Saint-Pol-Roux, on le sait peu, comptait Laurent Tailhade comme l'un de ses maîtres. Certes, il ne pratiqua pas aussi souvent l'invective que son aîné, même si on lui connaît des textes aiguisés et violents et drôles. Ce qu'il lui emprunta plutôt, c'est le goût d'une certaine crudité s'immisçant, par touches, dans le corps du poème et le déstabilisant. On en trouve plusieurs, de ces touches, dans Anciennetés (Mercure de France, 1903), qui rassemble des vers de jeunesse. Citons-en, pour le plaisir, quelques-uns :
"..............................................., le Rêve de la ReineA l'air d'un tas de paille où pourrissent des fruits." (Le
palais d'Ithaque)
"Il attend, magistral, officiel, avide,Et son sexe fâné dort sous des caleçons." (Bouc émissaire)
"Et la foule, béante, ainsi qu'un boeuf mugit." (Lazare)
Les poèmes en prose en recèlent aussi, et, même s'il est connu, je veux citer le refrain de cette ballade saint-pol-roussine qui a pour titre : "Air de trombone à coulisse".
"Les Trous-du-cul, ce sont maints Critiques Modernes. Ils ont deux fesses, disons faces, l'une de miel pour les faiseurs d'ignominie, l'autre de fiel pour les beaux gestes du génie. Les Trous-du-cul, ce sont maints Critiques Modernes. Et ce qui sort de ces princes en us, lorsque grince l'anus qui leur tient lieu de bouche, quelquefois c'est du vent, des crachats plus souvent, de la merde toujours."
Comme son maître ès-férocité poétique, Saint-Pol-Roux eut à séjourner au pays du mufle. Mais, alors qu'on ne pourra guère qu'émettre des hypothèses sur l'identité de ces Critiques Modernes au fécal faciès dénoncés par le Magnifique, l'impitoyable Tailhade, qui n'avait pas froid aux yeux, puis à l'oeil, lui, n'hésite pas à nommer et à foncer dans le lard bourgeois ou littéraire.
Qui aurait la fort excellente idée de se procurer l'un des cent exemplaires de la réédition, chez Cynthia 3000(1), de ce recueil qui n'en connut plus depuis 1920 - je veux dire Au pays du mufle -, n'éprouverait aucune difficulté à se convaincre du génie si terriblement particulier de Laurent Tailhade. Un génie d'empaleur. Nombre des gloires et gloriolettes de la petite république des lettres y sont brandies sans ménagement, dénudées, au bout d'une rime. Le poète a ses têtes-à-gifle : Loti, Jean Rameau, Maizeroy, Ajalbert, Baju... et ses pieds-à-écarbouiller : ceux de Péladan, à qui, avec un peu d'humour, il n'aurait pas dû déplaire que ses arpions fumeux servissent de leitmotif wagnérien aux cinglantes ballades tailhadiennes. Et, à l'occasion, ni Banville, ni Zola, qu'il rejoindra toutefois lors de l'Affaire Dreyfus, ne sont épargnés. Au pays du mufle est un bûcher des vanités contemporaines. Citons :
"Toi qu'un dieu fit, en sa miséricorde,Imperméable au style, gros foireuxQui des duels aimes le seul exorde,Ajalbert ! comme un fessier plantureux,Haut le vis ! Marche à l'ombre de ces preux !Sous les fanons aux lances adornées,Albert Delpit louche des deux cornées,Et Jean Rameau, très innocent baudet,Clame des vers pour deux ou trois guinées.C'est Maizeroy qui torche le bidet."
Citons, citons :
"Voici la rue et le plantain,Le jus de taupe et la merd'oie ;Voici la graisse de putain,Le cloporte, le ver à soieEt le bol que Fagon emploie.Ci la Bête du Gévaudan,Ecco le fiel de la baudroie :Voici les pieds de Péladan !"
Les prudes et les adeptes du politiquement correct regretteront sûrement certaines saillies du poète à l'encontre des moeurs des uns et des autres, de Loti notamment, surnommée la "Tante Viaud" par Tailhade, ou à l'encontre de tel ou tel défaut physique ou physiologique ; ils auront tort, car c'est le principe même de la satire que de tourner en ridicule les célébrités du monde en exhibant ce que, par ailleurs, elles cachent d'ordinaire si mal.
Plus sérieux me semblerait le reproche stylistique d'un lexique coruscant et de références qui, pour beaucoup, nous sont devenues étrangères. Et ce serait raison, pour l'un peu curieux, de ne pas entrer dans le recueil, si Gilles Picq, le haut spécialiste de Tailhade, le maître-entoileur des Commérages de Tybalt, n'avait donné, en plus d'une belle préface, des notes nombreuses élucidant mystères lexicaux et socio-culturels dont regorgent les poèmes. Car Cynthia 3000 nous offre là la première édition scientifique d'Au pays du mufle, et une édition augmentée de plusieurs sections et textes retrouvés, et une édition rare. Bref, une édition définitive.
Citons, citons encore cette :
Parabase symbolique
Dans la manière des plus accrédités rimeurs de ce temps-ci
Pour un exode gagaïque,Nous nous embarquerons en laJonque de plate mosaïque,Sur l'étang vert du ton de la.Le trombone fauve, à coulisses,Pleure l'hymen du nénupharEt les délices des lis lisses.Innocence, ô le premier fard !La brique cède à la turquoiseDans l'occidentale splendeur :Tour chinoise ! Rive narquoise !Mont Tai-chan noir de verdeur !La lune luit. Hors de sa cage,L'ibis (qu'on incrimine à tort)Fuit le sinistre marécageHanté du noir bombinatorEt dans la vasque où la cuscuteMire ses pistils gracieux,Le croissant d'or fin répercuteLa courbe exquise de tes yeux.
"Le trombone fauve, à coulisses" ! quand je vous disais que Tailhade fut, pour Saint-Pol-Roux, un maître...
(1) Le catalogue des éditions Cynthia 3000 s'est joliment étoffé. Il y eut, pour la période qui nous occupe, IL*** de Léo d'Arkaï, l'extraordinaire Omajajari, aujourd'hui, Au pays du mufle, et demain de très-belles choses. N'annonce-t-on pas la réédition prochaine du Colloque sentimental entre Emile Zola et Fagus ?