dimanche 23 janvier 2011

"Se marier c'est toujours, aux caresses près, un geste d'illiberté"

Dans son n°288 du 15 avril 1901, La Plume lançait une "enquête sur le mariage" auprès de "différentes personnalités artistiques, littéraires et politiques", ainsi libellée :
La question du Mariage est, en France, de haute et presque tragique actualité, à cause aussi bien des nombreux problèmes sociaux qui s'y rattachent que des infortunes individuelles et imméritées de jour en jour plus fréquentes. Cette question ne peut rester d'ailleurs indifférente à aucun de ceux qui ont le souci de l'avenir de notre race.
Il nous a donc paru intéressant - et utile - de nous adresser aux personnalités qui jouissent d'une influence certaine sur les esprits, soit par leurs œuvres, soit par leur situation, et de leur demander :
1° Leur opinion sur le Mariage tel qu'il est pratiqué en France à l'heure actuelle.
2° Quelles sont les réformes qui leur semblent les plus urgentes et les plus facilement réalisables.
3° Si le Mariage, c'est-à-dire l'union légalisée de l'homme et de la femme, est indispensable au bon fonctionnement d'une société ; et, par voie de conséquence, si l'on peut prévoir ou si l'on doit souhaiter l'avènement de l'Union libre, c'est-à-dire de l'Union n'ayant d'autre règle que l'accord de deux volontés et ne demandant aucune consécration à la loi.
La réponse de Saint-Pol-Roux parut dans la livraison suivante du 1er mai 1901 (p. 300). La voici :
M. SAINT-POL-ROUX
Il n'apparaît point que la Révolution ait changé grand chose à l'article Mariage. Se marier c'est toujours, aux caresses près, un geste d'illiberté. La loi parque les époux dans l'alcôve comme dans un carré de surveillance, et il semble que tout un tas de gens de robe et de perruque soit penché sur la couche nuptiale, maire, curé, notaire - il ne manque que l'apothicaire, mais il viendra - et qu'à ces gens revienne le droit de diriger l'objet. Tout le monde accourt pour qu'on n'ait pas l'air de s'aimer en catimini et comme pour matriculer par anticipation les produits futurs. A quand le coup de balai contre ces empêcheurs d'épithalame qui, une fois partis, reparaissent condensés en garde-champêtre ?

On ne s'étonnera guère de l'humour fortement imagé de cette réponse. Et pas davantage de son anarchisme. Tout le poète est là dans sa magnificente liberté. Rappelons qu'il vivait alors depuis vingt ans en union libre avec Amélie Bélorgey. Saint-Pol-Roux n'épousera "la mère de [s]es petiots" que deux ans plus tard, le 5 février 1903, à la mairie du XIe arrondissement. Il ne faut toutefois pas voir dans ce mariage tardif un reniement des convictions exprimées dans La Plume. Le poète fut, de certaine manière, contraint de régulariser sa situation. Par sa famille marseillaise, assez conservatrice, d'une part ; par son désir de s'installer définitivement en Bretagne, dans son très-catholique et traditionnel bout-du-monde, et de s'intégrer à cette population qu'il apprit à aimer et qu'il ne voulait choquer. Une lettre à Pierre Decourcelle nous apprend, en effet, que les Roscanvélistes devaient ignorer cette union libre que leur village accueillait depuis cinq ans : "Nous repartons incessamment, sommes venus nous marier à Paris pour éviter bavardages inutiles petit village Bretagne". Aussi les amis de Roscanvel, de Camaret, de Brest, ne furent-ils pas conviés à la noce.

samedi 15 janvier 2011

"Le soleil ! Le soleil ! Voici le soleil !" Il y a 150 ans naissait Saint-Pol-Roux-le-Magnifique

C'est un anniversaire important et nous attendons beaucoup de cette année 2011, dont nous espérons qu'elle diffusera très-largement le rayonnement de Saint-Pol-Roux. Dans nos hexagonales frontières, cela commence pourtant assez mal. J'avais en effet pensé, et naïvement annoncé, que ce cent-cinquantenaire figurerait tout naturellement, en belle place, parmi les célébrations nationales de l'an nouveau. Quelle ne fut pas ma déception - proportionnelle à l'enthousiasme originel - de découvrir en feuilletant le livret desdites célébrations que le Magnifique n'a pas capté l'intérêt du Haut Comité ! Tout juste lui accorde-t-on quelques lignes dans l'étrange bazar des "autres anniversaires signalés", où il côtoie Cioran et Armand Robin, qui méritaient mieux, Émile Henriot, André Roussin, Alfred Binet, et des événements d'importance égalisée, tels l'invention du pédalier par Pierre et Ernest Michaux, l'adoption du méridien de Greenwich par la France, le premier rallye de Monte-Carlo, la création de Et maintenant par Gilbert Bécaud, l'inauguration de l'aérogare sud d'Orly par de Gaulle et le premier concert de Johnny Halliday à l'Olympia. On appréciera ce souci de variété. Bien évidemment, quand les anniversaires retenus comme essentiels ont chacun leur plume présentatrice, les notices des 27 "autres anniversaires signalés" sont le fait de trois auteurs, dont on peut légitimement supposer qu'il leur fut difficile de maîtriser une telle diversité de sujets. Il n'est que de lire les trois paragraphes consacrés à Saint-Pol-Roux pour s'en convaincre. Donnons-en une lecture commentée :
"Quarante ans dans le dix-neuvième, quarante dans le vingtième, la terrestre existence de Saint-Pol-Roux est exactement balancée sur un couteau qui est l’aube de notre siècle" : l’observation d’André Pieyre de Mandiargues sur celui que Mallarmé appela son fils ne suffit pas à comprendre ce poète symboliste, fêté aussi par les surréalistes comme un précurseur.
Notons d'abord : la citation de Mandiargues, extraite de sa préface au Trésor de l'Homme (Rougerie, 1970), et reproduite souvent, notamment par Gérard Macé dans sa notice "Saint-Pol-Roux" de l'Encyclopédie Universalis, ne m'a jamais paru prétendre à autre chose qu'au constat d'une réalité biographique. Aussi semble-t-il déplacé de lui reprocher son insuffisance, d'autant que ce reproche s'accompagne d'une plus plate paraphrase de la suite du texte de Mandiargues : "Ainsi unit-elle le symbolisme aux formes les plus récentes de la littérature". N'est-ce pas, en effet, rappeler le compagnonnage symboliste du poète que d'avancer la trop fameuse, et d'incertaine réalité historique, périphrase : "celui que Mallarmé appela son fils" ? Et n'est-ce pas rappeler son rôle d'annonciateur des "formes les plus récentes de la littérature" que de préciser - autre cliché, plus essentiel cependant - qu'il fut "fêté aussi par les surréalistes comme un précurseur" ? Bref, ce n'est pas ce premier paragraphe qui nous aidera "à [mieux] comprendre ce poète symboliste". Le suivant, peut-être ?
Né dans le quartier marseillais de Saint-Henri, Pierre-Paul Roux gagne Paris en 1882 et y publie trois volumes de poèmes en prose entre 1893 et 1907. Son "idéoréalisme" cherche à montrer que l’homme ne vit pas dans la forêt de symboles évoquée par Baudelaire mais au milieu de contraires qu’il lui faut tenter d’unir.
A la lecture de ces lignes-là, on aura compris que le nombre de caractères par notice était préalablement limité, et fort limité. Ce qui explique, sans doute, le raccourci bibliographique qui ne retient que l'œuvre poétique en prose, ne mentionne pas le titre de l'ensemble, Les Reposoirs de la Procession, et omet un volume contre toute cohérence. Car, si Saint-Pol-Roux publie bel et bien un premier volume de Reposoirs en 1893, il en reprend le titre pour une série nouvelle qui comprendra trois recueils, conçus comme trilogie ouverte : La Rose et les épines du Chemin (1901), De la Colombe au Corbeau par le Paon (1904), Les Féeries intérieures (1907). Il y eut donc non pas trois mais quatre "volumes de poèmes en prose entre 1893 et 1907". Quant à la phrase suivante, qui oppose notre poète à Baudelaire, est-il besoin d'en commenter la bêtise ? Non, n'est-ce pas ? Passons plutôt à l'ultime paragraphe.
Refusant de publier presque tous ses textes après 1907 parce que l’encre "respire la mort", il défend le retour à l’oral avec La Synthèse légendaire qui, en 1926, est dite en plein air par 250 récitants. S’il a l’impression de « découvrir la vérité du monde » dans son manoir breton de Camaret, des soldats allemands tuent sa gouvernante et le blessent grièvement le 24 juin 1940. Il meurt le 18 octobre ; pour saluer le vieux chantre de l’amour humain, "poète assassiné", Vercors lui dédie Le Silence de la mer.
Nouvelle erreur, empruntée encore à la légende : si le Magnifique ne publia plus d'œuvres majeures après 1907, c'est faute d'argent et d'éditeur. Précisons rapidement, pour mémoire, qu'en 1914, était prévue la parution, en plusieurs volumes, de son œuvre dramatique complète, sous le titre général du Tragique dans l'Homme ; qu'en 1925, devaient paraître deux nouveaux tomes des Reposoirs de la Procession, Idéoréalités et Glorifications. Quant à la Synthèse légendaire, de son titre complet, Les Litanies de la mer, synthèse légendaire des pêcheurs de Camaret, sa représentation n'eut pas lieu en 1926 mais le 12 juin 1927, lors de l'inauguration du monument aux marins morts pour la patrie, sur la pointe Saint-Mathieu. Il me semble qu'on aurait pu citer, parmi les œuvres de cette dernière période, la Répoétique, qui fut le grand projet de Saint-Pol-Roux, dont les Litanies de la mer sont une étonnante manifestation ; c'eût été aussi l'occasion de saluer l'éditeur René Rougerie, décédé l'an dernier, qui rendit tant d'inédits essentiels accessibles. Notons à présent, sans nous arrêter longtemps, cette autre bizarrerie, grammaticale, qui suppose un drôle de lien logique entre le fait que Saint-Pol-Roux pût "découvrir la vérité du monde" à Camaret et l'acte criminel des soldats nazis : implication de la proposition 2 par la proposition 1, opposition de la proposition 2 à la proposition 1 ? aucune des deux possibilités ne satisfait notre raison. Goûtons enfin cette autre contorsion de la biographie qui fait intervenir des soldats nazis le 24 juin, quand le crime fut perpétré par un soldat isolé, et quand le Magnifique mourut, non pas de cette violence-là, réelle, et qui toucha Divine - oubliée ici -, mais d'une crise d'urémie déclarée quelques jours après le pillage de son manoir. Et je m'arrête là, même s'il y aurait à dire encore sur le "vieux chantre de l'amour humain". Et je me résume : l'auteur de la notice - je me refuse à croire qu'ils s'y seront mis à trois pour l'écrire -, à l'évidence, ne connaissait pas Saint-Pol-Roux, son œuvre moins encore, mais sait naviguer sur internet, ce qui lui permet d'en remontrer à André Pieyre de Mandiargues.

On aura compris que j'estime cette petite concession faite au cent-cinquantenaire de Saint-Pol-Roux, anniversaire "dont la notoriété est peut-être un peu moindre" que celle des anniversaires nationalement célébrés, parfaitement insuffisante et indigne. Et la mention à l'index de "Roux (Jean-Pierre, dit Saint-Pol-Roux)"  conforte mon jugement. A quelle célébration préfère-t-on nous convier ? Au tricentenaire de Boileau, le législateur de la poésie. On me pardonnera, ou l'on ne me pardonnera pas, de le réduire à l'Art poétique, mais Boileau a M. Roger Zuber pour le défendre efficacement ; puis, c'est ainsi que le percevait Saint-Pol-Roux, en père de cette Critique Moderne qui ne comprend pas. Qu'on se souvienne de l'Air de trombone à coulisse :
Fils de Boileau, mari de la Bêtise Humaine, voyez le futur maître naître avec pour crâne un grand zéro juché sur le plus grand zéro de la bedaine, puis observez le sans-façon que l'enfançon à peine éclos affiche à se fiche du beau, prenant le frelon pour l'abeille et le mulet pour l'étalon, voulant que le corbeau soit la colombe et le berceau la tombe, confondant la blonde avec la brune et le soleil avec la lune, alors vite vous conclurez à de tels signes que cette outre sera quelque insigne jean-foutre, coupeur de bourse et faiseur d'anges tour à tour, bref un de ces architectes à l'envers qui si bien savent détruire en place de construire, comme les vers et les vautours.
Pourquoi ne puis-je m'empêcher de considérer cette préférence de Boileau contre Saint-Pol-Roux, de la raison contre l'imagination, comme un signe de notre temps ?

Le jour, toutefois, n'est pas à l'aigreur. Certes, les manifestations en France ne seront sans doute pas à la hauteur de l'événement magnifique. Certes, Marseille a dû oublier qu'elle fut le berceau radiant de ce grand poète qui, lui, jamais, même aux meilleures heures de son exil breton, ne l'oublia.  Mais, je me trompe peut-être. Mais, réjouissons-nous, car d'autres, avec leurs moyens qui sont ceux de l'enthousiasme, rendront à Saint-Pol-Roux l'hommage qu'institutionnellement on semble vouloir lui refuser. Une exposition, déjà, s'annonce. En France ? Non. En Allemagne. A  la bibliothèque universitaire de Bayreuth. Et elle ouvrira ses portes au public ce lundi 17 janvier pour ne les refermer que le 31 mars. Joachim Schultz, qui traduisit plusieurs œuvres du poète chez l'éditeur Rolf A. Burkart, nous convie à découvrir "Saint-Pol-Roux et son monde".


Et, comme je ne veux pas laisser passer ce jour sans célébrer, moi aussi, la poésie solaire de Saint-Pol-Roux, voici, mieux que toute glose, un poème inédit du Magnifique.
LA VAGUE
(Saint-Henry, 1882-1884)
A Alex[is] Tarquis
A travers les moutons de Lazare que le chien rassemble autour des tamaris et des pourpiers de Mourepiane, ma jeunesse descend vers la classique mer. 

Je vais baigner ma double argile d’homme et de fils de potier.

Droit sur l’écume liminaire, je vois, venant du loin des temps et des pays vers ma chair nue, comme une sorte de sourire au clair mitan d’azur.

Or ce sourire est une vague ensafranée par le soleil jailli des monts de farigoule.

Tout paraît immobile, hormis l’astre qui monte et ce miracle qui s’avance.

Sur la roche un galion lustre ses ailes d’ange et mon aïeul dans sa bastide assurément prépare, inconscient, l’encens, la myrrhe et l’or.

Quelqu’un va naître, dirait-on.

Dans son rythme vers moi le sourire diaphane s’accroît et se multiplie de se mouvoir ainsi parmi la face bleue qui se craquèle toute en sourires minimes.

La mer latine s’amplifie d’une joie grecque.

Et le golfe n’est plus qu’une strophe innombrable.

En vérité, c’est, qui s’approche, une vague éternelle… la vague des vagues… la Vague divine en l’âme de laquelle je découvre le rayon conservé des cheveux d’Aphrodite naissant devant les cœurs épanouis du monde.

Envahi tout à coup par la masse admirable où j’entre ainsi que dans un ventre en diamant, je me sens à la fois défaillir et renaître, puisque me voici, de par une fureur sacrée, aussitôt rejeté, vagissant, sur un délivre de varech.

Un poëte était né !

Loin déjà, la vague hymnique allait sur d’autres bords créer d’autres enthousiasmes.

Il faisait un matin de baptême, et le ressac diaphane chuchotait des dragées sur la panique des favouilles.

Saint-Henry
(Note de jeunesse)