samedi 26 septembre 2009

Deux amis à un banquet : Han Ryner & Saint-Pol-Roux - un addendum à l'addendum


Il y a quelques jours, C. Arnoult compte-rendait du BASPR4 sur son indispensable blog dédié à Han Ryner. Il achevait son billet avec cet addendum, qui eut légitimement pris place dans l'épais dossier de "l'impossible représentation de la Dame à la Faulx" s'il avait été alors connu de moi :
"Ce BASPR était déjà paru quand Daniel Lérault et moi-même eûmes accès à un compte-rendu de nous inconnu relatif au banquet donné à Ryner à l'occasion de la sortie du Cinquième évangile. On peut y lire :
Saint-Pol-Roux lut alors d’une voix blanche quelques strophes mystérieuses dédiées à Han Ryner ; et Han Ryner l’en remercia plus tard en faisant l’apologie de La Dame à la faulx, « cette œuvre géniale » – s’écria-t-il – "que refusa dernièrement la basse Comédie Française des de Flers et des Caillavet" !
Ceci dans le numéro des Loups de janvier 1911, et signé R. Christian-Frogé. Le banquet eut lieu 4 décembre 1910 dans les salons du restaurant Grüber, bd Saint-Denis, et regroupa 200 convives, dont Saint-Pol-Roux accompagné de Madame. La "voix blanche" du Magnifique s'explique sans doute par l'atmosphère pour le moins houleuse du banquet. Celui-ci avait été organisé par l'éditeur du Cinquième évangile, Eugène Figuière — ce qui n'eut pas l'heur de plaire à tout le monde, notamment à la fougueuse meute des "Loups" qui semblait considérer Figuière davantage comme un maquignon des lettres que comme un "bon camarade"...
Ce petit extrait montre en tout cas que Saint-Pol-Roux et Han Ryner avaient l'un pour l'autre une estime réciproque, et il n'est pas impossible qu'ils aient eu des relations amicales. Je crois savoir que Mikaël dispose d'un indice pouvant être interprété dans ce sens..."
J'aurai bien l'occasion de revenir sur Les Loups, journal d'action d'art dirigé par Belval-Delahaye, et sur cette polémique avec Eugène Figuière puisque le nom du Magnifique s'y trouva, bien malgré lui, mêlé. En attendant, je me contenterai de révéler l'indice qui me paraît conforter l'hypothèse qu'une amitié, plus qu'une simple estime réciproque, lia les deux hommes. Le contexte : de nouveau, un banquet. Celui qu'on donna, sous la présidence de Rosny aîné, en l'honneur de Ryner tout récemment élu, à une écrasante majorité, Prince des Conteurs, avec, bien sûr et entre autres, la voix de Saint-Pol-Roux. C'est Louis Latzarus qui se fit l'écho de cette manifestation pour le Figaro du 11 novembre 1912 :
LA VIE DE PARIS
Le Banquet du Prince
J'ai eu l'honneur, hier, de prendre mon repas de midi en compagnie de M. Han Ryner et de ses amis. M. Han Ryner n'est pas un Hollandais, ainsi que l'affirmait sottement un garçon du restaurant, trompé par des apparences orthographiques. Il est Français, et bien Français, jusqu'au point d'être du Midi. Il s'appelle véritablement Henri Ner. Mais par la judicieuse combinaison de la crase et de la césure, par l'emploi d'un y piquant, il a voulu attirer l'attention sur son nom. Ce à quoi, pourtant, il n'est parvenu que dans le milieu de son âge, et quand déjà sa barbe blanchissait.

Mais les mauvais jours sont maintenant passés. M. Han Ryner vient d'être élu prince des conteurs, ce qui n'est point un faible honneur, dans le pays de Voltaire. Et donc, ses amis lui offraient un banquet pour fêter son élévation. Les amis de M. Han Ryner sont nombreux, ainsi que j'en ai pu juger par moi-même. Car j'en ai compté plus de cent cinquante, lesquels n'avaient pas hésité à payer six francs et à revêtir une tenue de ville, comme ils en étaient priés.

Ils s'assirent devant de longues tables, et regardèrent avec ravissement l'image qui ornait le menu. Car cette image représentait M. Han Ryner lui-même, assis sur un pavois et recevant des mains d'une dame en pierre un objet indiscernable. Dans le lointain, l'artiste avait dessiné une manière d'Acropole, des montagnes et des cyprès. L'un des porteurs du pavois avait les traits de M. Belval-Delahaye, chef des Loups, lequel était d'ailleurs assis, en chair et en os, au festin, et cravaté de soie blanche comme à son ordinaire.

Les convives parlèrent fort gentiment pendant tout le repas. Ils étaient de tout âge. Certains portaient des chevelures mérovingiennes, et d'autres ne portaient pas de chevelures mérovingiennes, pour la raison suffisante qu'ils n'avaient pas de chevelure du tout. Tous semblaient être des écrivains, et ils s'entretenaient abondamment de leurs oeuvres.

- Tu n'as pas lu mon dernier livre ? Alors tu ne peux pas comprendre mon évolution. Ecoute, je te l'enverrai. Je l'ai écrit - oh ! je ne pourrais pas dire cela devant tout le monde - je l'ai écrit dans une illumination. Il me semblait que ce n'était pas moi qui écrivais...

J'ai demandé le nom de l'auteur qui parlait ainsi. On me l'a dit, et je ne le connaissais point. C'est une grande honte pour moi.

M. J.-H. Rosny aîné avait accepté la présidence. Il se leva, à l'heure du dessert, et commença par lire les excuses des invités qui n'avaient pu venir au banquet. M. Saint-Pol Roux le Magnifique avait envoyé de Camaret un télégramme ainsi conçu :

Retenu par matérialités diverses, t'exprime mes profonds regrets d'absent, en renouvelant au grand prophète qui clame en toi mon inaltérable admiration. Ton pur génie légitime les respectueux hommages de nous tous. Fraternelle accolade. - SAINT-POL-ROUX.

Et, entendant lire cette dépêche, j'essayais de me représenter le visage de la télégraphiste de Camaret, lorsqu'elle transmit ce lyrique message. J'ajouterai que d'ailleurs je n'y suis point parvenu.

M. J.-H. Rosny aîné parla ensuite pour son propre compte. Je n'ai pas très bien su démêler s'il ne raillait pas quelque peu le prince des conteurs. Car, après l'avoir comblé d'hommages, et lui avoir affirmé qu'en lui se réunissaient un poète, un philosophe, un historien, etc., il lui dit, sur le ton d'un vif intérêt :

"Encore un effort, et vous vous placerez parmi les Michelet et les Renan. Encore un effort, et vous arriverez à la renommée."

Or, est-il possible de dire qu'un prince des conteurs n'a point encore atteint la renommée ? Je ne le pense point. Du moment du principat date la gloire. Ou bien, le principat n'est que fumée.

Un triple ban, ordonné par le chef des Loups, retentit. Et M. Han Ryner se dressa. C'est un homme de petite taille, assez semblable à un moujik, tel du moins que je me figure un moujik. Il a les pommettes saillantes. Ses cheveux, sa barbe et ses sourcils, qui furent noirs, et qui grisonnent, couvrent de leurs broussailles mêlées le visage entier. Mais à travers ces broussailles luisent des yeux de nécromant. Et dès qu'il parla, je compris pourquoi Saint-Pol Roux le Magnifique appelle prophète ce prince des conteurs.

En effet, il prononça une harangue enflammée et sauvage. Il célébra l'orgueil "foyer intérieur qui doit échauffer ceux que ne réchauffent pas les foyers extérieurs du succès". Il dit que l'orgueil seul l'avait soutenu, et lui avait permis de garder "une fertilité que l'ignorance de tous semblait vouloir rendre stérile". Il parla à la jeunesse, lui conseilla d'être orgueilleuse, et de ne point désespérer. Et il y avait dans la salle des jeunes gens maigres qui le regardaient avec des yeux où brillait un grand espoir. Mais il y avait aussi des hommes marqués par la vie, et dont les yeux restaient mornes, parce qu'ils ne croient plus au succès.

M. Han Ryner déclara ensuite que la lourde couronne dont il était coiffé eût été mieux placée sur le front de J.-H. Rosny aîné, et examina les raisons de son élévation. Il en trouva plusieurs, et fut honoré d'un triple ban, suivi tout aussitôt d'un autre triple ban.

Un convive trouva cet hommage insuffisant. Il se leva, et dit :

- Un ban de coeur !

Et il expliqua comment doit être battu un ban de coeur. On frappe en cadence la poitrine, à l'endroit du coeur. Lui-même donna l'exemple, et ne créa ainsi aucun bruit. Nul ne l'imita, et il se rassit, disant :

- Personne n'a donc de coeur !

M. Pierre Mille adressa au prince les compliments les plus humoristiques, en un discours délicieux qui excita le rire dans toute la principauté. Mme Aurel dit avec grâce cent phrases ingénieuses, et M. Paul Fort, prince des poètes, reprocha aux journalistes de détourner leur attention des oeuvres nobles et désintéressées pour la porter sur des oeuvres mercantiles. Alors, je m'en allai extrêmement vexé.
L'indice en question n'est pas le télégramme en soi, qui pourrait passer pour une amabilité de circonstance, un geste de savoir-vivre littéraire. Mais le tutoiement, suffisamment rare chez Saint-Pol-Roux pour attirer notre attention. En dehors des membres de sa famille, quels sont ceux qui bénéficient de la familière accolade verbale dans la correspondance du Magnifique ? Stuart Merrill, Gustave Charpentier, Victor Segalen, André Antoine, Jean Royère, Edouard de Max, Paul Fort, Eugène Figuière, Georges d'Esparbès, Renée Hamon, Charles Gillet, Georges Violet, Max Jacob (dans les années 1930), Edouard Dujardin & Paul Valéry (après la création de l'Académie Mallarmé), Carlos Larronde (dans les dernières années), alors qu'il ne cessera de vouvoyer Gustave Kahn, Alfred Vallette, Rachilde, Gabriel Randon, Rodolphe Darzens, Lugné-Poe et bien d'autres contemporains qu'il fut amené à fréquenter. Bref, le tutoiement semble dicté par une certaine intimité partagée, une proximité de pensée ou une longue histoire commune. Rien ne permet de supposer que Ryner échappât à ces conditions ; il fallut donc des circonstances particulières pour rapprocher le "prophète" et le poète. Leurs origines méridionales les avaient-ils réunis dès la fin de siècle ? Ou l'amitié naquit-elle, au début du XXe, à force de banquets, grâce aux relations communes : Paul Fort, Jean Royère, Eugène Figuière ? A défaut de lettres et de documents plus concrets (aucun livre de Ryner ne figure dans la bibliothèque de Saint-Pol-Roux que j'ai pu, jusqu'ici, reconstituer), il nous faudra laisser, pour l'instant, ces questions sans réponses.

dimanche 20 septembre 2009

Le Grognard n°11 a paru !

Le Grognard, imperturbablement, creuse son chemin loin des sentiers (re)battus, indifférent aux modes, mais brochant bel et bien ses pages au dos du réel. Voici déjà le onzième numéro, riche de ses récurrentes rubriques, les American Rebels de Mitchell Abidor, consacrés cette fois-ci à l'anarchiste Lucy Parsons, les Contingences de Stéphane Beau :
21e siècle : on sait tout en temps réel, on voit tout, du petit trou où se cache tel taliban en cavale jusqu'au plus infime détail de la planète la plus lointaine. On analyse tout, on décortique tout, on comprend tout... et on meurt quand même ! C'est assez con, non ?
Riche aussi de textes rares, qui furent publiés aux temps héroïques des petites revues, et qui résonnent avec une familière étrangeté en notre actualité, telle, de Jules Huret, cette "enquête", moins connue que celle qui le sacra, dès 1891, journaliste célèbre, où il n'est point question d'évolution littéraire - encore qu'indirectement - mais de la réforme de l'ortografe, débat qui occupa nos gendelettres et autres savants Belle-Epoque, et qui, périodiquement, resurgit. On s'amusera, en pensant à Queneau et à nos modernes sms, de cette réflexion de M. Louis Havet, apôtre du phonétisme, qui prophétisait à Huret : "dans cinq cents, dans mille ans, que sais-je ! on écrira kelke ou kelk au lieu de quelque".

Et riche enfin, combien riche, de la présence, en ses pages, du peintre et caricaturiste Gustave-Henri Jossot, dont Henri Viltard - qui lui consacra sa thèse de doctorat et lui dédie un site excellent : Goutte à goutte - nous rappelle la vie et le parcours d'homme et d'artiste libre dans un entretien avec le non moins excellent maître-entoileur du blog Han Ryner, C. Arnoult. Suit un bel article inédit de Jossot :
Je vis en dehors du troupeau ; je vous fuis tous, vous, vos bergers et vos chiens.
J'ai dit adieu à tout ce qui vous passionne ; j'ai rompu avec vos traditions ; je ne veux rien savoir de votre société maboulique ; ses mensonges et son hypocrisie me dégoûtent. Au milieu de votre fausse civilisation je m'isole ; je me réfugie en moi-même ; je ne trouve la paix que dans la solitude...
"En dehors du troupeau", c'est son titre. Voilà qui ferait une juste devise au Grognard.
Nota : Le Grognard s'obtient contre la modique somme de 7 € après commande auprès des responsables.
C. Arnoult nous fit la joie de rendre compte du dernier BASPR sur son site et de verser au copieux dossier de "l'impossible représentation de la Dame à la Faulx", une pièce toute rynérienne qui nous avait échappé. Nous ferons, prochainement, à notre tour, un addendum aux relations entre le Magnifique & le Prince des Conteurs.

samedi 19 septembre 2009

Carte postale de Camaret-sur-mer : un hommage du Club des Poètes à Saint-Pol-Roux


Pour Yasmine & Blaise
Il existe un lieu à Paris où tous les poèmes, de tous pays et de tous temps, se donnent rendez-vous, trouvant des bouches pour les dire, des oreilles pour les entendre, des corps pour s'en émouvoir. Il y a là des hommes et des femmes, dans la semi-pénombre, emmi veilleuses et bougies, semblables aux premiers chrétiens dans le profond des catacombes, venus recevoir la bonne parole ; non point, toutefois, celle d'un dieu, mais bien celle d'hommes et de femmes, qui leur ont ressemblé ou leur ressemblent - car, à la différence de la parole divine, la parole des poètes est vivante et rend plus vivant. Oh, vous n'y trouverez guère de prêtres portant chapelles sur leur dos et oscillant entre béatifications et excommunications, seulement des serviteurs et des amants du Verbe. Parfois, on les voit qui s'exilent pour prêcher dans quelque bout-du-monde. De cette extrémité de la terre d'où le Magnifique fit lever les huit tourelles de son manoir. C'est là que les voix du Club des Poètes, loin de leur 30 rue de Bourgogne du VIIe arrondissement, viennent, chaque été, se ressourcer, boire la poésie à même les vents et l'océan. Et c'est de là qu'elles m'ont fait l'honneur et le plaisir de rapporter un bel hommage à Saint-Pol-Roux : le poème, "Les litanies de la mer", dit par Marcelle Rosnay.


Pour assister et participer aux soirées du Club des Poètes, rendez-vous les mardis et vendredis à partir de 20 h 00 au 30 rue de Bourgogne (75007 PARIS). Pour connaître la programmation et errer virtuellement en territoire poétique, rendez-vous sur le site : http://www.poesie.net/.

vendredi 4 septembre 2009

L'Académie Mallarmé : dernier épisode

J'achève aujourd'hui le feuilleton mallarmacadémique. Le précédent chapitre s'était clos sur un poétique repas organisé autour du président Saint-Pol-Roux, repas qui sonnait comme un adieu, quelques semaines à peine avant la déclaration de guerre. Les journaux nous apprennent pourtant qu'en dépit du conflit, les quinze n'abandonnèrent pas l'idée de distribuer leur prix pour l'année 1940 :
Journal des débats politiques et littéraires - 14 avril 1940
Le prix Mallarmé sera décerné cette année, comme les années précédentes, au commencement de juin. Les membres de l'Académie Mallarmé se réunissent mardi prochain, à la Bibliothèque nationale, pour en fixer la date exacte et faire un premier recensement des candidatures.
On ne croyait sans doute pas encore à la défaite, bien réelle deux mois plus tard.
Journal des débats politiques et littéraires - 4 juin 1940
Les membres de l'Académie Mallarmé ont décidé, vu les circonstances, d'ajourner l'attribution du prix Mallarmé, qui avait été fixée au 4 juin.
Et l'ajournement devait se prolonger... car ce fut le temps des éloignements, des tragédies et de la mort. Mort, d'abord, de Mme Francis Vielé-Griffin, veuve du grand poète et premier président, donatrice du prix.
La Croix - 17 juillet 1940
On annonce le décès de Mme Francis Vielé-Griffin, survenu à Bourganeuf, le 4 juillet 1940. Elle était la veuve du poète Francis Vielé-Griffin, mort en 1937, commandeur de la Légion d'honneur, membre de l'Académie de Belgique, président de l'Académie Mallarmé. Cette mort met en deuil les familles Teyssandier de Laubarède, Guy Lavaud et du Mas de Paysac. Cet avis tient lieu de faire-part.
Puis une première tragédie dans ce bout-du-monde où Saint-Pol-Roux avait bâti sa légende, dans la nuit du 23 au 24 juin - un premier attentat contre la poésie qui resta ignoré et dont la presse ne se fit pas l'écho.
Le Figaro - 28 septembre 1940
Pour être jeunette et encore mal installée dans la réputation littéraire, l'Académie Mallarmé a un malheur commun avec les Quarante du pont des Arts et les Dix de la place Gaillon : elle est dispersée sur tout le territoire.
M. Materlinck se trouvait récemment encore au Portugal ; Mme Gérard d'Houville séjourne dans les Pyrénées ; M. Jean Cocteau a choisi la côte méditerranéenne ; M. Ferdinand Hérold l'Isère ; M. Jean Ajalbert a apporté à Vic-sur-Cère le double rayon des Goncourt et des Mallarmé ; Saint-Pol Roux est à Camaret ; Lyon a reçu la flânerie pensive de M. Henry Charpentier.
M. Paul Fort a rejoint à Paris M. Léon-Paul Fargue.
Mais où sont MM. Valéry Larbaud, Charles Vildrac, Albert Mockel et André Fontainas ?
"Saint-Pol Roux est à Camaret" annonce le Figaro aussi légèrement qu'il annoncerait une villégiature. Comme s'il ne s'était rien passé de terrible à Camaret, comme si la machine infernale n'avait commencé à broyer l'univers merveilleux du Magnifique. Comme si la mort ne s'était déjà installée à demeure.
L'Ouest-Eclair - 19 octobre 1940
Mort d'un poète
Saint-Pol-Roux le Magnifique
Saint-Pol-Roux est mort, silencieusement, en des jours où nous vivons hors de la durée et avec le sentiment d'une absence sans limites. Il est mort à Brest, au bout du monde, et il nous faut faire un effort de mémoire pour nous rappeler son âge. Tel Homère, ce Méditerranéen n'avait pas besoin d'état civil historique : ce n'est pas parce qu'il était né le 15 janvier 1861 qu'il laissera dans le cœur de ceux qui l'admiraient et qui l'aimaient la vision du patriarche des légendes ; on oubliait qu'il avait vu le jour à Saint-Henri, dans la banlieue de Marseille, pour ne le situer qu'à Camaret.
Et pourtant, si Paul Roux, en se fixant en Bretagne, avait ajouté un Saint ivre de la magnificence du verbe à tous les cocasses petits saints de la toponymie régionale, quelle mimique héréditaire ne reproduisait-il pas, en baptisant : "Thalassa !" un de ces oiseaux des tempêtes qu'apprivoisait sa fille Divine ?
Mais, il n'y avait rien de marmoréen dans ce vieux poète qui survivait, magnifiquement, isolé par sa technique, au symbolisme.
Il avait passé par Paris, étoile filante de la Pléiade. Puis, remontant la route des vagabondages de Verlaine, il avait voulu s'ensauvager dans la noire forêt des Ardennes. Il y écrivit sa Dame à la Faulx, que la Comédie-Française jouera.
Parmi les pêcheurs de sardines de Camaret, il trouva l'homme selon son âme. A ses "Reposoirs de la Procession", il va ajouter : "La Rose et les Epines du chemin", "Anciennetés", "De la Colombe au Corbeau par le Paon", "Les Féeries intérieures". Sur la pointe du Toulinguet, son sens de la cantilène se gonfle du souffle océanique, pour nous donner des chefs-d'œuvre de prose rythmée et assonancée, et de ce manoir Cœcilian, qui porte le nom d'un fils disparu pendant la grande guerre, il fit un burg lyrique où s'isoler dans l'orgueil d'une vie exclusivement vouée à l'image et à la mélodie.
Dans cette veille, où nous ne pouvons qu'imaginer son effigie tumulaire, froide et blanche, rouvrons son dernier recueil, cette "Mort du Berger", où il lamente le trépas de son ami, un curé de Camaret : "Lieu d'arrivée, lieu de départ ; on arrive, l'on part. Tout est pareil dans la nature... sinon que, par-dessus le glas, les goélands, dans la lumière, éparpillent un cri semblable au bruit des clefs étincelantes de saint Pierre".
Derrière Divine, la fille chérie, ils se presseront les marins que le bon Saint-Pol-Roux tutoyait quand ils ramenaient "l'arc-en-ciel des bancs dans leurs filets", et toutes ces jeunes générations auxquelles, débonnairement, il a fait passer le certificat d'études.
L'Académie Mallarmé célébrera en lui un des derniers représentants du mouvement symboliste. Nous dirons simplement : "Le Poète est mort !", en percevant, jusqu'à l'hallucination, sa voix dorée, et en le revoyant lever les bras pour une incantation.
F[lorian] Le R[OY].
La mort frappa encore l'institution :

Le Figaro - 9 novembre 1940

Mort de Ferdinand Hérold

Le poète A. Ferdinand Hérold est mort dans sa propriété de Lapras-Saint-Basile (Ardèche). Il fut un des fondateurs du Mercure de France.

Membre de l'Académie Mallarmé, il figurait dans cette ultime représentation du symbolisme qui vient de perdre, presque à la même heure, Saint-Pol Roux le Magnifique.
L'Académie, en cette fin d'année, risquait fort de disparaître, dans l'indifférence générale.
Le Figaro - 28 décembre 1940
Une autre Académie souffre de difficultés de recrutement. Elle est la dernière née, sans gîte et sans ressources. L'Académie Mallarmé a espéré incarner la poésie, mal accueillie dans les autres Compagnies.
Deux de ses membres : Saint-Pol-Roux et Ferdinand Hérold, viennent de mourir. Mais, soupire-t-on, comment leur élire des successeurs ? Il n'y a à Paris que trois électeurs, Paul Valéry, L.-P. Fargue et E. Dujardin. Les autres sont dispersés dans les provinces.
Le soupir ne nous émeut guère. Serait-il meilleur de faire vivre normalement les institutions littéraires dans une France dont l'état est si cruellement anormal ?
Mais, on a déjà eu l'occasion de le vérifier, nos jeunes académiciens avaient bien de la ressource, et, en 1941, l'Académie, procédant à de nouvelles élections, se refit une santé.
Journal des débats politiques et littéraires - 16/17 juin 1941
Le professeur Mondor, membre de l'Académie de Médecine, vient d'être élu à l'Académie Mallarmé.

Le professeur Mondor a publié notamment un ouvrage sur l'amitié de Verlaine et Mallarmé.

Le Figaro - 15 octobre 1941
L'Académie Mallarmé a renouvelé son bureau
Paris, 14 octobre. - On annonce qu'au cours de sa dernière séance l'Académie Mallarmé a renouvelé son bureau, les deux tiers de ses membres se trouvant actuellement à Paris.
Ont été élus : MM. Jean Ajalbert, Paul Valéry, Charles Vildrac qui a accepté les fonctions de trésorier et Henry Charpentier, celles de secrétaire général.
L'assemblée a élu pour président M. Edouard Dujardin.
Et les quinze (amputés toutefois des exilés) reprirent leurs activités académiques : réunion le 15 novembre, avec interprétation par Jean Deninx et Jeanne Hugard du Mystère du Dieu mort et ressuscité, l'oeuvre, bien choisie, d'Edouard Dujardin ; commémoration du Centenaire de Mallarmé le dimanche 22 mars 1942 ; et distribution de prix.
Le Figaro - 20/21 juin 1942
Activité de l'Académie Mallarmé
Voici six ans peut-être est venue au jour une Académie de poètes qui a pris le nom d'Académie Mallarmé.
L'on devine de quelle pensée profonde elle est née : que l'on est peu de chose dans les honneurs si l'on n'est académicien. Les poètes regardaient les Compagnies littéraires et combien ils étaient oubliés. Ils voyaient l'Académie Française élire des hommes plus polis que brillants et ils se disaient : "Pourquoi pas nous ?" Ils assistaient au tintamarre que déclenchaient les faits et gestes de l'Académie Goncourt et ils songeaient qu'un tintamarre est toujours bon.
Faute d'être une Académie existante, ils en ont fait une. Il faut croire que leur protestation contre la négligence contemporaine à l'endroit de la Poésie n'était pas tant gratuite puisque Paul Valéry d'abord, puis Paul Fort, Léon-Paul Fargue ont apporté à l'institution le secours de leur gloire et le poids de leur talent.
L'homme de peine, le maçon et tout à la fois le cuisinier de l'Académie Mallarmé fut une sorte de grand homme du nom d'Edouard Dujardin. Personne n'a jamais dit avec fermeté s'il avait ou non quelque talent littéraire. A son nom les vénérables aînés déclarent :
- Il a fait "Les lauriers sont coupés".
- C'est une romance ?
- Un livre, un livre... un récit poétique, celui de l'invention du monologue intérieur.
Le monologue intérieur est éternel. Du moins M. Dujardin prenait-il, sous cette fiction, une place dans la vie littéraire.
L'Académie Mallarmé eut cette particularité d'être sans dotation, sans local, sans costume : un enfant nu sur la paille. Les poètes qui la composent vont, selon un chemin tout tracé, déjeuner place Gaillon - c'est le moment suprême de leur existence - et puis ils partagent l'addition.
Ainsi, ayant choisi façade bourgeoise, ces poètes académiciens n'ont pas réussi, en tant que Compagnie, à passer le cap des existences falotes et menaçées.
***
L'Académie Mallarmé décernera son prix annuel mardi - ou plutôt deux prix : celui de 41 et celui de 42.
Le premier irait à Pius Servien et le second serait partagé entre Mme Yanette Delétang-Tardif et Georges Pillement.
Bilan cruel et injuste. Mais qui rappelle assez bien les difficultés endurées par la jeune Académie poétique. Et, en cette année 1942, il y eut effectivement un prix, et un seul.
Le Figaro - 25 juin 1942
Le Prix Mallarmé
a été attribué
à Mme Delétang-Tardif
Aujourd'hui, le prix de poésie Mallarmé a été décerné au cours d'un déjeuner qui réunissait notamment : MM. Edouard Dujardin, Paul Fort, Charles Vildrac, Léon-Paul Fargue, Cocteau, etc. Le prix a été attribué à Mme Jeanette (sic) Delétang-Tardif.
Bilan injuste quand on pense que la première de toutes les Académies, la Mallarmé accueillit une femme parmi ses membres, Gérard d'Houville, et qu'elle attribua son troisième prix à une poétesse. Bilan cruel aussi quand on pense à la hautaine composition de cette institution, qui réunit de beaux poètes. Et en 1943, l'équipe s'embellit encore grâce à l'arrivée en ses rangs d'un des combattants essentiels des heures héroïques du Symbolisme :
La Croix - 1er mai 1943
M. Félix Fénéon est élu membre
de l'Académie Mallarmé
L'Académie Mallarmé qui avait décidé de ne pas élire de nouveaux membres avant la fin des hostilités, vient de revenir sur cette décision en désignant M. Félix Fénéon, en remplacement de M. Ferdinand Hérold, décédé récemment.
C'est à l'issue du déjeuner qui réunissait la semaine dernière, au restaurant Drouant, les membres de l'Académie que le nom de M. Fénéon fut prononcé. Il était alors plus de 15 heures. Malgré cette heure tardive, une unanimité sympathique se réalisa autour de ce nom et l'idée vint de procéder aussitôt à une élection.
Le nouveau membre de l'Académie Mallarmé est âgé de 83 ans. C'est un ancien ami de Mallarmé qui le tenait en haute estime. "C'est un des critiques les plus fins de notre temps", disait-il, en parlant de lui. Ancien co-directeur de la Revue indépendante et de la Revue Blanche, M. Félix Fénéon a joué un rôle très important dans l'histoire de l'impressionnisme et du symbolisme. Les oeuvres complètes du nouvel académicien sont précisément en instance d'être éditées par la maison Gallimard avec une présentation de M. Jean Paulhan. La plus grande partie n'a pas été jusqu'ici réunie en volume et se compose d'études littéraires, de critiques d'art et de préfaces à différents ouvrages.
Sur cette bonne nouvelle, s'achève notre feuilleton. L'Académie Mallarmé vit toujours, d'une vie sans doute moins précaire qu'à ses débuts. Ses membres actuels, apparemment plus nombreux qu'hier, en connaissent-ils tous l'histoire ? Peut-être. Peut-être pas. Désormais, il ne tient qu'à eux d'en lire le récit documenté.
Nota : Pour lire les précédents chapitres, il suffit de se téléporter ici.