On a pu lire ces derniers dix jours sur LIVRENBLOG une série de billets donnant la part belle au bon René WEIL (1868-1952) mieux méconnu encore sous le nom de Romain COOLUS. C'était un homme et un écrivain de qualité que le cher Romain Coolus. Il avait fait, à Condorcet (l'un des berceaux incontestables du Symbolisme), des études brillantes qui l'agrégèrent philosophiquement à l'âge de 22 ans. A la même époque, il rejoint ses anciens camarades à la rédaction de LA REVUE BLANCHE, dont il devient rapidement un des piliers et des beaux esprits. Intime des Natanson, il est également l'ami de Vuillard, Toulouse-Lautrec, Roussel et Vallotton, dont il collectionne les tableaux. Engagé, comme la plupart des autres collaborateurs de la petite revue, auprès des anarchistes et des dreyfusards, il rencontre, contrairement à ses amis poètes et écrivains symbolistes, un succès rapide grâce à ses pièces de Boulevard. C'est Antoine, le fondateur du Théâtre-Libre et le farouche représentant du réalisme scénique, qui monte la première, Le Ménage Brésile, en janvier 1893. Les concessions que Coolus, dans ses oeuvres dramatiques, s'oblige à faire au public, l'éloignent de son ambition première et de son goût pour une littérature exigente. Car le bon vivant qu'il était, entraîné dans les folles nuits parisiennes par Lautrec, le bretteur, l'auteur de succès légers et faciles (faciles parce qu'à ficelles), n'était pas dépourvu d'une gravité, d'une profondeur toutes poétiques qu'il ne parvenait à exprimer que dans les pages des petites revues, lues par ceux-là mêmes qui n'appréciaient guère le genre de son théâtre. Notre ami Zeb a reproduit récemment, de lui, une "prose légendaire : Les Etoiles crevées" qui suffirait à prouver son attachement au Symbolisme et à signaler aux lecteurs un imaginaire plus complexe que ne le donnait à voir ses comédies. Comme deux preuves valent mieux qu'une, j'ai décidé de m'allier à Zeb et son Livrenblog, et de reproduire à mon tour une longue prose de Coolus, "LES TOUPIES", qui parut dans la 27e livraison de LA REVUE BLANCHE - en janvier 1894 (pp.14-28). On se souvient peut-être que Saint-Pol-Roux, qui avait pris quelque distance avec le MERCURE, y avait fait paraître, en octobre 1892, des "Tablettes de Voyage"; l'année suivante, en décembre, quelques mois avant de donner son FUMIER, il y publia deux extraits du second tome des REPOSOIRS DE LA PROCESSION, "La Statue maligne" et "Les couronnes", dédiant ces dernières, justement, à Romain Coolus, qui lui offrit, pour le remercier de ces royales volutes, les virevoltantes toupies qu'on va lire, et que je n'hésite pas à verser dans La Petite Anthologie Magnifique :
LES TOUPIES
pour Saint-Pol-Roux,
Un bon abcès qui prend quotidiennement de l'embonpoint et devient avec régularité abdominal est une certitude, une de ces certitudes de choix, décisives et qui assomment...En ce moment que ne donnerais-ja pour qu'ainsi se domât en une ampoule incontestable, d'une maturité escomptée et d'un safran accusé, la diffuse, confuse et rayonnante douleur qui me poind, partout et nulle part, multiplement présente et mercuriellement insaisissable, intuable parce qu'insituable, fugace, d'ubiquité, en toutes mes veines et de toutes mes peines...***Ma désolation intérieure à perte de vue m'évoque ces sites de neige malade agonisant dans le crépuscule sanglant comme dans la main blessée d'un héros gullivérien. - Si pour de ridicules dissidences d'elles au réel, les femmes n'avaient pas monopolisé le geysérisme facial, peut-être soulagerait-il d'égoutter quelque eau tiède sur les convulsions du zygomatique ? Mais même à quoi bon, cette lessive ? Etancherait-elle l'opaque détresse de s'être à soi-même toujours même, l'autrui se signalant toujours plus autre et lointain, la haine nécessaire des comparses vitaux, végétatifs, paraissant vivre, paressant le vivre, facettes à biseaux coupants où parfois saigne en s'y voulant mirer et multiplier la pauvre chair d'angoisse qui nous est notre numéro matricule.***Aux tressauts de l'omnibus, les reminiscences rumeurent, des images ludionnent, le subconscient travaille. L'impossible dormir pacifierait. Non ! rien n'entravera le tic-tac cérébral qui moud du mirage, pas même la supercherie des paupières déclanchées sur les petites prunes fallacieuses qui nous solidarisent au monde. Le regard ombilical coupé et clos les yeux du dehors, d'infinies ocellures intérieures étoilent l'ombre volontaire où l'on s'exile. Peu à peu reculent vers les coulisses psychologiques les males idéologies dont savamment nous décuplons en coëfficient cruel nos misères sentimentales, telles des danseuses hâtives, gymnotant encore d'émois chorégraphiques, impatientes des foyers où bruit - parfois - l'eau claire des diamants au creux des paumes financières. Mais la rampe neutralisée, l'interminable spectacle reprend et ce sont soudain tous les émigrants des pays fictifs. Théoriques et prestigieux, tuniqués de lin liturgique et semeurs de gestes dolents, silencieux de ma tristesse et multipliant jusqu'à des horizons insaisissables, comme en des glaces où tremplinent des images, les mêmes attitudes éteintes, mais si berceurs d'être irréels, ils processionnent... Et puis, du rêve...***"Places, s'il vous plaît !" - Le hoquet d'un haquet ! Réveil brusque : débâcle intérieure d'images.Un polichinelle romantique fait "couic, couic" sur mon guignol mental, rosse magistralement le conducteur omnibusard, l'apostrophant, l'invectivant, l'ahurissant : "Ah ! brute (pan !) butor (pan, pan !) bélitre ! (le grand Pan est ressuscité !), je t'apprendrai à te permettre cette invasion hune dans mes territoires privés (boum dorsal !) Tu sauras, maître crétin ! (boum rénal), que l'on n'entre dans mon home (homérique moulinet) qu'après avoir discrètement de quelques tambourinages sollicité l'honneur d'un sésamisme toujours problématique (dommages occipitaux). Je ne sais quelle oppressive décense me retient de te consteller les joues du détestable billon après qui, essieu de camion en mal de cambouis, tu râles ! Ensarigue ton sextuple sol ! Mais quelle fastueuse compagnie d'assurances, chien (lésions organiques diverses) me dédommagera pour les prestigieux trésors que fit choir aux mers d'inconscience, aux caspiennes de l'insondable oubli, ton imbécile vocifération (traumatismes variés : du son gastrique commence à fluer), pour toutes les visions décédées, les féeries mortes et les chimères défuntes ? (Le bâton est essoufflé). Qui paiera le surgissement de toutes ces ruines aux sites d'âme ?"Ah ! polichinelle grandiloque, au gilet bousingothique, flamboyant, et de telle verve cubitale, qui rossâtes si bellement le maroufle à la voix vineuse, fils puîné d'Anatole ou adultérin de Holbein, en cette minute d'ennui opaque, vous m'avez nasillé des joies.- Cependant, monsieur, je vous prie, une correspondance !***Machonné les angles du carton : il faut bien nourrir ses colères.Pourquoi donc toutes ces maisons au champ de mars, paradant, alignées, comme craintives du sergent qui, l'oeil en bouton sur la poitrine du serre-files, juronne pour concaver les abdomens convexes et convexer les ventre concaves, reniflant d'aise du cordeau réalisé ? si, un jour, une lassitude les prenait de leur stupeur, une folie les entêtait de s'ébrouer ? Si, la vieille terre rhumatismale se mettait enfin à valser, à perdre atmosphère ! alors on s'endormirait vite, vite, vite, asphyxiés presto et l'on marinerait dans l'alcool d'éternité, s'inconnaissant, précieux légumes de nihil, sans dame ni dam, hors d'heures et d'heurs, hors-d'oeuvre, cucurbitacées plénières.***Il pleuvoie naturellement, de l'eau mathématique et précise comme si on nous la dispensait d'un inexorable compte-gouttes, cependant qu'au bitume je piétine mon impatience de l'autre véhicule où j'ai droit selon le rectangle en qui j'ai mordu.J'ai hâte m'y transvaser pour endolorir au tribilis des vitres toute l'amertume qui me poind et n'entendre plus l'individu ridicule qui, à cette heure, en moi, sur le piano malade de mes nerfs, sellenicke à pédales martelées la marche hindoue du pessimisme yoghiste.***Réinstalle. Malgré les pieds gelés, temps peut-être de m'orienter dans moi-même. Y voir clair, bon Dieu ! D'où cette tristesse pathologique, morbide ? N'y aurait-il pas quelque femme là-dessous ? Eh, eh ! Là-dessous quoi, d'abord ? Ma peau, peut-être ? Les oreillettes de mon coeur, plutôt, Ventricule Saint Gris ! - Ah, s'il est tel, je me dégoûte; je croyais ces misères reléguées.Alors, Footitt ! Bonjour, Footitt, mon vieux Footitt verbal, viens me distraire de l'élégie; divertis moi de moi-même. Marche, pour voir, sur ton coccyx étymologique, les pieds cruciés en x autour de ta nuque. Disloque tes membres syntaxiques, tes vertèbres pronominales; fléchis sur tes flexions, tords tes muscles vocabulaires, luxe tes articulations lexicographiques et fais épancher, camarade, d'imprévues synovies
désinentielles. Voyons, décarcasse-toi un peu, que diable ! Il paraît qu'il y a une femme là-dessous, eh oui ! Aïe le zemmganisme irrésistible. N'entends-tu pas Damoye rugir : "Il y a une femme là-dessous, Monseigneurre ?""Et il n'y aura jamais une femme là-dessous, voilla, voillà !" épilogue Raymond de sa voix narquoisement mélopéenne. Voillà, voillà !***La solitude saoûle comme le vin épais des plèbes. J'ai désormais en moi une image qui triomphe. Elle est l'obsession de mes pensers et parasite mes yeux psychiques. C'est elle, monsieur, cette image, elle et un autre encore qui n'est pas moi, mais qui pourrait l'être ! Ah àa, monsieur, qui donc m'a brouillé avec les possibles ? Pourquoi les faits font-ils de l'ironie avec moi ? Penchez-vous sur moi, mon bon monsieur; efforcez-vous quelques secondes d'avoir la trompe d'Eustache doctorale et le tympan praticien. Auscultez-moi. N'entendez-vous pas aux carrefours de mes veines mes désirs clamer leur défaite et des rumeurs de foules opprimées graduellement grossir et gronder vers les faubourgs de moi ?Il est vrai, n'est-ce pas ? Ah ! monsieur, quelle marchandise avariée vous avez couvert de votre pavillon !***Du silence. Puis soudain, l'envolée métaphysique, l'éclat prévu : "Univers d'insignifiance, qui te complais en ta pérennité logogriphique, tu es inepte à faire fondre en larmes le plus impassible des gastéropodes, à supposer toutefois que cette liquéfaction momentanée puisse être des privilèges de cette dynastie zoologique. (Arrêt - En place, les mots, repos !) - (à un cahot, reprise :) - Aujourd'hui, mon seul baume est aux certitudes longitudinales, en l'hospitalité de la glaise, loin des misères superficielles, le coeur enfin froid, calmé, les pieds froids, viande froide, messieurs de l'Helminthie, à la gelée éternelle. - Oui, les demains où je serai de semailles me consolent ! Ne plus souffrir d'elle, puisqu'elle ne souffre pas de moi et que nous ne nous sommes pas, au moins, réciproque torture ? Aveu douloureux mais qui me justifie ma répugnance à plus longtemps mener dans le monde - le grand, le seul cosmique d'une façon vraiment satisfaisante - le plus jeune, le plus récent, le dernier-né de mes "moi." (Bémols subits que nuls bécarres ultérieurs ne viendront neutraliser). Une heure mûrit, proche sans doute, où je hâterai mon rôle d'engrais. Rôle sommaire, mais économiquement escompté, à qui je me réduis, en outre ! Des terres m'attendent. Des choses annelées me convoitent qui s'impatientent de mes tissus. Je frustre en permanant des êtres dignes d'intérêt, des blés qui seraient de la joie et des tiges veuves de sucs ! Comme elle me frustre, elle, d'elle, avec ténacité ! -***"Je la voudrais morte et rentrée à l'écurie des molécules. La disposition des particules qui la composent est une trahison personnelle de la matière à mon égard. Est-ce qu'on se permet ce genre de plaisanteries ? Il lui a plu confectionner un nez qui, s'il eût été plus court, plus rotond ou roxelané, la face de ma vie eût été changée. Il lui a plu oeuvrer des yeux dont les miens s'exaltassent à se dépupiller. Il lui a plu élaborer une créature si resplendissante que ma destinée entière en défaille d'insolation. Soit ! mon souhait le plus vif est qu'aujourd'hui lui soit funéraire. Ah ! je porterais son deuil en dégorgeant des sanglots, mais je me sentirais de nouveau maître de moi et réservoir d'autonomie. Les trop belles sont vénéneuses. Qu'elle meure ! Elle nous est insolente ! Nous heurtons déjà trop d'impitoyable au physique pour qu'il en surgisse encore à l'humain. Elle a son désir qui répugne à l'hyperbole du mien; nous sommes asymptotiques. Qu'elle meure ! C'est simple !***Ce sont là des mots et des mots, de la parade bénévole pour s'étourdir et se duper soi même. La vérité est que je ne songe qu'elle, que je ne cesse de découvrir indéfiniment sa beauté. J'ai contracté sans autre Héroïsme, assez bourgeoisement, une Léandrite aiguë. Ma conscience, qui n'a pas d'images braconnières est sa chasse privée, un territoire clos et giboyeux en exaltations, inaccessible à toutes autres présences.Si quelque phrénologue facétieux, qui aurait ses entrées dans mon crâne, abusait de ce privilège pour beurrer sur du pain quelques grumeaux de ma substance grise, il demeurerait camus d'avoir confectionné des tartines invraisemblables, couleur d'yeux, et quels ! les siens. Depuis que je l'ai frissonnée, cette femme, du jour où vue et désirée, l'ancien moi a déguerpi et quitté la place. Un nouveau locataire, qui gâche sa provision d'hebdomadaire à lui sourire de loin, à rouler vers elle une sclérotique émouvante, à geindre parmi les rosées matutinales et les sereins crépusculaires (lui nième) s'est frauduleusement emparé de l'entresol charnel où je gitais, rue de l'Être, précédemment. Et ce bellâtre imbécile, du balcon de mes prunelles, horizonne sa vision de l'Univers aux lignes corporelles de la souple enfant à qui son sexe le caudine. Sic !***Si encore elle était heureuse ! Si encore elle était heureuse ! Je chique ces mots sans conviction : leur suc est acide; ils râpent. Non, ce n'est pas vrai ! Je ne lui souhaite pas un bonheur que je ne serais pas. Ce n'est qu'une formule d'hypocrisie occasionnelle à m'excuser de véhémenter l'avenir, s'il y a lieu. La fin justifie toujours : les clichés valent. Or elle n'est pas heureuse. Elle a des érosions à l'âme, des lésions psychiques que je n'ai point faites (las !), mais sur qui, à vif, il est toujours loisible de stiller le vitriol qui ulcère ou le vulnéraire qui cicatrise (soulas !). Désormais, je lui veux être joie ou souffrance, de l'extrême. La, sa seule indifférence m'exaspère. Je lui inoculerai de la colère, de la haine, des sentiments sulfuriques afin qu'elle me provoque, qu'elle me défie, qu'elle me menace, m'injurie, me batte ! Ce jour-là, elle m'est devenue l'adversaire : j'agis. Je... parfaitement ! tout comme un autre. Il faut que les défaites s'expient !... Mais elle n'a garde de m'irriter; elle m'ignore, et près, la violence s'étonne d'elle-même; car toujours toute de grâce et d'inexprimable douceur, d'elle émane un charme fluidique qui léthargise les vouloirs de la vengeance.***L'autre omnibus dévalle. Le tangage est douloureux; le roulis a des résonnances lombaires... Je me songe très riche, soudain nabab : les circonstances ont de ces fantaisies. J'habite un somptueux hôtel, aux plaines moncellières. J'ai de la valetaille. Cela grimpe et se fixe architecturalement sur des sièges où se blasonne le monogramme de mon omnipotence. Le maire de mon arrondissement est de vertèbres élastiques, quand j'approche. Je tasse le Tout-Paris en mes salons et la nomenclature des "arrivés" qui consuèrent sous mes tentures truffe le lendemain la prime page des quotidiens. Le reporter m'assaille; il faut que je crachote de l'opinion un peu sur tout. Cependant le mouvement de mes lèvres, même quand je mange, rhythme le cours des rentes et la fortune cosmopolite frissonne de mes paraphes.Un soir, chez autrui où l'on ballait, je la vois. Un tiers, quelque haineux animal qui a buté contre ses préjugés, me présente. Il a surpris l'émoi de mon iris et s'offre, gratuitement, le petit drame édénique. C'est une pantomime : je joue le crotale et le crotale transi. Ce serait ridicule si je n'étais crésus. Mais les cossus sont podestats; à quoi serviraient les effigies si elles ne conféraient à qui les tripote des maîtrises ? Soupirer quand on soupèse ! Ah bah ! Nos supplications ici se borneront à des miroitements, nos éloquences à du reflet. Elle, nécessairement coquette et de définition vaniteuse, d'être joaillée comme princesse et tissuée comme souveraine, ivre-vivre cherra en mes bras. Et longuement je lui ventouserai ses lèvres douces de mes lèvres impérieuses; je triompherai goulûment de cette petite âme jolie, apeurée et qui sera ma chose, de par les Banques.
***
(A suivre prochainement)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire