samedi 27 octobre 2007

La Petite Anthologie Magnifique : poème d'Edouard Dubus

Edouard DUBUS
(1863-1895)


L'oeuvre éditée d'Edouard Dubus est mince. Deux volumes en tout et pour tout : Les vrais sous-offs (Savine, 1890), brochure écrite en collaboration avec Georges Darien, en réponse à Lucien Descaves, et un recueil de vers, Quand les violons sont partis (Bibliothèque artistique et littéraire, 1892). Il fut des fondateurs historiques du Mercure de France, mais Saint-Pol-Roux l'avait probablement rencontré dès 1889, grâce à Gabriel Randon, l'ami commun. Dubus collabora à la plupart des petites revues de l'époque et à quelques journaux (Le Gaulois, Le Cri de Paris, Gil Blas). Féru d'occultisme, il partageait avec Stanislas de Guaita le goût de la morphine. Au petit matin du 10 juin 1895, on retrouva un corps dans les latrines de la place Maubert. Jean Court identifia le cadavre inconnu : c'était Edouard Dubus. En 1905, Laurent Tailhade préfaça ses Poésies complètes (Messein, Paris) et brossa du poète un portrait paradoxal :
"Avec son visage lunaire de Pierrot tuberculeux, sa bouche au rire enfantin, avec ses yeux gris de myope dont le regard ne peut embrasser le contour des choses, Dubus fut, malgré son esprit si fin, l'homme du monde le mieux organisé pour donner dans tous les panneaux tendus à sa crédulité. Ce fut un disciple, se conformant avec docilité aux Idoles du Maître, à qui le premier venu montrait la lune dans un sac et faisait prendre, non pour des lanternes, mais pour de reluisants soleils les plus abjectes vessies.

Boulangisme, occultisme, symbolisme, perversité, Dubus adopta sans fatigue les calembredaines à la mode chez ses contemporains. De notre temps, il eût été malthusien ou sillonniste, peut-être l'un et l'autre, car le besoin "d'imiter pour être original" lui conférait un éclectisme singulier."
Le "Pantoum du Feu" appartient au recueil de 1892. Rêve alchimique, le poème laisse deviner une tentation idéoréaliste qui, vite, spleenétique, décline et se retire...

PANTOUM DE FEU

Pour Saint-Pol-Roux-Le-Magnifique.
Un pâle papillon bat de l'aile dans l'âtre,
Le bois fume et s'allume avec de petits cris;
En l'âme une lueur incertaine folâtre,
Le souvenir entr'ouvre un peu son linceul gris.

Le bois fume et s'allume avec de petits cris,
Une flamme jaillit, s'abat, et se redresse;
Le souvenir entr'ouvre un peu son linceul gris,
Une voix d'autrefois hésite en sa caresse.

Une flamme jaillit, s'abat, et se redresse,
L'or palpitant s'allie au rose frémissant;
Une voix d'autrefois hésite en sa caresse,
Cheveux épars, s'incarne un rêve éblouissant.

L'or palpitant s'allie au rose frémissant,
Mille langues de feu se meurent réunies;
Cheveux épars, s'incarne un rêve éblouissant;
On poursuit un vain leurre en folles agonies.

Mille langues de feu se meurent réunies :
L'ombre viendra bientôt envahir le foyer;
On poursuit un vain leurre en folles agonies,
La vision dans la brume va se noyer.

L'ombre viendra bientôt envahir le foyer,
Un peu de cendre exhale une tiédeur bleuâtre;
La vision dans la brume va se noyer :
Un pâle papillon bat de l'aile dans l'âtre.

dimanche 21 octobre 2007

Une bibliographie monumentale : Panorama des revues littéraires sous l'Occupation (Juillet 1940-Août 1944) & présence de SPR en icelles

J'aime - d'un amour un peu pervers - les bibliographies. Ce sont, avec les index des noms cités, les premières pages que je consulte avant d'acheter un ouvrage. Alors imaginez un peu mon état lorsque je découvre dans un recoin de rayonnage peu visité de librairie - de ceux qui nous obligent à l'accroupissement et à la contorsion mais ousqu'on trouve généralement le bouquin espéré - un volume tout entier bibliographique... C'est ce qui m'est arrivé hier, lors de ma visite hebdomadaire de la librairie Tonnet, après avoir déposé dans mon panier la réédition d'Alfred Jarry, le surmâle des lettres, de Rachilde, établie par Paul Gayot et présentée par Edith Silve. J'ignorais l'existence de ce Panorama des revues littéraires sous l'Occupation (Juillet 1940-Août 1944) d'Olivier Cariguel, livre gros de 608 pages, paru pourtant en mars, sous l'égide de l'IMEC (1).


Elle est fort bien réalisée, cette bibliographie. Olivier Cariguel a dépouillé 65 revues littéraires légales métropolitaines, 5 revues littéraires clandestines, 6 revues littéraires d'Afrique du Nord, 5 revues littéraires des Amériques, 2 revues politico-littéraires franco-allemandes et 4 revues littéraires de prisonniers français. Il leur a consacré de riches notices; il a détaillé le sommaire de chacune de leurs livraisons, publiées pendant l'Occupation. Voilà qui manquait et dont l'existence me ravit.

Il y est, bien évidemment, question de Saint-Pol-Roux. Les violences perpétrées entre juin et août, contre l'univers que, durant quarante ans, il s'était construit, en ce bout du monde camarétois, avaient précipité sa mort et l'avaient désigné comme un symbole de la France occupée, pour les uns, de la poésie martyrisée, pour d'autres. Les revues, moins timorées que les journaux - et plus libres, sans doute -, se firent l'écho de la tragédie, dénonçant ce que les quotidiens taisaient : la responsabilité criminelle de l'occupant. Il y eut une exception, cependant : la Nouvelle Revue Française, dont Drieu la Rochelle récupéra la direction après la défaite. Etrangement, la revue de Gide n'avait, depuis sa création en 1908, jamais accueilli de textes de Saint-Pol-Roux - trop éloigné probablement de ce classicisme moderne que ses fondateurs tentaient alors de définir -, et son nom n'y fut presque pas cité en trente ans. Il fallut donc attendre Drieu, qui admirait pourtant peu la poésie du Magnifique, pour que ce dernier, par quelque ironie du sort, entrât à la NRF, avec la publication, dans le n°325 du 1er mars 1941, de "La Magdeleine aux parfums". André Rolland de Renéville aura peut-être encouragé le nouveau directeur à rendre ce discret hommage au poète assassiné. Il me semble avoir lu, en feuilletant le journal de Drieu dans une bibliothèque, que ce geste était une sorte de soutien à Divine, qui, après la mort de son père, s'était retrouvée dans une situation précaire. Il me faudra relire ces pages, déjà lointaines. Quoi qu'il en soit, "La Magdeleine aux parfums" ne fut précédée d'aucune précision sur la fin de l'auteur; et, un an plus tard, de Renéville, dans son étude sur "l'idéoréalisme de Saint-Pol-Roux" (n°342, 1er août 1942), n'y fit pas davantage allusion. Il ne pouvait en être politiquement question dans la Nouvelle Revue Boche - ainsi que la baptisa Esprit.

C'est dans les revues de la zone libre et hors-métropole qu'apparaît surtout le nom du Magnifique. Dressons, grâce au Panorama, la liste des textes de ou sur Saint-Pol-Roux, parus au cours de cette période :
  • AGUEDAL, Poésie, essais, jugements. Revue des lettres françaises au Maroc (dir. Henri Bosco) : "La complainte de Morwen le Gaëlique" (n°1-2, 1944, numéro spécial : Tombeau de Max Jacob)

  • FONTAINE, anciennement MITHRA, cahiers bimestriels de culture et d'information poétiques (dir. Max-Pol Fouchet, Alger) : "Saint-Pol-Roux", par Roger Lannes et Max-Pol Fouchet; "Triptyque sur la cime (Hôpital militaire de Briançon)" (n°11, octobre-novembre 1940); "L'assassinat de Saint-Pol Roux", Henri Hell (n°25, décembre 1942)

  • CAHIERS DE L'ECOLE DE ROCHEFORT, Série dirigée par Henri de Lescoët (pseud. Henri Barbier), "Cinq poètes d'aujourd'hui" : "Adieu à Saint-Pol Roux", Alain Borne (n°4, achevé d'imprimer le 10 novembre 1943)

  • CAHIERS DU SUD, Poésie. Critique. Philosophie. (dir. Jean Ballard, Marseille) : "Note de la rédaction" [annonce de la mort de Saint-Pol Roux] (n°228, octobre 1940)

  • LES ETOILES, à reproduire et faire circuler (dir. Louis Aragon, Georges Sadoul, Georges Ternet, et sans doute aussi en 1944, Pierre Emmanuel) : "Un poète [Saint-Pol-Roux]" (n°3, 1er mars 1943)

  • LE GOELAND, feuille de poésie et d'art (dir. Théophile Briant, Paramé) : Photographie de Saint-Pol-Roux; "Le magnifique", Germaine Beaumont; "Adieu à Saint-Pol Roux", Théophile Briant; "Le style c'est la vie (fragment)" (n°52, février 1942); "Prière à la mer" (n°65, mai 1943)

  • MESSAGES, Cahiers de la poésie française (dir. Jean Lescure) : "Lazare (version originale)" (n°5, 23 août 1943, "Domaine français")

  • POESIE 40, Ancienne revue des Poètes casqués. Revue bimestrielle de la poésie (dir. Pierre Seghers, Villeneuve-lès-Avignon) : Hommage à Saint-Pol Roux : "Portrait de Saint-Pol Roux [photographie de Jean Denoël]"; "A Fancis Jammes [autographe]"; "Saint-Pol Roux, ou l'espoir", Louis Aragon; "Adieu à Saint-Pol Roux", Alain Borne (n°2, décembre 1940-janvier 1941)

  • PROFIL LITTERAIRE DE LA FRANCE, Ancienne revue Septembre. Revue trimestrielle (dir. : Henri Barbier, Nice) : "Epithalame" (n°15, octobre 1943)
La présence de Saint-Pol-Roux dans ces revues littéraires, la plupart animées par des résistants, marque un tournant dans la réception de l'oeuvre du poète. La lecture surréaliste, dominante jusqu'aux premières heures de la guerre, a fini par céder la place au martyrologe qu'Aragon, Eluard, et quelques autres - pour beaucoup d'anciens du surréalisme -, composèrent en ces années d'occupation. Le nom du Magnifique initie la litanie des poètes martyrs; on le grava sur du marbre et on se transmit la légende au détriment de l'oeuvre que, peu à peu, on oublia de lire. Les hommages de cette période furent sincères, d'une haute tenue lyrique souvent, mais, s'inscrivant dans la lutte contre le nazisme, ils firent de Saint-Pol-Roux un symbole dont l'éclat historique étouffa, pour longtemps, les radiations de son véritable message poétique. Victime de la rhétorique de la poésie engagée. Honneur(s) et déshonneur(s) des poètes.

(1) Son pendant, le Panorama des revues à la Libération (Août 1944-Octobre 1946), par Caroline Hoctan, a été publié l'an dernier par l'IMEC. J'en parlerai lorsque je me le serai procuré.

samedi 20 octobre 2007

La Petite Anthologie Magnifique : une prose morose de Remy de Gourmont

Remy de GOURMONT
(1858-1915)


Remy de Gourmont et Saint-Pol-Roux se rencontrèrent probablement, dans le commencement de l'année 1890, rue de l'Echaudé, où Vallette avait installé la direction du tout jeune Mercure de France. Les deux hommes s'estimaient. Ils s'adressaient leurs livres. Le Magnifique souscrivit à l'édition du Latin Mystique, et, bien que des difficultés financières l'empêchèrent d'honorer le moment venu sa souscription, Remy de Gourmont lui envoya tout de même un exemplaire. Dans le Mercure de juillet 1891, Saint-Pol-Roux lui avait dédié "Trépas de puits", tablette écrite en Provence, alors qu'il achevait sa lettre à Huret. En octobre de la même année, Gourmont lui offrait à son tour une de ses proses moroses, pertinemment intitulée "Prose pour un poète". L'auteur du Livre des Masques écrivit de beaux vers, mais c'est dans ses romans, dans ses contes et dans ses petites proses que se manifesta son génie poétique. Car Remy de Gourmont fut - mieux que romancier, mieux que critique - un grand poète.

PROSE POUR UN POETE

A Saint-Pol-Roux.
« Pense, disait le poète, pense au pâle abandon… »

Il faut savoir qu’elle était pas jeune, jolie plus guère, – et parmi l’artificiel glacis blond des cheveux fins, tel qu’en un ciel enflammé des avant-crépuscules, de blanches stries se couchaient, primevères à l’agonie parmi les soucis incandescents.

Il faut savoir tout ce que savait le Poète : encore ceci, que la pas jeune et plus guère jolie femme, un désolant caprice la délaissait : « Il ne l’aimait plus ! » Ah ! même dans un grand calme de ton et avec gestes à la Tant-pis-que-voulez-vous ? – ça contenait bien des sanglots, et pas si effarouchés qu’ils ne montassent résolument à l’assaut du pauvre cœur…

Il faut savoir encore qu’elle dit, après un silence : « Me voilà toute seule. Reste à s’organiser, arranger sa vie » ; et qu’en disant, elle torturait par des poses inaccoutumées ses bras, – oh ! eux, très beaux encore et même relativement superbes, relativement à l’inconsistante jeunesse, – ses bras veufs du cou très cher qu’elle aurait eu tant de joie à étrangler pour qu’il ne se pliât pas une fois de plus sous l’étreinte de bras différents – oh ! oui, on pouvait le dire – des siens !

Il faut savoir encore qu’elle avait un vrai gros chagrin, en la pantomime des simagrées obligatoires, – car, seule ou pas seule, est-ce la même chose, voyons ? – et que, si elle avait été seule, toute seule, elle se serait vautrée sur ses tapis, se serait saoulée de larmes amères et de « Ah ! mon Dieu ! » toutes les deux secondes, et de « Qu’est-ce que je vais devenir ? » dans les intervalles, et de – car elle avait de la religion – « Sainte Vierge Marie, rendez-le moi ! »

Il ne reste plus rien à savoir, hormis ceci, que le Poète avait beaucoup d’esprit et qu’il faisait des vers, des vers « Ah ! ma chère ! des vers ! oh ! une grâce ! un charme ! Enfin, avouez qu’ils sont bien. Des caresses, vraiment, oui, inexprimables, des caresses, des caresses… »

« Pense, disait le Poète, pense au pâle abandon… » Et la pas jeune et guère plus jolie femme devenait toute gracieusement pâle et finalement, – tel qu’un ciel enflammé des avant-crépuscules qui s’atténue vers les candeurs de l’agonie, – toute blanche, toute blanche, toute blanche…

Ah ! prends garde aux poètes consolateurs, prends garde au Verbe, à la magie des réalisations, prends garde aux Mots qui se dressent et vivent, aux évocations improvisées, aux incantations créatrices, prends garde aux logiques de la Parole : – toutes les syllabes ne sont pas vaines.

Le Poète disait :

« Pense au pâle abandon des vieux lys solitaires. »
[Pour en savoir plus sur Remy de Gourmont, on peut lire les autres billets que je lui ai consacrés ici ou , et, mieux encore, se téléporter .]

mercredi 17 octobre 2007

Notule : Michel-Féline, toujours...

Mes recherches sur Michel-Féline progressent. J'ai retrouvé, cette semaine, un nouveau compte rendu de l'Adolescent confidentiel paru dans les Entretiens politiques et littéraires, et signé Francis Vielé-Griffin. Décidément, les contemporains ne prirent pas les vers du jeune poète au sérieux. L'auteur de la Chevauchée d'Yeldis crut même à quelque nouvelle blague de Gabriel Vicaire, l'un des pères (l'autre étant Henri Beauclair) du décadent Adoré Floupette :
"Quant à M. Gabriel Vicaire, à M. Michel Féline ou tout autre, qui avec l'Adolescent confidentiel renouvelle à huit années d'intervalle et assez plaisamment les prouesses parodistes d'Adoré Floupette, nous ne lui reprocherons qu'un manque de goût qui est presque un manque de coeur : la dédicace d'une pareille brochure "à Jules Laforgue poète mort". Je me souviens que M. Beauclair, co-auteur des Déliquescences, navré des articles désobligeants pour ses camarades qu'avait prétextés ce petit livre, en interdit la réimpression et sacrifia sans regret les billets bleus qu'elle lui eût assurés. Un conseil de M. Beauclair aurait pu éviter à l'auteur de l'Adolescent confidentiel une profanation de sépulture - et cela eût mieux valu.

M. Vicaire, puisque le ruban rouge et le "banquet-Terminus" ne semblent pas lui avoir inoculé une dignité ennemie du rire, a pu constater avec plaisir ou étonnement mais surtout avec hilarité, que toute parodie se corsât-elle de stupidité étudiée et de grivoiserie mystique, reste néanmoins au-dessous de ce qu'écrivent de bonne foi nos contemporains lyriques.

Tout le monde a plus d'esprit que Voltaire, mais les choses ont plus d'esprit que tout le monde." (Entretiens politiques et littéraires, n°28, juillet 1892, pp. 40-41)
Vicaire, à son tour victime, des années après sa naissance, de sa créature décadente, envoya une lettre à Vielé-Griffin pour nier la paternité du recueil; la réponse et son commentaire furent publiés dans le numéro suivant :
"Monsieur,

J'ignore absolument M. Féline et son adolescent confidentiel, et suis fort surpris de vous voir mêler mon nom à cette affaire.

Quant aux Deliquescences c'est moi seul qui en ai interdit la réimpression, ainsi qu'en pourraient témoigner Verlaine et bien d'autres.

Recevez, Monsieur, l'assurance de mes sentiments distingués.

GABRIEL VICAIRE,
26, rue Denfert-Rochereau.

Nous ferons remarquer à M. Vicaire que la publication de l'Adolescent confidentiel ne saurait être une "affaire" que pour M. Bailly éditeur, affaire que nous souhaitons fructueuse à lui et à M.
Féline qui ne se plaindra pas, nous l'espérons, de la réclame que nous sommes heureux de lui faire.

Quant à ce que nous disions de la non-réimpression des Deliquescences, nous le tenions de M. Beauclair d'accord (nous le supposions) avec M. Vicaire; félicitons donc ce dernier, et sans invoquer le témoignage de M. Verlaine, de l'initiative qu'il réclame." (Entretiens politiques et littéraires, n°29, août 1892, p.105)
La parution de l'Adolescent confidentiel ne constitua peut-être pas une "affaire", mais elle souleva bien des interrogations parmi les symbolistes qui y reconnurent - s'exhibant avec outrance (ce qui les choqua) - leurs tics, tics et tics. Le plus étonnant, dans cette histoire, c'est l'absence totale de réaction de l'auteur véritable. Que pensait Michel-Féline de cette dépossession et du classement de son recueil parmi les supercheries poétiques du siècle ? La dédicace ambiguë à Laforgue semble le désigner comme un ironiste. S'amusa-t-il de la polémique ? Il n'a laissé, apparemment, aucun exposé de ses conceptions, aucune opinion sur les écoles et les poètes de son temps. Il ne publia que quelques poèmes dans des petites revues symbolistes et ésotériques(1), avant de les recueillir dans son volume, puis disparut du monde des lettres, si efficacement qu'on finit par douter de son existence. Il y a donc un mystère Michel-Féline, qui repose non seulement sur le manque de témoignages laissés par ses contemporains, mais aussi et surtout sur un recueil unique, étrange, qu'on put, tour à tour, attribuer à Gabriel Vicaire, parodiste parnassien, et à Paul Valéry, le très-intelligent disciple de Mallarmé, l'architecte de la poésie-pure.

Une trouvaille récente me permettra peut-être de lever prochainement un peu de ce voile énigmatique. En consultant les livraisons du Mercure de France pour l'année 1922, je suis tombé - rubrique : Publications nouvelles/Roman - sur cette référence bibliographique :

Michel Féline : La mélancolie de son bonheur; Sansot. 6 fr.

D'après le Catalogue Collectif de France, un roman, portant ce titre, et signé Michel Féline existe bien. En voici la notice détaillée :
Auteur(s) : Féline, Michel.
Titre : Michel Féline. La Mélancolie de son bonheur [Texte imprimé]
Publication : Châteauroux, Société d'imprimerie, d'édition et des journaux du Berry, Paris, R. Chiberre éditeur, 7, rue de l'Eperon, 1921. In-16, 192 p. 6 fr.
Description : 189 p. 19 cm
Chiberre et Sansot étaient éditeurs associés. A moins d'un homonyme, il semblerait que notre poète soit sorti de l'ombre après-guerre. Malheureusement, le Mercure de France n'en donna pas de compte rendu. Y aurait-il une piste à suivre en région berrichonne ?

(1) Il aurait publié quelques-uns des poèmes de l'Adolescent confidentiel dans la revue de Papus, Le Voile d'Isis. Dans son ouvrage sur Les Sources Esotériques et Occultes de la Poésie Symboliste (1870-1914) (Nizet, Paris, 1969), Alain Mercier précise que la revue rendit compte favorablement du "recueil de Michel Féline, L'Adolescent Confidentiel, qui mériterait d'être mieux connu aujourd'hui" (Tome I, p.231).

dimanche 14 octobre 2007

Toast qui ne fut pas prononcé : le discours de Paul-Napoléon ROINARD au Banquet SAINT-POL-ROUX du 2 juillet 1925

Les convives réunis, le 2 juillet 1925, autour du Magnifique à la Closerie des Lilas, étaient restés sur leur faim. Les plats très rapidement avaient servi de projectiles. L'assez triste "colin sauce blanche" n'était pas au goût des surréalistes, pas plus que la présence de dame Rachilde et de sieur Lugné-Poe, sensiblement indigestes. Comment se déroulèrent exactement les événements ? Il serait bien difficile de le dire tant les versions diffèrent. Mme Vallette témoigna et la plupart des journaux, Action française en tête, s'empressèrent d'accréditer sa version et de prononcer un autodafé contre les fauteurs de trouble. Un prochain jour, je consacrerai un billet aux comptes rendus du banquet - et chacun pourra se faire une idée de ce scandale qui marqua un tournant dans l'histoire du surréalisme. Ce qui est sûr, c'est qu'on n'eut pas le temps de servir dessert, café et digestifs, et que chaque convive rentra donc chez lui, avec ou sans ecchymose, son discours froissé en poche. Si l'empoignade ou l'injure était une tradition dans ce genre d'agapes, le toast en était une autre, plus respectée encore. Et quelques-uns des participants au banquet, frustrés de n'avoir pu rendre leurs hommages à Saint-Pol-Roux et, sans doute, de ne pouvoir le faire à la seconde réunion du 12 juillet, publièrent leur texte, ici ou là. Paul-Napoléon Roinard donna naturellement son discours à une revue normande, La Mouette, dirigée au Havre par Julien Guillemard. Il est d'un grand intérêt. Le voici, en son entier :



Tous nos amis ont entendu parler de la malheureuse bagarre qui, sur une phrase de Madame Rachilde, interrompit le banquet offert à Saint-Pol Roux, créateur du Surréalisme il y a vingt ans. Voici le discours qu'avait préparé notre ami P.-N. Roinard et qu'il s'est abstenu de prononcer par dignité.

Il n'existe vraiment que les banquets pour rassembler les forces et cordialités éparses que disperse sans cesse la vie.

L'intime plaisir de se revoir après trop de jours d'éloignement console un peu de se retrouver vieillis.

Au bout d'un demi-siècle nous revient un St-Pol Roux aussi vaillant que nous apparut naguère au premier Chat Noir(1) l'auteur précoce de la Ferme et de l'Ame Noire du Prieur Blanc.

A ce moment nous portions tous deux d'opulentes chevelures si florissantes qu'au premier abord nous nous prîmes pour des peintres; il en advint tout de suite quelque fraternelle attirance malgré que nous ne nous connussions point dans ce milieu fumeux où nous accueillaient Willette, La Gandara, Steinlen, Goudeau et parfois Verlaine.

St-Pol Roux arrivait de Marseille et moi je venais de Rouen après avoir passé devant l'Ecole des Beaux-Arts.

Séparés par un lustre d'âge, très dépaysés et déférents dans un cercle où nous admirions à distance respectueuse Jean Moréas l'athénien et Laurent Tailhade le navarrais déjà en passe de célébrité; nous nous taisions, modestes et timides. La hardiesse, par bonheur, devait bientôt nous donner de la voix et à vous quelle retentissante voix.

Vers ces temps, sous la direction de Darzens, se fondait la première Pléiade où à côté de notre illustre Maeterlinck et son grand ami Van Lerberghe collaboraient Pierre Quillard, Grégoire Leroy (sic), Ephraïm Mikaël (sic), vous même et quelques autres car la revue restait très fermée. Je ne connus l'honneur d'être admis qu'en la seconde Pléiade gouvernée par le Proconsul des lettres Louis Pilate de Brin Gaubast (sic).

Notre génération, alors, se recommandait haut de Stéphane Mallarmé, qui dominait et auréolait nos âmes de son bon reflet régénérateur; nous compatissions aux malheurs de Verlaine et relisions Rimbaud, Corbière et Laforgue.

Moins contre le romantisme étouffant de notre St-Père Hugo que contre le brutalisme de Zola, nous cherchions à nous dégager du passé lourd dont nous subissions trop la périlleuse emprise.On se sentait plus près de Balzac, Baudelaire, Flaubert et Barbey d'Aurévilly (sic) que de Maupassant qui nous détestait et nous semblait le terrible chef du Silence dans les journaux distributeurs de renommée.

A peu près tous, d'ailleurs, nous combatîmes sans succès cette écrasante et lâche hostilité du silence.

Et pourtant vers cet instant-là, surgissaient à foison des cerveaux de lumière. Alors votre génie se signifia d'une façon péremptoire.

Le Mercure de France, de Vallette, allait bientôt mener le nouveau combat avec cette élite d'esprits, St-Pol Roux, Léon Bloy, de Gourmont, Rachilde, Samain, de Régnier, Viélé Griffin, Stuart Merrill, Dujardin, Reynaud (sic), Charles-Henry Hirsch, Albert Saint-Paul, Hérold, et nos malheureux camarades Edouard Dubus, Julien Leclercq, Aurier, Jarry et tant d'autres chers disparus dans les dures tourmentes d'art et de misère qui ravagèrent cette époque dite héroïque.

Pardonnez-moi d'évoquer une période si cruelle de notre littérature, mais je crois que vous comme moi, vous gardez le pieux et orgueilleux souvenir d'avoir guerroyé ferme aux côtés de la plus valeureuse et nombreuse génération de grands Poètes que la France ait connue et que la Belgique ait vu éclore.

La jeune Belgique, en quelque sorte, signait déjà avec nous un pacte préliminaire d'esthétique et ce pacte portait les noms de Verhaeren, Maeterlinck, Rodenbach, Eckoud (sic), Valère Gille, Fernand Séverin, Mockel, Fontainas, Albert Giraud, Max Elskamp, Yvan Gilkin.

Les deux pays commençaient à s'entrepénétrer intellectuellement par un fraternel accord en beauté.

A ce propos, je n'oublierai jamais le séjour à Bruxelles où sous l'hospitalière sauvegarde de notre tout dévoué camarade Victor Groulard(2), nous vécûmes des
heures difficiles et mouvementées.

Vous aviez, alors, publié les premiers Reposoirs de la Procession et votre célébrité se répandait malgré votre exode en Brabant quand tout à coup éclata dans le Mercure de France le manifeste du fameux Harcoland(3).

Ce manifeste sous un pseudonyme mystificateur nous révélait l'idéoréalisme de St-Pol Roux le Magnifique, aussi nous l'avons magnifiquement fêté et sacré votre Harcoland que nous baptisâmes dans la mousse d'un fort copieux champagne, sous l'effigie et les vivantes espèces de certain garçon coiffeur, artiste capillaire rencontré tout à propos pour la cérémonie.

A l'écart de nos fréquents et pénibles soucis diurnes, notre faux Harcoland surgissait soudain devant nous comme investi des fantastiques splendeurs d'un Soleil de Minuit.

Combien, en votre for, vous deviez vous amuser de notre franc et naïf enthousiasme pour la spirituelle et méridionale galéjade que vous savouriez à l'ombre du mystère dans le pays des Zwanzes.

Au moyen d'un adroit stratagème envers la sourde et grande Presse et, de par les ordinaires sympathies qu'elle prodigue surtout aux voix du dehors, vous l'obligiez à commenter avec louanges un exposé de votre foi qu'au fond chacun de nous défendait, à sa manière, par ses propres oeuvres.

En effet, vers un pareil but nous suivions des pistes différentes sur cette grand'route de gloire et d'art où l'on chancelle souvent, trébuche parfois, parmi les fondrières, mais sans tomber, car il s'agit de durer. Tout est là, si l'on veut se hausser jusqu'au triomphe d'apothéose que vos amis jeunes et vieux vous offrent ce soir.

A ce sujet, je veux vous faire part d'une lettre exquise que m'écrivit notre grand Willette ces jours-ci.

Un croquis représente l'escalier du Paradis illuminé par les becs hexagrammatiques d'une étoile. En bas un écriteau : "Essuyez votre âme S.V.P." En haut un séraphin ailé présente, comme Sainte-Véronique, un linge où figure ma face labourée des trois poignards que portait en frontispice mon premier volume : "Nos plaies".

Saint Pierre, au seuil de la porte entrebâillée du Paradis, crie à l'ange annonciateur : "Ah ! c'est Roinard, eh bien ! dis-lui qu'il entre !"

Je demeure très fier de cet amical témoignage de notre vieux camarade d'autrefois, bien que je ne m'en sente guère digne, moi qui ne crois point à un au-delà célestement problématique; mais vous St-Pol Roux le Magnifique, lorsque le plus tard possible vous vous présenterez avec en main la "Dame à la Faulx", ce chef-d'oeuvre suprême, je vous vois très bien reçu par votre confrère Saint Pierre et à bras ouverts.

Ne jouissez-vous pas déjà d'un avant-goût du Ciel ?

Les grands poètes vous aiment et pour ne citer que ceux qui ne pratiquent point votre théorie, par exemple les nobles, Charles-Sébastien (sic) Lecomte, Victor-Emile Michelet, et tant d'autres qui vous admirent. Gustave Kahn lui non plus, bien qu'il s'accuse de mémoire défaillante, n'oubliera pourtant jamais que vous lui décernâtes l'enviable titre de "Libérateur du Verbe".

D'autre part, les Poètes récemment venus sous l'égide de mon pauvre Apollinaire ou à sa suite, et même qui, tapis dans quelques coins obscurs cherchent du nouveau avec la pertinacité et l'ardeur d'un louable désintéressement, ne vous revendiquent-ils pas comme un de leurs grands précurseurs à l'égal de Shakespeare, Hugo, Baudelaire, Gérard de Nerval, Poë, Mallarmé, Rimbaud, Jarry, Desbordes-Valmore, Sade et Germain Nouveau(4) ?

Vous atteignez donc, vivant cette joie ineffable : Etre certain de survivre à votre époque dans la mémoire des hommes qui vont faire l'avenir.

Aussi je vous le redis : Vous méritez la gloire autant sur la terre qu'au Paradis de Willette.

Et moi qui connais les deuils terrifiants que vous avez traversés, je veux ce soir célébrer dans mon humble coeur normand celui qui représente le plus, pour moi, la chantante somptuosité du Midi.

Oui, au nom de cette Normandie moderne qu'ont revigorée les souffles ardents de Charles-Théophile Féret, Julien Guillemard, Edmond Spalikowski, Madame Delarue-Mardrus et tant d'autres conscients du vrai sens de la haute poésie; au nom de ces descendants des Vikings, au nom des Normands, je vous salue de reposoirs en reposoirs dans la stoïque procession de vos souffrances et dans la majesté de votre oeuvre magnanime.

Paul-Napoléon ROINARD.
(1) Si Paul Roux fréquenta le "Chat Noir", il ne collabora pas, sous son nom en tous cas, aux livraisons de la revue.

(2) Roinard avait quitté la France pour se réfugier en Belgique, en 1894, alors que la répression contre les anarchistes connaissait un durcissement sans précédent. Saint-Pol-Roux s'y installa quelques mois plus tard. Ses prises de position politiques, exposées dans la Revue Blanche, notamment, ne furent sans doute pas pour rien dans cet exil de près de deux ans.

(3) En 1895, parut, chez Sauvaitre, un monodrame, Les personnages de l'individu, signé d'un énigmatique auteur américain, Richard-Daniel Harcoland. Avec l'aide d'un ami, Charles Gillet, Saint-Pol-Roux, sous le pseudonyme de Carolus Tigell, parvint à publier dans le Mercure de France de mars 1895, un exposé des théories du faux dramaturge. Cet exposé, dont le Magnifique avait pourtant déjà donné quelques aperçus dans plusieurs de ses articles, fit quelque bruit dans la presse, prouvant que "nul n'est prophète en son pays".

(4) Roinard reprend ici quelques-uns des noms apparaissant dans la liste des écrivains "surréalistes dans...", dressée par Breton en son Manifeste de 1924.

samedi 13 octobre 2007

Deux anarchistes sur la toile : Laurent TAILHADE & Han RYNER

Qui ne connaît pas Laurent Tailhade a tort. Il est parmi ces rares auteurs qu'on ne lit pas sans joie, de cette joie, physique, que l'on éprouve immanquablement, lorsque - soudain - dans un ciel de nuit caniculaire s'abat la première foudre. Laurent Tailhade (1854-1919) fut anarchiste, et ce qualificatif suffirait à définir aussi bien sa vie que son oeuvre. Le poète de la claire tour fit, de la liberté individuelle, son combat. Ses poèmes, satiriques ou élégiaques, restent formellement parnassiens, mais la violence et l'outrance des premiers, et la force suggestive des seconds, le désignent comme un contemporain capital des symbolistes. Saint-Pol-Roux le considérait comme un maître. Il en subit, dans ses premières années, l'influence. Il n'en est pas question sur le site de Gilles Picq : Les Commérages de Tybalt. Peu de textes de Tailhade lui-même y figurent - nombre de ses ouvrages étant déjà numérisés sur Gallica. Mais c'est un site de spécialiste et de passionné et l'on y trouve bien d'autres informations intéressantes pour l'amateur de la fin de siècle et de la Belle Epoque : une bibliographie et une table des poèmes de Tailhade, avec leur contexte de parution; des documents rares parmi lesquels le texte de la protestation contre la condamnation du poète en 1901, prononcée suite à son article du Libertaire, "le Triomphe de la Domesticité" - la signature de Saint-Pol-Roux y figure -; deux pages consacrées aux Gendelettres, la première biographique et illustrée (Barrucand, Jules Bois, Deschamps, Fénéon, Maurevert, de Max, Rachilde, etc.), la seconde iconographique (collaborateurs de Lutèce, une réunion au Mercure de France, etc.); et, mine précieuse pour le chercheur, un dépouillement de nombreuses revues de l'époque, avec, précisée pour chacune, la liste des contributeurs. Pour conclure simplement : une escale obligée.

Jusqu'à récemment, je ne connaissais guère de Han Ryner (1861-1938) que son nom, rencontré à plusieurs reprises dans les nombreuses petites revues que mes recherches m'ont amené à consulter. Je n'avais pas eu la curiosité d'aller lire ses oeuvres. J'avais tort. Saint-Pol-Roux et Ryner se rencontrèrent à diverses occasions, sinon du temps du Symbolisme, au moins à partir des premières années du XXe siècle. Comment s'étaient-ils connus ? je l'ignore - mais ils avaient dû nouer des liens suffisants pour que le Magnifique assistât et portât un toast au premier banquet Ryner qui eut lieu à la taverne Grüber le 4 décembre 1910, en l'honneur de l'auteur du Cinquième Evangile, pour que, lui ayant donné sa voix lors de l'élection du "Prince des Conteurs", organisée par l'Intransigeant, deux ans plus tard, il fît partie du comité de patronage d'un second banquet dédié à Ryner, toujours sous la présidence de J.-H. Rosny. Sans doute, les vues politiques des deux hommes n'étaient-elles pas très éloignées. C. Arnoult nous apportera sûrement, un jour prochain, plus de précisions sur son blog . Il est déjà impressionnant, par son contenu, ce blog qui n'est vieux pourtant que de quelques mois. De nombreux écrits de Ryner y sont reproduits, des oeuvres dans leur intégralité y paraissent quasi quotidiennement, chapitre après chapitre : les dix premiers de l'utopie non violente, Les Pacifiques, toutes les petites proses qui forment Le Livre de Pierre, sont déjà en ligne. Les textes sont classés par genre. Si la production poétique de Ryner n'est pas la meilleure de son oeuvre, il faut lire ses contes, et les 23 articles de l'Encyclopédie anarchiste; le "Socrate moderne" était critique aussi, et C. Arnoult a eu la bonne idée de reproduire son étude sur Remy de Gourmont, parue dans l'Idée Libre de juin 1923 (une lettre de l'auteur de la Culture des Idées, datée du 28 avril 1903, y est également retranscrite). Puis des essais, une pièce de théâtre, Les Esclaves, des comptes rendus, etc.; je m'y rends tous les jours, ou presque, et ma curiosité en sort chaque fois plus avivée.

vendredi 12 octobre 2007

La Petite Anthologie Magnifique : poèmes de Camille MAUCLAIR

Camille MAUCLAIR
(1872-1945)

De son vrai nom, Séverin Faust, patronyme qui le destinait à s'illustrer en cette fin de siècle, Camille Mauclair collabora, tout juste sorti de l'adolescence, à plusieurs publications symbolistes, auxquelles il donna poèmes et critiques. Il s'était lié précocément aux protagonistes du mouvement de 1886, transformant ses admirations en amitiés littéraires. Dans son deuxième Livre des Masques, Remy de Gourmont le dépeint ainsi : "Tout entier à sa dernière rencontre, c'est sur elle qu'il reporte toutes ses dilections anciennes, au risque de dérouter ceux qui, sans avoir oublié celle de la veille, écoutent la confidence de l'heure présente. En cela un peu féminin, il se donne sincèrement à des passions successives dont le sourire lui dérobe le reste du monde et il se couche aux pieds de l'idole qu'il renversera demain." Car Camille Mauclair - peut-être en raison de sa jeunesse - fut d'abord un quêteur et enregistreur de nouveautés, un enthousiaste. Et c'est d'enthousiasme qu'il commentait les oeuvres de Moréas, en route vers la Renaissance ronsardienne, ou de Saint-Pol-Roux, accoucheur de la poésie de demain. Il fut, avant Jean Royère, le plus fidèle des amis du Magnifique. Dès la parution de la lettre-réponse à l'enquête de Jules Huret, il s'était passionné pour les vues du poète qu'il défendit dans plusieurs revues. On lui doit notamment le médaillon de Saint-Pol-Roux recueilli dans les Portraits du Prochain Siècle (Edmond Girard, Paris, 1894). Mauclair avait fait sienne la théorie de l'idéoréalisme qu'il présenta, avec des formulations qui l'éloignaient quelque peu de l'originale, dans Eleusis - causeries sur la cité intérieure (Librairie Académique Perrin, Paris, 1894). Deux ans auparavant, il s'était engagé dans la campagne odéonienne - dont j'aurai l'occasion de reparler - : le Magnifique avait crânement brigué, assisté de Georges Rochegrosse et Gustave Charpentier, le poste de directeur du deuxième théâtre français, laissé vacant par Porel. Mauclair s'était fait le promoteur de cette candidature révolutionnaire auprès des maîtres, et notamment de Mallarmé dont il obtint le soutien. Sans doute, Saint-Pol-Roux lui eût-il, en cas de nomination, accordé quelque bonne place d'administrateur à l'Odéon. Ce rôle, le jeune homme le joua ailleurs, au Théâtre de l'Oeuvre qu'il cofonda avec Lugné-Poe, après l'abandon du Théâtre d'Art. Auteur prolifique, Mauclair ne publia, étrangement, aucun drame, deux recueils poétiques, six romans dont Le Soleil des Morts (roman à clefs très fin de siècle), et quantité d'ouvrages critiques sur tous les domaines ou presque. Avec l'âge, l'auteur perdit de son audace, autant littéraire que politique - il fut anarchiste et dreyfusard - vitupérant dans ses ouvrages, après la première guerre mondiale, contre tous les nouveaux mouvements artistiques, cubiste, futuriste ou surréaliste; vitupérations qui n'allaient pas sans antisémitisme et qui le conduisirent à participer à des journaux collaborationnistes à la fin de sa vie. Notre ami Zeb de Livrenblog lui a récemment consacré un billet qui complètera utilement cette trop brève notice biographique.

Le premier poème reproduit ici a paru dans La Conque du 1er juillet 1891; et le poème en prose, dans le n°12 de l'Ermitage de décembre 1891; Mauclair dédia également quelques-unes de ses "Historiettes au Crépuscule", publiées dans La Revue Blanche (n°23, septembre 1893), à Saint-Pol-Roux. Ces dernières composeront une section du recueil, Sonatines d'Automne (Librairie Académique Perrin, Paris, 1895), mais sans la dédicace initiale.

DECOR ROMANESQUE

A Saint-Pol-Roux.

Or ce fut, en l’envol nacré d’ailes de cygnes,
La gloire de Cypris nue et baisant les roses
Que le flot déroulé des pompeux satins roses
Fit resplendir sur les azurs de cieux insignes.

Toute païenne et souriante draperie
Sous l’or clair des fenêtres aux jolis losanges,
Avec des tons verts et sanglants d’orfèvrerie,
Et la bordure de licornes très étranges.

Toute païenne, et douce, et noble la déesse
Faite de roses et gaîment rose elle-même,
Adorable monceau de fleurs dont se parsème
L’étoffe lourde qui chatoie et qui caresse.

Et c’étaient, sous les plafonds de hautes ténèbres,
Des ors d’astres ciselés au sein de nuits calmes,
Des éclairs de casques et de glaives célèbres,
Et des crédences, et des floraisons de palmes,

Et des aigles écartelant d’armoriales
Ailes de nuit aux pourpres des blasons antiques
C’étaient – parmi l’essor des arceaux héraldiques
S’exaltant vers le ciel d’ogives triomphales.

Et silences ! Mais les exquisités insignes
– En ce décor de moyen-âge – de ces roses
Que semait, en l’envol nacré d’ailes de cygnes,
La Cypris nue en la douceur des satins roses !

L’EVOCATION SACRILEGE
PARAPHRASE D’UN POEME FUTUR

A Saint-Pol Roux.

Parmi l’or éteint des candélabres, dénoué en chevelures aux pointes des bougies, s’exalta des moires, symphonie des léthargies nocturnes, la silencieuse ascension vers les lambris noirs semés de fleurs d’azur. Et voyez, ô mes yeux, la pâle glace d’émeraude fanée, – en vérité, onde ou glace ou mirage, dis-le Narcisse, et toi, Naïade glauque ? – fanée comme une source de soie ancienne.

Hymne silencieux des moires, où rirent longtemps, jusqu’à mourir, des envols de fleurs, oiselets aux ailes de pétales ! Et puisqu’en ce soir de lucidités ironiques s’érigea l’obsession d’une terreur implorée par ma conscience lassée d’avoir souri, près de l’or triste des candélabres, le front dans une main, j’attendis de la pâle glace, – et ces ors qui la sertissent, ces blêmes ors gaufrés qu’ils sont tristes, pensais-je, – j’attendis qu’Elle surgît, l’habituelle forme survenue aux soirs de rêve, pour l’exquise terreur désirée.

Mais, fut-ce en elle manque de foi, car de toutes elles, la peur me rend hagard quand on dit : amour, fut-ce, ironie du souhait qu’effare l’exaucement, appréhender de quelque éclair nu dans l’ombre le mortel scintillement, – ne parut personne, en vérité, dans l’oscillement de l’heure monotone. Eau de glace, source de vanité, méchamment n’est-ce pas ? tu fus vierge de monstres et de galères, ou de reflets d’Andromèdes, ou d’Ulysses surgis hors du flot factice. Seule, diluée en la ténèbre, la chevelure ardente de la flamme et la cavalcade des paillettes d’or mourantes en triomphal mensonge, atomes vils d’éclat volé, à la facticité des bougeoirs.

D’ironie que n’effaçât celle de parodier le soleil, en connûtes-vous, mes livres ? Et vous semblez en la robe de chêne, sous les vitrages où se strient d’ors vos reliures, d’infiniment tristes floraisons d’ennui.

Ah la vanité de s’obstiner à évoquer tes fantômes, miroir obstinément taciturne ! Ne veux-tu pas mon âme, servante lasse de leur caprice, pour charmer l’attente, l’inanité somptueuse d’un texte où rampent les bêtes menteuses, les Lettres ?

Lire, non pour évoquer, mais pour docilement ornementer mon impatience ; seule ressource, car sans évocation, la plume resterait inerte sur les feuillets qui s’attristent à la table. Mais nul vœu ne présidera au choix ! Choisir serait duperie. Ne sais-tu point, âme changeante, que choisir, ce serait l’argent verdi et le violet tigré de ce nostalgique Baudelaire, énorme comme l’horreur ? Toujours choisir serait toujours en toi sa Maligne Floraison. Non, mais ceci, ô doigts au hasard étendus, ceci que l’ongle effleurera, ce sera bien.

Ah ! c’est donc du rire : l’Arétin. Et que signifiera-t-il ?

… A présent, mon vieil émoi flue en images, et mes yeux sur la glace t’attendent avec une impatience moins cruelle, pâle reine qui surgiras ! Les doigts feuillettent le trompeur d’ennui, mais les yeux s’inquiètent de ne rien voir luire…

Mon âme a peur : elle aime mieux le rire que le délire, ô tristesse ! Elle aime mieux le rire, ô tristesse ! Et voici s’enguirlander d’un cercle polychrome de bouffons – vol d’atomes – d’une polychrome farandole le profond, ténébreux, nostalgique et atone ciel de moire, qu’implorent les cheveux offerts des bougies blondes. L’œil se charme, mirage qu’ils ne tueront jamais, ceux qui fuient l’horreur idéale d’être seul, de l’alarme exquise que déchaînent, ô carnaval grotesque ! les êtres bigarrés qu’engendrent les vieux livres…

Mais s’exalte la certitude d’un sacrilège, et j’ai jeté le livre assassin de mon rêve !

Hélas, fantômes, vous ne vîntes pas sans la glace ! Sombrés aux ris épars dans mon absent cerveau, les vaisseaux disparurent de la glace viride qui s’irise en remords nacrés. Les bouffons ont tué les fantômes sacrés ! D’Hérodiade ou de Narcisse, point ! Il est trop tard : le livre a brisé mon espoir de spectres érigés dans l’eau pure : à présent, luxure, que vibrent en mon esprit tes inanes ailes de mauvais ange ; ma chair saigne en ce soir de quelque griffe étrange, je suis seul, et j’ai peur d’avoir tué mon rêve !

Le livre pris par distraction fit surgir des spectres insulteurs, et tu ne me pardonnas pas de ne t’avoir point attendue, pure image qui chaque soir t’ériges blonde dans la glace ! Hélas, je ne verrai pas ce soir les chrysanthèmes à tes cheveux, et le souffle de tes voiles translucides ne frémira pas dans la chambre ! Hélas, hélas, j’ai tué la muse de Piérie, j’ai tué l’Annonciatrice ! Ma lampe est pâle, la glace est morte, j’ai ri, et nulle ombre ne viendra plus ; la moire pleure à hauts flots le long des lambris : les narcisses étiolés et les roses à clair pourpris se fanent dans ce vase où l’argent mat s’incruste, et déjà monte en moi l’harmonieux flamboi de l’aube exquise qui m’insulte, bleue, et me regarde à tout jamais, moi le tueur du songe atroce que j’aimais, levée en ma terreur comme un ange vengeur, divinatrice aux ailes de charité, Message ! en vérité prédisant l’inéluctable de l’Heure, avec des yeux épouvantants d’Hérodiade polluée.

mercredi 10 octobre 2007

LA PETITE ANTHOLOGIE MAGNIFIQUE : poèmes de Jehan Ajalbert, Ephraïm Mikhaël et Jules Méry.

La Petite Anthologie Magnifique est un recueil virtuel de poèmes en vers ou en prose, dont le seul point commun est qu'ils furent dédicacés, lors de leur publication en revue ou de leur reprise en volume, à Saint-Pol-Roux. Les textes mis bout à bout formeront finalement un recueil bien curieux à lire, témoignages d'amitiés ou d'admirations, et témoignages indirects du rôle joué par le Magnifique dans l'histoire littéraire.

Jehan AJALBERT
(1863-1947)


Il s'agit, bien sûr, de Jean Ajalbert, le condisciple de Paul Roux à la Faculté de Droit, qui médiévalisa son prénom pour signer cette "Chanson d'Ille-et-Vilaine", parue dans Le Parnasse - Organe des concours littéraires (n°82, 16 juillet 1884, p. 3). Le poème parut, retravaillé, une nouvelle fois dans L'Artiste de décembre 1886, sous le titre "Paysage breton", avant d'être recueilli dans Femmes et Paysages (Tresse & Stock, Paris, 1891), avec d'autres variantes, sous le simple titre de "Chanson" (Merci à Bruno Leclercq qui m'a communiqué les deux textes de 1886 et 1891).

CHANSON D'ILLE-ET-VILAINE

A MON AMI PAUL ROUX
Au temps des fatigants labours,
Les vieilles restent dans les bourgs
Tricotant ou filant la laine
Et les filles - sabots aux mains -
S'en vont pieds nus par les chemins,
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

Les pieds chaussés dans le col gras,
Jetant dans les sillons ingrats
La semence, espoir de la plaine,
Les durs Bretons courbant les reins,
Sèment pieusement les grains
Dans le payx d'Ille-et-Vilaine.

D'autres gagnent un pain amer
A s'en aller courir la mer
Parfois belle et parfois vilaine,
Habitants des flots incertains
Qui battent les récifs hautains
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

Ceux qui sèment le sarrasin,
Laboureurs du hameau voisin,
A Notre-Dame Madeleine
Ont dit un bout de chapelet...
Le flot monte sur le galet
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

La mer commence à se gonfler...
C'est le gros temps qui va souffler
Toute la nuit sans perdre haleine,
Et nul n'entendra les refrains
Qu'en rentrant chantent les marins
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

Pourtant, se laissant caresser
Par Pierre, sans peur de casser
A son corset une baleine,
Yvonne - les jambes en l'air, -
Se signe - quand passe un éclair
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

EPHRAÏM MIKHAËL
(1866-1890)


Ephraïm Mikhaël, mort à l'âge de 24 ans, fut considéré par ses contemporains comme un parfait poète. Co-fondateur avec Darzens, Quillard et Paul Roux de la Pléiade, il ne publia, de son vivant qu'un unique recueil : L'Automne (Alcan-Lévy, Paris, 1886), grave et spleenétique, d'où j'extrais "L'hiérodoule". Il écrivit quelques drames en vers, seul ou en collaboration avec Catulle Mendès et Bernard Lazare, et s'illustra dans le poème en prose. Ses oeuvres complètes ont paru dans la "Bibliothèque L'Age d'Homme", en deux volumes, sous la direction de Denise R. Galperin et Monique Jutrin (Lausanne, 1995-2001). Le buste de celui qui, d'après les mots de Remy de Gourmont, "eut une gloire précoce, comme son talent", médite aujourd'hui, solitaire, sous les outrages des pigeons du jardin La Fayette à Toulouse.

L'HIERODOULE

A Paul Roux

Dans le triomphe bleu d'un soir oriental
Elle s'accoude avec une lente souplesse
Au rebord lumineux de la terrasse, et laisse
Ses cheveux étaler leur deuil sacerdotal.

La ville sainte aux toits baignés de lueurs blanches
Est pleine de rumeurs d'épouvante, et là-bas,
Dans le Bois pollué par le sang des combats,
Des feux semblent des yeux cruels entre les branches.

Les hommes durs venus de pays innomés
Fouleront ce matin le sol du sanctuaire;
Près des murs, attendant l'aurore mortuaire,
Veillent, silencieux, des cavaliers armés.

Et vers le ciel pareil aux cuirasses brunies
Que hérissent des clous brillants, leur rude main
Lève de longs buccins d'or qui seront demain
Les annonciateurs sacrés des agonies.

Des femmes, leurs seins nus caressés de clartés,
Dans de grands parcs plantés d'hiératiques chênes
S'attardent à rêver des souillures prochaines
Et s'apprêtent pour les mauvaises voluptés.

Mais dédaignant le songe humain des vils désastres,
L'hiérodoule au coeur d'éternel diamant
Dans la suprême nuit regarde éperdument
L'hiver du ciel blanchi par le givre des astres.

JULES MERY
(1867-19??)


Aujourd'hui complètement oublié, Jules Méry mérite une place de choix dans cette anthologie magnifique. De six ans plus jeune que Saint-Pol-Roux, il fut considéré par les contemporains comme le seul véritable disciple du Magnificisme. En réalité, il y en avait un autre, qui cherchait encore sa voix poétique : Gabriel Randon, futur Jehan Rictus. Les deux compères manigancèrent habilement auprès de Jules Huret, sur les conseils provençaux de Saint-Pol-Roux lui-même, afin de convaincre le journaliste de l'Echo de Paris d'interroger le poète dans le cadre de l'enquête sur l'évolution littéraire. Ils y parvinrent et ce fut l'acte de naissance du Magnificisme. Plus que Randon, Méry fut l'intime complice de Saint-Pol-Roux, avec qui il écrivit certaines des oeuvres signées par Pierre Decourcelle. En 1892, après un article intitulé "Les Chourineurs de Caserne" paru dans l'Endehors de Zo d'Axa, Méry l'anarchiste fit un séjour de trois mois à Sainte-Pélagie. Après plusieurs échecs littéraires et dramatiques qui lui valurent de sévères critiques, il s'installa à Monte-Carlo où il collabora au Petit Monégasque, et devint le correspondant local de Comoedia, du Figaro, et autres journaux parisiens, pour les représentations théâtrales données sur le rocher. On consultera avec intérêt l'article que lui consacra Alexandre Mercier dans La Plume du 1er avril 1893 (pp.162-163), et le texte de la communication que Philippe Oriol donna au premier colloque des Invalides ("Jules Méry", Les à-côtés du siècle, éd. Paragraphes - Montréal - et Du Lérot - Tusson - 1998, pp.107-108). Son seul recueil de vers, La Voie Sacrée (Librairie de l'Art Indépendant, 1892), s'inspire indéniablement des théories magnifiques. "Vainement" parut d'abord dans le Mercure de France de mars 1891 (n°15, p.166).

VAINEMENT

A Saint-Pol-Roux
Mon âme est un grand parc où la pousse géante
De mes désirs et de mes rêves s'enchevêtre,
Implorant de leurs bras noués la nuit béante
Sans qu'une aube clémente y veuille m'apparaître :

De trop vastes Vouloirs y tordent leur ramure,
Et des espoirs trop vieux étagent leur feuillage,
Fermant impénétrablement de leur armure
Ma voûte à la splendeur du Magique Sillage.

Tumultueusement ma famine réclame
Une Chair - magnifique pôle des prunelles -
Tabernacle marmoréen prodiguant l'Ame
En avalanche d'opulences éternelles.

Mais la Femme idéale dérobe son buste
Aux cèdres qu'érigea mon oraison altière :
Elle arbore l'effroi d'une étreinte robuste;
Mais je n'abdique point sa possession fière.

Si nul est mon espoir de sa chère récolte,
J'en veux perpétuer quand même la semence;
Qu'importe mon isolement si ma révolte
Peuple d'échos puissants ma solitude immense !

dimanche 7 octobre 2007

Acquisitions nouvelles

Il y avait longtemps - trop - que je ne m'étais rendu à Toulouse. C'est une ville que j'aime, car c'est un peu ma ville - celle que, parmi beaucoup, j'ai élue, une ville propice à l'amateur de littérature et de poésie fin de siècle et post-symboliste. Il y a certes les libraires d'ancien ou d'occasion qui méritent la visite - Eric Casteran (rue du Taur), Champavert (rue du Périgord), la Librairie du Rempart (rue du Rempart Saint-Etienne) -, mais il y a surtout les marchés, presque quotidiens : Saint-Etienne, le samedi; Saint-Sernin et Saint-Aubin, le dimanche; Saint-Cyprien, le lundi; place du Capitole, le mercredi; Arnaud Bernard, le jeudi. Je rentre donc, naturellement, de mon week-end, avec quelques nouvelles acquisitions : un numéro de la revue d'Eugène Montfort, Les Marges (15 avril 1926), qui produit les réponses de Tristan Derême, Drieu la Rochelle, Jean de Gourmont, Henri Pourrat, à l'enquête sur "L'homosexualité en littérature", les souvenirs de Louis Ningler sur "Jules Renard au lycée Charlemagne", un article d'Adolphe Basler, "La peinture religion nouvelle : la métaphysique chez les peintres", etc.;

La Maison Philibert, de Jean Lorrain, roman publié en 1904, à la Librairie Universelle - illustré par George Bottini (120 dessins dans le texte, en noir et blanc, et 16 hors-texte en couleurs);

Hélène en Fleur et Charlemagne, tome XXVI, des Ballades Françaises de Paul Fort, un des 770 exemplaires sur pur fil Lafuma, paru au Mercure de France, en 1921 - et enrichi d'un envoi;

La Beauté de Vivre, le deuxième recueil de Fernand Gregh, l'inventeur de l'humanisme, Calmann-Lévy, Paris, 1900, volume comportant un envoi et truffé d'une lettre autographe signée à Jean Béchade-Labarthe (poète et écrivain de l'après-seconde guerre mondiale). Ces trois derniers ont été trouvés sur le stand de Frédéric Solis, qui vient, de temps en temps, de son Lot-et-Garonne, exposer son fonds place Saint-Etienne. C'est un libraire rare, du genre qui ne vend pas en ligne, bibliophile et connaisseur et qui pratique des prix à portée des étudiants même peu argentés. Voilà qui mérite un peu de publicité et qu'on incite à le contacter : Allées Sainte-Anne, à Prayssas (47360).

Puis, pour le neuf, il y a à Toulouse de vraies librairies, tenues par de vrais libraires : la librairie des Frères Floury, rue de la Colombette - on y trouve du Saint-Pol-Roux, à coup sûr -; et Ombres blanches, l'une des plus grandes librairies de France, d'où je rapporte, l'hénaurme, la truculente, la drôlatique, la poétique et superbe épopée de l'immense poète que fut Pierre-Albert Birot :

GRABINOULOR
dont les six livres sont enfin réédités chez Jean-Michel Place.


C'est un événement; il me faudra lui consacrer un billet. A ma connaissance, il n'exista pas de relations entre Pierre-Albert Birot et Saint-Pol-Roux. Mais j'extrais ces vers, dans le livre premier, qui prouvent qu'il y eut - poétiquement - rencontre :
"Le poète est un prêtre architecte sculpteur et musicien
Il construira dans l'espace et dans le temps
Un monument grand comme une admiration
Au couple humain"

vendredi 5 octobre 2007

Quelques nouvelles des "AMIS de SAINT-POL-ROUX"


C'est l'inconvénient des blogs. Un billet chasse l'autre et le temps finit par reléguer les anciens dans des archives que l'on oublie. Maigre inconvénient tout de même puisqu'il suffit - pour épousseter l'antique information - de s'abandonner à quelque variation périodique.

J'ai déjà consacré deux billets au groupe des AMIS de SAINT-POL-ROUX. Faut-il rappeler qu'il s'agit d'un groupe d'échange et de discussion réuni autour de l'oeuvre du Magnifique et de son époque ? Non. Par contre, il n'est sans doute pas inutile de préciser au visiteur, peut-être tenté, mais hésitant, ce qu'on y trouve.

Maintes rubriques. Des fichiers textes, au format pdf : des articles et des communications consacrés à Saint-Pol-Roux. Des discussions alimentées par les membres (annonces, recherches, partages d'informations, etc.). Des pages richement documentées et illustrées (les sommaires complets de la Pléiade de 1886, ceux - pour l'instant incomplets - du Manuscrit autographe de Jean Royère; une page dédiée aux "Amis et Contemporains" qui recueille des documents peu connus - Jarry est à l'honneur cette saison -; une exposition : la petite bibliothèque idéale du Symbolisme, avec, dans ses rayonnages, des exemplaires rares de Claudel, Paul Fort, Henri Mazel, André-Ferdinand Herold, Edmond Pilon, Charles-Henry Hirsch, Saint-Pol-Roux, etc.). Le groupe vit et grossit, constituant, petit à petit, une base de données textuelles et iconographiques - complément utile du blog. Par ailleurs, chaque membre, reçoit l'épistole hebdomadaire le tenant informé des nouveautés du groupe, du blog, de l'actualité symboliste sur la toile et ailleurs.

Pour s'inscrire, il suffit de cliquer sur le lien ou de noter son adresse e-mail en bas de page des Féeries Intérieures. Il suffit ensuite de confirmer l'inscription en précisant ses motivations.

Le but des AMIS de SPR ? Selon la belle expression de René Rougerie :
Reconstruire le poète.

mercredi 3 octobre 2007

Abel Pelletier, George Bonnamour et Saint-Pol-Roux : querelles, polémiques et claquements de portes au temps du Magnificisme

Dans un billet du début du mois de septembre, l'excellent Zeb nous entretenait d'Abel Pelletier et racontait comment ce dernier claqua la porte de la Revue indépendante après qu'un article sien fut passé sous les castrateurs ciseaux de George Bonnamour, alors rédacteur en chef. Il faut dire qu'il était déjà loin le temps où Fénéon et Edouard Dujardin dirigeaient la publication et accueillaient favorablement les tentatives nouvelles, la plupart issues du rang symboliste. A partir de 1890, avec François de Nion, auquel succéda Bonnamour, la Revue indépendante prit position contre les novateurs, se reconnaissant plus aisément dans un néo-naturalisme mâtiné de positivisme scientiste. Et René Ghil, ces années-là, occupa logiquement la place du poète-maison.

Dès la fin de l'enquête de Jules Huret sur l'évolution littéraire, George Bonnamour et Gaston Moreilhon, qui signaient leurs articles Gaston & Jules Couturat, engagèrent une campagne anti-idéaliste et anti-magnifique. Rares furent les poètes symbolistes qui trouvèrent grâce à leurs yeux; mais de tous, Remy de Gourmont et Saint-Pol-Roux essuyèrent les coups les plus rudes :
"Monsieur Saint-Pol-Roux le Magnifique - Ici nous touchons au grotesque. Le MAGNIFICISME inventé par M. Saint-Pol-Roux dans une lettre publiée par l'Echo de Paris, curieuse à étudier pour qui veut remonter de la tumultueuse incohérence des phrases aux fêlures du cerveaux qui les pensa, le magnificisme n'est autre chose qu'un métaphorisme excessif, un métaphorisme non d'idées, hélas ! ce qui serait curieux, mais de mots, ce qui est banal, à la portée de tous et d'une puérilité qui désarme. C'est de la fantaisie de méridional, de la fantaisie ivre et déchaînée, sonore mais vide. Cela d'ailleurs, était nécessaire, car sans cela, M. Saint-Pol-Roux n'eût plus été dans la tradition de l'école symboliste." (Gaston et Jules Couturat, "Le Fiasco Symboliste", Revue indépendante, T. XX, n°57, septembre 1891, pp.18-19)
Pourtant, dans le même numéro, l'ami Mauclair donnait une citation de la lettre à Huret pour épigraphe à son article sur Jean Moréas - preuve de l'indépendance, à cette époque encore, des rédacteurs de la revue. Quelques mois plus tard, ce fut au tour de René Ghil d'y éreinter sans ménagement son ancien camarade de la Pléiade qui venait de publier, dans le Mercure de France, un long article de mise au point intitulé : "De l'Art Magnifique" (février 1892). Le fidèle Mauclair, à nouveau, monta en première ligne pour défendre les idées et la poésie de Saint-Pol-Roux, mais cette fois sa réponse parut dans les Essais d'art libre et non dans la Revue indépendante, dont on pressentait qu'elle ne le serait plus très longtemps. Ce fut chose faite en janvier 1893, avec, comme manifestation, la démission d'Abel Pelletier, Maurice Beaubourg et Camille Mauclair de la rédaction de la revue, dont se firent l'écho les Mercure de France de janvier et février. En voici les pièces, à verser au dossier "Bonnamour contre Saint-Pol-Roux" :
On nous prie d'insérer la note et la lettre suivantes :
"MM. Abel Pelletier, Maurice Beaubourg et Camille Mauclair ont donné leur démission de rédacteurs à la Revue Indépendante, et déclarent n'avoir plus rien de commun avec la rédaction et l'administration de cette revue."

"Monsieur et cher confrère,
Voulez-vous me permettre de m'adresser à votre Revue pour rétablir dans son intégralité un article paru sous mon nom dans la Revue Indépendante d'octobre, et rendre le public juge du procédé qui en a causé la mutilation ?
J'avais écrit pour cette revue, sur M. R. de Gourmont, à propos de Lilith, un article peut-être sévère, mais, à coup sûr, dicté par la conviction et d'entière sincérité. [...] Dans la première huitaine de novembre [je retournai à la Revue] : les épreuves étaient venues, corrigées, réparties... et M. Bonnamour m'annonça qu'il avait retranché environ une page à la fin de mon article. La raison ? Le nom de M. Saint-Pol-Roux ne devait pas être prononcé élogieusement dans la revue. Je protestai contre la désinvolture et l'inique du procédé, réclamant l'impression complète : le bon à tirer était donné, la revue devait paraître le lendemain. (En réalité, elle ne parut que quatre ou cinq jours après). J'exigeai, alors, que le passage coupé fut rétabli dans le numéro suivant, à la fin des Petites polémiques mensuelles, sous la rubrique desquelles l'article avait paru. Et malgré l'acquiescement donné d'abord - acquiescement qui devint plus tard l'offre d'impression en suite d'un éreintement de M. Saint-Pol-Roux par un autre rédacteur, ce qui eût été, n'est-ce pas, très réjouissant - malgré la promesse donnée, la reconstitution n'a pas été faite..." (Abel Pelletier, Mercure de France, janvier 1893, pp.94-95).
La lettre de Pelletier était suivie des lignes censurées de l'article, consacrées au Magnifique :
"Toutefois, si nul romancier ne saurait guère être mentionné, un poète, M. Saint-Pol-Roux, nous semble, parmi les spécialement psychiques, avoir, à certains égards, la compréhension exacte de l'époque où il vit et de ce que cette époque est en droit de demander à l'artiste qui la traverse. Et si nous ne partageons pas toutes ses idées, nous admirons pleinement le souci de modernité qui le préoccupe de plus en plus et l'idéo-réalisme qu'il a parfaitement compris comme pouvant être le seul mode de l'art auquel nous obligent nos complexes intellectualités."
Un mois plus tard, parut, toujours au Mercure, la réponse mauvaise foi de M. Bonnamour :
"... J'avais accepté de M. Pelletier une étude sur Lilith et point une série de "Considérations" sur l'avenir de la littérature française, une apologie de M. Saint-Pol-Roux moins encore. Il est évident que si j'avais lu le manuscrit de M. Pelletier, je l'aurais prié : ou de modifier son article, ou de le retirer. [...]
M. Pelletier commet une erreur lorsqu'il assure que le nom de M. Saint-Pol-Roux ne doit pas être prononcé élogieusement à la Revue Indépendante. Si M. Pelletier veut bien relire tels articles de M. Mauclair sur le Théâtre, il verra combien il est loin de la vérité. Rien ne justifiait l'éloge de M. Pelletier, ni la publication d'un livre, ni la représentation d'une oeuvre, sans quoi, abstraction faite de mes opinions personnelles, j'eusse trouvé bon qu'on parlât de M. Saint-Pol-Roux. [...]
Maintenant il est exact que, par esprit d'impartialité, j'aie proposé à M. Pelletier de donner la parole à un adversaire du Magnificisme et de mettre en regard l'éloge supprimé. M. Pelletier s'indigne. C'est évidemment qu'il n'a pas le sens de l'ironie. Autrement il eût vu là une de ces plaisanteries dont il faut bien user pour rendre supportable toute discussion entre littérateurs vaniteux et irascibles..." (Georges Bonnamour, Mercure de France, février 1893, pp.190-191).
Il est vrai que les "Notes sur un essai de dramaturgie symbolique" de Mauclair, inspirées des théories idéoréalistes, avaient paru dans la Revue Indépendante; mais leur publication remontait à mars 1892, précédant de quelques pages seulement la charge ghilienne contre le Magnificisme. On goûtera, par ailleurs, cette conception de l'indépendance et de l'équité rédactionnelle qui consiste à mettre en regard d'un éloge, un éreintement, mais qui, en regard d'un éreintement, n'oppose pas obligatoirement un éloge. Car, en juin 1892, Bonnamour himself avait donné à sa revue une "Préface d'un livre inédit", dialogue mettant en scène, parmi d'autres figures de la République des Lettres, un "jeune homme blond", caricature du poète magnifique. Le livre parut en 1893, chez Albert Savine. Il a pour titre : Trois femmes. Je viens de le glâner chez Bruno Leclercq.

La préface, amputée de quelques lignes dans le livre, est une scénette à clefs, chaque personnage figurant un représentant d'une tendance littéraire contemporaine. La métamorphose de Saint-Pol-Roux en "jeune homme blond" s'explique aisément par le jeu de mots sur l'adjectif de couleur final. Camille Mauclair aura également pu servir de modèle. Pour les autres, nous laissons le plaisir aux visiteurs de les reconnaître, au fur et à mesure de leur apparition en scène.
Préface
Observateur inquiet, de fidèle mémoire, un soir, j'entendis ces propos significatifs et je les transcris.
Après un spectacle lourd d'ennui, honteux d'avoir coudoyé dans le va-et-vient des couloirs des financiers et des critiques, s'étant réfugiés dans l'arrière-salle d'un café tranquille, exaltés par l'alcool, le tabac, et peut-être aussi, le souvenir des maîtresses qui les attendaient, ces eunes gens ainsi parlèrent sur eux-mêmes - et les autres :

LE POETE. - Voulez-vous une cigarette ?

D'une main forte aux doigts carrés d'homme volontaire il promenait à la ronde un paquet de Richmond. Sur la matité de sa chair serrée et polie au grain dur de marbre, de fines moustaches noires tranchaient; le front casqué d'épais cheveux en brosse, et, derrière le lorgnon, des yeux
fiers. Une voix jeune, au timbre clair, argentin, répétant :

- Voulez-vous une cigarette ?...

LE JEUNE HOMME BLOND. - ... Croire à la Science qui n'explique rien !... Ah ! ce symbole du petit enfant dans les bras de l'Aveugle !... L'Ignorance, ironie suprême, guidant ceux qui ont perdu la Foi...

LE PREMIER SIAMOIS. - ... Le gosse les guide parce qu'il y voit clair, tout simplement. Et pourquoi celui-là qui possède un sens de plus qu'eux tous symboliserait-il l'Ignorance ?... Et puis, votre mépris de la Science est-ce assez bêta ! Sous prétexte "qu'elle n'explique pas tout"... Soit ! mais il n'y a qu'elle qui explique quelque chose...

LE JEUNE HOMME BLOND. - Et après ! Ca m'est bien égal. Moi, e ne crois qu'à l'Idée, vous le savez bien, nous sommes loin, si loin ! l'un de l'autre !...

LE SECOND SIAMOIS. - L'Idée !... L'Idée !... C'est drôle, nous autres nous ne croyons qu'au fait, au petit fait probant, constaté, prouvé, démontré vrai. Vous en êtes encore, vous, à pratiquer la vieille distinction entre le Moi et le Non-Moi... Mademoiselle retarde... Quand vous aurez le temps je vous prouverai leur identité...

Postés d'angle, au fond, le jeune homme blond, délicat, rêle, le cou tendu, la lèvre agressive, imberbe et doux, têtu, cabré contre les rigueurs de raisonnement, la froide précision des deux autres en bon petit pur sang, rageur, orgueilleux. Et les Siamois des cyniques sans pose, contempteurs de toute hypocrisie, les poings brandis en gestes de révolte, de la lumière au front haut de l'un d'eux, flegmatique; sur le visage crispé de l'autre : la pâleur d'une colère, l'insolente ironie de sa bouche moqueuse.

L'AUTEUR DRAMATIQUE. - ... Elle a l'air comme ça, mais, mon cher, une vraie dinde ! Il faut la seriner comme les autres.

Les yeux de celui-là, rieurs, derrière un lorgnon; une barbe d'apôtre filigranée, déjà, d'argent fin.

LE PREMIER SIAMOIS, rêveur. - ... D'idéation inconsciente, tu causes ?

LE SECOND SIAMOIS. - Oui, sans l'activité réflexe inconsciente on n'expliquera jamais l'idéation consciente. L'Idée pure de ces messieurs, conçois-tu ça clairement ?

LE PREMIER SIAMOIS. - Bah ! c'est si vieux ! On ne réfute même plus...

LE MUSICIEN. - ... C'est une légende, je ne suis pas grincheux...

Une correction de gentleman cela distinguait ce wagnérien
triste d'une mélancolie faite d' "éreintements".

L'AUTEUR DRAMATIQUE. - Sarcey, je suis allé le voir : "Vous savez, votre pièce, eh bien, j'aime pas ça." Et puis il m'a retenu à déjeuner. On nous a servi de la dinde coriace et le vieux birbe ne s'est plus occupé de moi... Il y avait des femmes...

UNE VOIX. - C'est comme moi... Deux heures d'attente sur le divan rouge pour m'entendre dire : "Bé oui, je suis une vieille bête... quand vous aurez mon âge..."

LE PREMIER SIAMOIS. - ... Soyez juste, il n'y a pas que Sarcey. Et les autres, le trio Bauër-Fouquier-Lemaître; tous les malandrins du feuilleton, la clique des journaux...

LE SECOND SIAMOIS. - ... J'en ai vu de près, c'est bas de plafond leurs âmes et il y fait noir... Il n'y a qu'à se documenter et puis on cingle.

LE PREMIER SIAMOIS. - Mais oui ! ils ne peuvent pas s'empêcher de beugler... Vous avez bien vu Nestor dans l'Echo de Paris et pourtant, ce que nous avions dir, tout Paris le savait...

LE MONOCLE. - ... Vous vous faites des ennemis... de la force épensée pour rien... Parlez-moi de l'ironie, j'en suis... La Pravatz d'Anatole France, la petite aiguille qui n'a l'air de rien et qui tue c'est moins dangereux que vos coups de massue.

Très chic et l'air rosse, celui-là.

LES SIAMOIS. - C'est moins crâne... France ! voilà l'homme à ne pas ménager, un monsieur qui ne loue que les médiocres et qui claquera des dents sur le paillasson de l'Institut jusqu'à ce qu'on lui crie : Entrez !... comme à un larbin !

LE JEUNE HOMME GLABRE. - Vous avez tort, ce France est exquis. Il nous lit. Il est renseigné... A mon premier livre j'ai eu un article...

Un ton de pince-sans-rire, coupant comme un rasoir anglais. Bon coeur. Une diplomatie de courte-échelle.

LE PHILOSOPHE. - Pas d'ingratitude ?... Alors vous n'arriverez pas... Non, mon cher, la reconnaissance ne compte pas parmi les Idées-Forces...

Trapu, têtu, sanguin. Le verbe pâteux d'un penseur. Solennel et passionné. L'encolure forte et dans le regard une fierté tranquille.

LE PREMIER SIAMOIS. - Vous y croyez, vous, aux Idées-Forces ? Mais ça n'est pas prouvé !... de la métaphysique pure... tout comme "l'amour procréateur du mieux" de notre ami, s'il croit que c'est tangible !...

LE PHILOSOPHE. - Est-ce qu'il y a quelque chose de tangible ? qui nous dit que nous ne sommes pas trahis par nos sens. N'est-ce pas, Poète ?

LE POETE. - ... Voulez-vous une cigarette ?

LE PHILOSOPHE. - Et puis non, la métaphysique c'est purement imbécile... Je fais deux parts du monde : l'élément Force, l'élément Bonté, une théorie scientifique... Je peux prouver... Tenez, suivez mon processus : Taine, Bourget, Rod, Barrès, autant de jalons, j'arrive...

LES SIAMOIS, fredonnant, moqueurs :
Je m'appelle Bouteille-à-l'Encre,
Je suis métaphysicien !

LE JEUNE HOMME BLOND, avec extase, à l'autre bout. - ... Celui-là est un pur, un noble esprit... Ah ! je le sens si préoccupé de son Art et de cela seulement... Son Apparition un des plus beaux romans qu'on ait écrit depuis quinze ans... Mais d'ailleurs à la Revue impartiale.

LE SECOND SIAMOIS. - Pas du tout ! Il m'appartient ce livre ! Je veux montrer la puérilité de ce mysticisme : de l'ambiance délayée et ce que c'est, au fond, nous le savons : de la sensualité de lymphatique... Vous avez beau faire, vous ne sortez pas de la Réalité, vous faites flou, vague et leuâtre et puis c'est encore de la réalité affadie.

LE CRITIQUE D'ART. - ... Et avez-vous remarqué dans les arts lastiques l'impuissance des mystiques et des symbolistes à exprimer l'Idée, le Sentiment... Tout ce qu'ils ont trouvé : copier les Primitifs... Vraiment, après cinq siècles de découvertes, d'études et de procédés nouveaux, honnêtement c'est un droit qu'on n'a pas !

Fine tête souriante à barbe fourchue. Des gestes de grâce et le timbre caressant d'une voix chaude. Frêle organisme rare d'être d'élite gardant pour les batailles du journal et du livre l'ardeur intacte de sa Foi. Sa main nerveuse assouplie au manier de précieux objets d'art gesticulant une mimique expressive devant ses yeux brillants de claire intelligence.

LE JEUNE HOMME GLABRE. - Nous nous moquons de la Science, nous nous fichons du procédé, nous sommes des Poètes ! nous cherchons le frisson !

LE JEUNE HOMME BLOND. - Le frisson, l'Idée pure, le Sentiment dans ce qu'il a d'éternel... Assez de contingent comme ça... L'Idéalisme règnera et avec lui le Magnificisme.

LE POETE, LE CRITIQUE D'ART, LE PHILOSOPHE, LE MONOCLE et LES SIAMOIS. - Expliquez !

LE JEUNE HOMME BLOND. - Il me faudrait trois heures... Un livre... Chez moi, je prépare une oeuvre, vous verrez. Le Magnificisme aboutira, oui, dans cent cinquante ans !... Non ! Non ! ne discutez pas, c'est inutile... Je suis Plotinien.

LES SIAMOIS. - Plotin, un aliéné très distingué.

LE JEUNE HOMME BLOND. - Je vous méprise !

LE JEUNE HOMME GLABRE. - Ce qui nous sépare ?... Je crois à l'âme, je suis bien sûr que je ne mourrai pas tout entier...

LE SECOND SIAMOIS. - Une âme imortelle à vous, l'auteur des Souliers Vernis ? Dieu est trop bon !

LE JEUNE HOMME GLABRE. - Je vous méprise !

LE MAGE. - Le Roman ? De l'Art à la portée des bourgeois, de l'Art inférieur... Mais soit, je respecte la supériorité dans toutes les branches... Un beau lutteur [est pour moi supérieur à un homme comme Coppée par exemple...

LE SECOND SIAMOIS. - Permettez !... Il a eu son heure, Coppée. Je veux bien qu'il ait gâché son temps et par trop flâné en littérature, mais, tout de même, il avait en lui l'âme d'un poète moderne...](1) Ne riez pas, je sais de lui des vers que Mallarmé signerait...

LE JEUNE HOMME BLOND. - Laissez Mallarmé !...

LE SECOND SIAMOIS. - Mallarmé ! voilà leur bon Dieu. Ah ! ce pur artiste, mais c'est plein de sottises sa philosophie, puisque vous appelez ça de la philosophie, vous, des causeries d'artiste... Et son art ? Des vers de charades ! Lisez son Savetier, dans la dernière Revue Incolore... Bientôt il rimera des annonces... Et ce salon, son salon, d'où les jeunes gens reviennent déments et pourris d'orgueil; est-ce qu'on ne va pas bientôt le fermer par mesure de salubrité intellectuelle ?

LE JEUNE HOMME BLOND. - Mallarmé, je ne suis plus d'accord avec lui sur aucune question... Mais vous insultez la génération, vous ?

LE SECOND SIAMOIS. - Et après ? Ah ! elle est jolie la génération ! Mais, regardez-vous, des gringalets trop frêles, aux crânes déprimés ; pas de sang, pas de muscles, rien que des nerfs, de pauvres nerfs malades; la fin, l'étiolement, l'agonie d'une race. Et vous voudriez que je respecte ça, moi ?... Si vous saviez ce qu'ils pensent de vous les grands cerveaux de ce temps, vous réfléchiriez... Allons, remuez-vous, sortez de vos coquilles, et ici, et à l'étranger, allez écouter l'opinion que le monde savant formule tous les jours sur vous. Quelle pitié !... Rosny a raison, vous êtes la Génération de la CONQUÊTE... Tout ce qui est viril vous fait peur ! et peut-être bien qu'au fond votre anti-patriotisme n'est pas si philosophique qu'on croit, parce que, pour moi, votre conception à tous, ç'a été l'hystérie d'une nuit de frousse !...

LE MAGE. - ... Je voudrais pouvoir quelque part écrire qu'un peuple qui a cru au génie des Goncourt, des Zola et des Daudet est au dernier degré de la bassesse intellectuelle... Flaubert, une âme de bourgeois !... Huysmans une vision de rond de cuir...

Sous de longs cheveux bruns un nerveux profil à ligne busquée. La barbe fourchue. Un doux sourire et le geste véhément d'un révolté.

LES SIAMOIS. - Et les Symbolistes ? Les Magnifiques ?

LE MAGE. - Ils n'ont pas de talent, mais ils ont raison...

LES SIAMOIS. - Tout ce qu'ils ont trouvé, mon Dieu, c'est bien simple, paraphraser Moreau, ou bien encore, faire parler un porcher comme un prince...

LE JEUNE HOMME BLOND. - Paraphraser, c'est, épris de sa seule individualité, récréer, ordonner les autres... La Vérité ?... Elle est en nous, nous faisons de notre âme un riche réceptacle des visions du monde que nous créons.

LE SECOND SIAMOIS. - Vous qui avez exalté Goncourt vous pensez cela ?... Fragilité, ton nom est Camille.

LE JEUNE HOMME BLOND. - Ereintez-moi, vous me ferez plaisir... Et quittons-nous, parce que nous disons en mauvais français beaucoup de bêtises inutiles...

LE MONOCLE. - [... Barrès n'est ni un artiste, ni un penseur, un dilettante à la Benjamin Constant... Mais qui n'a pas compris Spinoza...]

L'AUTEUR DRAMATIQUE. - Mademoiselle Renan ! Lemaître en est jaloux, comme de tout ce qu'il ne comprend pas...

LE MONOCLE. - Renan, un vainqueur de par l'ironie.

LE MAGE. - Ce vieillard est obscène...

LE SECOND SIAMOIS. - Renan, Ledrain, tous les exégètes du même bois, je dresserai la liste, un jour, de toutes leurs vessies... J'étalerai le bric-à-brac de leur érudition, le galimatias de leurs théories... Un livre à faire, et je l'intitulerai : Les Anes savants.

LE PREMIER SIAMOIS. - La Vie de Jésus, un roman à la Sand ! Et sur les origines du langage ce birbe professe les mêmes opinions que saint Basile qui n'y connaissait rien... Ces dernières années tous ses reniements, sa polémique avec Goncourt, ça donne le dégoût... Autour du coeur,
autour du cerveau, il a de l'adipe...

LE JEUNE HOMME BLOND, avec extase. - ... Je vois l'Avenir !... Il est bien malade le Positivisme !... Le Magnificisme esthétise le rayonnement de l'idéalité... Il n'y a qu'à ouvrir les yeux et qu'à regarder pour comprendre : La Science est humaine, l'Art est divin, et c'est pour le triomphe du Divin que nous sommes... Il va falloir regarder en face l'Idée surgie et compter avec les gens qui la défendront...

LES SIAMOIS. - Et nous vous disons, nous, que vous vous éjouissez d'un petit feu de paille !... Vous parlez de Positivisme. Votre érudition retarde. Nous sommes Transformistes, simplement. Le positivisme postule l'Inconnaissable. C'est déjà, par l'ensemble, une doctrine caduque. Ceux qui posent, comme vous, que notre Inconnaissable s'appelle la Matière, disent une sottise, car la Matière n'a que des "Comment ?" et n'a pas de "Pourquoi ?"
Sommes-nous malades ? Vous êtes de jolis garçons, oui-da !... La petite danse de Saint-Guy métaphysique qui secoue une génération sur dix, vous travaille, et vous prenez cela pour un renouveau ?... Votre candeur vous excuse... Mais vous avez beau crier : En avant ! vous intituler : Magnifiques, elles sonnent creux vos métaphores et vous drapez d'oripeaux fanés vos académies. Assez de pédérastie intellectuelle comme ça ! Il n'y a de bien nouveau que la Science et la Vie, s'il vous faut du Mystère cherchez-en là-dedans et vous en trouverez...

LE POETE. - Voulez-vous une cigarette ?...

Et leur causerie s'acheva coupée de sourires.
Inquiètes faces pâles aux yeux trop aigus, nerveux jeunes hommes aux gestes fébriles, un peu las déjà d'avoir trop pensé, groupe batailleur où les mains, la fièvre tombée au froid de la nuit, se serrent cordialement, qui grossira l'élite de demain. - Ils étaient Treize.
GEORGE BONNAMOUR
Paris, 15 mai 1892.

(1) Les passages entre crochets ont été supprimés dans le livre. Ils ont été rétablis à partir de la prépublication dans la Revue Indépendante.

Nota : Bien entendu, l'enquête : "Quelle place pour le Symbolisme dans l'histoire littéraire ?" se poursuit. Vos réponses, toujours à poster à l'adresse suivante : harcoland@gmail.com.