jeudi 28 février 2008

Feuilleton critique : Ch. I. - Définition d'une théorie poétique (suite)

CHAPITRE I (suite). - DEFINITION D'UNE THEORIE POETIQUE
(voir les billets du 26 & 27 février)

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Il serait simpliste de croire que l'idéoréalisme de Saint-Pol-Roux ne représente en vérité qu'un entre-deux, qu'un compromis à peine déguisé des principes opposés du naturalisme et du symbolisme. Lecteur de Hegel(12), auquel l'ont sans doute conduit ses fréquentations de Villiers, le poète propose une définition dialectique de sa théorie. "La règle première, écrit-il, est de dématérialiser le sensible pour pénétrer l'intelligible et percevoir l'idée; la règle seconde est, cette essence une fois connue, d'en immatérialiser, au gré de son idiosyncrasie, les concepts(13)." De ce double mouvement qui considère que l'idée et la chose ne sont que les aspects d'une même réalité naît le poème. Celui-ci devient le lieu d'une vérité, d'une unité reconquise, ce que Saint-Pol-Roux aimait très justement nommer une "surcréation".

Le Magnifique, loin d'abandonner l'enseignement hérité des romantiques, pourrait être à l'origine, avec Rimbaud, dans la tradition prométhéenne jusqu'alors délaissée, d'un ré-enchantement poétique. La poésie décrypte l'univers et agit sur lui. En renouant avec la conception johannique, le poète magnétise le verbe, point centripète vers lequel convergent les forces opposées, où se rejoue, à rebours, le geste originel de Dieu. En effet, si la manifestation de la parole divine fut, dans le double récit biblique, cause d'une séparation irrémédiable, non seulement entre les différents éléments, mais surtout entre le démiurge et sa créature, la manifestation de la parole poétique efface la distance et produit leur union. Anne-Marie Amiot(14) rappelle avec raison l'impact décisif qu'a pu avoir la pensée de Jacob Boehm sur Saint-Pol-Roux et l'élaboration de l'idéoréalisme. Refusé tout manichéisme, instituteur de deux pôles extrêmes entre lesquels se réaliserait l'équilibre humain et où la marge de manoeuvre resterait limitée, c'est bien l'harmonie qui est recherchée. Aussi le poète rejette-t-il le dogme du péché originel et, de la même manière que Baudelaire ou que le Hugo de La Fin de Satan, peut-il réintégrer le Mal au coeur de son oeuvre. N'est-il pas, comme il se plaît à le répéter, "l'entière humanité dans un seul homme" ? Et à ce titre ne doit-il pas en traduire la complexité et les multiples virtualités ? C'est ce que laisse penser la fin du poème "Seul et la Flamme(15)", un des premiers et des plus beaux de Saint-Pol-Roux, où la Flamme oppose sa parole à la solitude inquiète de Dieu dont la création n'est encore qu'en projet. Ainsi, au pressentiment du danger prochain,

Je crois donc, avenir d'une réalité,
Que tu viens, devançant l'Age des Créatures,
Ouraganer la paix de mon éternité
Afin que je m'apprête aux tempêtes futures.
l'"énigme de feu" et "Force de demain" lance, tel un défi à son créateur : Je suis l'Orgueil Humain. Le péché capital se mue alors en vertu poétique permettant d'exprimer l'homme dans sa totalité. Autre figure poétique de la totalité, celle du Christ qu'on retrouve dans nombre des "reposoirs", et notamment dans le poème d'ouverture du recueil programmatique de 1893, "'Coqs(16)". Si poète et Christ se confondent c'est parce que, d'une part, le trajet du second, "de la Crèche à Jérusalem", annonce la marche de l'Histoire, et, d'autre part, parce que, procédant des deux principes anthétiques, humain et divin, il représente leur résolution dialectique. Le poème inaugural des Reposoirs de la procession crée un espace où se manifestent les multiples tensions : entre un présent anecdotique, récit presque effacé d'une trahison amoureuse, et un temps originel, condensé de la vie du Christ; entre l'innocence du Moi ("je songe à la victime que je fus") et sa culpabilité ("je songe encore au bourreau que je fus"); entre l'image de la femme traîtresse ("l'amante à l'oeil grand comme un judas") et celle de la femme trahie ("l'amante aux yeux grands comme deux hirondelles"). Mais cette dualité n'est finalement que l'expression de la nature du poète, sa définition. Tour à tour, victime et bourreau, le "Je" résorbe l'opposition et ne peut véritablement apparaître, dans son intégrité, qu'une fois toutes ses virtualités, y compris les moins avouables, énoncées.

Ici, c'est toute la morale traditionnelle, héritée du christianisme, que Saint-Pol-Roux remet en cause. "Coqs", derrière le fort intertexte biblique, pourrait bien se présenter comme un poème iconoclaste au travers duquel l'image orthodoxe de la pureté christique, exempte de tout péché, devient une réduction de l'humanité, avec ses vertus et ses vices. On ne s'étonnera pas alors que les doubles poétiques que le Magnifique distribue dans toute son oeuvre, et particulièrement dans les proses de sa trilogie, Les Reposoirs de la procession, soient ceux-là mêmes que la Société rejette ou condamne : mendiants, assassins et fous. Tous, en effet, représentent à la fois un échec des législations, de l'ordre moral, et un défi lancé au monde de la raison. La poésie de Saint-Pol-Roux, en révélant à l'homme la complexité de sa nature, loin de lui donner comme objectif une rémission sociale, tend à souligner son caractère individuel et marginal pour le pousser à découvrir une réalité nouvelle.


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Changer la vie; le mot d'ordre de Rimbaud, adopté par les surréalistes, est l'ambition que se sont fixés, dès l'origine, qu'elle soit mythique ou historique, le mage, l'alchimiste et le poète. Tous trois cherchent à opérer une transformation de la matière; tous trois ont une pratique symbolique du langage. Il a souvent été dit que le substantif "image" constituait l'anagramme de "magie". Si cette dernière peut se définir "l'art de produire, par des procédés occultes, des phénomènes inexplicables ou qui semblent tels" et si l'alchimie est la "science occulte, née de la fusion de techniques chimiques gardées secrètes, et de spéculations mystiques, tendant à la réalisation du grand oeuvre", on voit que la poésie, grâce à l'image qui établit des liens inédits entre les éléments du réel, en agissant sur le langage, bouleverse, à l'instar des deux premières, notre rapport au monde et nous donne à vivre une autre réalité.

En ce sens, le Magnifique se distingue des autres poètes de sa génération et rejoint Rimbaud, par l'usage particulier et abondant qu'il fait de l'image, formulation magique qui découvre une vérité inattendue. Dès 1896, Remy de Gourmont voit en Saint-Pol-Roux un "grand inventeur d'images et de métaphores(17)". La périphrase de l'auteur du Livre des Masques est intéressante en ce qu'elle paraît distinguer la métaphore de l'image, soit le procédé rhétorique qui consiste à traduire, dans un langage plus ou moins crypté, une réalité préexistante, de la véritable image littéraire, contemporaine de son énonciation. Cependant, après avoir établi cette différence de principe sans la glose qui lui aurait permis de mieux définir ces deux notions, il se contente simplement de relever l'inégalité qualitative de ces "trouvailles", et de dresser "un catalogue ou un dictionnaire" de ces "images, qui, si elles sont toutes nouvelles, ne sont pas toutes belles"; on peut y lire, entre autres, les traductions suivantes :

Sage femme de la lumière ............................... le coq
Lendemain de chenille en tenue de bal ........... papillon
Mamelle de cristal ......................................... une carafe
Cimetière qui a des ailes ................. un vol de corbeaux
Coquelicot sonore ......................................... chant du coq
Etrangement, Gourmont donne ici une bien fade définition de la poésie. Ainsi, pour lui, - et dès lors il n'y a plus distinction entre image et métaphore mais simple redondance synonymique, - l'image n'est plus qu'une reformulation exubérante et pittoresque d'éléments pris dans la réalité; et lire un poème consisterait à le traduire mot à mot. Vingt-huit ans après, André Breton s'élèvera contre une telle interprétation, restituant du même coup la vraie valeur des images de Saint-Pol-Roux :

"Il s'est trouvé quelqu'un d'assez malhonnête pour dresser un jour, dans une notice d'anthologie, la table de quelques-unes des images que nous présente l'ouvre d'un des plus grands poètes vivants; on y lisait :
Lendemain de chenille en tenue de bal veut dire : papillon.
Mamelle de cristal veut dire : une carafe.
Etc. Non, monsieur, ne veut pas dire. Rentrez votre papillon dans votre carafe. Ce que Saint-Pol-Roux a voulu dire, soyez certain qu'il l'a dit(18)."
Ce que Breton refuse, c'est évidemment l'idée d'un procédé de simple cryptage du réel, c'est considérer que l'image n'est que transcription d'un en-deçà sensible qu'elle ne modifierait pas; ce qu'il refuse, c'est justement la confusion entre image et métaphore. Car la première, pour Saint-Pol-Roux, puis pour les surréalistes, échappe au simple domaine de la rhétorique; elle oriente le poème, non pas vers un référent réel, mais vers un ailleurs, un autre monde qu'elle contribue à construire. Génération spontanée, ainsi que la définira le Mage de Camaret en 1925, elle tient autant de "la bouche d'ombre", de l'inconscient, que de l'univers extérieur et du désir conscient qui pousse l'écrivain à agir sur lui. Cette double fonction de l'image fait qu'elle occupe une place de choix dans la conception idéoréaliste de la poésie, considérée comme dépassement de la réalité incomplète et "surcréation".

Parce qu'elles "transposent les notions, interchangent les réalités", parce qu'elles dévoilent que "l'idée et son objet ne sont que les aspects d'une réalité unique(19)", les images constituent le matériau privilégié du poète idéoréaliste. Engagé dans un double mouvement - dématérialiser le sensible et en immatérialiser les concepts - le projet théorique de Saint-Pol-Roux ne peut aboutir qu'à travers une image apte à traduire ces deux états, une image dialectique. Aussi, bien avant le postulat de Reverdy repris par les surréalistes, l'image se définit-elle chez le Magnifique comme la conjonction de deux réalités contradictoires ou distantes. Cette image, d'abord surprenante ou "exubérante" selon le mot de Gourmont, n'est en finalité que la manifestation dans le domaine sensible d'une unité renouvelée. Ainsi, dès sa réponde à l'Enquête sur l'évolution littéraire de Jules Huret, Saint-Pol-Roux se propose-t-il d'aller "à l'alliage" puisque "l'étincelle jaillit du baiser des pôles contraires(20)". Et cinq ans plus tard, en 1896, dans le poème manifeste intitulé "Le Style c'est la Vie", où, l'antithèse se résolvant dans l'image, on peut lire que "la ténèbre n'est qu'une clarté qui songe sous ses ailes closes", il ajoute :

"Je m'effare devant l'imminente ruade de l'expression issue des épousailles de ces deux Mots contraires, ruade qu'il sied de prévenir moyennant une tierce épithète conciliatrice. [...] En vérité une renaissance s'opère à l'entrevue des forces ennemies.(21)"
L'image n'est donc pas représentation mais création nouvelle, produit de l'union de deux réalités; et en cela, l'image s'apparente au symbole. Elle est symbole dans la mesure même où elle ne prend son sens plein, inédit, que dans cette conjonction. André Breton, encore une fois, l'aura compris, qui, dans le Manifeste, écrit : "Saint-Pol-Roux est surréaliste dans le symbole(22)". Et il n'est pas étonnant alors de retrouver dans l'article qu'il consacre au Magnifique cette célébration de la "toute-puissance des images" :

"Il apparaît de plus en plus que l'élément générateur par excellence de ce monde qu'à la place de l'ancien nous entendons faire nôtre, n'est autre chose que ce que les poètes appellent "l'image". La vanité des idées ne saurait échapper à l'examen même rapide. Les modes d'expression littéraire les mieux choisis, toujours plus ou moins conventionnels, imposent à l'esprit une discipline à laquelle je suis convaincu qu'il se prête mal. Seule l'image, en ce qu'elle a d'imprévu et de soudain, me donne la mesure de la libération possible et cette libération est si complète qu'elle m'effraye. C'est par la force des images que, par la suite des temps, pourraient bien s'accomplir les "vraies" révolutions. En certaines images il y a déjà l'amorce d'un tremblement de terre. C'est là un singulier pouvoir que détient l'homme, et qu'il peut, s'il le veut, sur une échelle de plus en plus grande, faire subir.(23)"
(A suivre...)

(12) Plusieurs indices parsemés dans l'oeuvre du poète le laissent penser. Saint-Pol-Roux s'était appuyé sur Hegel, dans sa réponse à Huret, pour définir le théâtre Magnifique. Son influence - et on sait qu'elle fut au moins aussi décisive pour le développement du Surréalisme - apparaît plus déterminante encore dans la réflexion idéoréaliste. Le poète ira jusqu'à proposer, dans l'Avertissement des Féeries intérieures, une citation du philosophe comme introduction à sa théorie.

(13) "Liminaire", Op. cit., p.151.

(14) Anne-Marie Amiot, "Saint-Pol-Roux "le poète au vitrail" ou de l'idéalisme à l'idéoréalisme", Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nice, n°51, 1985, p.38. Le nom de Jacob Boehm apparaît dans la réponse à l'Enquête sur l'évolution littéraire, accolé à celui de Mallarmé pour signaler les points communs entre la Renaissance et celle qui s'opère dans ces dernières années du XIXe siècle.

(15) Achevé en mars 1885, publié pour la première fois dans le T. XLVI du Mercure de France (1903), pp.599-602, le poème ouvre le recueil Anciennetés (Mercure de France, Paris, 1903, pp.9-13). D'abord réédité par les éditions du Seuil en 1946, suivi d'un choix des Reposoirs de la procession, le recueil se retrouve dans Tablettes. "Seul et la Flamme" figure aux pp.23-24.

(16) D'abord paru dans la Revue Blanche d'octobre 1892, p.163, il est repris dans Les Reposoirs de la procession (Mercure de France, Paris, 1893), puis dans De la Colombe au Corbeau par le Paon (Mercure de France, Paris, 1904 & Rougerie, Mortemart, 1980, pp.20-21).

(17) Masque de Saint-Pol-Roux dans Le Livre des Masques (Mercure de France, Paris, 1896).

(18) André Breton, "Introduction au discours sur le peu de réalité", Point du Jour, Gallimard, Paris, 1934; repris dans les O.C.I., pp.276-277. L'auteur ne se réfère pas ici au Livre des Masques mais à l'anthologie des Poètes d'aujourd'hui de Van Bever & Léautaud qui reproduisait le catalogue d'images dressé par Gourmont. Ce qui pourrait expliquer que, citant peut-être de mémoire, Breton ne cite pas ce dernier - qu'il n'appréciait d'ailleurs guère - usant plutôt d'une périphrase pour le désigner.

(19) André Rolland de Renéville, "L'idéoréalisme de Saint-Pol-Roux", Nouvelle Revue Française, 1942, pp.175-180; article repris dans L'Univers de la Parole, Gallimard, Paris, 1944.

(20) Op. cit., p.138.

(21) "Le Style c'est la Vie", De la Colombe au Corbeau par le Paon, pp.103-104.

(22) Op. cit., p.329.

(23) André Breton, "Le Maître de l'Image", O.C.I., p.901.

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