samedi 29 décembre 2007

Le Tombeau d'Ephraïm Mikhaël

Il a été beaucoup question d'Ephraïm Mikhaël ces derniers mois sur la toile, enfin, sur les blogs - de plus en plus nombreux - qui s'intéressent au symbolisme et aux mouvements littéraires qui s'ensuivirent. Ici même, bien sûr, puisque le jeune Toulousain fut l'un des premiers compagnons poétiques de Saint-Pol-Roux, alors simplement Paul Roux; à des degrés d'importance divers, on trouve le nom de Mikhaël cité, à plusieurs reprises, dans LES FEERIES INTERIEURES, en ce billet-ci, en cet autre encore, ou en celui-là. Mais Zeb, de LIVRENBLOG, lui consacra également un important billet, dans lequel il reproduisait un article du poète sur "Les Décadents", paru dans LA JEUNE FRANCE d'octobre 1885. Et le Blog Collectif du CLOWN LYRIQUE réserva son premier billet au "Magasin de Jouets", beau poème en prose de Mikhaël, qui fut publié, d'abord, dans LA BASOCHE du 13 mars 1885, puis dans LA PLEIADE d'avril 1886. Il y eut aussi une précieuse glose de L'OMBRE sur ses poèmes en prose.

Or, voilà quelques semaines, j'avais passé commande à mon frère d'une photo de son buste, mélancolique et fatigué, sculpté par Charles Mathieu, qui fut inauguré, square Lafayette, en juillet 1900. Cette photo me parvenant en une période où le nom et l'oeuvre d'Ephraïm Mikhaël semblent connaître un regain de curiosité, j'ai trouvé intéressant de l'accompagner du "Tombeau" que lui érigèrent onze poètes symbolistes en février 1897, dans le n°86 (T. XXI) du Mercure de France. C'était un genre à la mode que le tombeau, très mallarméen, et qui, dans ce cas précis, remplit deux fonctions : l'une, canonique, d'affirmer la supériorité et le pouvoir vivifiant du Verbe poétique; l'autre, plus circonstancielle, d'opposer aux naturistes et aux fossoyeurs du symbolisme, les voix fortes de certains des poètes de 1886, unifiées dans la célébration d'une oeuvre justement symbolique de ce mouvement.

Voici donc

LE TOMBEAU D'EPHRAÏM MIKHAËL

par Marcel Collière, Rodolphe Darzens, André Fontainas,
André-Ferdinand Herold, Gustave Kahn, Charles Van Lerberghe,
Stuart Merrill, Pierre Quillard, Henri de Régnier, Saint-Pol-Roux
et Francis Vielé-Griffin.





jeudi 27 décembre 2007

Et Saint-Pol-Roux fut aussi Père Noël...

Je ne pouvais pas, raisonnablement, en cette période spirituelle, ne pas consacrer un billet hivernal et barbu, chaudement drapé dans une poétique houppelande, au Père Noël. J'aurais pu et peut-être préféré reproduire "Saint Nicolas des Ardennes", ce conte merveilleux que Saint-Pol-Roux écrivit dans le Val-de-Poix, en 1896, et qui fut recueilli dans Les Féeries Intérieures (1907). Mais, ce petit chef-d'oeuvre fut admirablement réédité, il y a six ans, par une courageuse et minuscule maison d'édition : PASSAGE PIETONS, - dans sa collection pour enfants, - et non moins admirablement illustré par Renaud Perrin. J'ignore si ce petit album et les deux autres textes du Magnifique, L'arracheur d'heures (ill. par Michel Barréteau) et La poule aux oeufs de cane (ill. par Frédérique Ortega), publiés par Isabel Gautray, sont encore disponibles. Si c'est le cas, il faut les commander vite. L'existence de Saint Nicolas des Ardennes dans cette belle collection m'oblige en tous cas - plaisante obligation - à ne pas donner au beau texte du poète d'autre écrin, et à céder plutôt à l'anecdote enchantée.

On connaît, par les témoignages nombreux, la générosité de Saint-Pol-Roux envers les humbles dont ses exils ardennais ou bretons l'avaient conduit à partager l'existence. Cette générosité fut réelle, et les anecdotes ne manquent pas, qui l'attestent. La plus célèbre, sans doute, est celle de Saint-Pol-Roux, vêtu en Père Noël, débarquant sur le quai, le 25 décembre 1909, pour offrir des cadeaux aux enfants de Camaret. Ce geste naïf de poète fut relaté dans la presse locale, mais également, peut-être est-ce moins connu, dans Le Figaro. Aussi, laisserai-je la parole à Régis Gignoux, chroniqueur au quotidien et ami du Magnifique, qui fit un long compte rendu de cette journée idéoréaliste dans le numéro du dimanche 9 janvier 1910 :

La vie hors Paris.
Un véritable père Noël.

Une nouvelle histoire, une histoire vraie ! Quelle prodigieuse chance de pouvoir raconter une nouvelle histoire vraie ! Dès que vous reviendrez, cet été, dans votre villa bretonne, votre fidèle Maryvonne ou vieille Annaïc vous le diront, en se signant, avant même de récapituler les grandes tempêtes. A tous les petits gars d'Armor ou de Trégor ou de Cornouailles, encore pas assez grands pour être mousses, on leur raconte déjà, pendant les veillées, autour du lit clos.

Une nouvelle histoire de Noël... Ne nous plaignons pas de son retard. Pour juger les grands événements, il faut un peu de recul, comme pour juger les grands hommes. Afin que cette histoire vînt jusqu'à nous, on n'a pas perdu un instant, de soirée en soirée, de la Bretagne à la Normandie, à l'Ile-de-France, à Paris... Il n'y a que les faits-divers politiques ou criminels que l'on télégraphie instantanément... Mais voici l'histoire :

Dans la nuit du 24 au 25 décembre, les murs de Camaret et des villages voisins furent recouverts d'affiches bleues. - Vous connaissez le Camaret d'Henri Becque, Gustave Toudouze, où villégiaturent fidèlement MM. Charles Cottet, Antoine, Georges Ancey, Georges Lecomte, Gabriel Fabre, Jean Ajalbert, Jusseaume, Mmes Rolly, Devoyod, etc. - Les affiches bleues étaient ainsi libellées :
Célestogramme du père Noël

Mes chers enfants, apprenant votre souhait de ma venue en vos écoles le jour que porte mon nom, je souscris avec joie à ce voeu gracieux. Donc, prière à vous tous, filles et garçons, d'espérer sur le quai - chacun une branche de pin, de houx, de laurier, de tamaris ou de genêt à la main - vers trois heures un quart de l'après-midi, ce présent samedi vingt-cinq décembre de l'an mil neuf cent neuf : chiffre de mon âge. Ma hotte merveilleuse sur l'échine, j'arriverai par la mer, par terre ou par ciel. Gloire aux enfants de Camaret !

LE PERE NOËL.
Combien la matinée fut longue pour les enfants ! On les excusait d'être aussi distraits pendant la grand'messe. On ne pouvait les décider à rentrer à la maison. Par quelle lande le père Noël allait arriver ? Avec quel aéroplane, comme on en voit sur le calendrier offert par le marchand de café ? Sur quel bateau, puisque toutes les barques sont amarrées au port ? Enfin, il a donné rendez-vous sur le quai... Et chacun y courait, portant, comme au dimanche des Rameaux, des branches de pins, des touffes de genêts, des bouquets de houx. Et chacun s'exerçait à ne tenir son trophée que d'une main pour que l'autre soit libre, au bon moment...

Il vint, le bon moment. Soudain, un vieux pilote montra une petite tache noire sur la mer. Les yeux des petits Bretons n'eurent pas besoin de longues lunettes pour distinguer le patron de la barque mystérieuse qui s'en venait du bout de l'Océan : le père Noël !

C'était bien le père Noël, avec une longue barbe blanche, et une tunique bleue comme ce beau ciel de décembre. Pour se garer des embruns, il avait sur l'épaule un manteau de bure. Mais on voyait quand même sa hotte dorée. Et, dans la barque, comme une pêche miraculeuse, que de polichinelles, de musiques, d'automobiles, de chevaux, de poupées, de fusils, de trompettes, de ballons, et des sacs de perles, et des quilles, et des berceaux.

Les mamans, les papas et les maîtres d'école ont peine à retenir les enfants qui se précipitent au débarcadère, en levant leurs rameaux verts et dorés, en criant : "Vive le père Noël !" Heureusement, de grands gars arrivent, dégagent le vieux pèlerin et charge ses bagages sur cinq grandes civières. Le bon vieillard a de la peine à parler. Cependant, sans sa langue extraordinaire, il dit de bien jolies choses :
J'arrive du pays des naïves légendes
Où la neige éternelle habille les sapins
Pour apporter la joie aux enfants de ces landes
Où les menhirs sont habités par des lutins.

Tour à tour, je m'épands, selon la destinée,
A travers la bourgade et la ville en sommeil :
Je pénètre par l'huis ou par la cheminée,
Et l'enfant me bénit quand survient son réveil.

Car j'ai laissé dans l'âtre, où guette une étincelle,
Le bonheur dont l'enfant rêve en cette saison,
Sous l'aspect d'un poupard ou d'un polichinelle,
Et mon joujou fait rire toute la maison.
Il dit de bien jolies choses et il ne parle pas longtemps. Tout de suite, il demande qu'on se rende à la maison d'école. Le plus joli cortège s'organise et se déroule. Alors, grande distribution des joujoux, concert par les fifres, les tambours et les ocarinas, essais de tous les jeux, installation dans les préaux de trois gymnases et des balancelles. Récréation générale jusqu'au crépuscule. Et le père Noël reprend sa hotte vide et regagne le port. On veut le retenir, l'embrasser encore. Il ne peut pas rester. Il explique aux pêcheurs qu'il doit arriver, le soir même, en Amérique. Il lui reste à peine le temps de leur distribuer du tabac. Cependant, avant de partir, il dit adieu à ses petits filleuls :
Je retourne au pays de la froide avalanche,
Adieu mes chers mignons, vous ne me verrez plus !
Gardez bien la mémoire de la barbe blanche
Du rare pèlerin qui date de Jésus.

D'autres filles et gars, là-bas, parmi le monde,
M'espèrent, les yeux vifs ainsi que des bijoux;
Puisqu'il faut qu'aujourd'hui l'on s'amuse à la ronde,
Laissez-moi leur porter mon tribut de joujoux...

Regagnez le foyer où votre aïeule tremble,
Et dites-lui qu'aussi je souris aux vieillards.
Dites à tous enfin que sur eux tous ensemble
J'ai posé le divin baiser de mes regards.

Ainsi, petits et grands, soyez en allégresse,
Tous ayant votre part de mon passage bleu.
Souvenez-vous de moi comme d'une caresse.
Adieu, Camarétois, - je vais vers le bon Dieu !
Et sa barque s'éloigne, double la chapelle de Notre-Dame de Rocamadour, s'enfonce dans la nuit. Adieu, père Noël, disent les enfants, en obligeant leurs polichinelles ou leurs moutons à pousser eux aussi un petit cri, à faire un dernier salut... Puis, tous rentrent dans leurs maisons, et de village en village, la miraculeuse aventure se propage; c'est bien vrai, le père Noël, il est venu; je l'ai vu :
Il m'a parlé, grand-mère.
Il m'a parlé.
Ce qui suit n'intéresse que les grandes personnes, mais sert à compléter la nouvelle histoire. Une heure après la disparition du père Noël, un homme, transi par les embruns, débarquait dans une crique, traversait la lande, en emportant sous son bras une défroque dorée d'où sortaient les fils d'une barbe blanche. Il parvint chez lui sans être reconnu. C'était le poète Saint-Pol-Roux-le-Magnifique, un des maîtres de l'école symboliste auquel quatre générations littéraires offrirent l'année passée un banquet pour célébrer sa gloire. A cette occasion, Catulle Mendès et Verhaeren, Jules Renard et Henri de Régnier, Jean Moréas et Paul Adam, André Gide et Henry Bataille et à leur suite deux cents poètes, romanciers ou dramaturges adressèrent une requête à M. Jules Claretie pour que la tragédie de la Dame à la faulx soit représentée à la Comédie-Française...

Retiré à Camaret, Saint-Pol-Roux a accepté d'être délégué cantonal, comme M. Jules Renard est maire de Chaumot. Et c'est de cette admirable façon que le poète comprend son rôle. Après avoir écrit une oeuvre lyrique qui constitue le plus beau dictionnaire d'images de notre littérature, il rajeunit et réalise la plus heureuse légende et donne aux enfants, pour leurs étrennes, la facilité de croire et d'espérer.

Régis Gignoux.

samedi 15 décembre 2007

LE DESARROI : Roman inédit de Remy de Gourmont

On n'a pas assez parlé du Désarroi, de l'événement littéraire que constitua sa parution. Ils devaient être peu nombreux, avant que Nicolas Malais décide de le publier dans sa toute jeune maison d'éditions du Clown Lyrique, à connaître l'existence de ce roman inédit et capital de Remy de Gourmont, dont le manuscrit dormait dans le Fonds Patrimonial de la Bibliothèque de Rouen, - Gérard Pouloin et Christian Buat sans doute et qui d'autre ???. Aujourd'hui, le tirage de 400 exemplaires en est presque épuisé.

C'est une bien mystérieuse et passionnante aventure que celle de ce texte, commencé en 1893 et retravaillé jusqu'en 1899. Remy de Gourmont devait y tenir, qui ne l'abandonna pas pendant sept ans et s'attela, en secret, à son achèvement. Je dis "en secret" puisque Nicolas Malais nous apprend que le projet n'est jamais mentionné dans la correspondance de l'auteur (dont Vincent Gogibu est en train d'établir l'édition); par ailleurs, les "Echos" du Mercure de France de cette période restent silencieux sur le roman, alors qu'ils oublient rarement de citer les ouvrages à paraître ou in progress de l'éminent collaborateur. Il est donc légitime de penser que Remy de Gourmont ne communiqua guère sur son roman, y compris lorsqu'il fut terminé, et qu'il préféra renoncer à sa publication. Car son propos était scandaleux et eut causé à l'auteur du "Joujou Patriotisme" bien d'autres soucis. Pensez que Le Désarroi se clôt sur une promenade macabre au milieu des décombres de l'Assemblée Nationale et des cadavres de "huit-cents lapins" éparpillés par un attentat anarchiste financé par Salèze, le héros du roman.

L'oeuvre de Remy de Gourmont ne nous avait guère jusqu'ici habitué à une telle violence sociale, à l'expression d'un tel engagement politique. Il faut noter que cette politisation du récit n'apparaît pas dans les premiers chapitres que l'auteur fait paraître dans Le Journal de Fernand Xau, dont il est un collaborateur régulier depuis sa création fin septembre 1892. Il y avait donné, en feuilleton, entre le 11 mars et le 19 avril 1894, les pages du Château singulier; le 4 mai, parut "Le Bracelet", qui constitue sans doute le premier chapitre d'un roman de plus grande ampleur qui ne s'intitule pas encore Le Désarroi, mais où figurent déjà Salèze et la jeune Elva (renommée plus tard en Elise). Cinq chapitres suivront : "Avant l'amour" (16 mai), "Elva" (24 mai), "D'un pays lointain" (21 juin), "L'âme que je cueillis" (30 juin) et "L'une ou l'autre" (20 juillet). Mais le style de Remy de Gourmont n'était déjà plus, depuis quelque temps, du goût du directeur du quotidien : probablement trop poétique, trop difficile à déchiffrer; et le feuilleton s'interrompit, pour laisser place aux huit dernières collaborations gourmontiennes, moins régulières (du 12 août 1894 au 7 juin 1895), des contes ultérieurement recueillis dans D'un Pays lointain (Mercure de France, 1898), et dont certains étaient peut-être conçus à l'origine pour être insérés dans le roman. La reprise de deux des chapitres parus, "D'un pays lointain" et "L'âme que je cueillis", comme prologue au recueil, tend à confirmer à cette hypothèse. Gourmont n'en abandonna pas pour autant la rédaction; des textes contemporains semblent s'y rattacher, notamment les deux "pièces" du Théâtre muet, "La Neige" et "Les bras levés"; et, dans la première livraison de L'Epreuve littéraire - supplément français de Pan, d'avril-mai 1895, parut "Le Panorama de la Vieille-Dame", chapitre XX du Destructeur, roman inédit. Le Destructeur, tel était donc le titre initial, titre personnifié et désignant Salèze, maldororien séducteur dans la première version :
"D'autres, comme Valérie étaient mortes à la peine, mortes d'avoir cru à l'amour de l'enchanteur impitoyable, de l'invincible inquisiteur qui, avec des gestes doctes et délicats, poussait ses victimes vers la gueule de la folie; d'autres avaient été déchirées et broyées par les mâchoires du Dragon; d'autres, rappelées à un semblant de vie par la volonté du nécroman, et groupées là sous son regard intérieur, dans un tremblement funèbre, - mais il les dédaigna. Il regardait Valérie, hostie de prédilection. Valérie parla. Du spectre, un murmure de syllabes monta vers Salèze, perceptible pour lui seul, ou bien, il lut ceci sur les lèvres de la vision :
"Le destructeur sera détruit. Elva..." ("Avant l'amour", Le Journal, 16 mai 1894, p.1)
Ainsi, dès le deuxième chapitre, avait-on l'esquisse d'une intrigue, amoureuse, où, de bourreau, le héros deviendrait victime. Car la figure d'Elva diffère sensiblement de celle d'Elise, qui la remplace dans Le Désarroi. Lorsque Elise n'est finalement que "la femme traditionnelle et bien connue (...), la femme qui rêve du couple, du nid", Elva, elle, était :
"...une de ces créatures de nuit dont les pensées, comme une famille de hiboux, dorment accroupies en un trou de ruines. Il n'y avait rien de clair, ni de pur, ni de doux dans sa vie : elle n'aurait pu évoquer ni un pré fleuri de renoncules, ni un bois doré par l'adieu du soleil; l'horizon de ses souvenirs était un vieux mur peuplé, ainsi qu'une tapisserie mangée, de visages torves, de torses pulvérulents, de cous amincis comme des tiges de pavots, de bras tendus vers rien, de jambes fuyantes qui avaient perdu leurs pieds avec leurs sandales." ("Elva", Le Journal, 24 mai 1894, pp.1-2)
La transformation d'Elva en Elise fut, à l'évidence, dictée par la modification du projet initial. Les parutions du Pèlerin du silence, où figure le "Théâtre Muet", en 1896, puis du recueil D'un Pays lointain en 1898, laissent à penser que Remy de Gourmont avait abandonné, à cette époque, l'idée d'achever Le Destructeur. Il serait bien difficile d'expliquer ce qui le conduisit néanmoins à reprendre certaines des pages déjà écrites, à leur donner une autre forme, et à les réunir sous un nouveau titre. Aussi ne le tenterai-je pas, et me contenterai-je d'avancer naïvement que Le Désarroi fut le dernier roman symboliste de Remy de Gourmont.

Lorsque j'en ai fini la lecture, il m'est resté une drôle d'impression de collage; l'histoire de Salèze et d'Elise semblait se greffer étrangement à l'intrigue politique, elle, strictement contenue dans le premier et le dernier chapitres. Il m'a donc fallu le relire, avec plus d'attention et en oubliant les pages trop proches du Destructeur. L'enjeu du Désarroi est en effet, malgré telles ressemblances, différent. Contrairement aux précédents récits de Remy de Gourmont, ce n'est pas l'amour qui occupe ici la première place, mais la liberté. Salèze n'est pas un homme amoureux. Il est un homme libre :
"- Elise, que m'importe une femme, l'amour d'une femme ! Au point où j'en suis de la pensée, toutes sont égales devant moi, pourvu qu'elles soient belles. Adieu."
Salèze est un anarchiste absolu, selon la définition que rappelle Nicolas Malais dans sa postface :
"Un anarchiste absolu est celui qui, chaque fois qu'il le peut faire sans dommage, se dérobe sans scrupule aux lois et à toutes les obligations sociales. Il nie et détruit l'autorité en ce qui le concerne personnellement; il se rend libre autant qu'un homme peut être libre dans nos société compliquées."
Et Le Désarroi, c'est alors moins un sentiment, qu'étymologiquement une désorganisation, une déconstruction méthodique des valeurs sociales. La Morale, la Religion, l'Etat, Salèze les donne en spectacle à Elise, en exhibe les mécanismes et l'absurdité : divine comédie. L'utopie et l'amour ne sont pas mieux traités, passés au crible de l'art :
"Elles sont très laides, mon ami, ces symboliques représentations du monde que vous exaltez de toute la force d'une imagination puissante et triste. Vue selon l'ordinaire méthode et sentie selon la commune habitude des hommes, la vie est moins désagréable, moins poignante, et jusqu'à vous connaître, elle m'a paru moins compliquée, toute en gestes, cris et formes, théâtre où je m'aimais comédienne et l'une des fleurs que le passant désire."
Le roman est une entreprise nihiliste et le chapitre final n'est que l'explosive et sanglante concrétisation de ce travail de sappe. Quand, dans Sixtine, Le Fantôme, Les Chevaux de Diomède Remy de Gourmont s'adonnait au récit d'expériences finalement déceptives, dans Le Désarroi, ultime roman de la vie cérébrale, il se libère complètement du principe de réalité, faisant de Salèze le double parfait de l'écrivain symboliste, celui qui influe à volonté sur l'organisation du réel, le monde étant sa seule représentation.

dimanche 9 décembre 2007

Une acquisition récente : le n°87 (octobre 1885) de LA JEUNE FRANCE

J'ai reçu, cette semaine, ce beau numéro de La Jeune France, déniché par l'incontournable Bruno Leclercq. Il s'agit de la 87e livraison, parue en octobre 1885. La revue, créée en 1878 par Albert Allenet, en était alors à sa huitième année; à partir de 1883, après la mort de son créateur, elle fut dirigée par Paul Demeny, dont le nom n'est pas inconnu aux rimbaldiens. La Jeune France fut accueillante aux écrivains et poètes de tout bord, avec une préférence, peut-être, pour les parnassiens, et pour les réputations déjà acquises, ce qui la rendit tout à fait respectable. Mais cette petite-soeur littéraire de la Revue des Deux Mondes, parce que justement strictement littéraire, ne demeura pas insensible aux évolutions du temps, et sut faire place aux jeunes. Ainsi, Emile Michelet devint secrétaire de rédaction dès le n°73 (25 juin 1884), avant d'être rejoint, à partir du n°82 (mars-avril-mai 1885), par Rodolphe Darzens. Ces deux noms ne nous sont pas étrangers, que l'on retrouvera, quelques mois plus tard, au sommaire des livraisons de La Pléiade. C'est Darzens qui fit entrer Mikhaël, son ami et condisciple de Condorcet, à La Jeune France, lui réservant une chronique régulière, la "gazette rimée" signée Pasquin.

Ce 87e numéro est historiquement important pour qui s'intéresse au Symbolisme. Car, aux côtés des contributions de Robert Caze, François Coppée, Tancrède Martel, Victor d'Auriac, Edmond Galabert, Paul Demeny et du prometteur Charles Morice, on trouve des articles, des proses et des poèmes d'Emile Michelet ("Culs-de-Lampe"), Ephraïm Mikhaël ("Les Décadents" & "Gazette rimée : L'apothéose de Francisque Sarcey"), de Rodolphe Darzens ("Critique littéraire"), Jean Ajalbert ("Marine") et Paul Roux ("Arrivée") qui préfigurent, trois mois avant que vagisse l'idée en leur esprit, ce que sera La Pléiade, revue à couverture violette et au format à peu près similaire. Ils en conserveront d'ailleurs l'imprimeur : Alcan Lévy. Ces jeunes poètes s'étaient reconnus et avaient trouvé, en même temps que de nouveaux maîtres, leurs voix respectives dans un dépassement des contraintes parnassiennes. Le poème "Arrivée" de Paul Roux est significatif, qui, plus métaphoriquement dense que ses productions précédentes, retraçant des retrouvailles familiales sous la menace du temps qui s'égrène, annonce en réalité un nouveau départ poétique.

dimanche 2 décembre 2007

"Saint-Pol-Roux et l'Inconnu" : réponse de Gilles Jouault-Mouden

On se souvient peut-être du billet que je consacrai, début juillet, au film Saint-Pol-Roux et l'Inconnu de Gilles Jouault-Mouden. Le compte rendu n'en était pas très favorable. Il exprimait mon avis, qui est d'un spectateur qui connaît le sujet, intimement, peut-être trop intimement, et qui s'est construit, à force d'étude et de recherche, une image du poète qu'il croit juste parce que fidèle à l'idée qu'il se fait de la poésie. Je n'avais pas retrouvé Saint-Pol-Roux dans ce film ou, plutôt, je n'y ai pas retrouvé mon Saint-Pol-Roux. Aussi, me paraît-il naturel de faire paraître sur ce blog, avec l'accord de l'auteur, la réponse que fit à mon compte rendu le réalisateur Gilles Jouault-Mouden. Il s'explique sur son travail et défend son point de vue avec une sincérité qui, deux avis valant mieux qu'un, mérite d'être entendue.

Je suis le réalisateur du film et je viens de découvrir votre article.

Je suis évidemment déçu que le film ne vous ait pas plu. Mais je tiens à vous remercier d'avoir pris la peine de le visionner deux fois et d'avoir ensuite fait part de son existence à vos lecteurs.

Votre critique me parait tout à fait sincère et je ne peux donc que la respecter, avec plaisir d'ailleurs.

Seul moment où je me suis trouvé un peu agressé (de suite les grands mots !), c'est lorsque vous laissez penser que je n'aurais pas su maîtriser mon montage, "trop brouillon" vous dites, je crois.

Le film a réellement été écrit sous forme de scénario (ce qui n'est pas le cas de tous les documentaires). J'ai passé plus d'un an à le faire dont quatre mois à le monter... Donc comprenez que je sois piqué et que je désire me défendre (encore un grand mot à réduire...).

Mon idée directrice depuis l'écriture était de renoncer à faire un portrait figé de SPR , et au contraire, d'organiser un chaos.

S'éloigner du scolaire, du didactisme ou de l'étude universitaire ("ismologique" ?) et au public qui découvre le poète, lui donner cette sensation de défricher un territoire laissé à l'abandon. D'où cette forme répétée dans le film : l'idée portée par telle image est révélée plus tard. L'image précède ou fait naître l'idée. Et pareil pour les images sonores...

Le chaos parce que ce territoire abandonné, ce n'est pas seulement celui de SPR et son œuvre, c'est aussi celui de toute la poésie (il n'y aurait pas que son manoir qui soit en ruine ?!). C'est encore pourquoi M. Rougerie et toutes les personnes qui interviennent dans le film sont prises dans ce chaos.

Avant de répondre à votre critique, il m'a fallu répondre à cette question : pourquoi voulez vous faire un film sur SPR, un poète mort, pas connu et pas facile à lire ? ma réponse n'ayant pas convaincu les banquiers de France 3, j'ai décidé de faire un film sur l'humanité dans un seul homme.

Les images "naïves, les ficelles, tel le Père Noel" ... oui, mais c'est pour moi l'ultime provocation contre une idée reçue d'aujourd'hui qui veut qu'un poète doit être un délinquant errant dans les caniveaux : mythe de Rimbaud, de l'adolescent révolté qui est devenu une pause, à prendre pour se sentir exister, ou attendue pour être médiatisé. Je voulais donc assumer jusqu'au bout l'image du Père Noel : on n'en est pas moins poète si on se construit un manoir et divertit les enfants. Il y va aussi et surtout de la place que la société octroie au poète et à la poésie...(j'abrège ce que vous savez déjà). Mais cette provocation ne renie pas le mythe rimbaldien pour autant, dans le souci de ne pas rajouter des barrières ! Je ne veux qu'imposer l'image et ne désire provoquer qu'une réflexion.

Le résultat est sous forme d'"essai" ? tout à fait d'accord : ni documentaire, ni fiction... je n'adhère pas aux résultats des recherches d'Averty, mais c'est bien ce geste là qui m'intéresse plutôt que de poser une voix off sur des images d'archives et autres banc titres.

Comme vous, j'attends que SPR inspire d'autres cinéastes. Ce film nous l'avons fait avec 3 euros 6 centimes, une équipe de 4, monté et mixé à 2... Heureusement, quelques spectateurs ne l'ont pas trouvé 0 !

bien respectueusement,

Gilles.

dimanche 25 novembre 2007

Un récital lyrique avec hommage à Saint-Pol-Roux

Les événements autour de Saint-Pol-Roux sont si rares que je manquerais à tous mes devoirs si j'omettais d'en signaler un seul. On m'a aimablement prié, récemment, de diffuser, auprès des visiteurs et Amis de SPR, l'annonce d'une manifestation musicale, dont partie sera constituée d'un hommage lyrique au Magnifique. L'occasion eût été propice à la rédaction d'un billet consacré à Saint-Pol-Roux et la musique; malheureusement, le temps me nargue et me presse de condenser quelques-unes des lignes nécessaires en une simple numérisation de page de titre.

Cherchez Saint-Pol-Roux dans :


Ceci fait, je m'exécute avec plaisir et reproduis la présentation de la prochaine manifestation culturelle, telle que M. Bernard Barral et Mme Françoise Menghini me l'ont confiée :

Réservez votre Soirée du

15 décembre 2007 à 20h

Vous allez assister à la rencontre lyrique d’une mezzo soprano, Annick LAFRONTIERE, et d’une pianiste, Françoise MENGHINI.

Ces deux artistes vous proposent de venir écouter les lieder de SCHUBERT, MENDELSSOHN, BRAHMS, BERG, les mélodies de DUPARC, CHAUSSON et 2 extraits de l’opéra de MACBETH de VERDI.

Découvrez également, en avant-première, les créations de la compositrice Françoise SAUCLIERES.

Annick LAFRONTIERE, lauréate de concours mondiaux, est une mezzo soprano qui a débuté sa carrière sur les plus grandes scènes internationales : le National Opera d’Athènes en novembres 2004 et le Carnegie Hall de New-York en avril 2005. Elle rencontre pour la première fois le public parisien.

Françoise MENGHINI a une longue et brillante carrière d’accompagnatrice du répertoire vocal en formations diverses. Elle accompagne notamment, Caroline CASADESUS, soprano et Isabelle SABRIE, soprano.

VENEZ ASSISTER A CETTE RENCONTRE LYRIQUE

Programme

1ère Partie

Frantz SCHUBERT (1797/1828) «Ständchen» (poème de Ludwig Rellstad)

Johannes BRAHMS (1833/1897) «Von ewiger liege» op 43 n°1 (poème de Joseph Wenzig) & «Meine Liebe ist grün» op 63 n°5 (poème de Félix Schumann)

Alban BERG (1885/1935) «Die Nachtingall» (poème de Théodor Storm)

Giuseppe VERDI (1813/1901) «La luce langue» (extrait de Lady Macbeth) & «Ambizioso spirto tu sei Macbetto» (extrait de Lady Macbeth)

2ème Partie

Félix MENDELSSOHN (1809/1847) «Auf Flügen des Gesanges» op 34 n°2 (poème de Heinrich Heine), «Suleika» op 34 n°4 (poème de Goethe/Willemer) & «Andres Maienlied» op 8 n°8 (poème de Heinrich Holty)

Françoise SAUCLIERES «Le manoir de Coecilian» (poème de Bernard Barral) & «Dans le nu de la cendre» (poème de Bernard Barral); «L’accompagnatrice» (poème de Jacques BROS)

Ernest CHAUSSON (1855/1899) «Le temps des lilas» (poème de Maurice Bouchor : extrait du cycle : Poème de l’amour et de la mer)

Henri DUPARC (1848/1933) «La vie antérieure» (poème de Baudelaire)
10, rue Saint-Claude - 75003 PARIS
Métro ligne 8 : Saint-Sébastien-Froissart
Bus 20 - 65 -96

Plein Tarif : 12 €
Tarif réduit : 10 €
(chômeurs, étudiants, séniors)

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Annick LAFRONTIERE, mezzo-soprano
Françoise MENGHINI, piano

Samedi 15 décembre 2007 à 20h
10, rue Saint-Claude
75003 PARIS

lundi 19 novembre 2007

"Quelle place pour le Symbolisme dans l'histoire littéraire ?" (suite) : Réponses de Vincent Gogibu

J'ai décidément bien fait de ne pas clore cette petite enquête.
Car voici de nouvelles réponses. Elles sont signées :

(Editeur de la correspondance Jean Royère-André Gide,
à paraître en 2008, aux éd. du Clown Lyrique,
prépare une édition de la correspondance générale
de Remy de Gourmont)

I. - Il me semble que le Symbolisme s'inscrit dans une pleine modernité créatrice faisant admirablement la jonction entre les "Anciens" et les "Modernes".

II. - Ils sont bien rares les symbolistes stricto-sensu, hormis peut-être Jean Royère qui fut le plus fidèle et le plus opiniâtre Symboliste. Certes Mallarmé, Rimbaud, Villiers de l'Isle-Adam. Puis, sous un autre angle, Maeterlinck, Henri de Régnier, Albert Samain...

III. - Le Symbolisme comme préfiguration aboutie de ce qui s'ensuivra (voir question I) et ce dans quelque domaine que ce soit. Le Symbolisme comme pleine affirmation et application du possible. Le Symbolisme comme affirmation du syncrétisme artistique.

IV. - La (re?)conquête de la liberté et de l'indépendance d'expression, la primauté du sentiment et de la langue.

V. - Dur à dire. Disons ceux à la saveur la plus déliquescente :
A Rebours de Huysmans.
Sixtine de Remy de Gourmont.
"Un coup de dé jamais n'abolira le hasard".
Les Chauves-souris de Robert de Montesquiou.
Paludes de Gide.
La Mort de Tintagiles de Maeterlinck.
(...)
(à suivre)

Nota : Envoyez vos réponses à harcoland@gmail.com.

samedi 17 novembre 2007

La Petite Anthologie Magnifique : Poème d'Emmanuel Signoret

Emmanuel SIGNORET
(1872-1900)


Comme Edouard Dubus, Emmanuel Signoret n'eut guère le temps d'achever son oeuvre qu'il voulut, entre toutes, magnifique. L'orgueil de Signoret, jeune provençal désargenté qui n'hésita pourtant pas à se lancer dans l'aventure d'une petite revue, Le Saint-Graal, qu'il dirigea et anima seul, au-dessus des querelles naturo-symbolistes, ses yeux de myope rivés sur un idéal impossible, est de ceux qui agacent ou emportent l'admiration. Signoret aimait Saint-Pol-Roux. Son nom, à côté d'autres, apparaît dans les deux préfaces de ses recueils les plus célèbres. Dans Daphné, dont j'extrais "La Maison des Rossignols" (le plus long poème du volume) : "La Littérature, aussi, est en sève. Les générations nouvelles promettent à la France l'été merveilleux des idées. Saint-Pol-Roux vient de se dresser étrangement, élevant des livres noyés de mystère." Dans les Vers dorés : "Saint-Pol-Roux scintillait, avec, derrière lui, des profondeurs d'ombre." En deux ans, Signoret s'était libéré des infuences et pouvait en parler au passé, sûr, désormais, de son art. Gustave Kahn brossa un juste portrait du jeune aède en un article du 12 avril 1908, paru dans Le Siècle :
"Signoret a des préfaces de mégalomane. Il faut les lui pardonner, les dépasser et lire les poèmes. Ils ne justifient pas cet orgueil immense et candide, par là même désarmant. Elles ont même, ces préfaces folles, un point d'émotion.

Elles ont été sans doute, avec quelques amitiés très solides, celles de Gide, de Rodenbach, de Souchon, la consolation héroïque du pauvre diable de poète de talent miné par la maladie, la pauvreté et dont la critique ne s'occupait guère. Il se drapait dans un manteau de trous et de soleil. Il y a dans le riche tissu de sa poésie des trous, mais il y a aussi de beaux reflets ardents de soleil fauve et doré."
LA MAISON DES ROSSIGNOLS

à Saint-Pol-Roux.
Le parc d'or vert et d'ombre est clos par neuf enceintes
De murs crépis, se déployant silencieux;
Par leurs fentes, on voit frissonner l'hyacinthe;
Des cimes d'arbres se balancent dans les cieux !

Sur les gazons, on voit miroiter des nigelles,
Et le murmure des oiseaux est éternel :
Tonne l'eau des bassins au marbre des margelles !
- Mais quand s'approfondit un Couchant solennel,

Quand le soleil des soirs s'assied sur les terrasses,
Sur les tuiles, en rouges gouttes de clarté
Court le sang du soleil comme le sang des races
Qui, dans l'enchantement du parc, ont habité;

Là, débordant les cimes d'arbres, un Palais tremble
Qui, se haussant, surpasse aussi les horizons :
Aux cieux dormants, on voit blanchir bouleaux et trembles,
Et les nigelles miroiter sur les gazons.

Quand, sur le parc maudit, s'abaisse un ciel d'orage,
De son nid rose et vert, quand s'envole un éclair,
Sonne un feuillage, sous l'averse qui l'outrage.
- Quand, d'échos foudroyés, les antres sont couverts,

Joyeux, le parc attend qu'une aurore calmée
S'épanouisse à l'orient des horizons :
Mais les fenêtres sont, depuis des ans, fermées ! -
La nigelle fleurit et miroite aux gazons.

*

C'est la Maison des Rossignols ! Seule, l'habite
L'enchanteresse au front d'azur, qu'on ne voit pas.
Fleur de pourpre pieuse, en son épiscopat
Vint l'Evêque escorté des sacrés cénobites,

Et les portes du sud, sur leurs gonds, ont tonné,
Au clair des violons, ont frémi les feuillages,
Des barques, aux bassins, ont creusé des sillages
Qu'on a comblés de jasmin rose et de genêts.

Des torches ont rougi les bras noirs des statues,
Des cymbales ont fait les horizons grondants.
Puis, quand s'ouvrit la porte d'or de l'occident,
La torche est morte et les cymbales se sont tues.

L'Evêque a trépassé ! Les portes éclatantes,
Comme s'attendrissait une aurore de lait,
Ont jeté sur ses pieds sacrés et blancs d'attente
Un adolescent pâle et qui me ressemblait !

*

"Cessez les chants, ô rossignols ! Mourez, les roses !
Et que l'éclair des yeux de l'eau passe en mes yeux :
Ton front, sur mes genoux ployés, que tu le poses !
N'est-ce pas qu'ils sont morts les vieux azurs des cieux ?

N'est-ce pas que tu veux mourir aux hautes joies ?
Dormir aux grottes d'eau quand luit l'été fatal ?
Que la forge d'enfer sur la terre rougeoie,
Pourquoi veux-tu l'éteindre et que te fait le mal ?

Et la souffrance, en toi, des aurores livides !...
Viens cueillir avec moi les grands coquelicots,
Tes pas aimés manquaient à mes cavernes vides,
Tes poëmes sont adoptés par mes échos !

Te voici devant moi, jeune comme une aurore,
Mes roses m'ont prédit la pudeur de tes mains,
Le coeur des hommes bat dans ton seul sein sonore :
Viens te coucher dans mes cheveux, sous les jasmins !"

Et des flûtes sonnaient sous la lueur des branches,
Le ciel brillait comme un beau vitrail violet;
Et blancs muguets, jasmins blancs et jacinthes blanches,
Toutes les fleurs avaient un coeur qui m'appelait !

*

"- Comme un lys naît des eaux, surgisse un dieu qui guide
L'abeille au saule roux, la chèvre au bois glacé ! -
Aux sons des sources d'or - sous le feuillage humide
Cueillant la Lyre dans les fleurs, veux-tu danser ?

Pourquoi donc égorger en moi les hautes Joies ?
De ton enchantement faut-il qu'on te guérisse ?
De la Rose la joue auguste, ici, rougeoie :
Que le sentier qui mène aux grottes s'abolisse;

Le mal de l'aube dont ma chair a grelotté,
Ce n'est pas le baiser des femmes qui l'apaise;
Un soir, au bleu des lacs, j'ai goûté leur beauté
Quand la lune brillait aux feuilles des mélèzes.

Comme tout un ormeau s'effeuille dans le vent,
Ainsi le souvenir de la chair possédée :
Vienne le jour où, comme un lourd soleil levant,
Resplendisse l'Idée !

Femme, l'aube qui tombe a fait tes bras luisants :
J'ai l'horreur de mon coeur et je n'aime personne.
J'ai le dédain de l'acte et hais les méprisants,
Mais je me prends à frissonner quand l'heure sonne !

Femme, une palme est née et ma droite verdoie
Et ruisselle du sang des fleurs qui m'ont tenté;
Et j'ai brûlé mon coeur, afin qu'une clarté
Se levât sur mes voies !

Tu m'as tendu l'amphore où tu n'avais pas bu;
Mais dédaignant tes mains, j'acceptai tes corolles :
Vers les grottes, tes pas errants se sont perdus;
Puisses-tu dérober aux sources des paroles !

Naisse l'azur intérieur ! qu'un clair dieu guide
Aux épis mûrs, le pâle Choeur de tes pensers : -
Aux sons des sources d'or - sous le feuillage humide,
Cueillant la Lyre au sein des fleurs, veux-tu danser ?"

*

Du chant des rossignols ma parole est couverte :
Les bras noyés par la lumière des bassins,
Elle marche dans l'éclat blanc de ses deux seins
Resplendissants aux plis de sa robe entr'ouverte.

Son pied cadencé tombe et sa jupe s'emplit
D'un flot de papillons et de fleurs voltigeantes;
Elle chante; et d'un tel éclat sa voix s'argente,
Que la voix de cristal des rossignols pâlit !

Elle s'en vient baiser mes mains victorieuses :
Puis ses yeux s'abaissant sur les fleurs qu'elle aima,
Font présider aux couronnes qu'elle forma
Les lys immaculés et les roses rieuses !

*

Quand sa voix se taisait, des feuilles débordantes
Le chant des rossignols, par nappes, s'abattait :
Comme lutte leur aile avec les vents, luttait
Leur vaste chant contre le bruit des eaux grondantes.

Et les sources tonnaient ! Mais, pleins de rossignols,
Plus haut retentissaient les ormeaux et les charmes;
Lors, la belle, les yeux baissés, ploya son charme
Comme un mélancolique oiseau ferme son vol.

Puis elle releva ses yeux silencieux.
Sa robe était tombée et sa face éclatante
Vêtit l'aspect de la vierge de mes attentes :
Sa lèvre renversa mon front blanc vers les cieux !

*

Sa chair calma mes yeux comme ces fraîches lunes
Qui passent sur les fleurs, les lacs et les rochers,
Quand un vorace ciel a fait les vierges brunes :
Les fleurs, les rocs suants, sous leur flamme, ont séché.

On frissonne à la paix des lunes glorieuses
Comme en entrant au froid des sources, pour le bain !
- Elle forma douze couronnes, de ses mains
Où présidaient les lys et les roses rieuses;

Elle posa douze couronnes sur mon front,
Me pressa douze fois de sa bouche farouche,
Puis elle disparut comme un soleil se couche,
Comme meurt l'or grondant des vivaces clairons.

*

Maintenant, j'étais seul sous l'horreur verdoyante
Des feuillages s'épaississant vers l'horizon.
Et pour multiplier son image fuyante
Les nigelles d'argent miroitaient aux gazons !

Les sources prolongeaient leur bucolique orage,
Comme un éclair, la voix des rossignols brillait :
Et le Rosier de jeunes roses s'habillait :
D'angéliques lauriers me couvraient de courage,

Des lauriers nouveau-nés, mais blancs de fleurs, pareils
Par la félicité de leurs feuillages sombres
A la Nuit magnifique et blanche de soleils,
Et l'on prophétisait en passant sous leurs ombres !

Les cavernes de fraude et d'ombre revêtues,
Ont croulé dans la Mer (car la Mer mi-voilée
Par les branches du parc scintillait). Leurs statues
Captives ont bondi vers la voûte étoilée !

*
Quand veillé par les lys et les roses des bois
J'y dormirai - bercé des flots - mon dernier somme,
Puissent les rossignols décider de leur voix
L'étoile du bonheur à jaillir sur les hommes !
Bibliographie

  • Le Livre de l'Amitié, Vanier, Paris, 1891, in-18.
  • Ode à Paul Verlaine, Vanier, Paris, 1892, in-18.
  • Daphné, Bibliothèque Artistique et Littéraire (La Plume), Paris, 1894, in-16.
  • Vers Dorés, Bibliothèque Artistique et Littéraire (La Plume), Paris, 1896, in-12.
  • La Souffrance des Eaux, Bibliothèque Artistique et Littéraire (La Plume), Paris, 1899, in-16.
  • Vers et Prose, n°20 du Saint-Graal, Bibliothèque du Saint-Graal, Puget-Théniers, février 1899, in-8.
  • Le Tombeau de Stéphane Mallarmé, Bibliothèque du Saint-Graal, Puget-Théniers, 1899, in-8.
  • Chant Civique, Bibliothèque du Saint-Graal, Cannes, 1900, in-8.
  • Le Premier livre des Elégies, Bibliothèque du Saint-Graal, Cannes, 1900, in-8.
  • Poésies Complètes, publiées et préfacées par André Gide, Mercure de France, Paris, 1908, in-18.
A consulter : Emmanuel Signoret : incarnation du poète, par Paul Souchon, éd. La Couronne Littéraire, coll. "Autour de...", Paris, 1950 - auquel j'emprunte cette bibliographie.

Nota : L'enquête sur le Symbolisme n'est pas close. Envoyez vos réponses à harcoland@gmail.com.

mercredi 14 novembre 2007

"Quelle place pour le Symbolisme dans l'histoire littéraire ?" : réponses de Gamaël Lunik et Francesco Viriat

Au moment où je pensais clôturer l'Enquête sur le Symbolisme lancée il y a deux mois, qui, il faut bien l'avouer, ne passionna pas alors la foule des visiteurs, m'arrivent deux réponses inespérées qui relanceront, - qui sait ? -, l'intérêt des amateurs...

Pour y aider, je redonne, avant les réponses nouvelles, le libellé de l'Enquête qui s'était quelque peu égaré dans les profondeurs du blog.


"QUELLE PLACE POUR LE SYMBOLISME DANS L'HISTOIRE LITTÉRAIRE ?"

I. - Le symbolisme constitue-t-il une fin, celle d'une période littéraire ouverte par les romantiques, ou constitue-t-il le début de la modernité ?

II. - On trouve, sous l'appellation "symbolistes", en plus des noms des maîtres sus-cités, ceux de plusieurs romanciers, dramaturges ou poètes qui, en leur temps, se sont démarqués du mouvement ou n'ont fait que le traverser. Quels sont pour vous les symbolistes stricto sensu ?

III. - Quelle influence les symbolistes ont-ils exercée sur les mouvements/écoles ultérieur(e)s (naturisme, futurisme, cubisme, orphisme, paroxysme, dramatisme, surréalisme, etc.) ?

IV. - Quelles sont parmi leurs "conquêtes", celles qui vous semblent avoir été poursuivies par les générations qui leur ont succédé ?

V. - Existe-t-il des chefs-d'oeuvre symbolistes ? lesquels ?

Gamaël LUNIK
(doctorant en littérature française)

I. - Le mouvement décadent constitue l'expiration de la période initiée par les romantiques. Le symbolisme, qui fut moins un mouvement (encore moins une école) qu'une mouvance, marque, pour moi, le début de la modernité - celle-là même qui, comme le notait Christian Buat, renoue avec le baroque.

II. - A l'exclusion des maîtres (Mallarmé, Rimbaud, Villiers de l'Isle-Adam), s'inscrivent dans cette mouvance, les vers-libristes (Francis Vielé-Griffin, Gustave Kahn, Edouard Dujardin), les dramaturges (Maeterlinck, Roinard et Saint-Pol-Roux), les conteurs (Remy de Gourmont, Marcel Schwob)...

III. - Un bon signe de l'influence évidente (positive ou négative) du symbolisme sur les ismes qui lui ont succédé : l'acharnement de tous, exception faite du surréalisme - pour lequel la question n'avait que peu d'intérêt -, à produire son acte de décès ou des preuves de son insuffisance dans leurs manifestes; ces ismes affutèrent les outils symbolistes, simplement. Il y a une autre mouvance, non citée dans l'enquête, qui s'opposa terme à terme au symbolisme, et s'imposa progressivement dans le champ littéraire entre 1900 et 1925 : c'est le classicisme - d'où, après-guerre, une nouvelle résurgence baroque (dada & surréalisme).

IV. - La libération du vers, l'effacement des frontières génériques, l'importance donnée à l'image dans la qualification poétique : d'une certaine manière, la subordination de la littérature à la poésie.

V. - La Princesse Maleine, D'un pays lointain & Les chevaux de Diomède, La chevauchée d'Yeldis, La Dame à la Faulx, et pourquoi pas la première version de La Ville ?


(prépare une thèse sur Les manifestes littéraires, a préfacé, aux éditions
des "Mille et une nuits", l'Introduction à la stratégie littéraire de Fernand
Divoire et Contre la littérature facile de Désiré Nisard)

I. - Pour moi, sans conteste, le début explosif d'une certaine modernité poétique.

II. - Les symbolistes stricto sensu ? Connais pas... : le Moréas d'avant l'Ecole romane, peut-être, H. de Régnier ou Maeterlinck ?

III. - Une influence : la synthèse des genres.

IV. - Deux conquêtes dont on a usé et abusé : la libération du vers et la dimension symbolique du langage.

V. - Plus que des chefs-d'oeuvre, un je ne sais quoi d'indicible : Les Illuminations, Bruges-la-Morte, Pelléas et Mélisande.

Nota : Envoyez vos réponses à harcoland@gmail.com.

lundi 12 novembre 2007

Les Reposoirs de la Procession - tome premier (2) : Le Livre Magnifique

J'avais consacré, cet été, un premier billet au recueil de 1893, plus particulièrement à son élaboration et à sa structure, signalant l'importance du volume dans l'oeuvre de Saint-Pol-Roux. En voici un second, texte d'une communication ancienne déjà, entièrement dédié au "liminaire" des Reposoirs de la Procession, longue et orgueilleuse préface-manifeste qui doit se lire, après la lettre à Huret et "De l'art Magnifique", comme le troisième exposé théorique de l'idéoréalisme, mais, cette fois-ci, indissociable de l'oeuvre même et désignant aux contemporains sceptiques le recueil comme étant le Livre Magnifique.

En dehors de poèmes donnés dans les pages des jeunes revues à dominance symboliste, et d’articles, pour la plupart, à vocation manifestaire, Saint-Pol-Roux n’a jusqu’alors publié aucun recueil, aucune pièce de théâtre permettant de confirmer la nouveauté du Magnificisme par rapport au symbolisme.

C’est probablement ce qui conduit le poète à choisir, en 1893, la préface de son premier recueil de poèmes en prose, Les Reposoirs de la Procession, comme lieu d’un troisième exposé de sa théorie poétique, convertie en "idéoréalisme", néologisme moins clinquant et moins orgueilleusement connoté que le précédent. Inscrire le discours manifestaire dans le discours préfaciel permet à l’auteur de jouer sur une ambiguïté générique; le premier se présente comme une parole essentielle, quand le second est une parole annexe, subordonnée à un texte qu’il est chargé de présenter et/ou de commenter; un manifeste possède une relative autonomie : ses supports éditoriaux sont multiples; il peut procéder d’une démarche déductive, somme théorique déduite de pratiques antérieures, ou inductive, annonçant alors des œuvres qui seront élaborées selon les principes qui y sont édictés; une préface est hétéronome; ou comme l’écrit Jean-Marie Gleizes(1) : "le préfaciel est par définition un discours qui va vers son annulation (l’œuvre), une préface est toujours en trop (…). La préface se mime et se mine et peut dire son impossibilité parce qu’elle sait qu’elle n’est jamais absolument nécessaire. Le manifeste, au contraire, discours par définition nécessaire, ne peut se découvrir impossible." Et autre différence, d’ordre génétique celle-ci : si la préface est écrite après que l’œuvre est constituée, la rédaction du manifeste peut très bien précéder la composition du roman, ou ici du recueil. Dès lors, faire le choix de la préface comme lieu du discours manifestaire, c’est créer une relation ambiguë entre le texte et son pré-texte, une interdépendance où il paraît bien difficile de démêler lequel, de la préface ou du recueil prime sur l’autre.

Il convient tout d’abord de remarquer que le "liminaire" des Reposoirs de la Procession, ouvrage tiré à 537 exemplaires à compte d’auteur avec une participation minime du Mercure de France, témoignant donc d’une maîtrise auctoriale complète, s’inscrit dans un dispositif péritextuel particulièrement dense et complexe, dont certains des éléments font sens avec le discours préfaciel. Le titre, à la fois thématique et rhématique, présente le recueil comme un ensemble de pauses ou de stations, reposoirs, effectuées au cours d’un itinéraire sacré, la procession, qui oblige le lecteur à lire les poèmes dans l’ordre donné et à parcourir à son tour le chemin processionnal. Sous le titre, l’indication "tome premier" présente le recueil comme appartenant à une série dont "Les Reposoirs de la Procession" constituent le titre général. Aussi, la préface intitulée "Liminaire des Reposoirs de la Procession" doit être considérée non pas comme celle, particulière, de ce premier tome, mais comme la préface générale d’un ensemble. Le "liminaire" ne fera donc entièrement sens qu’en regard de l’œuvre intégrale, ainsi que le laisse entendre une lettre de l’auteur à Jehan Rictus, datée de la fin 1893, où il précise : "J’attaque à peine le second volume, et rien n’est possible avant de connaître absolument tout". Entre la liste des ouvrages du même auteur où est annoncée la parution prochaine des tomes suivants et la page de titre, Saint-Pol-Roux insère un portrait photographique, mise en avant physique du poète qui contribue à fortement personnaliser un recueil dont les poèmes sont tous écrits à la première personne et qui, dans la préface, sera présenté comme une sorte d’autobiographie poétique. Vient ensuite une dédicace, "A mon père", nouvelle marque de personnalisation qui s’appuie sur le lien familial, en même temps qu’elle rappelle peut-être Hugo dédiant Cromwell (1827) au sien. Il est, par ailleurs, probable que l’ouvrage du premier maître reconnu de Saint-Pol-Roux, précédé de sa monumentale préface, lui ait servi de modèle, le Magnifique espérant à son tour révolutionner le champ littéraire de la fin du XIXe siècle. A cette référence implicite, s’ajoutent cinq épigraphes allographes; la première, isolée, s’appliquant probablement au recueil entier, est une citation de La Bruyère qui sonne comme une anticipation des critiques : "Celui qui n’a égard, en écrivant, qu’au goût de son siècle, songe plus à sa personne qu’à ses écrits : il faut toujours tendre à la perfection, et alors cette justice qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre». Les quatre épigraphes suivantes font face à la page de titre du "liminaire". Elles fonctionnent donc comme discours d’autorité sur lesquels s’appuie l’exposé idéoréaliste, soit sur l’idéalisme platonicien avec Platon et Plotin, et sur une tradition ésotérique de la poésie, avec le Second Faust de Goethe et l’inscription du temple de Delphes. On le voit, à l’intérieur du péritexte général du recueil, apparaît un autre péritexte, propre à la préface, qui par sa fonction de commentaire, isole le discours préfaciel et lui confère une certaine autonomie : autonomie du propos argumentatif et didactique par rapport au recueil de poèmes mais qui marque sa dépendance par rapport aux manifestes précédents et notamment, "De l’Art Magnifique", l’article de 1892, dans lequel Saint-Pol-Roux citait déjà les définitions platoniciennes et plotiniennes du "Beau", y écrivant que l’art magnifique "s’autorise de la splendeur du vrai de Platon et de la beauté, c’est l’idée visible de Plotin(2)". Le "liminaire des Reposoirs de la Procession" poursuit alors la réflexion théorique entamée deux ans plus tôt et s’insère dans un corpus de textes, au moins trois, qui présentent une unité discursive, thématique et formelle apparemment plus forte que celle, constituée dans le livre, entre le recueil et sa préface. Certains commentateurs contemporains souligneront, par ailleurs, dans leur compte-rendu l’étrangeté de ce "liminaire" : "Le Liminaire des Reposoirs est un seuil obscur(3)", observera Lucien Muhlfeld dans la Revue Blanche; "On démêle mal, peut-être, tout ce que renferme de postulats esthétiques ou métaphysiques son "liminaire", complètera Marc Legrand dans l’Ermitage, ajoutant : "Ainsi jadis a-t-on critiqué la brillante redondance et l’obscurité des préfaces de Hugo.(4)"; et Edmond Coutances, dans les Essais d’Art Libre : "Entassez préfaces et liminaires, vous ne parviendrez pas à donner l’unité à ce livre, parure sertie de multiples pierreries qui, prises séparément, peuvent être de pureté et d’éclat merveilleux, mais qui, réunies, choquent par le contraste brutal de leurs multicolores reflets.(5)"

En réalité, le lien entre préface et recueil est bien moins artificiel qu’il n’y paraît. Dès le titre, Saint-Pol-Roux cherche à marquer syntaxiquement la relation entre le texte préfaciel et le corps du recueil. Là où il aurait pu se contenter d’indiquer "liminaire", il tient à dire sa dépendance en lui adjoignant un complément de nom qui en réduit la portée. Il s’agit bien d’un discours concernant un ensemble poétique qui s’intitule les "Reposoirs de la Procession". En même temps, le terme "liminaire" est typographiquement mis en valeur; ses lettres sont sensiblement plus grosses que celles du titre du recueil en position de complément du nom, comme pour attirer l’attention du lecteur sur ce mot de "liminaire" et pour signifier que le texte qu’il désigne recèle plus d’importance qu’il est traditionnellement convenu de lui donner. Il faut, en effet, rappeler que "liminaire" est un adjectif issu du latin "liminaris" ("qui concerne le seuil"), qualifiant presque systématiquement une épître placée en tête d’ouvrage. La substantivation ici le donne comme l’équivalent non plus de l’adjectif mais du nom latin "limen", et fait littéralement du liminaire, un seuil, c’est-à-dire un texte limite, indiquant l’entrée de l’ouvrage, et participant à son architecture, formant une partie, non plus annexe ou superflue, mais constitutive du recueil.

En amputer les Reposoirs de la Procession reviendrait, par ailleurs, d’un point de vue purement comptable, à amputer le tome I de plus d’un neuvième de son volume, le liminaire couvrant 26 pages sur 226. Texte monumental donc, à la Hugo, qui à la fois constitue un tout et entre dans l’économie générale de l’ouvrage, qui sert de préface et dépasse le simple statut préfaciel. J’ai précisé que Saint-Pol-Roux investissait le lieu de la préface pour y inscrire un discours de type "manifeste". A lire le "liminaire", on retrouve assez aisément les éléments d’une préface auctoriale canonique, en début et en fin de texte. Il suffirait de sauter une vingtaine de pages pour retrouver un discours préfaciel classique, composé des deux premiers paragraphes et des quatre derniers à partir de la répétition du titre. Ce qui donnerait le texte suivant :

Le pas de ma vie – la vie, ce pèlerinage de la mort ! – s’avance vers l’Idée à travers la Nature, et mon âme en extase d’aube ou de soleil ou de nuit s’arrête à la moindre occasion dont Celle-ci pare Celle-là.

L’idée, naïve ou merveilleuse ou triste, j’en courtise toute signification d’apparence et, l’heure mûre, je la fais Mienne, malgré cette épanouie vigilance des choses qui fascine, éblouit, distrait, fige l’audace corporelle, mais que sait outrepasser la témérité spirituelle.

LES REPOSOIRS DE LA PROCESSION

Les livres relevant de ce titre collectif réunissent les tablettes où sont consignées les
variées impressions de la route étrange [en renvoi, une note sur l’organisation du recueil].

Sorte de Mémoires des sens, du cœur et de l’esprit, ces miscellanées sans date où j’ai commenté l’intimité de Dieu, les mobiles des spectacles inertes et les drames de la chair et de l’âme.

J’espère, dores et déjà, qu’on pardonnera à certaines confessions leur sincérité.

La louable ambition du poète est de faire œuvre de dieu par le front mais on ne peut le mépriser de rester homme par le pied.

Ma récompense serait que cette orchestration de litanies et de lamentations, d’heurs et de tourments, d’humilités et d’orgueils, de réticences et d’aveux, mît en clair relief mon âme, – ma pauvre âme inquiète de meilleur.
Un discours à la première personne commentant et annonçant tout naturellement le texte qu’il précède; avec un premier paragraphe qui explicite le titre, un second qui révèle au lecteur la manière du poète et l’objet de sa poésie, un troisième qui traite de la composition d’ensemble, avec le rappel de la dialectique propre au recueil poétique entre unité du livre et diversité des poèmes, un quatrième qui tente d’apporter une définition générique ("sorte de Mémoires des sens, du cœur et de l’esprit") pour le moins inattendue, les trois paragraphes suivants cherchant à prévenir la critique en avouant les faiblesses de l’auteur. Rien n’empêche, par conséquent, de penser qu’un tel texte pût constituer à l’origine le premier état de la préface, préface que Saint-Pol-Roux aurait par la suite scindée pour y insérer un autre texte, a priori indépendant; collage que dissimulent difficilement les astérisques d’une part et l’énoncé déclaratif, "Que je dise, d’abord" d’autre part, rompant le déroulement normal de la préface sur plus de vingt pages, et introduisant une longue digression, présentée comme nécessaire. Evidemment, il ne s’agit pas de placer là n’importe quel texte; tout manifeste en position de préface se rattache d’une manière ou d’une autre, par ce qu’il dit du genre, des thèmes, de la forme choisie, à ce qui reste pour le lecteur l’essentiel, l’œuvre proprement dite. On imagine mal Hugo intervertir les préfaces de Cromwell et des Odes et Ballades. Ainsi, en exhibant aussi ostensiblement les points de colle, Saint-Pol-Roux veut-il attirer l’attention de son lecteur sur l’étrangeté d’un discours, conçu antérieurement au recueil, et qui néanmoins s’impose dans son économie. Plusieurs indices viennent corroborer l’idée du collage. Je l’ai dit, les éléments du péritexte permettent d’isoler le texte et de lui attribuer un degré d’autonomie plus élevé. Or, le discours intercalé dans la préface s’accompagne d’un conséquent appareil de notes, pas moins de vingt et une, paraphrases ou commentaires de certaines parties, voire extraits de poèmes. Parmi celles-ci, près de la moitié sont des citations autographes tirées d’articles ou d’ouvrages, dont, d’après la bibliographie du poète, un seul, le plus cité, a paru : "De l’Art Magnifique". Les autres, intitulés Notes, De l’Idéoréalisme, Rôle de Magnus : litanies de Dieu, Coecilian et Lazare, projets ou livres abandonnés dans le tiroir du poète, ne correspondent évidemment à rien dans l’esprit du lecteur. Nous ignorons pour la plupart ce qu’ils sont; aussi, ces titres ne valent que par leur abondance, d’autant plus que dans le corps du recueil, 12 poèmes sur 25 seront précédés d’épigraphes auctoriales issues de textes, majoritairement publiés, qui viennent grossir la liste. En effet, l’abondance des titres fait reposer le discours manifestaire, non plus sur un corpus virtuel, à construire, mais sur une réflexion déjà entamée et sur une pratique poétique; elle donne le sentiment qu’une œuvre préexiste et, de fait, légitime la parole du poète, qui apparaît, dès lors, expérimenté. Le liminaire se présente donc comme une somme, résultant d’une évolution théorique et de sa mise en application. Il est un discours d’autorité.

On retrouve bien là une des caractéristiques essentielles du manifeste dont la fonction est de dénoncer une crise, ici idéologique et littéraire, et d’y remédier par l’apport d’un savoir(6). Les auteurs de manifestes possèdent une connaissance du monde dans lequel ils évoluent; détenteurs de vérités, ils tentent d’imposer leur voix comme la seule à suivre, comme voix du salut. Dans sa réponse à l’Enquête sur l’évolution littéraire, Saint-Pol-Roux présentait les différents mouvements qui précédaient l’avènement du Magnificisme comme de simples étapes, considérant que le symbolisme "est le bout du bâton dont l’autre bout est le Naturalisme", au risque de se retrouver isolé – ce qui arriva – sur le champ de bataille littéraire. Dans le liminaire, le propos est bien moins polémique; une simple note rappelle l’opposition à l’école de Zola : "D’aucuns nous bernent de parfois citer Jésus, y est-il dit. Ne fût-il pas compagnon de sagesse et poëte de charme ? Il devrait être licite de le préférer à Rougonmacquart."; et seul le récit qui y est fait, quelques lignes plus loin, de la révélation idéoréaliste laisse implicitement entendre une critique du symbolisme. Il s'agit, en gommant les éléments d’une polémique, aux traces désormais discrètes, de rompre l’isolement, et de donner le sentiment d’une communauté possible réunie autour de l’idéoréalisme, communauté encore toute virtuelle, mais dont certaines dédicaces placées en tête de 24 des 25 poèmes pourraient fournir la liste idéale, avec les noms de Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, François Coulon, Remy de Gourmont, Bernard Lazare, Henri Mazel, Jules Renard, Louis Denise, Lucien Muhlfeld, Joris-Karl Huysmans, Jean Lorrain, Charles-Henri Hirsch, Stuart Merrill et Camille Mauclair. Pour s’imposer, un manifeste, bien que composé par un seul auteur, doit en effet fédérer, autour du constat et de la doctrine qu’il expose, un certain nombre d’individus dont les œuvres passées ou futures pourront apparaître comme exemplaires de la théorie nouvelle. Le rédacteur du manifeste n’en est alors que le porte-parole officiel, même si ce rôle lui attribue, de facto, la place du fondateur.

Qu’en est-il dans le liminaire ? Le passage du discours préfaciel au discours manifestaire s’effectue tout d’abord sur le plan de l’énonciation. Jean-Marie Gleizes y voit naturellement une des différences majeures qui permet de distinguer ces deux types de textes prescriptifs : "La préface, dit-il, est tendanciellement, un discours à la première personne du singulier : l’auteur s’y expose et s’y propose, et s’y impose, comme auteur, et comme tel type d’auteur. […] le manifeste est tendanciellement, un discours à la première personne du pluriel : le "nous" qu’il inscrit n’est ni l’affaiblissement modeste ni le gonflement glorieux d’un "je", c’est vraiment, en principe, une instance collective(7)." La partie préfacielle, proprement dite, du liminaire répond tout à fait à la première définition de Jean-Marie Gleizes. La partie "collée", manifestaire, semble plus complexe. L’énonciation individuelle reste première et se trouve même mise en valeur par le ton déclaratif : "Que je dise, d’abord :". Suit alors l’exposé d’une connaissance empirique du monde dont l’auteur souligne la relativité toute subjective : "Le monde des choses (…) me semble l’enseigne inadéquate du monde des idées; l’homme me paraît n’habiter qu’une féerie d’indices vagues (…) Croyant à des idées subtiles sinon avares qu’un déguisement protège, je vois le saisissable en miséricordieux et joli mensonge de la Beauté." Expérience toute individuelle donc mais qui sert seulement de préalable à un discours de révélation ("Et voici l’univers sensible : bénigne aumône de l’apocalypse latente", lit-on au paragraphe suivant), discours de révélation dans lequel le "je" disparaît et laisse place à une énonciation catégorielle, impersonnelle, puis collective. De relative, la connaissance devient évidente, elle s’impose, dans une parole sentencielle qui montre plus qu’elle ne démontre. Saint-Pol-Roux met alors en place un dispositif définitionnel à tiroir, suite d’aphorismes découlant les uns des autres qui fonctionnent moins comme arguments que comme révélateurs successifs de vérité. On peut ainsi distinguer six ensembles construits sur ce modèle, chacun aboutissant à une définition du poète, sous-entendu, idéoréaliste. Il s’agit, grâce aux tournures impersonnelles et à l’effacement du sujet particulier, d’élaborer un savoir commun à partir duquel justifier une conception de la poésie et y faire adhérer le lecteur. Le premier ensemble, délimité par les astérisques, se fonde sur des généralités identifiables par tous, "le monde des choses", "la Beauté", "l’univers sensible", "vivre" que l’auteur se charge de définir, se situant ainsi parmi les autres hommes, et soumis aux mêmes lois : "Vivre, dit-il, c’est donc assister à la Comédie des Secrets", cette Comédie est un "spectacle acroamatique dont il sied de hardiment rechercher les clefs" et "il sera sage de n’y voir qu’un prologue aussi bref qu’un appel de trompette"; l’énonciation impersonnelle permettant d’édicter un certain nombre de vérités générales et de régler la conduite des hommes autorise alors le passage à l’énonciation collective qui dessine, dans un premier temps, une large communauté, l’humanité entière, communauté qui ira, au cours du liminaire, en s’écrémant ou en se précisant. Ainsi, les "nous" qui apparaissent dans cet ensemble initial ("Toutes les sciences incubant en nous à l’état potentiel et divinatoire, nous pouvons savoir tout par nous-même") réunissent la totalité des hommes, tous possibles lecteurs des Reposoirs de la Procession, que le discours de l’auteur, en leur proposant une conception originale, doit conduire sur une voie nouvelle. C’est dire combien le propos manifestaire, prescriptif et didactique, se confond pour Saint-Pol-Roux avec un enseignement à prodiguer, et fait entrer le lecteur dans un processus initiatique.

On comprend, maintenant, la raison qui a pu pousser le poète à insérer un tel texte au sein de sa préface. "Sorte de Mémoires des sens, du cœur et de l’esprit", les Reposoirs de la Procession forment le récit d’une expérience individuelle, présenté comme autobiographique et constitué autour de la figure centrale du poète. Les "tablettes", titre générique que Saint-Pol-Roux préfère à celui de poèmes en prose, fixent les étapes d’un pèlerinage, du lever du jour à la tombée de la nuit, au cours duquel le pèlerin acquiert une connaissance du monde, ou plutôt, au cours duquel le spectacle ésotérique du monde lui est révélé. Ce premier tome représente donc une initiation poétique personnelle offerte au lecteur comme exemplaire. Et le "liminaire" des Reposoirs de la Procession se charge alors de rassembler à son usage la somme des connaissances acquises par le poète tout au long de son "pèlerinage à travers la nature". C’est ainsi qu’il faut sans doute interpréter le sonnet-épigraphe, reproduit en regard des premières phrases du liminaire :

Pèlerin magnifique en palmes de mémoire
(O tes pieds nus sur le blasphème des rouliers !)
Néglige les crachats épars dans le grimoire
Injuste des crapauds qui te sont des souliers.

Enlinceulant ta rose horloge d’existence,
Evoque ton fantôme à la table des fols
Et partage son aigle aux ailes de distance
Afin d’apprivoiser la foi des tournesols.

De là, miséricorde aux bons plis de chaumière
Avec un front de treille et la bouche trémière,
Adopte les vieux loups qui bêlent par les champs

Et régénère leur prunelle douloureuse
Au diamant qui rit dans la houille des temps
Comme l’agate en fleur d’une chatte amoureuse.
Intitulé "Message au poëte adolescent", soit un message adressé au poète en formation, en voie d’initiation, le sonnet remplit la fonction d’une épître dédicatoire, et d’une certaine manière, redouble la préface, reprenant l’identification du poète au pèlerin dont ici l’adjectif qualificatif rappelle le Magnificisme théorisé les années précédentes; pèlerin auquel l’auteur prescrit un certain nombre d’actes à accomplir, sorte de mode d’emploi poétique et itinéraire de lecture. Ce "Message au poëte adolescent", destinataire indéfini, s’adresse, dès lors, tout aussi bien au lecteur lui-même qu’il convient de transformer progressivement en poète. Il s’agit par conséquent de révéler à l’homme lisant le recueil l’insuffisance du monde dans lequel il vit et le rendant à une pleine conscience de lui-même de le révéler en tant que poète. Tel était le sens de l’inscription du temple de Delphes mise en épigraphe au liminaire, le "connais-toi toi-même" aboutissant à une prise de conscience poétique.

La composition du texte, en ses six ensembles séparés par des astérisques, rend compte de la progression initiatique. On l’a vu, le premier réalise un constat général et donne les définitions du monde, de la Beauté, des possibilités de l’homme, et s’achève sur une première révélation, celle de la double-nature, humaine et divine, du poète. Le second développe en quatre sous-ensembles des considérations sur l’œuvre conçue comme l’expression individuelle et artistique de la Beauté; chaque homme en possède une part qu’il lui revient d’exprimer : "Aussi variée que ses miroirs inconscients ou conscients, l’une Beauté est conséquemment plusieurs, puisqu’une idée singulière d’elle hante chaque homme."; cette œuvre doit s’imposer comme nouvelle, originale, et ne s’appuyer sur aucun modèle : "On honore justement la victoire d’un génie, néanmoins conseiller la dictature de tel chef-d’œuvre et l’ériger en exemple obligatoire et dogmatique constituerait une erreur d’esclave" – on retrouve ici le discours de rupture propre aux manifestes; d’où la définition de la nouvelle esthétique : "L’Art nôtre, on le voit, est par-dessus tout l’Art de l’homme. / Art de l’avènement de toutes les intelligences ! art d’initiative et de spontanéité ! art ipséiste par excellence ! idéalanarchie ! religion prométhéenne !", nouvelle esthétique ouverte à tous, puisque ne dépendant d’aucun modèle préalable mais uniquement de la volonté et de l’imagination de l’individu – "art nôtre, art de l’homme", c’est-à-dire autant le mien, auteur des Reposoirs de la Procession, que le tien, lecteur; à sa manière, Saint-Pol-Roux réaffirme la prescription de Lautréamont selon laquelle "la poésie doit être faite par tous, non par un" : "il suffit, ajoute-t-il, à l’esprit humain de secouer les chaînes de la crainte et d’avoir fermement conscience de sa valeur". Le troisième ensemble met l’accent sur la nécessaire et orgueilleuse individualité de toute œuvre : "Que l’un après l’autre et dans les délais naturels plusieurs mâles fécondent la même femelle, chaque mâle en obtiendra un rejeton à son image. / De même pour la Beauté, le poëte, l’œuvre". Alors que les précédents se construisaient sur le passage d’une énonciation impersonnelle à une énonciation collective, réunissant poète(s) et lecteur, l’ensemble suivant repose sur un récit à la première personne, relation d’une expérience déceptive :

Mon vœu premier fut, écartant le relatif, de dévisager l’absolu.

Mainte fois, hélas ! succomba ma hardiesse qui s’acharnait à préciser l’imprécis, à définir l’infini narquois derrière les vitraux du fini.

S’il advint que mon "roseau pensant" se complut aux superficialités de l’idole, c’est que les bagatelles de la morphe parurent suffisantes au roseau de telle heure oisive, c’est encore que la prudence conseillait au pâle pensant de s’en tenir au seuil de tel monstre.

Non pas que je récuse le service des matériaux affranchis et purs !
Le récit, écrit sur le mode mythique, sans indications spatio-temporelles précises, apparaît comme une étape de l’initiation de l’auteur, le transportant dans un temps où il n’était encore qu’un poète adolescent, apprenant son métier, un temps où la seule alternative était de choisir entre pratique symboliste et pratique parnassienne. L’image "les vitraux du fini" peut en effet renvoyer à la poésie mallarméenne et à celle des épigones du maître de la rue de Rome, fuyant le réel pour un ailleurs improbable, moyenâgeux ou mythologique; quand les "superficialités de l’idole" et "les bagatelles de la morphe" réfèrent probablement à la poésie descriptive de certains parnassiens. Le récit de cette hésitation, de cette errance initiatique, fonctionnant comme une mise en garde à destination de cet autre "poète adolescent" qu’est le lecteur, légitime alors l’énoncé salutaire d’une troisième voie qui réduit la contradiction énoncée plus haut puisque l’absolu ne se trouve plus dans un au-delà, mais ici-bas, au cœur même du réel, de la matière. Cette troisième voie, résolution dialectique, c’est l’idéoréalisme que Saint-Pol-Roux peut désormais définir, dans la pure tradition des manifestes : "La règle première du poëte est de dématérialiser le sensible pour pénétrer l’intelligible et percevoir l’idée; la règle seconde est, cette essence une fois connue, d’en immatérialiser, au gré de son idiosyncrasie, les concepts. Ce renouvellement intégral ou partiel de la face du monde caractérise l’œuvre du poëte".

Parti du constat de l’insuffisance du monde matériel et de son inadéquation au monde des idées, Saint-Pol-Roux amène progressivement son lecteur, par révélations successives, les aphorismes et définitions, à refaire un cheminement identique afin d’enregistrer son adhésion aux principes idéoréalistes. Et le lecteur, changé, puisque initié, en confrère potentiel, et c’est sous ce titre que l’auteur s’adressera désormais à lui, comme l’indique une phrase du cinquième ensemble ("Notre existence, poètes, est à la merci de notre œuvre"), ne peut que souscrire à la définition qu’élabore la préface du recueil, définition du poète qui, une fois les règles de l’idéoréalisme édictées, en devient le sujet principal. Aussi, en dernière instance, le liminaire, par son action sur le lecteur, pourrait bien apparaître comme une réhabilitation de cette figure marginale. Le symbolisme, ou en tout cas un certain symbolisme déformé par sa réception, aura contribué à faire du poète un être inaccessible, tout entier tourné vers son rêve et peu soucieux des affaires de ce monde, presque évanescent. Devançant la théorie naturiste, le poète selon Saint-Pol-Roux, tel que conçu dans le liminaire et dans le recueil des Reposoirs de la Procession, appartient au monde, et, loin de le fuir, agit sur lui. Il est un homme parmi les hommes ayant, comme le dit notre texte, "pris conscience de sa valeur". Dans un des premiers paragraphes du "liminaire", l’auteur affirmait que "chaque être est durant sa vie le centre de l’Eternité"; et à la fin, on peut lire cette nouvelle caractérisation du poète, figurant "l’entière humanité dans un seul homme : synthèse humaine que ce centre de l’éternité". La reprise d’un même syntagme définissant initialement l’homme, en général, puis, dans les dernières lignes du raisonnement, cet humain particulier qu’est le poète, permet de mesurer le chemin initiatique parcouru. Aussi, le lecteur, considéré comme "poète adolescent", non plus extérieur au texte qu’il lit, mais intégré au discours, par l’énoncé de vérités générales auxquelles il ne peut qu’adhérer, et par l’énonciation collective qui l’assujettit au "Je" surplombant du rédacteur de la préface, se voit-il contraint à partager une valorisation inhabituelle du poète, pour un genre où une rhétorique de l’effacement et de la modestie auctoriale est généralement de mise. Gérard Genette, à propos de la fonction des préfaces, écrit, dans Seuils, qu’il faut "valoriser le texte sans indisposer le lecteur par une valorisation trop immodeste, ou simplement trop visible, de son auteur", ajoutant que "d’une façon plus générale, le mot talent est tabou. Le mot génie aussi, bien sûr(8)." Le "liminaire" des Reposoirs de la Procession fait exactement l’inverse, puisque l’image du poète y est exhibée et qu’orgueil et génie sont donnés comme caractéristiques nécessaires du poète, le présentant comme concurrent de Dieu. Je me contenterai de citer deux passages où l’hérésie préfacielle est manifeste : p. 7 - "L’orgueil de l’homme est sans doute pour les pusillanimes traditionnaires la fin de la sagesse, mais pour nous il est à coup sûr le commencement du génie" et p. 16 - "Le poète continue Dieu, et la poésie n’est que le renouveau de l’archaïque pensée divine. Additionnées ces paroles aux déjà dites, on obtient : tout poète est une nouvelle édition corrigée et augmentée de Dieu". Certes, les tournures impersonnelles, les énonciations catégorielles et les premières personnes du pluriel tendent à dissimuler un "Je" potentiellement gênant; cependant le récit d’expériences personnelles et les deux énoncés déclaratifs ("Que je dise, d’abord :" et "Je le répète : au poète de condescendre"), chargés d’initier le discours ou de le relancer, placent tout ce qui y est dit sous la seule responsabilité, la seule maîtrise d’un "Je" qui n’est plus simplement l’auteur-signataire du recueil des Reposoirs de la Procession, mais le poète, c’est-à-dire celui-là même dont on parle : poète adulte, ayant achevé son initiation et naturellement devenu maître. Les notes du "liminaire", avec leurs citations tirées d’articles ou d’œuvres de l’auteur, sont par ailleurs là pour confirmer qu’il s’agit bien des propos d’un individu unique; et le portrait photographique inséré au début de l’ouvrage vient donner une image physique de ce poète, défini dans le texte.

Le dernier ensemble du "liminaire", avant la reprise du cours normal de la préface, achève de confondre l’auteur avec sa définition, par le retour de la première personne ("Je m’arrêterais si le scrupule d’avoir offensé les Choses ne m’obligeait à leur faire une amende honorable"). Il est possible de diviser cet ultime ensemble en deux mouvements : le premier constitué par une définition en forme de question-réponse impersonnelle ("Et n’est-ce pas le mérite du poète de posséder une âme multiple (…) d’être le héros des sept couleurs de l’arc-en-ciel ?" / "le poète figure l’entière humanité dans un seul homme.") qui encadre un paragraphe à la première personne, dans lequel l’auteur illustre lui-même cette définition ("Toutes les opinions éparses m’habitent tour à tour (…) Je m’avoue légion comme les religions et les hérésies, etc."); le second mouvement se développe sur le mode lyrique, composé d’une adresse aux Choses puis d’une litanie, annonçant celles du recueil, et qui s’achève sur la seule coïncidence explicite du texte, identifiant le "je" au poète : "O Choses, jeunes, vieilles, petites, grandes, minces, grosses, légères, lourdes, opaques, diaphanes, terrestres, aériennes, marines, mâles, femelles, saintes, profanes, laides, belles, douces, terribles, – pardonnez au poète qui parmi vous passa ravi…"

Finalement, Saint-Pol-Roux semble avoir pris à la lettre les critiques adressées à ses manifestes précédents en faisant de l’idéoréalisme, non une école nouvelle, regroupant autour de principes esthétiques un certain nombre d’artistes et de poètes, mais le point de départ d’une généralisation de la poésie – faite par tous, allant de pair avec son individualisation. La définition du Symbolisme comme étant l’expression de "l’individualisme en art" se trouve ici radicalisée.

Ainsi, le "liminaire" des Reposoirs de la Procession, texte étrange, composite, dans lequel un manifeste, poursuivant une réflexion entamée deux ans auparavant, semble cousu sur une préface assez conventionnelle, apparaît-il non plus comme un texte subordonné au recueil, ou comme privilégiant d’une autonomie relative, mais comme partie intégrante du projet des Reposoirs de la Procession. En effet, quand le recueil se lit comme le récit poétique d’une initiation personnelle, le "liminaire" rassemble les connaissances acquises par le héros dudit récit en un discours, relevant d’une pragmatique qui invite le lecteur à suivre, à son tour, l’itinéraire initiatique, à se faire poète.

J’ignore quel supplément de sens, les tomes qui n’ont jamais paru auraient pu lui donner. Lorsque Saint-Pol-Roux, en 1901, 1904, 1907, publiera trois nouveaux recueils de "tablettes" sous le titre général des Reposoirs, le projet aura changé. Le "liminaire" ne sera pas repris; quelques citations serviront, néanmoins, à illustrer le propos des "avertissements"; d’autres, plus longues, seront insérées dans les "poèmes" eux-mêmes, inversant le procédé qui, dans le liminaire, didactique, introduisait une litanie des Choses, et rendant textuellement inséparable théorie et pratique de la poésie. Et la frontière générique disparaîtra complètement, au début des années trente, avec la parution de cet autre seuil, le "liminaire" lyrique de La Répoétique, l'autre grand œuvre de Saint-Pol-Roux.


1. Jean-Marie Gleizes, « Manifestes, Préfaces / Sur quelques aspects du prescriptif », Littérature, n°39, octobre 1980, p. 16.
2. « De l’Art Magnifique », Mercure de France, février 1892.
3. Lucien Muhlfeld, « Chronique de la Littérature », La Revue Blanche, n° 28, février 1894, p. 180-181.
4. Marc Legrand, « Les Reposoirs de la Procession, par Saint-Pol-Roux », L’Ermitage, V, n°6, juin 1894, p. 371-373.
5. Edmond Coutances, « Les Livres : Les Reposoirs de la Procession – tome I – par Saint-Pol-Roux », Essais d’Art Libre, t. V, n°21, juin-juillet 1894, p. 119-120.
6. Sur les caractéristiques du discours manifestaire je renvoie à l’ouvrage de Marcel Burger, Les manifestes : paroles de combat (De Marx à Breton), Coll. « Sciences des discours », Delachaux et Niestlé, Paris, 2002.
7. Op. cit., p. 14.
8. Gérard Genette, Seuils, Editions du Seuil, Paris, 1987, p. 184.