dimanche 10 février 2008

La Petite Anthologie Magnifique : "La Dame de Proue" de Gabriel Randon

Gabriel RANDON
(1867-1933)


Où s'étaient donc rencontrés, Saint-Paul Roux, qui n'avait pas encore mis la dernière touche à son pseudonyme, et Gabriel Randon, qui ignorait encore qu'il deviendrait Jehan Rictus ? Etait-ce dans l'appartement du Boulevard Saint-Michel de Leconte de Lisle ou dans celui, sis 17, rue Claude Bernard, de Louis Pilate de Brinn'Gaubast ? A moins que dans quelque taverne montmartroise. En tous cas, on retrouve leurs deux noms aux sommaires de la seconde Pléiade, dirigée par Brinn'Gaubast, et du Moderniste de G.-A. Aurier, éphémères petites revues de l'année 1889, dont les rédactions, à un ou deux noms près, identiques, devaient donner naissance au Mercure de France. Ils devinrent rapidement amis, et suffisamment pour que Saint-Pol-Roux mît Randon dans la confidence de la croisade magnifique et qu'il le chargeât de manoeuvrer, avec Jules Méry, l'autre mercenaire du Magnificisme, auprès d'Huret. Le jeune poète écrivit notamment, le 12 avril 1891, une lettre au journaliste de l'Echo de Paris afin de lui souffler le nom de son aîné et de l'inciter à l'interroger dans le cadre de l'Enquête sur l'Evolution littéraire :
"J'ignore, Monsieur, quel accueil vous voudrez bien faire à cette lettre, mais que sa teneur en soit examinée et remarquée, c'est là toute mon ambition.
J'ai suivi, depuis son début, votre enquête sur "l'Evolution Littéraire" - Jeune, tout jeune même, n'ayant encore rien parfait ou publié, je fais partie de la vagissante pléiade des jeunes poètes, presque entièrement ignorée, et qui n'aspire encore qu'à faire partager à qui s'y intéresse, son enthousiasme pour des personnalités, méconnues ou laissées à dessein dans l'ombre. Si l'ardeur de ma foi même vous paraissait entachée d'inexpérience, je ne crois pas téméraire d'affirmer en ce préambule, que je ne me suis décidé à vous écrire, que poussé par plusieurs de mes camarades de lettres. C'est dire, qu'un certain nombre de jeunes esprits, professe la plus grande admiration pour un Aîné, que je crois devoir vous nommer tout de suite : St Pol-Roux."
Bien qu'en service commandé, Randon ne mentait pas sur l'admiration qu'il portait au Magnifique, plus expérimenté, et dont l'oeuvre et les théories eurent quelque influence sur ses premiers essais poétiques. Il travaillait alors, depuis deux ans, sur un long poème en vers réguliers, La Dame de Proue, et il en soumettait régulièrement l'avancée à son ami, en quête d'appréciations. Saint-Pol-Roux l'encourageait à poursuivre : "Parachevez fortement votre magnifique Dame de proue. Chaque jour davantage apprivoisez la Vaillance, demain il faudra la déshabiller ainsi qu'une Fille afin d'agenouiller les hostiles et mériter la palme" (lettre du 3 avril 1891); et à en conserver l'intitulé, que Randon, un temps, avait pensé modifier : "Maintenez ce titre qui me produit l'effet d'une magnifique queue de paon faisant la roue" (lettre du samedi 25 avril 1891). Sans doute, le théoricien de l'idéoréalisme voyait-il en cet essai l'oeuvre d'un disciple acquis à ses préceptes, car on reconnaît aisément dans les vers qui nous sont parvenus l'empreinte de certains poèmes et des théories du relief énoncées par Saint-Pol-Roux. Malheureusement, La Dame de Proue demeura inachevée et ne parut que fragmentaire dans des petites revues. Lorsque Gabriel Randon trouva enfin sa voix et se fit Jehan-Rictus, il se détourna naturellement de son tutélaire ami; leur correspondance devint plus lointaine puis se raréfia, et l'auteur des Soliloques du Pauvre jugea, à partir de 1898, assez sévèrement le Magnifique, dans plusieurs pages de son journal, tout aussi sévèrement qu'il jugeait ses oeuvres de jeunesse.

L'extrait de La Dame de Proue, dédié à Saint-Pol-Roux, que je reproduis ici fut publié dans la livraison d'août 1892 des Essais d'art libre, auxquels notre poète collaborait.

LA DAME DE PROUE
A Saint-Pol-Roux.

I
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D'un hâvre où se fanait la prunelle du phare
Un navire surgit par la côte enfanté,
Pavoisé de couleurs à la folle fanfare
Et mirant dans les flots son gréement enchanté

Le vent frais et propice enflait son envergure;
Comme éprise de l'horizon ensorceleur,
Grande et nue, à l'avant, se dressait la "Figure"
Gardienne du soudain et possible malheur.

Egide souveraine et bijou de croyance,
Vierge dont le pouvoir ne serait mensonger
La Dame de vertu, nourrissait la vaillance
Des Hardis qui partaient oublieux du danger.

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- Que pour nous de vos mains ruissellent les prières.
- Que nos aînés soient forts lorsque nous reviendrons!
- Que le soir, nos regards sur les Perles premières
S'unissent à même heure, heureux nous dormirons !

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- Maintenant que, durant notre enfance éphémère,
Nos bouches ont tari les trésors maternels
Nous voulons nous gorger aux seins de la Chimère
Et revenir soûlés par des temps éternels !

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Aussi, que les labeurs courbent seuls vos vertèbres
Vivez; nous reviendrons nantis de cargaisons,
Robustes, triomphants, fortunés et célèbres,
Nos glorieuses mains pleines de guérisons !

II

- Nous partons ignorant le mot de l'Aventure,
Le pourquoi de l'ennui surexcitant nos faims
Et nos soifs de mystère et de douleur future,
Douleur ! manne que Dieu réserve aux séraphins.

- Nous ne savons quel vin altéra notre lèvre,
Quel songe d'irréel a doré nos sommeils,
Quelle énigme évoquée engendra notre fièvre,
Ni quelle intime voix nous dicta ses conseils.

- Mais, nous avons compris - Voyez le beau Navire !
Et nous voilà joyeux comme des nouveaux-nés
Qu'un jouet accordé fait pleurer et sourire...
- Nous sommes les Héros et les Prédestinés.

- Fille de notre Rêve et de notre génie
Voici la Dame sainte aux pouvoirs souverains,
Celle qui doit guider vers une Ile bénie
Le splendide voilier et ses pauvres marins.

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Pour la fleurir d'yeux pers mouvants comme les vagues
Où nous boirons le Songe et le mal du pays,
Pour que sa main puissante étincelle de bagues,
Pour ambrer ses cheveux tel un champ de maïs...

Nous avons spolié nos idoles chéries
Et nos morts endormis dans le limon natal;
Désormais les tombeaux sont veufs de pierreries
Et les autels privés de l'or sacerdotal !

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Et tous partaient contents, pour la Glèbe meilleure,
Epoux hantés soudain de fauves appétits !
Adolescents goulus des mamelles du leurre !
Amants las de quêter un peu de paradis !

Les brises du matin vinrent enfler les voiles,
La manoeuvre grandit dans un concert de voix,
Les Mères implorant les dernières étoiles,
Se sentaient enfanter une seconde fois !

1890-91.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Intéressant...

La BNF conserve de Rictus des « notes documentaires pour la Dame de Proue » (NAF 24578, ff 194-213). Elles contiennent notamment des articles de journaux décrivant des naufrages, datés de 1907 et 1908. Comme quoi il travaillait encore à ce poème 15 ans après son unique (et fragmentaire) publication...

Anonyme a dit…

Une paire que j'aurais aimée rencontrer à un zinc !