vendredi 29 février 2008

Feuilleton critique : Chapitre II. - Le Procès du mOnde RéeL

CHAPITRE II. - LE PROCES DU MONDE REEL
(voir les billets du 26, 27 & 28 février)

"Le monde visible, qu'est-ce en vérité ?"


Ce monde qu'à la place de l'ancien nous entendons faire nôtre... Les surréalistes rejoignent Saint-Pol-Roux dans la critique de la réalité; ils y retrouvent également la plupart des poètes symbolistes : même dénonciation du positivisme, de la science envahissant et rationalisant à l'excès le domaine sensible, même refus de la fatalité historique et du matérialisme pur. Mais là où d'autres, à la suite de Mallarmé, se proposent de fuir dans une construction solipsiste d'un univers idéal qui est aussi défaite de la vie, Saint-Pol-Roux et, à sa suite, les surréalistes, choisissent de transformer ce monde-ci et de le modeler selon leur désir. On l'a vu lorsqu'il a été question de l'image, pour le Magnifique, opérer une transformation du langage, agir sur lui, c'est aussi modifier la réalité, révéler des propriétés qui y demeuraient cachées. Dire "mamelle de cristal" n'appelle pas la représentation mentale d'une carafe, mais bien celle d'une mamelle de cristal.

Le mot et la chose sont liés et, de fait, le langage et la qualité de l'univers sont tributaires l'un de l'autre. "La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d'énonciation ? [...] Qu'est-ce qui me retient de brouiller l'ordre des mots, d'attenter de cette manière à l'existence toute apparente des choses !(24)" se demande Breton. Et, effectivement, puisque la poésie se doit de produire de nouveaux rapports entre les éléments du réel, elle seule peut combler les béances creusées dans la réalité et ainsi la restaurer dans son unité. Tel est le constat, réminiscence probable des "Correspondances" de Baudelaire, que fait Saint-Pol-Roux dans son "liminaire" de 1893 :
"Le monde des choses, hormis telles concessions générales de primitivité, me semble l'enseigne inadéquate du monde des idées; l'homme me paraît n'habiter qu'une féerie d'indices vagues, de légers prétextes, de provocations timides, d'affinités lointaines, d'énigmes.
[...] Cette formidable Isis, dont la soudaine intensité ferait mourir, s'édulcore par d'innocents reliefs et dégage d'enfantins phénomènes à l'usage de la poussive aperception et du malingre entendement de l'homme peureux, - et voici l'univers sensible : bénigne aumône de l'apocalypse latente.(25)"
Et ce constat d'un monde lacunaire, à déchiffrer, sera repris, des années plus tard, dans des termes analogues par Henri Michaux qui écrit : "Il suffit d'être l'élu, d'avoir gardé soi-même la conscience de vivre dans un monde d'énigmes auquel c'est en énigmes aussi qu'il convient le mieux de répondre"; et par André Breton, pour qui la vie quotidienne, architecture labyrinthique de signes, est une forêt d'indices(26).

L'inadéquation du monde, pour Saint-Pol-Roux, provient de ce que l'homme, après des siècles d'empire de la raison, s'est détourné de son origine en entrant dans l'histoire et a ainsi créé une brèche qui le sépare de la Beauté, Beauté dont on sait depuis Goethe qu'elle est synonyme de Vérité. Aussi, "le poète démêle, cherche ce qui respire à peine sous les décombres et le ramène à la surface de la vie(27)". Car finalement, ce que critique le Magnifique, ce que critiqueront Breton et ses amis, ce n'est pas, comme la dérive sémantique de l'adjectif "surréaliste" le laisse actuellement penser, la réalité en elle-même, mais une certaine conception achevée du réel qui semble prendre ses racines dans deux traditions non exclusives : le christianisme teinté de néo-platonisme d'abord, pour lequel il existe deux mondes irrémédiablement séparés, un monde transitoire, l'ici-bas, lieu d'égarement qui ne présenterait que quelques traces perceptibles de l'au-delà, second monde, supérieur et éternel, que l'homme recouvre après sa mort; le rationalisme, ensuite, selon lequel l'être humain se doit d'établir un ensemble de rapports logiques - souvent utilitaires - entre les différents éléments qui composent son univers, procédant par système et en excluant tout ce qui échappe à la raison. D'après ces deux conceptions, l'orgueil poétique, tel qu'il peut se manifester chez Saint-Pol-Roux et ses successeurs est condamnable.

***

Pour ces derniers, l'idéoréalité et la surréalité ne sont que l'expression d'une réalité débarrassée des scories de la perception commune, d'une réalité totale qui prenne en compte non seulement ce qui est, mais également ce qui était et ce qui sera, ce qui en est repoussé comme ce qui est désiré. On se souvient de la phrase du Second Manifeste du Surréalisme :
"Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, cessent d'être perçus contradictoirement. Or c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point.(28)"
La poésie idéoréaliste de Saint-Pol-Roux n'a pas d'autre ambition. La résolution des contraires perceptible au niveau microstructurel de l'image se retrouve thématiquement dans l'oeuvre entière du poète; par exemple, la confrontation entre deux âges extrêmes d'une même vie, entre le passé et le futur, en l'espèce d'un jeune homme et d'un vieillard, telle qu'elle peut être représentée dans le monodrame des Personnages de l'individu, édité en 1894, donne ainsi naissance à un troisième terme, le fantôme, qui est négation du déroulement historique et affirmation d'une éternité possible :
"Simultanément nous formons une trinité dont n'existe, à vrai dire, que la substance médiale, révèle le spectre, substance flétrie mais en laquelle ne permane pas moins un souvenir de perfection. Oui, seule elle vit réellement, car vous hantez de périssables annexes tandis que, si moindrement d'ailleurs que ce soit et si peu même que je survive à ma dignité morale, j'habite cette banquise détachée de l'éternité, - le présent.(29)"
C'est à une image similaire que, au début de Nadja, Breton fait appel : "La représentation que j'ai du fantôme (...) vaut avant tout, pour moi, comme image finie d'un tourment qui peut être éternel(30)". Il est juste d'y voir, à la suite de Michel Carrouges, une formulation surréaliste du désir de "découvrir au fond de l'être humain un domaine mystérieux par lequel il communique sans solution de continuité avec le point suprême(31)". Et ce point n'est évidemment pas à rechercher à l'extérieur; il est un point de l'esprit, c'est-à-dire que la quête surréaliste, comme la quête idéoréaliste, s'avère d'abord intérieure. Il s'agit de questionner le sujet - se demander qui je suis ou qui je hante revient au même - pour que la réalité partielle se transforme en réalité totale, en surréalité. La poésie constitue pour Saint-Pol-Roux la manifestation concrète, sensible de ce lieu interne, disons l'inconscient, qui recèle encore le secret des origines et que le poète se doit de restituer au monde, à des fins de regénéresence. Voici comment, dans un article intitulé "Sur le sable de Camaret", il définit l'objectif poétique qu'il s'est fixé :
"A nos lignes spontanées d'écarter, sinon de briser, les lignes surannées, pour peu à peu les désimmuabiliser, et pour enfin les désorganiser de toute l'organisation des nôtres, usurpatrices, à moins qu'elles n'aient, ces nôtres, fixé leur armature de lumière à même un lieu sublime d'où l'abîme recevra la splendide coulée.(32)"
L'intense flux verbal qui caractérise l'oeuvre de Saint-Pol-Roux impose donc un nouvel ordre qui se substitue au premier. Cette organisation inédite nie la dégradation historique dans la mesure où elle n'est que la résurgence d'un univers antérieur, préexistant à l'histoire. Aussi, le poète cherche-t-il une issue à la temporalité :
"La résultante où vont les poètes est la résultante d'où ils viennent; partis d'un point, ils y retourneront après leur tour d'existence humaine. Ils quittèrent la Beauté au sortir de la Vie Antérieure et la retrouveront aux rentrées de la Vie Future, à moins qu'à la suite des siècles leurs dévouements solidaires ne l'aient réalisée ici-bas. S'il en était ainsi, la Vie Future serait un ici-bas où la Beauté serait sensible, - et notre monde aurait fin sans fin-du-monde saisissable.(33)"

***

Naturellement alors, ce lieu sublime se confond avec l'image pré-historique, mythique de l'Eden. Cependant, la référence n'est pas à prendre dans son acception judéo-chrétienne. J'ai déjà dit que, pour cette classe de poètes dont Saint-Pol-Roux, puis les surréalistes, sont peut-être les derniers hérauts, le dogme du péché originel ne possède aucun fondement moral. L'image du paradis perdu fonctionne plutôt comme représentation mythique d'un état de l'humanité non soumis au dépérissement, où l'homme se distingue pas des autres êtres, où sujet et objet ne sont pas dissociés. Le but du poète n'est donc pas simplement d'imaginer ce que lui promet la religion et de célébrer un monde inaccessible mais d'en susciter la présence à travers les traces, les "indices vagues" qui demeurent ici-bas. "Est-il vrai que l'au-delà, tout l'au-delà soit dans cette vie ?(34)" interroge Breton à la fin de Nadja. Le recours final au mythe, comme l'image du fantôme qui ouvrait le récit, contribue à déplacer le sacré du haut vers le bas, de l'abstrait au concret. Le projet idéoréaliste se propose de ramener "à la surface de la vie" les idées enfermées dans les choses pour recomposer la Beauté primordiale, quand l'ambition surréaliste est d'élaborer un monde merveilleux à partir des signes manifestés dans la vie quotidienne. Si le vocabulaire diffère, l'objectif est identique. D'ailleurs, puisque "le merveilleux est toujours beau, [que] n'importe quel merveilleux est beau, [qu'il] n'y a même que le merveilleux qui soit beau(35)", il faut considérer celui-ci comme la manifestation de l'idée de Beauté.

Et un même motif de la quête se retrouve également pour désigner les deux trajets poétiques. Selon Breton :
"La route à suivre n'est, de toute évidence, pas celle qui est bordée de garde-fous et [...] chaque artiste doit reprendre seul la poursuite de la Toison d'or.(36)"
Quand pour Saint-Pol-Roux :
"Les Magnifiques, argonautes de la Beauté, iront chercher la Toison Divine dans la Colchide de la Vérité. Ils la conquerront par l'âme des choses, âme sur laquelle ils jetteront la chasuble tissée et passementée par leurs sensations...(37)"
Les itinéraires sont parallèles et engagent le poète dans un voyage à rebours dont la fin signe la récupération des pouvoirs perdus. En effet, en remontant à l'origine, le poète n'espère pas seulement restaurer le monde initial mais, luttant contre la fatalité et la condition historique, il restitue à l'homme sa part de divinité. Car Dieu est une création humaine; il est la projection d'un désir concrétisé. L'homme s'est départi de pouvoirs qu'il ne possédait ou qui subsistaient en lui, latents, pour les attribuer à une entité suprême qui puisse apparaître comme centre organisateur. Extériorisé, ce point a peu à peu perdu de sa réalité à l'intérieur de l'individu qui, intuitivement, en ressent le frémissement. Aussi, les quêtes idéoréaliste et surréaliste sont-elles des quêtes humaines : "Rappelons que l'idée de surréalisme tend simplement à la récupération totale de notre force psychique par ce moyen qui n'est autre que la descente vertigineuse en nous (...) et que son activité ne court aucune chance de prendre fin tant que l'homme parviendra à distinguer un animal d'une flamme ou d'une pierre(38)".

Cette connaissance qui est visée, ou pour mieux dire, cette reconnaissance ne s'obtient qu'à travers l'exercice du langage, exercice proche de la transmutation alchimique. A cet effet, Breton fait explicitement référence à Rimbaud et à son "alchimie du Verbe" dont, dit-il, les mots demandent à être pris à la lettre. Et, comme Saint-Pol-Roux, il donne au "Verbe" le sens que lui attribuent les cabalistes : premier exemplaire de la cause des causes, modèle primitif de l'âme humaine. Cette conception johannique se mêle pour le Mage de Camaret à d'autres, héritées de traditions plus anciennes qui trouvent leur source dans les pratiques magiques du langage des animaux. Cet usage particulier, tel qu'il a pu se rencontrer chez les chamans yakoutes, signale la volonté de reconquérir une langue primitive qui permette de communiquer avec la divinité. Grâce au recouvrement de la spontanéité animale, le récitant, écrit Mircea Eliade, "récupère en partie la situation paradisiaque de l'homme primordial(39)". Certains poèmes de Saint-Pol-Roux, qui aujourd'hui font sourire, manifestent un même désir et procèdent de ce même principe magique. Les trois recueils qui composent Les Reposoirs de la procession renferment quantité de proses où apparaissent des oiseaux symboliques et doués de parole : alouettes, colombes, coqs, paons et corbeaux. Par leur aptitude à voler, ils représentent des intermédiaires privilégiés entre le terrestre et le céleste, entre l'homme et Dieu, et sont donc porteurs d'une révélation. La trilogie poétique de Saint-Pol-Roux plonge d'ailleurs le lecteur, in illo tempore, dans un univers primitif qui perce sensiblement sous l'écorce élémentaire des choses. Les adjectifs "simple", "vierge", "premier", "candide", "innocent", "pur", "ingénu" ou "naïf", récurrents dans toute l'oeuvre y qualifient essentiellement objets et parties du monde : communes, jours, sentiers, paroisses, école, diligence, chèvres, nacre, onde, colline, buis, linge, matière, eau, étoiles, etc. Le poète, parcourant une route qui le conduit d'est en ouest, du lever au coucher du soleil, reconquiert lui aussi une nature primitive, grâce à laquelle il peut établir un dialogue avec les animaux. Le poème "La Colombe", qui ouvre le deuxième tome des Reposoirs, se construit sur un mimétisme phonétique confondant le chant de l'oiseau et la parole poétique :
"La colombe roucoule; écoute, un caillou roule en le souffle qui coule ou croule dans le joujou frêle de son cou.(40)"
Cette phrase qui scande le texte et le découpe en strophes de longueur égale accentue à l'excès le jeu sur les sonorités. Expansion du verbe "roucouler", l'image ("un caillou..."), en répétant ses phonèmes constitutifs, n'est plus un développement du signifié, relégué au second rang, mais bien plutôt du signifiant. L'image est toute entière auditive et assimile le langage poétique à cette langue des origines(41). Et ce d'autant plus que l'apparition du "Je" étend la comparaison et restaure un temps mythique :
"Mon Âme a la couleur de son baptême, et, mêmement qu'à Bethléem où le duvet des anges tenait lieu de langes, le bout rose d'un sein pâle dans ma bouche pose une goutte d'opale."
Initiés, rappels vivants d'Icare, les oiseaux unissent le réel et l'idéel. Aussi leurs chants sont-ils les reflets des "premiers mots ornés d'ailes, ailes rendant ces mots susceptibles de bondir de la réalité dans la métaphysique et de la féerie dans le domaine des choses(42)". Le verbe poétique opère donc une transmutation alchimique des éléments, propre à fonder le merveilleux et à pointer du poème le lieu sublime où se résolvent les contradictions.

(A suivre...)

(24) "Introduction sur le peu de réalité", op. cit., p.276.

(25) "Liminaire" de la première édition des Reposoirs de la procession (1893), op. cit., p.146.

(26) André Breton, L'Amour fou, coll. "Métamorphoses", NRF, Paris, 1937; repris dans les O.C.II, p.685. Il faut noter que l'expression "forêt d'indices" se trouve en italique et semble donc y figurer comme citation. Hypothèse que pourrait corroborer la présence d'un extrait du passage précité du "liminaire" dans l'article "Le Maître de l'Image" que Breton consacre à S.-P.-R. et qui prouve qu'il connaissait ce texte et en avait retenu un certain nombre d'éléments. Cf. O.C.I, p.900.

(27) "Liminaire", n.1, p.155.

(28) André Breton, Second Manifeste du Surréalisme, éd. Simon Kra, Paris, 1930 et O.C.I, p.781.

(29) Saint-Pol-Roux, Les personnages de l'individu, sous le pseudonyme de Daniel Harcoland, éd. Sauvaitre, Paris, 1894 et repris dans Le tragique dans l'homme I : Monodrames, Rougerie, Mortemart, 1983, p.34.

(30) André Breton, Nadja, coll. Blanche, Gallimard, Paris, 1928 et O.C.I, p.647.

(31) Michel Carrouges, André Breton et les données fondamentales du Surréalisme, coll. "idées", Gallimard, Paris, 1950, p.37.

(32) Saint-Pol-Roux, "Sur le sable de Camaret", La Revue de l'Epoque, décembre 1920; repris dans De l'Art Magnifique, p.42. On s'apercevra que ce texte, daté de Camaret 1908, propose, pour désigner l'écriture, une terminologie qui n'est pas sans rappeler la pratique de l'écriture automatique : lignes spontanées, splendide coulée, autant de termes qui refusent à la poésie toute préméditation et tout contrôle.

(33) De l'Art Magnifique, p.12.

(34) Op. cit., p.743.

(35) André Breton, Manifeste du Surréalisme, p.319.

(36) André Breton, Prolégomènes à un troisième manifeste du Surréalisme ou non, publié dans la revue VVV, n°1, New-York, juin 1942, pp.18-26; repris dans O.C.III, p.11.

(37) "Réponde se Saint-Pol-Roux à l'enquête de Jules Huret", op. cit., p.20.

(38) Second Manifeste du Surréalisme, p.791.

(39) Mircea Eliade, "La nostalgie du paradis", Mythes, rêves et mystères, Gallimard, Paris, 1957 et coll. "folio essais", 1989, p.83.

(40) De la Colombe au Corbeau par le Paon, p.13.

(41) Mircea Eliade note dans Mythe, rêves et mystères (p.82) qu' "une bonne part des mots utilisés pendant la séance chamanique ont comme origine l'imitation des cris d'oiseaux. Ceci est vrai surtout pour les refrains et les jodlers, constitués le plus souvent par des onomatopées, par des phonèmes et par des trilles dont on peut sans difficulté deviner l'origine : l'imitation des cris et des chants d'oiseaux". Dans ses Entretiens, lorsque Breton explique que l'objectif initial de l'entreprise surréaliste était de "rendre le verbe humain à son innocence et à sa vertu créatrice originelles" (O.C.III, p.477), il s'inscrit dans la tradition illustrée par Saint-Pol-Roux.

(42) Saint-Pol-Roux, "L'émancipation du Verbe", De la Colombe au Corbeau par le Paon, p.40.

Rappel : Quitte à me faire mentir, voici, avant même celui, décisif, de demain, un indice concernant l'identité de notre auteur-mystère (le second, en deux jours, dites donc) : André Breton ne commit pas ce "Faune". A vous de jouer : ici.

jeudi 28 février 2008

La Petite Anthologie Magnifique : le poème de René de Berval

René de BERVAL
(1911-1986)


Je ne reviendrai pas sur la vie de René de Berval dont j'ai dit le peu que je savais hier dans le billet sur l'édition japonaise de ses Souvenirs. En attendant mieux, je me contenterai de présenter le poème qu'il dédia au Magnifique. On se souvient peut-être que le jeune poète préparait, au moment où il participait à la deuxième "Exposition de Poésie contemporaine" de 1937, un livre de poèmes qui aurait dû s'intituler Aurore Boréale. Le projet devait être suffisamment avancé pour que René de Berval en fît rédiger la préface par son ami O.-V. de L. Milosz, mais le recueil ne parut point. Il conserva néanmoins le texte de l'auteur des Arcanes et l'inséra au seuil des Terres de Vigilance. Le poète s'en explique dans une note :
"Cette préface a été écrite en 1937 par le très grand poète, exégète et métaphysicien que fut O.W. de L. Milosz. C'est la seule qu'il ait jamais daignée faire. Elle parut, pour la première fois et intégralement, dans LA PHALANGE du 15 Août 1938.

Les poèmes d'Aurore Boréale ne paraîtront jamais. Ce serait une trahison vis-à-vis de moi-même que de les publier, maintenant qu'ils ne concordent plus avec mon attitude poétique actuelle. Je ne le ferai donc pas. Néanmoins j'ai tenu, au seuil de ce drame, à poser le témoignage d'un des hommes les plus étonnants qui aient jamais existé.

C'est un suprême hommage que je rends à M. de Milosz, lui que j'ai tant aimé et admiré. J'ai voulu que ce texte remarquable fût compris dans un de mes recueils de poèmes qu'Oscar Wenceslas de Lubicz Milosz me faisait le grand honneur de goûter.

Grâces lui soient rendues pour l'amour qu'il m'a inspiré et l'exemple unique qu'il m'a toujours montré. Il m'a, de la sorte, indiqué la voie qui mène aux larges et lointaines TERRES DE VIGILANCE."

Le recueil, achevé d'imprimer le 28 mai 1939, parut aux éditions Denoël, illustré de quatre dessins en couleur, hors texte, de Pierre Ino. Il fut précédé d'une plaquette, Les Ruines du Temps, aux Editions Sagesse (Librairie Tschann), constituant le 76e numéro de la petite "collection anthologique" qui accueillit, entre autres, des poèmes de Fernand Marc (l'initiateur de l'entreprise), Jean Rousselot, Camille Bryen, Gisèle Prassinos, Jean Follain, Roger Lannes, Tristan Tzara, Jean Arp, Jean Scutenaire, Claude Sernet, Léo Malet, Georges Hugnet, Vicente Huidobro, Maxime Alexandre, Ilarie Voronca, René-Guy Cadou, Marcel Béalu, Guillevic, Jean de Bosschère, Audibert, Maurice Henry, etc. Une bien belle collection, riche de 82 numéros publiés à compte d'auteur entre 1935 et 1939. La plaquette de René de Berval fut donc parmi les dernières; aussi dut-elle paraître à la fin de 1938 ou au début de l'année suivante. Imprimée, fors les 6 exemplaires sur Chine numérotés, sur papier Alfa Navarre, elle se compose de six poèmes, dont les cinq derniers sans titre et dédicacés, à, par ordre d'apparition, Jules Supervielle, Saint-Pol-Roux-le-Magnifique, O.V. de L. Milosz, Jean Cocteau et Max Jacob. Ces six textes furent recueillis dans Terres de Vigilance et intercalés parmi d'autres dédiés "au lecteur", à Léon-Paul Fargue, à Puzant, à Zadkine, au docteur J.-C. Mardrus, à Raymond Faure, à Myana Duport, à Paul Eluard, à René Aubert, à Roger Lannes, à Fernand Marc et à Marcel Sauvage. Dans le recueil, la dédicace au président de l'Académie Mallarmé se fait plus sobre, puisque son nom est amputé de l'attribut magnifique. Mais interrompons ce bavardage litanique et lisons plutôt le poème de René de Berval :
A Saint-Pol-Roux
Tout au long de la grève palpite l'amertume de la mer
Entreprenant le voyage irréel.
La raison trouble des espaces navigue,
Ivre de solitude,
Dans la maturité d'un coucher de soleil
Pour sombrer dans les limites inflexibles
D'un horizon entrouvert comme un livre.
L'Ile attend ses merveilles.
Elle a reçu l'absoute du Grand Veneur
Qui, un soir, la vint veiller comme une agonisante,
Et repartit, le lendemain, en emportant
Avec son âme
Ses rêves emprisonnés.
Et depuis lors, le Temps germe
Dans ce rêve de pierre qu'elle fait chaque nuit
Pour ne pas désespérer dans son attente anxieuse
D'un avenir incertain.
Mais les arbres ont vécu, les rocs ont poussé,
Les oiseaux ont secoué le pollen dans les becs de sable,
Sans que le nuage sauveur soit venu s'abriter
Dans son anse candide.
Comme la pierre éclatait de pensée,
L'Ile partit pour retrouver sa vérité
Par ces mondes antérieurs
Qu'elle avait entrevus dans un soir de sable,
Dans un soir de démence aux senteurs lunaires.
Rappel : Et le Grand Jeu du Mois de Mars ? Allez, un indice pour vous être agréable. Le poète du "Faune" n'est pas René de Berval.

Feuilleton critique : Ch. I. - Définition d'une théorie poétique (suite)

CHAPITRE I (suite). - DEFINITION D'UNE THEORIE POETIQUE
(voir les billets du 26 & 27 février)

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Il serait simpliste de croire que l'idéoréalisme de Saint-Pol-Roux ne représente en vérité qu'un entre-deux, qu'un compromis à peine déguisé des principes opposés du naturalisme et du symbolisme. Lecteur de Hegel(12), auquel l'ont sans doute conduit ses fréquentations de Villiers, le poète propose une définition dialectique de sa théorie. "La règle première, écrit-il, est de dématérialiser le sensible pour pénétrer l'intelligible et percevoir l'idée; la règle seconde est, cette essence une fois connue, d'en immatérialiser, au gré de son idiosyncrasie, les concepts(13)." De ce double mouvement qui considère que l'idée et la chose ne sont que les aspects d'une même réalité naît le poème. Celui-ci devient le lieu d'une vérité, d'une unité reconquise, ce que Saint-Pol-Roux aimait très justement nommer une "surcréation".

Le Magnifique, loin d'abandonner l'enseignement hérité des romantiques, pourrait être à l'origine, avec Rimbaud, dans la tradition prométhéenne jusqu'alors délaissée, d'un ré-enchantement poétique. La poésie décrypte l'univers et agit sur lui. En renouant avec la conception johannique, le poète magnétise le verbe, point centripète vers lequel convergent les forces opposées, où se rejoue, à rebours, le geste originel de Dieu. En effet, si la manifestation de la parole divine fut, dans le double récit biblique, cause d'une séparation irrémédiable, non seulement entre les différents éléments, mais surtout entre le démiurge et sa créature, la manifestation de la parole poétique efface la distance et produit leur union. Anne-Marie Amiot(14) rappelle avec raison l'impact décisif qu'a pu avoir la pensée de Jacob Boehm sur Saint-Pol-Roux et l'élaboration de l'idéoréalisme. Refusé tout manichéisme, instituteur de deux pôles extrêmes entre lesquels se réaliserait l'équilibre humain et où la marge de manoeuvre resterait limitée, c'est bien l'harmonie qui est recherchée. Aussi le poète rejette-t-il le dogme du péché originel et, de la même manière que Baudelaire ou que le Hugo de La Fin de Satan, peut-il réintégrer le Mal au coeur de son oeuvre. N'est-il pas, comme il se plaît à le répéter, "l'entière humanité dans un seul homme" ? Et à ce titre ne doit-il pas en traduire la complexité et les multiples virtualités ? C'est ce que laisse penser la fin du poème "Seul et la Flamme(15)", un des premiers et des plus beaux de Saint-Pol-Roux, où la Flamme oppose sa parole à la solitude inquiète de Dieu dont la création n'est encore qu'en projet. Ainsi, au pressentiment du danger prochain,

Je crois donc, avenir d'une réalité,
Que tu viens, devançant l'Age des Créatures,
Ouraganer la paix de mon éternité
Afin que je m'apprête aux tempêtes futures.
l'"énigme de feu" et "Force de demain" lance, tel un défi à son créateur : Je suis l'Orgueil Humain. Le péché capital se mue alors en vertu poétique permettant d'exprimer l'homme dans sa totalité. Autre figure poétique de la totalité, celle du Christ qu'on retrouve dans nombre des "reposoirs", et notamment dans le poème d'ouverture du recueil programmatique de 1893, "'Coqs(16)". Si poète et Christ se confondent c'est parce que, d'une part, le trajet du second, "de la Crèche à Jérusalem", annonce la marche de l'Histoire, et, d'autre part, parce que, procédant des deux principes anthétiques, humain et divin, il représente leur résolution dialectique. Le poème inaugural des Reposoirs de la procession crée un espace où se manifestent les multiples tensions : entre un présent anecdotique, récit presque effacé d'une trahison amoureuse, et un temps originel, condensé de la vie du Christ; entre l'innocence du Moi ("je songe à la victime que je fus") et sa culpabilité ("je songe encore au bourreau que je fus"); entre l'image de la femme traîtresse ("l'amante à l'oeil grand comme un judas") et celle de la femme trahie ("l'amante aux yeux grands comme deux hirondelles"). Mais cette dualité n'est finalement que l'expression de la nature du poète, sa définition. Tour à tour, victime et bourreau, le "Je" résorbe l'opposition et ne peut véritablement apparaître, dans son intégrité, qu'une fois toutes ses virtualités, y compris les moins avouables, énoncées.

Ici, c'est toute la morale traditionnelle, héritée du christianisme, que Saint-Pol-Roux remet en cause. "Coqs", derrière le fort intertexte biblique, pourrait bien se présenter comme un poème iconoclaste au travers duquel l'image orthodoxe de la pureté christique, exempte de tout péché, devient une réduction de l'humanité, avec ses vertus et ses vices. On ne s'étonnera pas alors que les doubles poétiques que le Magnifique distribue dans toute son oeuvre, et particulièrement dans les proses de sa trilogie, Les Reposoirs de la procession, soient ceux-là mêmes que la Société rejette ou condamne : mendiants, assassins et fous. Tous, en effet, représentent à la fois un échec des législations, de l'ordre moral, et un défi lancé au monde de la raison. La poésie de Saint-Pol-Roux, en révélant à l'homme la complexité de sa nature, loin de lui donner comme objectif une rémission sociale, tend à souligner son caractère individuel et marginal pour le pousser à découvrir une réalité nouvelle.


***

Changer la vie; le mot d'ordre de Rimbaud, adopté par les surréalistes, est l'ambition que se sont fixés, dès l'origine, qu'elle soit mythique ou historique, le mage, l'alchimiste et le poète. Tous trois cherchent à opérer une transformation de la matière; tous trois ont une pratique symbolique du langage. Il a souvent été dit que le substantif "image" constituait l'anagramme de "magie". Si cette dernière peut se définir "l'art de produire, par des procédés occultes, des phénomènes inexplicables ou qui semblent tels" et si l'alchimie est la "science occulte, née de la fusion de techniques chimiques gardées secrètes, et de spéculations mystiques, tendant à la réalisation du grand oeuvre", on voit que la poésie, grâce à l'image qui établit des liens inédits entre les éléments du réel, en agissant sur le langage, bouleverse, à l'instar des deux premières, notre rapport au monde et nous donne à vivre une autre réalité.

En ce sens, le Magnifique se distingue des autres poètes de sa génération et rejoint Rimbaud, par l'usage particulier et abondant qu'il fait de l'image, formulation magique qui découvre une vérité inattendue. Dès 1896, Remy de Gourmont voit en Saint-Pol-Roux un "grand inventeur d'images et de métaphores(17)". La périphrase de l'auteur du Livre des Masques est intéressante en ce qu'elle paraît distinguer la métaphore de l'image, soit le procédé rhétorique qui consiste à traduire, dans un langage plus ou moins crypté, une réalité préexistante, de la véritable image littéraire, contemporaine de son énonciation. Cependant, après avoir établi cette différence de principe sans la glose qui lui aurait permis de mieux définir ces deux notions, il se contente simplement de relever l'inégalité qualitative de ces "trouvailles", et de dresser "un catalogue ou un dictionnaire" de ces "images, qui, si elles sont toutes nouvelles, ne sont pas toutes belles"; on peut y lire, entre autres, les traductions suivantes :

Sage femme de la lumière ............................... le coq
Lendemain de chenille en tenue de bal ........... papillon
Mamelle de cristal ......................................... une carafe
Cimetière qui a des ailes ................. un vol de corbeaux
Coquelicot sonore ......................................... chant du coq
Etrangement, Gourmont donne ici une bien fade définition de la poésie. Ainsi, pour lui, - et dès lors il n'y a plus distinction entre image et métaphore mais simple redondance synonymique, - l'image n'est plus qu'une reformulation exubérante et pittoresque d'éléments pris dans la réalité; et lire un poème consisterait à le traduire mot à mot. Vingt-huit ans après, André Breton s'élèvera contre une telle interprétation, restituant du même coup la vraie valeur des images de Saint-Pol-Roux :

"Il s'est trouvé quelqu'un d'assez malhonnête pour dresser un jour, dans une notice d'anthologie, la table de quelques-unes des images que nous présente l'ouvre d'un des plus grands poètes vivants; on y lisait :
Lendemain de chenille en tenue de bal veut dire : papillon.
Mamelle de cristal veut dire : une carafe.
Etc. Non, monsieur, ne veut pas dire. Rentrez votre papillon dans votre carafe. Ce que Saint-Pol-Roux a voulu dire, soyez certain qu'il l'a dit(18)."
Ce que Breton refuse, c'est évidemment l'idée d'un procédé de simple cryptage du réel, c'est considérer que l'image n'est que transcription d'un en-deçà sensible qu'elle ne modifierait pas; ce qu'il refuse, c'est justement la confusion entre image et métaphore. Car la première, pour Saint-Pol-Roux, puis pour les surréalistes, échappe au simple domaine de la rhétorique; elle oriente le poème, non pas vers un référent réel, mais vers un ailleurs, un autre monde qu'elle contribue à construire. Génération spontanée, ainsi que la définira le Mage de Camaret en 1925, elle tient autant de "la bouche d'ombre", de l'inconscient, que de l'univers extérieur et du désir conscient qui pousse l'écrivain à agir sur lui. Cette double fonction de l'image fait qu'elle occupe une place de choix dans la conception idéoréaliste de la poésie, considérée comme dépassement de la réalité incomplète et "surcréation".

Parce qu'elles "transposent les notions, interchangent les réalités", parce qu'elles dévoilent que "l'idée et son objet ne sont que les aspects d'une réalité unique(19)", les images constituent le matériau privilégié du poète idéoréaliste. Engagé dans un double mouvement - dématérialiser le sensible et en immatérialiser les concepts - le projet théorique de Saint-Pol-Roux ne peut aboutir qu'à travers une image apte à traduire ces deux états, une image dialectique. Aussi, bien avant le postulat de Reverdy repris par les surréalistes, l'image se définit-elle chez le Magnifique comme la conjonction de deux réalités contradictoires ou distantes. Cette image, d'abord surprenante ou "exubérante" selon le mot de Gourmont, n'est en finalité que la manifestation dans le domaine sensible d'une unité renouvelée. Ainsi, dès sa réponde à l'Enquête sur l'évolution littéraire de Jules Huret, Saint-Pol-Roux se propose-t-il d'aller "à l'alliage" puisque "l'étincelle jaillit du baiser des pôles contraires(20)". Et cinq ans plus tard, en 1896, dans le poème manifeste intitulé "Le Style c'est la Vie", où, l'antithèse se résolvant dans l'image, on peut lire que "la ténèbre n'est qu'une clarté qui songe sous ses ailes closes", il ajoute :

"Je m'effare devant l'imminente ruade de l'expression issue des épousailles de ces deux Mots contraires, ruade qu'il sied de prévenir moyennant une tierce épithète conciliatrice. [...] En vérité une renaissance s'opère à l'entrevue des forces ennemies.(21)"
L'image n'est donc pas représentation mais création nouvelle, produit de l'union de deux réalités; et en cela, l'image s'apparente au symbole. Elle est symbole dans la mesure même où elle ne prend son sens plein, inédit, que dans cette conjonction. André Breton, encore une fois, l'aura compris, qui, dans le Manifeste, écrit : "Saint-Pol-Roux est surréaliste dans le symbole(22)". Et il n'est pas étonnant alors de retrouver dans l'article qu'il consacre au Magnifique cette célébration de la "toute-puissance des images" :

"Il apparaît de plus en plus que l'élément générateur par excellence de ce monde qu'à la place de l'ancien nous entendons faire nôtre, n'est autre chose que ce que les poètes appellent "l'image". La vanité des idées ne saurait échapper à l'examen même rapide. Les modes d'expression littéraire les mieux choisis, toujours plus ou moins conventionnels, imposent à l'esprit une discipline à laquelle je suis convaincu qu'il se prête mal. Seule l'image, en ce qu'elle a d'imprévu et de soudain, me donne la mesure de la libération possible et cette libération est si complète qu'elle m'effraye. C'est par la force des images que, par la suite des temps, pourraient bien s'accomplir les "vraies" révolutions. En certaines images il y a déjà l'amorce d'un tremblement de terre. C'est là un singulier pouvoir que détient l'homme, et qu'il peut, s'il le veut, sur une échelle de plus en plus grande, faire subir.(23)"
(A suivre...)

(12) Plusieurs indices parsemés dans l'oeuvre du poète le laissent penser. Saint-Pol-Roux s'était appuyé sur Hegel, dans sa réponse à Huret, pour définir le théâtre Magnifique. Son influence - et on sait qu'elle fut au moins aussi décisive pour le développement du Surréalisme - apparaît plus déterminante encore dans la réflexion idéoréaliste. Le poète ira jusqu'à proposer, dans l'Avertissement des Féeries intérieures, une citation du philosophe comme introduction à sa théorie.

(13) "Liminaire", Op. cit., p.151.

(14) Anne-Marie Amiot, "Saint-Pol-Roux "le poète au vitrail" ou de l'idéalisme à l'idéoréalisme", Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nice, n°51, 1985, p.38. Le nom de Jacob Boehm apparaît dans la réponse à l'Enquête sur l'évolution littéraire, accolé à celui de Mallarmé pour signaler les points communs entre la Renaissance et celle qui s'opère dans ces dernières années du XIXe siècle.

(15) Achevé en mars 1885, publié pour la première fois dans le T. XLVI du Mercure de France (1903), pp.599-602, le poème ouvre le recueil Anciennetés (Mercure de France, Paris, 1903, pp.9-13). D'abord réédité par les éditions du Seuil en 1946, suivi d'un choix des Reposoirs de la procession, le recueil se retrouve dans Tablettes. "Seul et la Flamme" figure aux pp.23-24.

(16) D'abord paru dans la Revue Blanche d'octobre 1892, p.163, il est repris dans Les Reposoirs de la procession (Mercure de France, Paris, 1893), puis dans De la Colombe au Corbeau par le Paon (Mercure de France, Paris, 1904 & Rougerie, Mortemart, 1980, pp.20-21).

(17) Masque de Saint-Pol-Roux dans Le Livre des Masques (Mercure de France, Paris, 1896).

(18) André Breton, "Introduction au discours sur le peu de réalité", Point du Jour, Gallimard, Paris, 1934; repris dans les O.C.I., pp.276-277. L'auteur ne se réfère pas ici au Livre des Masques mais à l'anthologie des Poètes d'aujourd'hui de Van Bever & Léautaud qui reproduisait le catalogue d'images dressé par Gourmont. Ce qui pourrait expliquer que, citant peut-être de mémoire, Breton ne cite pas ce dernier - qu'il n'appréciait d'ailleurs guère - usant plutôt d'une périphrase pour le désigner.

(19) André Rolland de Renéville, "L'idéoréalisme de Saint-Pol-Roux", Nouvelle Revue Française, 1942, pp.175-180; article repris dans L'Univers de la Parole, Gallimard, Paris, 1944.

(20) Op. cit., p.138.

(21) "Le Style c'est la Vie", De la Colombe au Corbeau par le Paon, pp.103-104.

(22) Op. cit., p.329.

(23) André Breton, "Le Maître de l'Image", O.C.I., p.901.

Rappel : L'auteur-mystère court toujours, et très-vite... Rejoignez-le avant qu'il ne s'échappe à jamais. Ligne de départ : ici.

mercredi 27 février 2008

Une édition originale japonaise des Souvenirs de René de Berval

C'est un des bienfaits d'internet que de provoquer d'inattendues rencontres. Et rien que pour ces rares petits et hasardeux plaisirs, je suis heureux d'avoir mis en ligne ce blog dédié à Saint-Pol-Roux. Il faut dire que mes recherches sur le Magnifique ont été à l'origine de belles amitiés. Toutes les portes auxquelles j'ai frappé se sont ouvertes sans réserve. De sorte qu'il m'est arrivé de penser que le nom de Saint-Pol-Roux était un puissant sésame. Un exemple, parmi d'autres, et le dernier en date : il y a quelques jours je reçois un courriel d'un jeune chercheur japonais, Kensaku Kurakata (1), qui m'apprend l'existence d'une édition japonaise des Souvenirs de René de Berval, Paris 1930 nen-dai : ichi-shijin no kaisou (Paris, les années 30), édités et traduits par Midori Yajima (éd. Iwanami shoten, coll. "Iwanami shinsho", Tokyo, 1981), Souvenirs dans lesquels figure un chapitre entier consacré au Magnifique, soit près de 25 pages. Voilà qui constituait déjà une information bibliographique intéressante, mais Kensaku ne s'en tient pas là et se propose de m'en offrir un exemplaire. Bien entendu, j'accepte; et une semaine plus tard, voici le volume dans ma bibliothèque, et aujourd'hui sur le blog. Avouons, en passant, qu'un tel désintéressement n'est pas courant, et n'insistons plus...

A ma connaissance, ces mémoires sont inédits en français. C'est dommage car l'auteur a fréquenté bon nombre de personnalités littéraires de premier plan. Bien que ne lisant pas le japonais, il me suffit de feuilleter l'ouvrage et de parcourir l'index pour constater que de nombreuses pages y sont consacrées à Max Jacob, Jean Cocteau, Léon-Paul Fargue, O.-V. de L. Milosz, Saint-Pol-Roux, Georges Duhamel, mais aussi, un peu moins nombreuses, à Guillaume Apollinaire, Paul Valéry, Paul Eluard, Edmond Jaloux, Picasso, Henri de Régnier, au Grand Jeu, au Surréalisme, etc. Si l'ouvrage demeure inconnu au public français, cela tient peut-être à l'oubli hexagonal qui entoure le nom de René de Berval.

Je n'ai jusqu'ici récolté que bien peu de renseignements sur Berval. Il faut dire que son oeuvre littéraire est assez mince, et qu'il se distingua plus comme animateur que comme écrivain. Il est né à Nice en 1911. Très jeune, il monte à Paris et fréquente dans la petite République des lettres. Il collabore à quelques périodiques, notamment à la Revue Parlée qui paraît sous l'égide de l'Association des Jeunes Auteurs Français, au sommaire de laquelle son nom voisine avec ceux de Jean Follain et Eugène Guillevic. En juillet 1937, il participe à la deuxième "Exposition de Poésie contemporaine"où figurent, en plus de poèmes autographes, un "portrait-composition de René de Berval, par R. Micaelles, pour l'illustration de son prochain livre : Aurore Boréale", des photographies de l'inauguration du buste de Remy de Gourmont, de Saint-Pol-Roux à différentes époques, d'O.-V. L. de Milosz à Fontainebleau près de sa mangeoire à oiseaux, etc. Est-ce à cette occasion qu'il rentre en contact avec ceux qui seront la matière de ses Souvenirs ? Ou les avait-il rencontrés auparavant ? Sans doute la réponse se cache-t-elle dans Paris 1930 nen-dai. Quoi qu'il en soit, de simple participant en 1937, il devient organisateur de l'Exposition en 1938. Le Mercure de France du 15 mars en fit un compte rendu qui débutait ainsi :
"La 3e Exposition de Poésie contemporaine. - Cette exposition, organisée par le jeune poète René de Berval, avec la collaboration de MM. Paul de Montaignac et J. M. Campagne, a été inaugurée le 15 février à la Galerie de Paris, 214, faubourg Saint-Honoré, par M. Huisman, directeur des Beaux-Arts, et a duré jusqu'au 1er mars. Elle a réuni des autographes des poètes dont voici les noms : [suit une liste de plus de 150 noms]"
De Berval était désormais mieux installé; il publie un Hommage à Villiers de l'Isle-Adam aux éditions du Mercure de France, collabore aux Nouvelles littéraires, à Marianne. C'est dans cette dernière, le 20 juillet 1938, qu'il fait paraître un bel article sur "Saint-Pol-Roux le Magnifique". Sa teneur prouve qu'en plus de l'avoir rencontré à Paris, le jeune poète lui rendit visite à Camaret.

Tout cela, et plus encore, doit se trouver dans le huitième chapitre de ses mémoires, qui s'ouvre sur cette photo - d'après l'auteur et Kensaku Kurakata qui m'en traduisit la légende, la dernière du Magnifique - prise le 17 ou 18 juillet 1940, que Divine offrit au jeune poète après y avoir collé quelques cheveux de son père. René de Berval admirait Saint-Pol-Roux. Il lui avait dédié un des poèmes qui composent sa plaquette, Les ruines du temps (Editions Sagesse - Les Feuillets de "Sagesse" - collection anthologique, n°76), qui parut probablement en 1938. Le texte sera repris l'année suivante, toujours dédié au Magnifique, dans Terres de vigilance (Denoël), recueil préfacé par Milosz. On le retrouvera prochainement dans La Petite Anthologie Magnifique.

L'admiration dut rapidement se muer en amitié, puisque, comme nous l'apprend ce fragment de lettre, datée du 26 février 1939, reproduit dans le volume, René de Berval fut l'un des organisateurs, le logisticien de l'Académie Mallarmé, récemment créée, et que Saint-Pol-Roux présidait depuis la mort de Francis Vielé-Griffin. Audiberti avait conquis le premier prix; Henri Hertz, Jean Follain et André Bellivier se partagèrent le second qui fut décerné, non en mai, ainsi que semble s'en inquiéter Saint-Pol-Roux, mais le mardi 6 juin 1939. Quel était exactement le rôle de René de Berval qui n'était pas membre de l'Académie ? Celui d'un attaché de presse, peut-être, chargé de convoquer la presse à l'heure dite, de réserver le restaurant, etc.

N'organisa-t-il pas quelques jours après la remise du prix, le lundi 19 juin, un dîner en l'honneur de Saint-Pol-Roux à la Brasserie Lipp ?


Il y avait là du beau monde qui dîna, pour l'anecdote, d'un consommé froid en tasse, de hors d'oeuvres variés, d'un Roast beef accompagné de petits pois nouveaux et de pommes pailles, de salade et de fromages assortis, le tout arrosé de Bordeaux Rouge, et suivi d'une bombe glacée et de café. On lit, en effet, sur le menu conservé par l'auteur, dédicacé par Saint-Pol-Roux "au cher Instigateur René de Berval", les signatures de Cassilda & André-Rolland de Renéville, Roger Lannes, Charles Vildrac, Henri Charpentier, Divine, Léon-Paul Fargue, Claude Sernet, Fernand Marc et Jean Follain.

René de Berval se serait sans doute fait un nom dans la petite République des lettres si son destin et le goût de l'ailleurs ne l'avaient appelé, après-guerre, sous les cieux asiatiques. A Saigon d'abord où il dirigea la revue France-Asie, n' oubliant pas son vieil ami Saint-Pol-Roux dont il reproduisit en fac simile, dans le numéro du 15 mars 1947, un poème inédit de 1936, "La Maison cassée". A Tokyo ensuite - ce qui explique l'édition japonaise des Souvenirs - où il mourut en 1986. Il était devenu, entre temps, un spécialiste du Bouddhisme auquel il s'était converti.

Sans doute complèterai-je un jour, avec l'aide de mon ami Kensaku Kurakata - et, qui sait, avec, peut-être le renfort d'un autre visiteur -, ces parcellaires informations. En attendant, on pourra lire dès demain le poème que dédia Berval au Magnifique.

(1) Kensaku Kurakata est l'auteur d'un article sur Verlaine, "Une poétique sans paroles", recueilli dans le numéro d'Europe consacré à Verlaine (n°936, avril 2007).

Rappel : L'auteur du "Faune" se languit dans l'anonymat. Il réclame une identification ici.

Feuilleton Critique : L'Idéoréalisme, une "courroie de transmission" entre Symbolisme & Surréalisme (Ière partie)

PREMIERE PARTIE : L'IDEOREALISME
"COURROIE DE TRANSMISSION"
ENTRE SYMBOLISME & SURREALISME

Plus qu'aucun autre écrivain, Saint-Pol-Roux, grâce au merveilleux qu'il a magnifiquement suscité et habité, s'est présenté à ses contemporains comme le poète, celui dont il a si bien défini l'itinéraire et les pouvoirs dans les trois tomes des Reposoirs de la procession. Les hommages posthumes d'un Eluard, d'un Aragon, ou d'un Tzara, confirmèrent que le crime perpétré contre le mage de Camaret constituait le plus atroce attentat commis contre la poésie. Et les anciens surréalistes ignoraient alors à quel point. Depuis plus de dix ans, en effet, Saint-Pol-Roux travaillait à son Grand OEuvre, élaborait les fondements d'un monde inédit à partir du seul Verbe, matériau poétique projeté sur le réel et le transformant. Mais la Répoétique, nouvelle république dont le poète aurait été le législateur, qui aurait enthousiasmé les jeunes révolutionnaires de 1924 désireux d'"aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l'homme(1)", ne vit jamais le jour telle que l'avait souhaitée le Magnifique(2). Le manuscrit, comme tant d'autres, fut en grande partie détruit par la barbarie nazie. Ce qu'il en reste nous redit combien la poésie manifeste la Vie entière, avec quelle persistance elle installe l'individu devant une évidence que des siècles d'histoire et de rationalisme avaient fini par lui rendre inaccessible.

Le projet répoéticain apparaît comme l'aboutissement, mais un aboutissement inachevé, d'une réflexion qui s'étend sur plus de cinquante ans, commencée durant les premières années du Symbolisme et tragiquement interrompue en octobre 1940. Pour Saint-Pol-Roux, la Répoétique est la concrétisation de cette idéoréalité, le passage, en quelque sorte, du concept à sa mise en pratique. Les surréalistes, s'ils n'ont pu connaître l'ambition dernière de leur aîné, se sont entièrement reconnus dans l'idéoréalisme. Lorsque André Breton donne, pour la première fois, sa définition, depuis célèbre, du Surréalisme, ce n'est pas sans l'avoir fait précéder d'un rappel de ce qui l'a amené à choisir ce mot plutôt qu'un autre. Simplement "en hommage à Guillaume Apollinaire qui venait de mourir(3)"; car, à vrai dire, il se sentait plus proche du "Supernaturalisme" nervalien, ou, comme nous l'indique discrètement - trop ? - une note de bas de page, de "l'Idéoréalisme de Saint-Pol-Roux(4)". Contrairement à ce qu'il fait pour Nerval dont il cite la dédicace des Filles du feu à Dumas, Breton, curieusement, ne produit aucun texte du Magnifique pour prouver aux lecteurs ce qui lie le Surréalisme à l'Idéoréalisme. Cette absence de développement et d'illustration est pour le moins dérangeante. En aucun cas nous ne pouvons penser que la théorie poétique de Saint-Pol-Roux fût assez ancrée dans l'esprit des lecteurs de 1924 pour que l'auteur du Manifeste pût se contenter de la mentionner sans l'expliciter un tant soit peu. André Breton se refusera deux fois, par la suite, dans "Le maître de l'image", sa contribution à l'hommage collectif, puis dans les Entretiens, à effectuer un travail de critique ou d'historien de la littérature, à rétablir explicitement ce lien, cette "courroie de transmission" entre le Symbolisme et le Surréalisme. C'est cette absence, ce vide historique que les chapitres suivants tacheront de résoudre.



CHAPITRE I : DEFINITION D'UNE THEORIE POETIQUE
Mon idéo-réalisme est un Arbre immense...

D'après Auguste Bergot, le mot d'idéoréalisme ne serait pas une invention de l'auteur mais de Brunetière jugeant l'oeuvre de Renan(5). La première mention de ce terme dans un écrit du Magnifique pourrait confirmer l'emprunt; il apparaît dans la réponse à l'Enquête sur l'évolution littéraire sous sa forme composée, ainsi que l'avait modelé la plume du critique de La Revue des Deux Mondes. Il semble alors naturel que la doctrine qui s'y expose, dans la mesure où elle se présente comme nouvelle et en rupture, se soit d'abord appelée non pas "idéoréalisme" mais "magnificisme". J'ai déjà dit l'ambition et la foi en l'art que manifeste une telle dénomination. Saint-Pol-Roux n'est déjà plus un jeune homme; il a trente et un ans et quelques articles critiques derrière lui. La lettre de 1891 constitue donc une étape de la réflexion entamée, sept ans plus tôt, avec Poète !, et dont l'exposé initial paraît dans un article du Mercure de France, compte rendu de "La Gloire du Verbe, par Pierre Quillard(6)". La lecture qu'il donne du recueil de son ami est l'occasion pour lui de présenter sa formule d'art et de prendre ses distances avec l'idéalisme symboliste. "Les cordes de son clavecin sont peut-être des cheveux de femmes, mais de femmes non vécues. Sa Dame, il l'appréhende et ne la regarde que copiée, dans la psyché. Il en préfère l'absence ou le mirage(7)", reproche-t-il à Quillard. Saint-Pol-Roux refuse la conception de l'art pour l'art qui enferme l'artiste dans un univers fantasmé, en dehors de toute réalité, un univers somptueux mais ô combien artificiel. Aussi, à l'idéalisation outrancière oppose-t-il sa théorie des cinq sens. La posture purement contemplative des poètes symbolistes est inapte à saisir le réel dans son entier, c'est-à-dire qu'ils ne comprennent pas qu'on ne peut séparer la chose de l'idée, que la chose est matière et substance. Pour Saint-Pol-Roux, la poésie doit retrouver l'élan initial qui a permis la solidification des idées.
"Toute substance apparaît l'effort saisissable d'un centre vers la sphère, d'une base vers le sommet, d'une âme vers la corporéité. C'est le caractère de cet effort qui, à ma sentence, doit au moins intéresser l'artiste et qu'il lui sied, le cas échéant, de cristalliser.(8)"
Fidèle en cela à l'enseignement baudelairien et à la tradition issue de Swedenborg, le poète répète qu'il ne saurait accéder au mystère que la nature lui oppose sans sa réintégration par l'expérience sensible, et forcément subjective. De la même manière que, pour les peintres cubistes, l'objet ou l'idée de l'objet ne peut être représenté qu'à travers l'ensemble des points de vue, sous toutes ses faces, "les choses doivent être contrôlées et traduites par [les] cinq sens" du poète; et, ainsi
"l'artiste obtient l'oeuvre prismatique aux facettes savoureuse-odorante-sonore-visible-tangible; le synthétique bouquet à cinq motifs qu'il parachève et paraphe avec le ruban de son émotion. En un mot l'oeuvre individuelle et vivante : le Verbe fait Homme.(9)"
Cela, afin de pouvoir, une fois le mécanisme secret révélé, transformer le monde :
"La floraison du poète se mesure donc à son génie d'essentiellement comprendre ou d'amender [...] celle de Dieu.
On ne saurait éluder que celle-ci sert de fumier à celle-là.(8)"
La réponse à l'enquête de Jules Huret, quelques mois plus tard, reprend l'essentiel de cette conception et lui donne le cadre plus vaste et plus complet du magnificisme. Par ce néologisme, Saint-Pol-Roux ne désigne pas moins que "la Toute Poésie", unité recouvrée, née de l'investissement sensible du poète dans le monde : "cette communion des sens engendre l'émotion suprême, l'éclosion de l'âme, son apparition, son entrée en matière(10)". Le subjectif dans l'objectif, cette autre formule qui vient résumer l'énoncé théorique antérieur ouvre la voie aux futures postulations surréalistes. De la pratique du ready-made à la construction d'objets symboliques, Breton et ses amis n'ont en effet cessé d'interroger la matérialité et, à travers les analogies qui se découvraient dans leurs réponses, de la redéfinir. C'est vers une même connaissance irrationnelle de la réalité que se dirige le Magnifique :
"Je ne préconise point l'indigeste recensement des Choses. [...] Du moins, sollicité-je qu'on en désarcane l'essence causale, qu'on en cristallise l'orient, la caresse et le divorce de leurs correspondances, autrement dit les modes qui sont en quelque sorte la vive chevelure de la substance.(11)"
Cette incursion de la subjectivité dans le Réel objectif constitue la démarche idéoréaliste.

(A suivre...)

(1) Cette phrase d'Aragon apparaît sur la couverture du premier numéro de La Révolution Surréaliste du 1er décembre 1924.

(2) Une grande partie du texte qui compose la Répoétique était sans doute achevée en 1932. On sait que Saint-Pol-Roux, assuré de la modernité de son oeuvre, en avait proposé le manuscrit à la nrf de Paulhan et aux Cahiers du Sud de Ballard; les deux revues refusèrent de la publier, la première à cause de Gide. Le poète dut alors se résoudre à n'en laisser paraître que quelques fragments dans le tome CCXXXVIII du Mercure de France (1932), sous le titre "La Répoétique - res poetica, fragments". Saint-Pol-Roux n'en continuera pas moins à approfondir sa réflexion et à noircir de nombreuses pages. Celles qui furent retrouvées et identifiées ont été classées et publiées par René Rougerie en deux volumes : La Répoétique, Mortemart (1971) et Genèses, Mortemart (1976). A ces deux ouvrages, il convient d'ajouter les textes de Cinéma Vivant, Mortemart (1972) et les aphorismes de Vitesse, Mortemart (1973).

(3) André Breton, Manifeste du Surréalisme, éd. du Sagittaire, chez Simon Kra, Paris, 1924; repris dans O.C.I., p.327.

(4) Ibid., note de bas de page, p.328.

(5) Dans Epaves du Magnifique, éd. Poésia, Brest, 1949, p.85, Bergot écrit : "[Brunetière] parlant de Renan déclare en effet : il eût abouti à une sorte d'idéo-réalisme". Je n'ai pas retrouvé cette phrase dans les oeuvres de Brunetière que j'ai parcourues.

(6) Mercure de France, février 1891, pp.115-120, repris dans Tablettes, pp.64-71.

(7), (8), (9) Ibid., p.69, p.67, p.68.

(10) "Réponse de Saint-Pol-Roux-le-Magnifique à Jules Huret", p.139.

(11) Ibid., p.141.

Rappel : Le Grand Jeu du Mois de Mars attend vos réponses. La chance sourit aux audacieux...

mardi 26 février 2008

Saint-Pol-Roux "seul authentique précurseur" du Surréalisme (Feuilleton critique)

J'ai longtemps différé la rédaction d'un billet consacré à l'influence qu'exerça Saint-Pol-Roux sur les surréalistes et sur Breton en particulier. Les vacances d'hiver m'en laissent plus que le temps nécessaire, d'autant qu'il me suffit de réinvestir la matière d'un travail ancien. Aussi n'est-ce pas un billet que je donnerai, mais un feuilleton critique entier - comptant une dizaine de billets -, crânement intitulé Saint-Pol-Roux "seul authentique précurseur" du Surréalisme. Voilà qui méritait bien une

INTRODUCTION

Symboliste, post-symboliste, décadent, proche de l'école naturiste de Saint-Georges de Bouhélier, de l'unanimisme de Jules Romains, baroque moderne, dramaturge, poète, théoricien, collaborateur des plus importantes revues d'avant-garde de la fin du XIXe siècle, Saint-Pol-Roux échappe à toutes les classifications définitives, à toutes les tentatives critiques de ranger l'oeuvre ou le personnage dans un mouvement littéraire particulier. Et pour cause, Saint-Pol-Roux s'est voulu ainsi : libre de tracer son propre chemin artistique hors des sentiers banalisés. Toutes ces écoles, le Magnifique les a, de près ou de loin, fréquentées, animées; mais jamais, il ne s'est départi de sa conception personnelle de l'art et du monde; jamais il n'a cessé, à travers l'expérimentation de tous les genres littéraires, d'illustrer, d'enrichir ou de redéfinir son idéoréalisme.

Plus qu'un mouvement poétique parmi tant d'autres qui fourmillent en ces années 1890-1910, et dont les durées de vie excèdent rarement le lustre, l'idéoréalisme se veut poésie en mouvement, poésie capable d'embrasser la totalité de la réalité, humaine et universelle, dans ses contradictions mêmes, son dynamique désordre. Cette originalité à laquelle le Magnifique reste fidèle, qui l'empêche de prendre réellement parti dans les querelles de paroisses post-symbolistes, l'exclut naturellement de la vie littéraire, des cénacles parisiens, et le conduit à un exil volontaire dans les Ardennes luxembourgeoises d'abord, puis en Bretagne où il se fixera jusqu'à sa mort, sans jamais cesser d'écrire.

Sans jamais cesser d'écrire. La précision est importante quand on sait que les publications(I) du poète s'interrompent en 1907 après la parution du dernier tome de sa trilogie Les Reposoirs de la procession, Les Féeries intérieures, pour ne reprendre qu'en 1938 avec l'édition en plaquette de La Mort du berger. Ces trente années de silence et de solitude plongent Saint-Pol-Roux dans un oubli relatif de ses contemporains, en même temps qu'elles forgent une grande part de sa légende.

Si, dans cette période, quelques articles disséminés célèbrent encore celui qui, régnant en son manoir du bout-du-monde, est devenu le mage de Camaret, si Camille Mauclair voit en Saint-Pol-Roux un "si étonnant et puissant précurseur" et cherche à rétablir son oeuvre dans l'évolution poétique et la modernité, seuls les surréalistes, parce qu'ils incarnent ce "sens aigu du moderne", savent reconnaître ce que la poésie doit au Magnifique.

En septembre 1923, lorsque André Breton rencontre Saint-Pol-Roux, le mouvement flou balbutie sur les cendres du nihilisme Dada. Apollinaire et Vaché sont morts depuis cinq ans, Reverdy "replié sur son propre monde(II)", Valéry décevant depuis La Jeune Parque, et Tzara - l'échec du Congrès de Paris l'a suffisamment montré - n'est plus l'homme de la situation; Breton est, pour ainsi dire, intellectuellement orphelin. Ces deux années, si riches en découvertes décisives pour la genèse du surréalisme (récits de rêves, mise en pratique systématique de l'écriture automatique, expérience des sommeils), sont également deux années de crise artistique et personnelle pour nombre de collaborateurs de la revue Littérature, parmi lesquels Desnos, Eluard et Breton. La rupture avec le milieu littéraire semble vouloir se réaliser définitivement au profit d'une vie plus exigeante, plus aventureuse - Jacques Vaché n'est pas oublié : "Lâchez tout(III)" devient le mot d'ordre du groupe. Cette posture de renoncement se confirme le 7 avril 1923 dans l'entretien, significativement intitulé "André Breton n'écrira plus", que ce dernier accorde à Roger Vitrac pour Le Journal du peuple; on peut y lire : "Seul, tout le système des émotions est inaliénable. Je ne puis donc reconnaître aucune valeur à aucun mode d'expression. [...] Je n'aurai plus aucune activité littéraire(IV)".

On comprend, dès lors, plus facilement, ce qui pousse le fondateur du futur mouvement surréaliste à entrer en relation, cinq mois plus tard, avec le vieux poète de Camaret. Certes, Breton admire la "tenue(V)" de son oeuvre depuis l'adolescence, comme il apprécie celle d'un Vielé-Griffin, d'un Ghil ou d'un Valéry, autant d'auteurs qu'il s'est très tôt empressé de rencontrer. Etrangement, alors qu'il passe presque chaque année ses vacances à Lorient, il hésite longtemps avant d'envoyer une lettre à Saint-Pol-Roux et de réaliser "ce projet ancien(VI)". Cette première lettre, datée du 1er septembre 1923, fait part de "la plus profonde admiration" de Breton pour "l'attitude littéraire" de son aîné. Nous devons voir, semble-t-il, ici, le déclencheur réel de la relation qui va s'instaurer entre Saint-Pol-Roux et les surréalistes; plus que tout autre poète de sa génération, Saint-Pol-Roux apparaît à Breton et ses amis comme celui qui, rejetant sa situation de littérateur, a su "lâcher la proie pour l'ombre", celui qui a su réaliser le programme de renoncement annoncé quelques mois auparavant dans Le Journal du peuple, et "se faire oublier". "Comme tel vous êtes celui à qui nous portons le plus de respect et d'affection(VII)" ajoute-t-il. Entre cette première missive et le fameux banquet du 2 juillet 1925, vingt-deux mois s'écoulent; vingt-deux mois durant lesquels s'élabore, dans un renouvellement créatif, le surréalisme.

Etudier la genèse du mouvement, de sa théorie, de ses manifestations ou de ses productions sans prendre en compte le rôle indirect et symbolique, rôle de catalyseur qu'ont pu jouer la vie et l'oeuvre de Saint-Pol-Roux dans son histoire et son évolution, c'est, d'une part, oublier "de remettre en place la courroie de transmission(VIII)" qui lie symbolisme et surréalisme, et d'autre part, participant du "plus honteux silence" refuser toute sincérité aux propos de Breton lui-même pour qui le mage de Camaret "a droit entre les vivants à la première place", et qui, comme tel, doit être salué "'parmi eux comme le seul authentique précurseur du mouvement dit moderne(IX)". Il n'est évidemment pas dans mon propos de réduire, à nouveau, le Magnifique par une énième classification, mais de rétablir son importance majeure dans l'histoire littéraire du XXe siècle - qui est en grande partie celle de la modernité poétique.

(A suivre...)

(I) J'entends par "publications", l'édition d'oeuvres et de recueils poétiques. Je ne prends donc en compte ni les poèmes isolés, publiés çà et là, au Mercure de France, à la Phalange, ou dans la presse régionale, ni les articles ou réponses aux enquêtes. J'omets également les pages locales, souvent de circonstances, qui composent sa revue, La France immortelle, fondée en 1914 au commencement du conflit mondial et qui eut huit numéros.

(II) Entretiens 1913-1952, coll. "Le Point du Jour", Gallimard, Paris, 1952, repris dans O.C.III, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1999, p.450.

(III) "Lâchez tout", Littérature, nouvelle série, n°2, avril 1922, en réponse à l'obstination que met Tzara à défendre Dada, s'achève sur l'expression de ce désir d'aventure : "Lâchez au besoin une vie aisée, ce qu'on vous donne pour une situation d'avenir. / Partez sur les routes."

(IV) Roger Vitrac, "André Breton n'écrira plus", Le Journal du peuple, 7 avril 1923, reproduit en grande partie dans O.C.I, Gallimard, Paris, 1988, pp.1214-1215.

(V) "A distance, il me semble que [ce qu'il y avait d'exemplaire chez ces poètes] c'était la tenue. Encore une fois, ils ne mettaient rien au-dessus de la qualité, de la noblesse d'expression.", Entretiens 1913-1952, op. cit., p.429.

(VI) Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance de l'aventure surréaliste, éd. José Corti, Paris, 1975, p.300.

(VII) Lettre du 1er septembre 1923 à Saint-Pol-Roux, parue dans la revue l'Essai, Liège, n°32, février-mars 1965, numéro d'Hommage à Saint-Pol-Roux, citée intégralement dans Les plus belles pages de Saint-Pol-Roux, Alain Jouffroy, Mercure de France, Paris, 1966, p.261.

(VIII) Entretiens 1913-1952, op. cit., p.429.

(IX) André Breton, "Le maître de l'image", Les Nouvelles littéraires, Hommage collectif des surréalistes à Saint-Pol-Roux, Paris, 9 mai 1925, repris dans O.C.I., pp.899-902.

Rappel : Tout cela est très-très sérieux, alors divertissez-vous en tentant votre chance au Grand Jeu du Mois de Mars.

lundi 25 février 2008

Le Grand Jeu du Mois de Mars : un nouvel auteur-mystère à identifier

Vous l'attendiez avec impatience. J'ai reçu quantité de messages réclamant son retour. Eh bien, le voici ! Le Grand Jeu des Féeries Intérieures fait son come-back. Il s'agit encore une fois d'identifier l'auteur d'un texte, en l'occurrence ce sonnet :

LE FAUNE
A Henri de Régnier.
Assis au pied de l'arbre aux sonores rameaux
Dont le soleil doré baigne les jeunes pousses,
Dans le hallier propice aux solitudes douces,
Le Faune industrieux rassemble les roseaux.

Il façonne, en riant, la flûte à sept tuyaux,
Qui souffle le désir au coeur des nymphes rousses
Et, dans les frais gazons ou sur les tièdes mousses,
Fait germer les hymens harmonieux et beaux.

Les Dryades, en rond, dansent dans la prairie,
Et leur troupe, enfantine et joyeuse, s'écrie,
Apercevant le Faune au visage sournois.

Mais lui saisit la flûte et la porte à ses lèvres :
Aussitôt, dans les yeux des rieuses, tu vois
Courir l'éclair furtif des amoureuses fièvres.


Pour ceux qui trouveraient l'identification un peu ardue, j'offre dès à présent un premier indice : la page de titre, à peine maquillée, du recueil d'où j'extrais ce "Faune".


Je donnerai un nouvel indice chaque semaine, jusqu'à la fin du mois de mars. Celui qui identifiera l'auteur remportera un prix vraiment charmant, auquel je joindrai un petit supplément s'il trouve le titre du recueil. Alors, n'hésitez pas et

Tentez votre chance !

lundi 18 février 2008

Du Jean Lorrain inédit aux Editions du Clown Lyrique

Les Editions du Clown Lyrique sont jeunes, très-jeunes, et déjà incontournables pour l'amateur de littérature fin de siècle. On se souvient qu'en 2006, Nicolas Malais avait inauguré sa maison en publiant un roman inédit de Remy de Gourmont, Le Désarroi, oeuvre importante que l'Ermite de la rue des Saints-Pères garda secrète. Eh bien, en 2008, le Clown Lyrique crée à nouveau l'événement avec un inédit de Jean Lorrain, les Lettres à Henry Kistemaeckers. Cette correspondance conséquente, grosse de 48 lettres, dormait paisiblement dans quelque carton du Département des Arts du Spectacle de la BNF, et jamais aucun biographe de l'un ou l'autre écrivain n'avait encore eu l'idée de l'exploiter. Puis Eric Walbecq vint, qui eut la curiosité de l'exhumer et l'intelligence de la produire, enrichie d'une présentation, de notes et d'annexes. Il est vrai que rien ne permettait d'envisager l'existence d'une telle correspondance littéraire, échangée entre le sulfureux symboliste et le journaliste, romancier et dramaturge à succès (faciles) d'origine belge, et fils de l'éditeur des naturalistes. Rien, sinon justement les salles de rédaction, les répétitions, quelques mondanités, et le goût des voyages.

Les lettres de Lorrain à Kistemaeckers - celles du second au premier n'ont pas été conservées - couvrent la fin de vie (1897-1905) de l'auteur de Monsieur de Phocas, avec des lacunes, et nous découvrent un Lorrain assez inattendu, fragilisé par la maladie, ses difficultés avec les patrons de presse, ses déconvenues judiciaires, etc. Un Lorrain intime, en somme, à la dent toujours acérée contre ses contemporains (Mendès, Sarah Bernhardt, Letellier), certes, mais qui n'hésite pas à avouer ses faiblesses, son dégoût de Paris et des cénacles, son désir de s'installer définitivement dans le Sud. M. & Mme Kistemaeckers ne furent sans doute pas pour rien dans cette décision, qui, dès leur premier courrier à Lorrain (juin 1897), l'avaient invité à séjourner dans leur résidence toulonnaise de La Clapière. Aussi est-ce la Provence qui fut le berceau de l'amitié nouvelle, une Provence que Jean Lorrain opposera dès lors, comme un soufflet, à l'artificialité parisienne :
"Les lecteurs du Journal se plaignent, trop de Provence cela leur donne chaud, à ces parisiens de malheur qui ignorent, les imbéciles qu'il fait moins cao à Toulon et surtout à Monte Carlo qu'à leur Paris de juillet - mais la bêtise énorme et son front de taureau écrasent le monde, il leur faut des comptes rendus de Trouville et d'Aix les bains ; je rentre et leur f...trais des Bois de Boulogne déserts et des Point du jour veules, car j'ai vomi le monde et les mondains !" (samedi 3 juillet 1897)
On est frappé, à la lecture de cette correspondance, par la sincérité de Lorrain. Il se livre à Kistemaeckers comme à un ami, - sur sa santé, sur son procès contre Jeanne Jacquemin, sur son emprisonnement à La Spezia -, et non comme à un confrère, dont il n'appréciait pas toujours l'oeuvre. Par ailleurs, leurs projets de collaboration feront long feu, en raison de leurs caractère et esthétique trop éloignés, même si Lorrain put le déplorer et en rejeter la responsabilité sur Kistemaeckers :
"C'est vous qui ne l'aurez pas voulu, mon cher ami.
La résolution que vous n'avez pas, je l'aurais eue, moi et vous auriez modéré ma fougue.
Cette association de la digue et du torrent aurait peut-être produit un excellent canal... du midi.
Je le regrette et me résigne..., avec mon caractère je l'aurais oublié demain, j'aurais plus peine à chasser le souvenir de belles heures vécues dans l'espoir et la fièvre de ce travail à deux dont je me faisais fête." (18 août 1903)
Je ne suis pas un spécialiste de l'oeuvre de Lorrain. J'ai lu ce que tout le monde a lu et avais volontiers adopté l'image de dandy décadent que ses contemporains se plaisaient à reproduire et à promouvoir. L'intérêt de ces lettres est justement de nuancer le portrait trop facile, de nous montrer un peu de la vérité complexe du romancier. Bien sûr, l'ouvrage s'adresse surtout aux amateurs de cette période qui y retrouveront des noms connus : Jeanne Jacquemin, Fernand Xau, Catulle Mendès, Sarah Bernhardt, André Antoine, Cora Laparcerie, Edouard de Max, personnalités de l'art, du journalisme et de théâtre (les dernières années de Lorrain constituèrent une période d'intense activité dramatique); mais tous ceux qui auront feuilleté, un peu fébrilement, Monsieur de Phocas, ou les Pall Mall, doivent lire ces lettres d'un Jean Lorrain qui se démasque - un peu.

C'est en outre un livre qui réjouira les bibliophiles, composé en garamond et imprimé sur beau papier bouffant ivoire à 400 exemplaires seulement. Et les très-bibliophiles, puisqu'il en a été tiré 20 exemplaires sur papier rouge, auxquels a été joint un tirage sur vergé du portrait (inédit lui aussi) de Jean Lorrain.

Jean
LORRAIN
Lettres à Henry Kistemaeckers

à paraître
le 1er mars
aux


(en pré-commande, au prix de 12 €, ici)