ, que "date ma première rencontre avec la poésie de Saint-Pol-Roux" et vous comprendrez vite pourquoi elle est restée fixée dans ma mémoire et que je ne l'oublierai jamais, un homme valant - parfois - tous les livres du monde à lui tout seul.
Cet été-là, Régine, Hervé Delabarre et moi avions loué pour le mois de juillet un petit appartement à Morgat, dans la presqu'île de Crozon (farniente, plaisirs de la mer, balades, pique-niques dans ce beau coin du Finistère, pas encore envahi par les touristes...). Début août, comme prévu, nous traversâmes en "deux-chevaux" une partie de la France pour rejoindre à Saint-Circq La Popie dans le Lot, André et Elisa Breton qui nous y attendaient (il y avait là aussi Jean Benoît et Mimi Parent, Toyen, Robert Lagarde en famille, et par ci par là, de passage, Jehan Mayoux, Raymond Borde de Toulouse, Adrien et Simone Dax : une partie de l'égrégore surréaliste en somme !). J'avais loué une chambre chez l'habitant ; Régine et Hervé logeaient au dessus, et Toyen juste à côté, comme j'étais seul je n'avais nulle envie de faire des courses journalières pour me mettre à manger, reclus, en tête-à-tête avec moi-même. Tous les midis, je retrouvais donc Toyen, André et Elisa Breton, "auxquels" se joignaient les amis de passage, dans la charmante petite auberge du village. Il pouvait y avoir des propos sérieux, mais c'était selon l'humeur des uns et des autres, et suivant le temps. Aucun sujet, en tous cas a priori, n'était tabou. Apprenant que nous arrivions de Morgat et de la presqu'île de Crozon, en Bretagne, "comment, s'étonna Breton, vous n'êtes même pas allés à Camaret ! Vous étiez à deux pas, et vous n'avez pas été voir " le château" du grand poète Saint-Pol-Roux, les ruines qu'il en reste aujourd'hui tout au moins !" Et à la surprise générale, sans nul souci du ridicule, il se mit à réciter à haute voix, devant tout le monde, un long poème de Saint-Pol-Roux : "Frappez, et l'on vous ouvrira."
"J'allais plein d'Elle.Son nom ?Le sais-je !L'inconnue.Existait-elle seulement ?Elle, sans plus.J'allais...
(...)
Toc...Eh laissons-lui le loisir de se blottir en la tulipe d'une robe !Enfin !Dieu, la belle dame !Le moment est propiceToc toc...J'entre."
Il le connaissait par coeur, et quand il eut fini, s'arrêta, là encore le plus naturellement du monde. Les choses reprirent ensuite, et il dit quelques mots de ce que représentait pour lui la poésie de Saint-Pol-Roux (sans évoquer - cela ne m'étonne qu'aujourd'hui, 40 ans plus tard - ses propres visites dans les années 20 au manoir du Toulinguet, ni le scandale qu'occasionna le banquet Saint-Pol-Roux de 1925).
Ainsi mis brillamment sur la voie, "initié" au plein sens du terme, je profitai de la chance qui voulut qu'on reparla un peu du vieux solitaire pour me procurer l'étude (avec photos et florilège) que lui consacrait Théophile Briand chez Seghers dans sa collection "Poètes d'aujourd'hui", et - par l'intermédiaire d'amis parisiens - d'introuvables Anciennetés. Ma femme et moi qui habitions tout près, à Quimper, connaissant mieux maintenant l'existence terrestre du poète, nous sommes rendus très souvent, seuls à deux ou avec d'autres, dans son manoir sans toit et en ruines, entre les menhirs de Lagatjar et l'Océan en contre-bas, à perte de vue. Puis ce fut l'abondante anthologie donnée au "Mercure de France" (***) par Alain Jouffroy qui ouvrait plus largement les allées où étaient rangés les reposoirs de la procession, et enfin les éditions successives d'inédits, toujours riches en trouvailles, proposées au fil des ans par René Rougerie. (Je crois bien que je me les suis procurés tous, au fur et à mesure de leur parution - mais je n'avais aucun mérite à cela, moi qui n'avais même pas à les chercher, un de mes amis ayant ouvert à Quimper une librairie nommée "Calligrammes", où tous les livres de Rougerie se trouvaient d'office en dépôt. Même pas de commande à faire, et le tour Saint-Pol-Roux était joué !)
Des vers ou des lignes préférées ? Le qualificatif "préférées" n'a ici pour moi pas grand sens. (Je suis depuis un bout de temps et encore pour un bont de temps, dans un hôpital, et je n'ai aucun livre avec moi ! Alors, vous pensez bien, un recueil de S.P.R., sur la table de nuit, entre le téléphone et le verre à médicaments !). De tête, me revient surtout "La charmeuse de serpents", écrite à la foire de Montmartre et dédicacée à Jarry : "Sur l'orteil, nichons de proue, publique, elle se cambre, à poils... - en sa maligne apothéose de révolutions, un sifflet de vipère entre ses lèvres de cerise". Là se condense pour moi tout Saint-Pol-Roux, capable de passer du langage le plus populaire, voire le plus cru ("Les Trous-du-cul, ce sont maints critiques modernes", n'est-ce pas ?) aux déliciosités symbolistes et au tour volontiers décadent, très "fin de siècle" (le XIXe bien sûr !). En ce sens, on peut bien dire que son style, son art est très daté, et c'est la chose qui lui a le plus nui. (Remarquez que "daté", le vôtre l'est aussi : si "les visiteurs du soir" m'évoquent quelque chose, par contre une expression comme "les visiteurs du blog" ne me dit, à moi, rien, mais vraiment rien du tout !)
Une anecdote personnelle ?.. Pendant une dizaine d'années, j'ai été professeur de français-Histoire dans un collège rural du Centre-Finistère. Une fois par an, j'accompagnais ma collègue de sciences qui amenait nos élèves voir les curiosités géologiques de Camaret et des environs (les étonnants "rippel-mark" de la plage - dont j'ai oublié le nom - en particulier), tandis que le reste du groupe venait avec moi explorer les ruines du château de S.P.R. et les alentours. A midi, rencontre des 2 mini-groupes, pique-nique sur la plage en bas de la falaise et baignade pour les volontaires et les amateurs. Un jour, à marée basse, avec quelques enfants, nous avons exploré le champ de galets que la mer en se retirant avait laissés sur le sable. Quelle ne fut pas, ce jour-là, ma surprise d'en trouver deux côte à côte, "marqués" très distinctement des chiffres 6 et 9 (69) juste en bas du château !
"Pour M. Guillon", lança, l'air amusé, l'un des adolescents qui connaissaient tous au moins la chanson de Serge Gainsbourg : "69, année érotique". On en resta là, mais je ramenai précieusement ces deux trouvailles à la maison...
Par la suite, tant en vers qu'en prose, j'ai fait appel à St.P.R. quand j'en avais besoin, et je peux dire que - même dans son côté parfois "maniéré" -, j'aime sa poésie.
Bien à vous,
J.-P. Guillon.
Pour le "portrait chinois", je verrais peut-être plus tard...
* Dans le 2e tome de L'Alchimie expliquée sur ses grands textes classiques, Eugène Canseliet parle incidemment, au départ, des "vertus" de la pratique manuscrite, au regard des facilités de la photocopieuse, qui est de règle aujourd'hui (mais je n'ai pas les références exactes en tête ! Il serait facile de les retrouver...) - pour éviter la condamnation rapide de "réactionnaire".
** Je revois notre jeune professeur de français de l'époque transcrivant mot à mot "L'Isolement" au tableau noir. Nous en suivions la progression sur notre cahier, strophe par strophe :
"Souvent, sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne,Au coucher du soleil, tristement je m'assieds...Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé."
(Je connais encore ce texte "sur le bout des doigts"). Quelques heures plus tard, je retrouve ce jeune prof dans la rue, avec une femme - "sa" femme peut-être. Il m'annonce alors que nous aurons un remplaçant la semaine suivante, puisqu'il vient de recevoir "sa feuille de route" militaire pour partir à la guerre en Algérie. En me la montrant, il ne peut retenir ses larmes. La femme essaie de le calmer et de le consoler, mais c'est peine perdue. Je suis très ému et je n'oublierai jamais cette scène (je revois même le coin de la rue).
*** On y trouvait, entre autres, un long texte en prose La Randonnée qui pourrait être conseillé à qui voudrait entrer dans l'univers de S.P.R. : "Nous entrons en couteau dans le pain (ou le fruit) des villages", dit-il pour traduire son étonnement devant cette nouveauté, engendrée par l'automobile : la vitesse dans le mouvement ! En sens inverse, comme le signale quelque part Julien Gracq, le type de maison moderne se trouve amputé de nos jours de la cave et du grenier : la poésie à venir s'en trouvera, par rapport à celle d'hier et d'aujourd'hui, toutes chamboulée...
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