PREMIERE PARTIE : L'IDEOREALISME
"COURROIE DE TRANSMISSION"
ENTRE SYMBOLISME & SURREALISME
Plus qu'aucun autre écrivain, Saint-Pol-Roux, grâce au merveilleux qu'il a magnifiquement suscité et habité, s'est présenté à ses contemporains comme le poète, celui dont il a si bien défini l'itinéraire et les pouvoirs dans les trois tomes des Reposoirs de la procession. Les hommages posthumes d'un Eluard, d'un Aragon, ou d'un Tzara, confirmèrent que le crime perpétré contre le mage de Camaret constituait le plus atroce attentat commis contre la poésie. Et les anciens surréalistes ignoraient alors à quel point. Depuis plus de dix ans, en effet, Saint-Pol-Roux travaillait à son Grand OEuvre, élaborait les fondements d'un monde inédit à partir du seul Verbe, matériau poétique projeté sur le réel et le transformant. Mais la Répoétique, nouvelle république dont le poète aurait été le législateur, qui aurait enthousiasmé les jeunes révolutionnaires de 1924 désireux d'"aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l'homme(1)", ne vit jamais le jour telle que l'avait souhaitée le Magnifique(2). Le manuscrit, comme tant d'autres, fut en grande partie détruit par la barbarie nazie. Ce qu'il en reste nous redit combien la poésie manifeste la Vie entière, avec quelle persistance elle installe l'individu devant une évidence que des siècles d'histoire et de rationalisme avaient fini par lui rendre inaccessible.
Le projet répoéticain apparaît comme l'aboutissement, mais un aboutissement inachevé, d'une réflexion qui s'étend sur plus de cinquante ans, commencée durant les premières années du Symbolisme et tragiquement interrompue en octobre 1940. Pour Saint-Pol-Roux, la Répoétique est la concrétisation de cette idéoréalité, le passage, en quelque sorte, du concept à sa mise en pratique. Les surréalistes, s'ils n'ont pu connaître l'ambition dernière de leur aîné, se sont entièrement reconnus dans l'idéoréalisme. Lorsque André Breton donne, pour la première fois, sa définition, depuis célèbre, du Surréalisme, ce n'est pas sans l'avoir fait précéder d'un rappel de ce qui l'a amené à choisir ce mot plutôt qu'un autre. Simplement "en hommage à Guillaume Apollinaire qui venait de mourir(3)"; car, à vrai dire, il se sentait plus proche du "Supernaturalisme" nervalien, ou, comme nous l'indique discrètement - trop ? - une note de bas de page, de "l'Idéoréalisme de Saint-Pol-Roux(4)". Contrairement à ce qu'il fait pour Nerval dont il cite la dédicace des Filles du feu à Dumas, Breton, curieusement, ne produit aucun texte du Magnifique pour prouver aux lecteurs ce qui lie le Surréalisme à l'Idéoréalisme. Cette absence de développement et d'illustration est pour le moins dérangeante. En aucun cas nous ne pouvons penser que la théorie poétique de Saint-Pol-Roux fût assez ancrée dans l'esprit des lecteurs de 1924 pour que l'auteur du Manifeste pût se contenter de la mentionner sans l'expliciter un tant soit peu. André Breton se refusera deux fois, par la suite, dans "Le maître de l'image", sa contribution à l'hommage collectif, puis dans les Entretiens, à effectuer un travail de critique ou d'historien de la littérature, à rétablir explicitement ce lien, cette "courroie de transmission" entre le Symbolisme et le Surréalisme. C'est cette absence, ce vide historique que les chapitres suivants tacheront de résoudre.
CHAPITRE I : DEFINITION D'UNE THEORIE POETIQUE
Mon idéo-réalisme est un Arbre immense...
D'après Auguste Bergot, le mot d'idéoréalisme ne serait pas une invention de l'auteur mais de Brunetière jugeant l'oeuvre de Renan(5). La première mention de ce terme dans un écrit du Magnifique pourrait confirmer l'emprunt; il apparaît dans la réponse à l'Enquête sur l'évolution littéraire sous sa forme composée, ainsi que l'avait modelé la plume du critique de La Revue des Deux Mondes. Il semble alors naturel que la doctrine qui s'y expose, dans la mesure où elle se présente comme nouvelle et en rupture, se soit d'abord appelée non pas "idéoréalisme" mais "magnificisme". J'ai déjà dit l'ambition et la foi en l'art que manifeste une telle dénomination. Saint-Pol-Roux n'est déjà plus un jeune homme; il a trente et un ans et quelques articles critiques derrière lui. La lettre de 1891 constitue donc une étape de la réflexion entamée, sept ans plus tôt, avec Poète !, et dont l'exposé initial paraît dans un article du Mercure de France, compte rendu de "La Gloire du Verbe, par Pierre Quillard(6)". La lecture qu'il donne du recueil de son ami est l'occasion pour lui de présenter sa formule d'art et de prendre ses distances avec l'idéalisme symboliste. "Les cordes de son clavecin sont peut-être des cheveux de femmes, mais de femmes non vécues. Sa Dame, il l'appréhende et ne la regarde que copiée, dans la psyché. Il en préfère l'absence ou le mirage(7)", reproche-t-il à Quillard. Saint-Pol-Roux refuse la conception de l'art pour l'art qui enferme l'artiste dans un univers fantasmé, en dehors de toute réalité, un univers somptueux mais ô combien artificiel. Aussi, à l'idéalisation outrancière oppose-t-il sa théorie des cinq sens. La posture purement contemplative des poètes symbolistes est inapte à saisir le réel dans son entier, c'est-à-dire qu'ils ne comprennent pas qu'on ne peut séparer la chose de l'idée, que la chose est matière et substance. Pour Saint-Pol-Roux, la poésie doit retrouver l'élan initial qui a permis la solidification des idées.
"Toute substance apparaît l'effort saisissable d'un centre vers la sphère, d'une base vers le sommet, d'une âme vers la corporéité. C'est le caractère de cet effort qui, à ma sentence, doit au moins intéresser l'artiste et qu'il lui sied, le cas échéant, de cristalliser.(8)"
Fidèle en cela à l'enseignement baudelairien et à la tradition issue de Swedenborg, le poète répète qu'il ne saurait accéder au mystère que la nature lui oppose sans sa réintégration par l'expérience sensible, et forcément subjective. De la même manière que, pour les peintres cubistes, l'objet ou l'idée de l'objet ne peut être représenté qu'à travers l'ensemble des points de vue, sous toutes ses faces, "les choses doivent être contrôlées et traduites par [les] cinq sens" du poète; et, ainsi
"l'artiste obtient l'oeuvre prismatique aux facettes savoureuse-odorante-sonore-visible-tangible; le synthétique bouquet à cinq motifs qu'il parachève et paraphe avec le ruban de son émotion. En un mot l'oeuvre individuelle et vivante : le Verbe fait Homme.(9)"
Cela, afin de pouvoir, une fois le mécanisme secret révélé, transformer le monde :
"La floraison du poète se mesure donc à son génie d'essentiellement comprendre ou d'amender [...] celle de Dieu.On ne saurait éluder que celle-ci sert de fumier à celle-là.(8)"
La réponse à l'enquête de Jules Huret, quelques mois plus tard, reprend l'essentiel de cette conception et lui donne le cadre plus vaste et plus complet du magnificisme. Par ce néologisme, Saint-Pol-Roux ne désigne pas moins que "la Toute Poésie", unité recouvrée, née de l'investissement sensible du poète dans le monde : "cette communion des sens engendre l'émotion suprême, l'éclosion de l'âme, son apparition, son entrée en matière(10)". Le subjectif dans l'objectif, cette autre formule qui vient résumer l'énoncé théorique antérieur ouvre la voie aux futures postulations surréalistes. De la pratique du ready-made à la construction d'objets symboliques, Breton et ses amis n'ont en effet cessé d'interroger la matérialité et, à travers les analogies qui se découvraient dans leurs réponses, de la redéfinir. C'est vers une même connaissance irrationnelle de la réalité que se dirige le Magnifique :
"Je ne préconise point l'indigeste recensement des Choses. [...] Du moins, sollicité-je qu'on en désarcane l'essence causale, qu'on en cristallise l'orient, la caresse et le divorce de leurs correspondances, autrement dit les modes qui sont en quelque sorte la vive chevelure de la substance.(11)"
Cette incursion de la subjectivité dans le Réel objectif constitue la démarche idéoréaliste.
(A suivre...)
(1) Cette phrase d'Aragon apparaît sur la couverture du premier numéro de La Révolution Surréaliste du 1er décembre 1924.
(2) Une grande partie du texte qui compose la Répoétique était sans doute achevée en 1932. On sait que Saint-Pol-Roux, assuré de la modernité de son oeuvre, en avait proposé le manuscrit à la nrf de Paulhan et aux Cahiers du Sud de Ballard; les deux revues refusèrent de la publier, la première à cause de Gide. Le poète dut alors se résoudre à n'en laisser paraître que quelques fragments dans le tome CCXXXVIII du Mercure de France (1932), sous le titre "La Répoétique - res poetica, fragments". Saint-Pol-Roux n'en continuera pas moins à approfondir sa réflexion et à noircir de nombreuses pages. Celles qui furent retrouvées et identifiées ont été classées et publiées par René Rougerie en deux volumes : La Répoétique, Mortemart (1971) et Genèses, Mortemart (1976). A ces deux ouvrages, il convient d'ajouter les textes de Cinéma Vivant, Mortemart (1972) et les aphorismes de Vitesse, Mortemart (1973).
(3) André Breton, Manifeste du Surréalisme, éd. du Sagittaire, chez Simon Kra, Paris, 1924; repris dans O.C.I., p.327.
(4) Ibid., note de bas de page, p.328.
(5) Dans Epaves du Magnifique, éd. Poésia, Brest, 1949, p.85, Bergot écrit : "[Brunetière] parlant de Renan déclare en effet : il eût abouti à une sorte d'idéo-réalisme". Je n'ai pas retrouvé cette phrase dans les oeuvres de Brunetière que j'ai parcourues.
(6) Mercure de France, février 1891, pp.115-120, repris dans Tablettes, pp.64-71.
(7), (8), (9) Ibid., p.69, p.67, p.68.
(10) "Réponse de Saint-Pol-Roux-le-Magnifique à Jules Huret", p.139.
(11) Ibid., p.141.
Rappel : Le Grand Jeu du Mois de Mars attend vos réponses. La chance sourit aux audacieux...
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