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mercredi 12 août 2009

Laurent Tailhade contre les gendelettres ou en ballade au pays du mufle (Edition revue, augmentée et annotée par Gilles Picq, chez Cynthia 3000)

Saint-Pol-Roux, on le sait peu, comptait Laurent Tailhade comme l'un de ses maîtres. Certes, il ne pratiqua pas aussi souvent l'invective que son aîné, même si on lui connaît des textes aiguisés et violents et drôles. Ce qu'il lui emprunta plutôt, c'est le goût d'une certaine crudité s'immisçant, par touches, dans le corps du poème et le déstabilisant. On en trouve plusieurs, de ces touches, dans Anciennetés (Mercure de France, 1903), qui rassemble des vers de jeunesse. Citons-en, pour le plaisir, quelques-uns :
"..............................................., le Rêve de la Reine
A l'air d'un tas de paille où pourrissent des fruits." (Le
palais d'Ithaque)
"Il attend, magistral, officiel, avide,
Et son sexe fâné dort sous des caleçons." (Bouc émissaire)
"Et la foule, béante, ainsi qu'un boeuf mugit." (Lazare)
Les poèmes en prose en recèlent aussi, et, même s'il est connu, je veux citer le refrain de cette ballade saint-pol-roussine qui a pour titre : "Air de trombone à coulisse".
"Les Trous-du-cul, ce sont maints Critiques Modernes. Ils ont deux fesses, disons faces, l'une de miel pour les faiseurs d'ignominie, l'autre de fiel pour les beaux gestes du génie. Les Trous-du-cul, ce sont maints Critiques Modernes. Et ce qui sort de ces princes en us, lorsque grince l'anus qui leur tient lieu de bouche, quelquefois c'est du vent, des crachats plus souvent, de la merde toujours."
Comme son maître ès-férocité poétique, Saint-Pol-Roux eut à séjourner au pays du mufle. Mais, alors qu'on ne pourra guère qu'émettre des hypothèses sur l'identité de ces Critiques Modernes au fécal faciès dénoncés par le Magnifique, l'impitoyable Tailhade, qui n'avait pas froid aux yeux, puis à l'oeil, lui, n'hésite pas à nommer et à foncer dans le lard bourgeois ou littéraire.

Qui aurait la fort excellente idée de se procurer l'un des cent exemplaires de la réédition, chez Cynthia 3000(1), de ce recueil qui n'en connut plus depuis 1920 - je veux dire Au pays du mufle -, n'éprouverait aucune difficulté à se convaincre du génie si terriblement particulier de Laurent Tailhade. Un génie d'empaleur. Nombre des gloires et gloriolettes de la petite république des lettres y sont brandies sans ménagement, dénudées, au bout d'une rime. Le poète a ses têtes-à-gifle : Loti, Jean Rameau, Maizeroy, Ajalbert, Baju... et ses pieds-à-écarbouiller : ceux de Péladan, à qui, avec un peu d'humour, il n'aurait pas dû déplaire que ses arpions fumeux servissent de leitmotif wagnérien aux cinglantes ballades tailhadiennes. Et, à l'occasion, ni Banville, ni Zola, qu'il rejoindra toutefois lors de l'Affaire Dreyfus, ne sont épargnés. Au pays du mufle est un bûcher des vanités contemporaines. Citons :
"Toi qu'un dieu fit, en sa miséricorde,
Imperméable au style, gros foireux
Qui des duels aimes le seul exorde,
Ajalbert ! comme un fessier plantureux,
Haut le vis ! Marche à l'ombre de ces preux !
Sous les fanons aux lances adornées,
Albert Delpit louche des deux cornées,
Et Jean Rameau, très innocent baudet,
Clame des vers pour deux ou trois guinées.
C'est Maizeroy qui torche le bidet."
Citons, citons :
"Voici la rue et le plantain,
Le jus de taupe et la merd'oie ;
Voici la graisse de putain,
Le cloporte, le ver à soie
Et le bol que Fagon emploie.
Ci la Bête du Gévaudan,
Ecco le fiel de la baudroie :
Voici les pieds de Péladan !"
Les prudes et les adeptes du politiquement correct regretteront sûrement certaines saillies du poète à l'encontre des moeurs des uns et des autres, de Loti notamment, surnommée la "Tante Viaud" par Tailhade, ou à l'encontre de tel ou tel défaut physique ou physiologique ; ils auront tort, car c'est le principe même de la satire que de tourner en ridicule les célébrités du monde en exhibant ce que, par ailleurs, elles cachent d'ordinaire si mal.

Plus sérieux me semblerait le reproche stylistique d'un lexique coruscant et de références qui, pour beaucoup, nous sont devenues étrangères. Et ce serait raison, pour l'un peu curieux, de ne pas entrer dans le recueil, si Gilles Picq, le haut spécialiste de Tailhade, le maître-entoileur des Commérages de Tybalt, n'avait donné, en plus d'une belle préface, des notes nombreuses élucidant mystères lexicaux et socio-culturels dont regorgent les poèmes. Car Cynthia 3000 nous offre là la première édition scientifique d'Au pays du mufle, et une édition augmentée de plusieurs sections et textes retrouvés, et une édition rare. Bref, une édition définitive.

Citons, citons encore cette :
Parabase symbolique
Dans la manière des plus accrédités rimeurs de ce temps-ci
Pour un exode gagaïque,
Nous nous embarquerons en la
Jonque de plate mosaïque,
Sur l'étang vert du ton de la.

Le trombone fauve, à coulisses,
Pleure l'hymen du nénuphar
Et les délices des lis lisses.
Innocence, ô le premier fard !

La brique cède à la turquoise
Dans l'occidentale splendeur :
Tour chinoise ! Rive narquoise !
Mont Tai-chan noir de verdeur !

La lune luit. Hors de sa cage,
L'ibis (qu'on incrimine à tort)
Fuit le sinistre marécage
Hanté du noir bombinator

Et dans la vasque où la cuscute
Mire ses pistils gracieux,
Le croissant d'or fin répercute
La courbe exquise de tes yeux.
"Le trombone fauve, à coulisses" ! quand je vous disais que Tailhade fut, pour Saint-Pol-Roux, un maître...
(1) Le catalogue des éditions Cynthia 3000 s'est joliment étoffé. Il y eut, pour la période qui nous occupe, IL*** de Léo d'Arkaï, l'extraordinaire Omajajari, aujourd'hui, Au pays du mufle, et demain de très-belles choses. N'annonce-t-on pas la réédition prochaine du Colloque sentimental entre Emile Zola et Fagus ?

samedi 13 octobre 2007

Deux anarchistes sur la toile : Laurent TAILHADE & Han RYNER

Qui ne connaît pas Laurent Tailhade a tort. Il est parmi ces rares auteurs qu'on ne lit pas sans joie, de cette joie, physique, que l'on éprouve immanquablement, lorsque - soudain - dans un ciel de nuit caniculaire s'abat la première foudre. Laurent Tailhade (1854-1919) fut anarchiste, et ce qualificatif suffirait à définir aussi bien sa vie que son oeuvre. Le poète de la claire tour fit, de la liberté individuelle, son combat. Ses poèmes, satiriques ou élégiaques, restent formellement parnassiens, mais la violence et l'outrance des premiers, et la force suggestive des seconds, le désignent comme un contemporain capital des symbolistes. Saint-Pol-Roux le considérait comme un maître. Il en subit, dans ses premières années, l'influence. Il n'en est pas question sur le site de Gilles Picq : Les Commérages de Tybalt. Peu de textes de Tailhade lui-même y figurent - nombre de ses ouvrages étant déjà numérisés sur Gallica. Mais c'est un site de spécialiste et de passionné et l'on y trouve bien d'autres informations intéressantes pour l'amateur de la fin de siècle et de la Belle Epoque : une bibliographie et une table des poèmes de Tailhade, avec leur contexte de parution; des documents rares parmi lesquels le texte de la protestation contre la condamnation du poète en 1901, prononcée suite à son article du Libertaire, "le Triomphe de la Domesticité" - la signature de Saint-Pol-Roux y figure -; deux pages consacrées aux Gendelettres, la première biographique et illustrée (Barrucand, Jules Bois, Deschamps, Fénéon, Maurevert, de Max, Rachilde, etc.), la seconde iconographique (collaborateurs de Lutèce, une réunion au Mercure de France, etc.); et, mine précieuse pour le chercheur, un dépouillement de nombreuses revues de l'époque, avec, précisée pour chacune, la liste des contributeurs. Pour conclure simplement : une escale obligée.

Jusqu'à récemment, je ne connaissais guère de Han Ryner (1861-1938) que son nom, rencontré à plusieurs reprises dans les nombreuses petites revues que mes recherches m'ont amené à consulter. Je n'avais pas eu la curiosité d'aller lire ses oeuvres. J'avais tort. Saint-Pol-Roux et Ryner se rencontrèrent à diverses occasions, sinon du temps du Symbolisme, au moins à partir des premières années du XXe siècle. Comment s'étaient-ils connus ? je l'ignore - mais ils avaient dû nouer des liens suffisants pour que le Magnifique assistât et portât un toast au premier banquet Ryner qui eut lieu à la taverne Grüber le 4 décembre 1910, en l'honneur de l'auteur du Cinquième Evangile, pour que, lui ayant donné sa voix lors de l'élection du "Prince des Conteurs", organisée par l'Intransigeant, deux ans plus tard, il fît partie du comité de patronage d'un second banquet dédié à Ryner, toujours sous la présidence de J.-H. Rosny. Sans doute, les vues politiques des deux hommes n'étaient-elles pas très éloignées. C. Arnoult nous apportera sûrement, un jour prochain, plus de précisions sur son blog . Il est déjà impressionnant, par son contenu, ce blog qui n'est vieux pourtant que de quelques mois. De nombreux écrits de Ryner y sont reproduits, des oeuvres dans leur intégralité y paraissent quasi quotidiennement, chapitre après chapitre : les dix premiers de l'utopie non violente, Les Pacifiques, toutes les petites proses qui forment Le Livre de Pierre, sont déjà en ligne. Les textes sont classés par genre. Si la production poétique de Ryner n'est pas la meilleure de son oeuvre, il faut lire ses contes, et les 23 articles de l'Encyclopédie anarchiste; le "Socrate moderne" était critique aussi, et C. Arnoult a eu la bonne idée de reproduire son étude sur Remy de Gourmont, parue dans l'Idée Libre de juin 1923 (une lettre de l'auteur de la Culture des Idées, datée du 28 avril 1903, y est également retranscrite). Puis des essais, une pièce de théâtre, Les Esclaves, des comptes rendus, etc.; je m'y rends tous les jours, ou presque, et ma curiosité en sort chaque fois plus avivée.