Je profite de la sortie, vieille déjà de quelques semaines, du dernier numéro du Grognard, le huitième du nom, pour reproduire, avec l'autorisation de son auteur, un beau texte que Stéphane Beau m'adressa il y a un mois ou deux, où il relate sa rencontre avec Saint-Pol-Roux.
Cœcilian, impression soleil couchant
Les premières fois prennent de temps en temps des tournures surprenantes. En amour, cela est connu, mais pas seulement. La manière dont Saint-Pol-Roux s’est inscrit dans ma vie reste sans doute un des moins banals de mes coups de cœurs littéraires.
Ce devait être en 1987, ou 1988. Nous avions entrepris de faire, en amoureux, le tour du Finistère à bicyclettes. Nous étions étudiants, donc fauchés, et la nuitée de camping coûtait alors des clopinettes (nous nous en tirions parfois pour trois ou quatre francs par nuit !).
Après diverses étapes, nous étions arrivés, par un bel après midi de juin, à Camaret.
Camaret… Il y a des lieux comme ça, dont on réalise dans la fraction de seconde où on les découvre, qu’ils sont faits pour nous et qu’ils nous attendaient, sagement, depuis des lustres.
Camaret... Sa tour Vauban dont l’ocre se découpe sur l’azur des cieux et l’aigue-marine des flots ; sa chapelle, Notre-dame de Rocamadour, trapue et paisible, comme un chat au poil roux roulé au bout de la jetée.
Il est des paysages qui nous résument mieux que des mots, qui coïncident parfaitement avec ce que nous sommes. Mon coup de foudre pour ce petit port fut tel que, quelques années plus tard, postulant pour je ne sais plus quel emploi, confronté à un Directeur des Ressources Humaines qui commençait à me courir sur le haricot, et qui me demandait : « quelle est votre ambition dans la vie ? », je répondais du tac au tac, avec ce mauvais sourire dont j’ai parfois le secret : « finir mes jours à Camaret ! » Le bonhomme cravaté avait pincé du bec et était passé illico au postulant suivant !
Le soir de notre arrivée à Camaret, après avoir planté notre tente, nous étions allés faire un tour sur les falaises, au-dessus de la ville. Le soleil se couchait et toute la nature virait à l’orange. Au devant de nous, bientôt, se dressèrent quatre tours isolées, plantées au beau milieu de la lande. Intrigués, nous nous étions approchés de ces ruines qui, dans la nuit tombante, à la lueur des derniers éclats du soleil et des scintillants reflets des vagues, prenaient des allures de château féerique. Rien ne protégeait ces vestiges branlants qui, malgré leur abandon évident, inspiraient le respect et renvoyaient une impression de noblesse étonnante.
Une petite plaque, il me semble, indiquait qu’il s’agissait du manoir de Cœcilian et que c’était là que le poète Saint-Pol-Roux avait fini ses jours. Je dis bien « il me semble », car, pour dire toute la vérité, je ne me souviens pas d’avoir lu cette plaque qui n’existait d’ailleurs peut-être pas en 1987 ou 1988. Ainsi, ce ne fut probablement que le lendemain que nous avions appris, à l’Office du Tourisme ou ailleurs, et le nom
du manoir et celui de son propriétaire.
À l’époque, je ne m’intéressais que modérément à la littérature, préférant m’acharner à tirer quelques soli grasseyants de ma guitare électrique, ou à écouter en boucle mes 33 tours de Jimi Hendrix. Saint-Pol-Roux... Ce nom me disait vaguement quelque chose. Je l’avais déjà croisé dans une anthologie, c’était évident, mais j’aurais été parfaitement incapable de dire ni ce qu’il avait écrit, ni s’il s’agissait d’un contemporain de Ronsard, de Lamartine ou de Gide !
À la maison de la presse locale, dans un petit carton posé à même le sol, entre les cartes IGN et les figurines Panini, j’avais bientôt découvert tout un ensemble de volumes de ce mystérieux Saint-Pol-Roux, tous publiés chez ce discret et merveilleux éditeur – que je ne connaissais bien évidemment pas à l’époque – Rougerie. Tout fauché que j’étais, j’avais alors acheté un exemplaire de la Repoétique que j’avais dévoré, le soir même, m’éclairant avec une lampe de poche que je devais poser toutes les cinq minutes pour couper les pages non massicotées (Ah ! couper un livre, quel bonheur ! ce devrait être obligatoire !).
Le lendemain matin, une fois la tente repliée, nous avions repris la route, remontant vers Brest. Le reste du voyage fut agréable, mais cette halte à Camaret est restée gravée à jamais en moi. Je n’ai jamais retrouvé depuis, ni en France ni ailleurs, de lieux où je me sois senti aussi chez moi que là. Et, à ce jour, je n’ai ressenti de telles vibrations – que j’irais presque jusqu’à qualifier d’existentielles –, qu’au beau milieu des magiques tourelles de Cœcilian !
Depuis, les livres ont pris possession de ma vie, et Saint-Pol-Roux n’y est pas pour rien. C’est pour cela que je lui offre une des places d’honneur dans mon panthéon personnel. Pourtant, je vais être honnête avec vous : ce n’est pas, et de loin, mon écrivain préféré : je ne le relis que très rarement et je ne suis absolument pas un spécialiste de son œuvre. Mais peu importe : je l’ai aimé avant même de le lire ; j’ai ressenti, avant même de le connaître qu’entre lui et moi un lien était tissé, bien plus puissant que les mots. Il existe dorénavant, entre nous deux, une intimité que rien ne pourra faire vaciller, intimité où les vers et les proses du poète se mêlent de manière inextricable avec mes souvenirs, mes visions des tourelles au soleil couchant, la fougue de mon amour de jeunesse, et mes premiers frissons esthétiques et littéraires.
Aujourd’hui encore, si un Directeur des Ressources Humaines s’amusait à me poser comme question : « quelle est votre ambition dans la vie ? » ma réponse serait inchangée : « finir ma vie à Camaret, au pied des tours de Cœcilian, là où vécût Saint-Pol-Roux… »
Stéphane BEAU.
Au sommaire du GROGNARD - N°8 (décembre 2008)
- Alain Nadaud : La Peau des anges
- Mitchell Abidor : American rebels : Henry Louis Mencken
- Yves Plamont : Géométrie (poème)
- Stéphane Beau : Contingences 10 & 11
- Goulven Le Brech : Entretien avec Olivier Salazar-Ferrer # 1
- Benjamin Fondane : Refus du poème (poème)
- Pascale Arguedas : Une Bouteille à la neige
- Emile Faguet (1847-1916) : Les écrivains obscurs
- Pascal Pratz : Le Retour de Nietzsche l'éternel
- Thomas Vinau : Du Courage (poème)
- Stéphane Prat : Jack London & John Barleycorn (chronique)
- Sébastien Clivillé : La Barbe du prophète (poème)
- Goulven Le Brech, Pascale Arguedas, Stéphane Beau, Stéphane Prat : Du côté des livres.
Avec des illustrations de :
Nadja Raskovaloff, Anne-Sophie Atek, Rémi Cierco, Nathalie Prat
"Parfois, lorsque la colère me submerge je me dis qu'au final ce n'est pas mauvais signe : tant que je me révolte c'est que je suis vivant."
Stéphane Beau.
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