samedi 29 décembre 2007

Le Tombeau d'Ephraïm Mikhaël

Il a été beaucoup question d'Ephraïm Mikhaël ces derniers mois sur la toile, enfin, sur les blogs - de plus en plus nombreux - qui s'intéressent au symbolisme et aux mouvements littéraires qui s'ensuivirent. Ici même, bien sûr, puisque le jeune Toulousain fut l'un des premiers compagnons poétiques de Saint-Pol-Roux, alors simplement Paul Roux; à des degrés d'importance divers, on trouve le nom de Mikhaël cité, à plusieurs reprises, dans LES FEERIES INTERIEURES, en ce billet-ci, en cet autre encore, ou en celui-là. Mais Zeb, de LIVRENBLOG, lui consacra également un important billet, dans lequel il reproduisait un article du poète sur "Les Décadents", paru dans LA JEUNE FRANCE d'octobre 1885. Et le Blog Collectif du CLOWN LYRIQUE réserva son premier billet au "Magasin de Jouets", beau poème en prose de Mikhaël, qui fut publié, d'abord, dans LA BASOCHE du 13 mars 1885, puis dans LA PLEIADE d'avril 1886. Il y eut aussi une précieuse glose de L'OMBRE sur ses poèmes en prose.

Or, voilà quelques semaines, j'avais passé commande à mon frère d'une photo de son buste, mélancolique et fatigué, sculpté par Charles Mathieu, qui fut inauguré, square Lafayette, en juillet 1900. Cette photo me parvenant en une période où le nom et l'oeuvre d'Ephraïm Mikhaël semblent connaître un regain de curiosité, j'ai trouvé intéressant de l'accompagner du "Tombeau" que lui érigèrent onze poètes symbolistes en février 1897, dans le n°86 (T. XXI) du Mercure de France. C'était un genre à la mode que le tombeau, très mallarméen, et qui, dans ce cas précis, remplit deux fonctions : l'une, canonique, d'affirmer la supériorité et le pouvoir vivifiant du Verbe poétique; l'autre, plus circonstancielle, d'opposer aux naturistes et aux fossoyeurs du symbolisme, les voix fortes de certains des poètes de 1886, unifiées dans la célébration d'une oeuvre justement symbolique de ce mouvement.

Voici donc

LE TOMBEAU D'EPHRAÏM MIKHAËL

par Marcel Collière, Rodolphe Darzens, André Fontainas,
André-Ferdinand Herold, Gustave Kahn, Charles Van Lerberghe,
Stuart Merrill, Pierre Quillard, Henri de Régnier, Saint-Pol-Roux
et Francis Vielé-Griffin.





jeudi 27 décembre 2007

Et Saint-Pol-Roux fut aussi Père Noël...

Je ne pouvais pas, raisonnablement, en cette période spirituelle, ne pas consacrer un billet hivernal et barbu, chaudement drapé dans une poétique houppelande, au Père Noël. J'aurais pu et peut-être préféré reproduire "Saint Nicolas des Ardennes", ce conte merveilleux que Saint-Pol-Roux écrivit dans le Val-de-Poix, en 1896, et qui fut recueilli dans Les Féeries Intérieures (1907). Mais, ce petit chef-d'oeuvre fut admirablement réédité, il y a six ans, par une courageuse et minuscule maison d'édition : PASSAGE PIETONS, - dans sa collection pour enfants, - et non moins admirablement illustré par Renaud Perrin. J'ignore si ce petit album et les deux autres textes du Magnifique, L'arracheur d'heures (ill. par Michel Barréteau) et La poule aux oeufs de cane (ill. par Frédérique Ortega), publiés par Isabel Gautray, sont encore disponibles. Si c'est le cas, il faut les commander vite. L'existence de Saint Nicolas des Ardennes dans cette belle collection m'oblige en tous cas - plaisante obligation - à ne pas donner au beau texte du poète d'autre écrin, et à céder plutôt à l'anecdote enchantée.

On connaît, par les témoignages nombreux, la générosité de Saint-Pol-Roux envers les humbles dont ses exils ardennais ou bretons l'avaient conduit à partager l'existence. Cette générosité fut réelle, et les anecdotes ne manquent pas, qui l'attestent. La plus célèbre, sans doute, est celle de Saint-Pol-Roux, vêtu en Père Noël, débarquant sur le quai, le 25 décembre 1909, pour offrir des cadeaux aux enfants de Camaret. Ce geste naïf de poète fut relaté dans la presse locale, mais également, peut-être est-ce moins connu, dans Le Figaro. Aussi, laisserai-je la parole à Régis Gignoux, chroniqueur au quotidien et ami du Magnifique, qui fit un long compte rendu de cette journée idéoréaliste dans le numéro du dimanche 9 janvier 1910 :

La vie hors Paris.
Un véritable père Noël.

Une nouvelle histoire, une histoire vraie ! Quelle prodigieuse chance de pouvoir raconter une nouvelle histoire vraie ! Dès que vous reviendrez, cet été, dans votre villa bretonne, votre fidèle Maryvonne ou vieille Annaïc vous le diront, en se signant, avant même de récapituler les grandes tempêtes. A tous les petits gars d'Armor ou de Trégor ou de Cornouailles, encore pas assez grands pour être mousses, on leur raconte déjà, pendant les veillées, autour du lit clos.

Une nouvelle histoire de Noël... Ne nous plaignons pas de son retard. Pour juger les grands événements, il faut un peu de recul, comme pour juger les grands hommes. Afin que cette histoire vînt jusqu'à nous, on n'a pas perdu un instant, de soirée en soirée, de la Bretagne à la Normandie, à l'Ile-de-France, à Paris... Il n'y a que les faits-divers politiques ou criminels que l'on télégraphie instantanément... Mais voici l'histoire :

Dans la nuit du 24 au 25 décembre, les murs de Camaret et des villages voisins furent recouverts d'affiches bleues. - Vous connaissez le Camaret d'Henri Becque, Gustave Toudouze, où villégiaturent fidèlement MM. Charles Cottet, Antoine, Georges Ancey, Georges Lecomte, Gabriel Fabre, Jean Ajalbert, Jusseaume, Mmes Rolly, Devoyod, etc. - Les affiches bleues étaient ainsi libellées :
Célestogramme du père Noël

Mes chers enfants, apprenant votre souhait de ma venue en vos écoles le jour que porte mon nom, je souscris avec joie à ce voeu gracieux. Donc, prière à vous tous, filles et garçons, d'espérer sur le quai - chacun une branche de pin, de houx, de laurier, de tamaris ou de genêt à la main - vers trois heures un quart de l'après-midi, ce présent samedi vingt-cinq décembre de l'an mil neuf cent neuf : chiffre de mon âge. Ma hotte merveilleuse sur l'échine, j'arriverai par la mer, par terre ou par ciel. Gloire aux enfants de Camaret !

LE PERE NOËL.
Combien la matinée fut longue pour les enfants ! On les excusait d'être aussi distraits pendant la grand'messe. On ne pouvait les décider à rentrer à la maison. Par quelle lande le père Noël allait arriver ? Avec quel aéroplane, comme on en voit sur le calendrier offert par le marchand de café ? Sur quel bateau, puisque toutes les barques sont amarrées au port ? Enfin, il a donné rendez-vous sur le quai... Et chacun y courait, portant, comme au dimanche des Rameaux, des branches de pins, des touffes de genêts, des bouquets de houx. Et chacun s'exerçait à ne tenir son trophée que d'une main pour que l'autre soit libre, au bon moment...

Il vint, le bon moment. Soudain, un vieux pilote montra une petite tache noire sur la mer. Les yeux des petits Bretons n'eurent pas besoin de longues lunettes pour distinguer le patron de la barque mystérieuse qui s'en venait du bout de l'Océan : le père Noël !

C'était bien le père Noël, avec une longue barbe blanche, et une tunique bleue comme ce beau ciel de décembre. Pour se garer des embruns, il avait sur l'épaule un manteau de bure. Mais on voyait quand même sa hotte dorée. Et, dans la barque, comme une pêche miraculeuse, que de polichinelles, de musiques, d'automobiles, de chevaux, de poupées, de fusils, de trompettes, de ballons, et des sacs de perles, et des quilles, et des berceaux.

Les mamans, les papas et les maîtres d'école ont peine à retenir les enfants qui se précipitent au débarcadère, en levant leurs rameaux verts et dorés, en criant : "Vive le père Noël !" Heureusement, de grands gars arrivent, dégagent le vieux pèlerin et charge ses bagages sur cinq grandes civières. Le bon vieillard a de la peine à parler. Cependant, sans sa langue extraordinaire, il dit de bien jolies choses :
J'arrive du pays des naïves légendes
Où la neige éternelle habille les sapins
Pour apporter la joie aux enfants de ces landes
Où les menhirs sont habités par des lutins.

Tour à tour, je m'épands, selon la destinée,
A travers la bourgade et la ville en sommeil :
Je pénètre par l'huis ou par la cheminée,
Et l'enfant me bénit quand survient son réveil.

Car j'ai laissé dans l'âtre, où guette une étincelle,
Le bonheur dont l'enfant rêve en cette saison,
Sous l'aspect d'un poupard ou d'un polichinelle,
Et mon joujou fait rire toute la maison.
Il dit de bien jolies choses et il ne parle pas longtemps. Tout de suite, il demande qu'on se rende à la maison d'école. Le plus joli cortège s'organise et se déroule. Alors, grande distribution des joujoux, concert par les fifres, les tambours et les ocarinas, essais de tous les jeux, installation dans les préaux de trois gymnases et des balancelles. Récréation générale jusqu'au crépuscule. Et le père Noël reprend sa hotte vide et regagne le port. On veut le retenir, l'embrasser encore. Il ne peut pas rester. Il explique aux pêcheurs qu'il doit arriver, le soir même, en Amérique. Il lui reste à peine le temps de leur distribuer du tabac. Cependant, avant de partir, il dit adieu à ses petits filleuls :
Je retourne au pays de la froide avalanche,
Adieu mes chers mignons, vous ne me verrez plus !
Gardez bien la mémoire de la barbe blanche
Du rare pèlerin qui date de Jésus.

D'autres filles et gars, là-bas, parmi le monde,
M'espèrent, les yeux vifs ainsi que des bijoux;
Puisqu'il faut qu'aujourd'hui l'on s'amuse à la ronde,
Laissez-moi leur porter mon tribut de joujoux...

Regagnez le foyer où votre aïeule tremble,
Et dites-lui qu'aussi je souris aux vieillards.
Dites à tous enfin que sur eux tous ensemble
J'ai posé le divin baiser de mes regards.

Ainsi, petits et grands, soyez en allégresse,
Tous ayant votre part de mon passage bleu.
Souvenez-vous de moi comme d'une caresse.
Adieu, Camarétois, - je vais vers le bon Dieu !
Et sa barque s'éloigne, double la chapelle de Notre-Dame de Rocamadour, s'enfonce dans la nuit. Adieu, père Noël, disent les enfants, en obligeant leurs polichinelles ou leurs moutons à pousser eux aussi un petit cri, à faire un dernier salut... Puis, tous rentrent dans leurs maisons, et de village en village, la miraculeuse aventure se propage; c'est bien vrai, le père Noël, il est venu; je l'ai vu :
Il m'a parlé, grand-mère.
Il m'a parlé.
Ce qui suit n'intéresse que les grandes personnes, mais sert à compléter la nouvelle histoire. Une heure après la disparition du père Noël, un homme, transi par les embruns, débarquait dans une crique, traversait la lande, en emportant sous son bras une défroque dorée d'où sortaient les fils d'une barbe blanche. Il parvint chez lui sans être reconnu. C'était le poète Saint-Pol-Roux-le-Magnifique, un des maîtres de l'école symboliste auquel quatre générations littéraires offrirent l'année passée un banquet pour célébrer sa gloire. A cette occasion, Catulle Mendès et Verhaeren, Jules Renard et Henri de Régnier, Jean Moréas et Paul Adam, André Gide et Henry Bataille et à leur suite deux cents poètes, romanciers ou dramaturges adressèrent une requête à M. Jules Claretie pour que la tragédie de la Dame à la faulx soit représentée à la Comédie-Française...

Retiré à Camaret, Saint-Pol-Roux a accepté d'être délégué cantonal, comme M. Jules Renard est maire de Chaumot. Et c'est de cette admirable façon que le poète comprend son rôle. Après avoir écrit une oeuvre lyrique qui constitue le plus beau dictionnaire d'images de notre littérature, il rajeunit et réalise la plus heureuse légende et donne aux enfants, pour leurs étrennes, la facilité de croire et d'espérer.

Régis Gignoux.

samedi 15 décembre 2007

LE DESARROI : Roman inédit de Remy de Gourmont

On n'a pas assez parlé du Désarroi, de l'événement littéraire que constitua sa parution. Ils devaient être peu nombreux, avant que Nicolas Malais décide de le publier dans sa toute jeune maison d'éditions du Clown Lyrique, à connaître l'existence de ce roman inédit et capital de Remy de Gourmont, dont le manuscrit dormait dans le Fonds Patrimonial de la Bibliothèque de Rouen, - Gérard Pouloin et Christian Buat sans doute et qui d'autre ???. Aujourd'hui, le tirage de 400 exemplaires en est presque épuisé.

C'est une bien mystérieuse et passionnante aventure que celle de ce texte, commencé en 1893 et retravaillé jusqu'en 1899. Remy de Gourmont devait y tenir, qui ne l'abandonna pas pendant sept ans et s'attela, en secret, à son achèvement. Je dis "en secret" puisque Nicolas Malais nous apprend que le projet n'est jamais mentionné dans la correspondance de l'auteur (dont Vincent Gogibu est en train d'établir l'édition); par ailleurs, les "Echos" du Mercure de France de cette période restent silencieux sur le roman, alors qu'ils oublient rarement de citer les ouvrages à paraître ou in progress de l'éminent collaborateur. Il est donc légitime de penser que Remy de Gourmont ne communiqua guère sur son roman, y compris lorsqu'il fut terminé, et qu'il préféra renoncer à sa publication. Car son propos était scandaleux et eut causé à l'auteur du "Joujou Patriotisme" bien d'autres soucis. Pensez que Le Désarroi se clôt sur une promenade macabre au milieu des décombres de l'Assemblée Nationale et des cadavres de "huit-cents lapins" éparpillés par un attentat anarchiste financé par Salèze, le héros du roman.

L'oeuvre de Remy de Gourmont ne nous avait guère jusqu'ici habitué à une telle violence sociale, à l'expression d'un tel engagement politique. Il faut noter que cette politisation du récit n'apparaît pas dans les premiers chapitres que l'auteur fait paraître dans Le Journal de Fernand Xau, dont il est un collaborateur régulier depuis sa création fin septembre 1892. Il y avait donné, en feuilleton, entre le 11 mars et le 19 avril 1894, les pages du Château singulier; le 4 mai, parut "Le Bracelet", qui constitue sans doute le premier chapitre d'un roman de plus grande ampleur qui ne s'intitule pas encore Le Désarroi, mais où figurent déjà Salèze et la jeune Elva (renommée plus tard en Elise). Cinq chapitres suivront : "Avant l'amour" (16 mai), "Elva" (24 mai), "D'un pays lointain" (21 juin), "L'âme que je cueillis" (30 juin) et "L'une ou l'autre" (20 juillet). Mais le style de Remy de Gourmont n'était déjà plus, depuis quelque temps, du goût du directeur du quotidien : probablement trop poétique, trop difficile à déchiffrer; et le feuilleton s'interrompit, pour laisser place aux huit dernières collaborations gourmontiennes, moins régulières (du 12 août 1894 au 7 juin 1895), des contes ultérieurement recueillis dans D'un Pays lointain (Mercure de France, 1898), et dont certains étaient peut-être conçus à l'origine pour être insérés dans le roman. La reprise de deux des chapitres parus, "D'un pays lointain" et "L'âme que je cueillis", comme prologue au recueil, tend à confirmer à cette hypothèse. Gourmont n'en abandonna pas pour autant la rédaction; des textes contemporains semblent s'y rattacher, notamment les deux "pièces" du Théâtre muet, "La Neige" et "Les bras levés"; et, dans la première livraison de L'Epreuve littéraire - supplément français de Pan, d'avril-mai 1895, parut "Le Panorama de la Vieille-Dame", chapitre XX du Destructeur, roman inédit. Le Destructeur, tel était donc le titre initial, titre personnifié et désignant Salèze, maldororien séducteur dans la première version :
"D'autres, comme Valérie étaient mortes à la peine, mortes d'avoir cru à l'amour de l'enchanteur impitoyable, de l'invincible inquisiteur qui, avec des gestes doctes et délicats, poussait ses victimes vers la gueule de la folie; d'autres avaient été déchirées et broyées par les mâchoires du Dragon; d'autres, rappelées à un semblant de vie par la volonté du nécroman, et groupées là sous son regard intérieur, dans un tremblement funèbre, - mais il les dédaigna. Il regardait Valérie, hostie de prédilection. Valérie parla. Du spectre, un murmure de syllabes monta vers Salèze, perceptible pour lui seul, ou bien, il lut ceci sur les lèvres de la vision :
"Le destructeur sera détruit. Elva..." ("Avant l'amour", Le Journal, 16 mai 1894, p.1)
Ainsi, dès le deuxième chapitre, avait-on l'esquisse d'une intrigue, amoureuse, où, de bourreau, le héros deviendrait victime. Car la figure d'Elva diffère sensiblement de celle d'Elise, qui la remplace dans Le Désarroi. Lorsque Elise n'est finalement que "la femme traditionnelle et bien connue (...), la femme qui rêve du couple, du nid", Elva, elle, était :
"...une de ces créatures de nuit dont les pensées, comme une famille de hiboux, dorment accroupies en un trou de ruines. Il n'y avait rien de clair, ni de pur, ni de doux dans sa vie : elle n'aurait pu évoquer ni un pré fleuri de renoncules, ni un bois doré par l'adieu du soleil; l'horizon de ses souvenirs était un vieux mur peuplé, ainsi qu'une tapisserie mangée, de visages torves, de torses pulvérulents, de cous amincis comme des tiges de pavots, de bras tendus vers rien, de jambes fuyantes qui avaient perdu leurs pieds avec leurs sandales." ("Elva", Le Journal, 24 mai 1894, pp.1-2)
La transformation d'Elva en Elise fut, à l'évidence, dictée par la modification du projet initial. Les parutions du Pèlerin du silence, où figure le "Théâtre Muet", en 1896, puis du recueil D'un Pays lointain en 1898, laissent à penser que Remy de Gourmont avait abandonné, à cette époque, l'idée d'achever Le Destructeur. Il serait bien difficile d'expliquer ce qui le conduisit néanmoins à reprendre certaines des pages déjà écrites, à leur donner une autre forme, et à les réunir sous un nouveau titre. Aussi ne le tenterai-je pas, et me contenterai-je d'avancer naïvement que Le Désarroi fut le dernier roman symboliste de Remy de Gourmont.

Lorsque j'en ai fini la lecture, il m'est resté une drôle d'impression de collage; l'histoire de Salèze et d'Elise semblait se greffer étrangement à l'intrigue politique, elle, strictement contenue dans le premier et le dernier chapitres. Il m'a donc fallu le relire, avec plus d'attention et en oubliant les pages trop proches du Destructeur. L'enjeu du Désarroi est en effet, malgré telles ressemblances, différent. Contrairement aux précédents récits de Remy de Gourmont, ce n'est pas l'amour qui occupe ici la première place, mais la liberté. Salèze n'est pas un homme amoureux. Il est un homme libre :
"- Elise, que m'importe une femme, l'amour d'une femme ! Au point où j'en suis de la pensée, toutes sont égales devant moi, pourvu qu'elles soient belles. Adieu."
Salèze est un anarchiste absolu, selon la définition que rappelle Nicolas Malais dans sa postface :
"Un anarchiste absolu est celui qui, chaque fois qu'il le peut faire sans dommage, se dérobe sans scrupule aux lois et à toutes les obligations sociales. Il nie et détruit l'autorité en ce qui le concerne personnellement; il se rend libre autant qu'un homme peut être libre dans nos société compliquées."
Et Le Désarroi, c'est alors moins un sentiment, qu'étymologiquement une désorganisation, une déconstruction méthodique des valeurs sociales. La Morale, la Religion, l'Etat, Salèze les donne en spectacle à Elise, en exhibe les mécanismes et l'absurdité : divine comédie. L'utopie et l'amour ne sont pas mieux traités, passés au crible de l'art :
"Elles sont très laides, mon ami, ces symboliques représentations du monde que vous exaltez de toute la force d'une imagination puissante et triste. Vue selon l'ordinaire méthode et sentie selon la commune habitude des hommes, la vie est moins désagréable, moins poignante, et jusqu'à vous connaître, elle m'a paru moins compliquée, toute en gestes, cris et formes, théâtre où je m'aimais comédienne et l'une des fleurs que le passant désire."
Le roman est une entreprise nihiliste et le chapitre final n'est que l'explosive et sanglante concrétisation de ce travail de sappe. Quand, dans Sixtine, Le Fantôme, Les Chevaux de Diomède Remy de Gourmont s'adonnait au récit d'expériences finalement déceptives, dans Le Désarroi, ultime roman de la vie cérébrale, il se libère complètement du principe de réalité, faisant de Salèze le double parfait de l'écrivain symboliste, celui qui influe à volonté sur l'organisation du réel, le monde étant sa seule représentation.

dimanche 9 décembre 2007

Une acquisition récente : le n°87 (octobre 1885) de LA JEUNE FRANCE

J'ai reçu, cette semaine, ce beau numéro de La Jeune France, déniché par l'incontournable Bruno Leclercq. Il s'agit de la 87e livraison, parue en octobre 1885. La revue, créée en 1878 par Albert Allenet, en était alors à sa huitième année; à partir de 1883, après la mort de son créateur, elle fut dirigée par Paul Demeny, dont le nom n'est pas inconnu aux rimbaldiens. La Jeune France fut accueillante aux écrivains et poètes de tout bord, avec une préférence, peut-être, pour les parnassiens, et pour les réputations déjà acquises, ce qui la rendit tout à fait respectable. Mais cette petite-soeur littéraire de la Revue des Deux Mondes, parce que justement strictement littéraire, ne demeura pas insensible aux évolutions du temps, et sut faire place aux jeunes. Ainsi, Emile Michelet devint secrétaire de rédaction dès le n°73 (25 juin 1884), avant d'être rejoint, à partir du n°82 (mars-avril-mai 1885), par Rodolphe Darzens. Ces deux noms ne nous sont pas étrangers, que l'on retrouvera, quelques mois plus tard, au sommaire des livraisons de La Pléiade. C'est Darzens qui fit entrer Mikhaël, son ami et condisciple de Condorcet, à La Jeune France, lui réservant une chronique régulière, la "gazette rimée" signée Pasquin.

Ce 87e numéro est historiquement important pour qui s'intéresse au Symbolisme. Car, aux côtés des contributions de Robert Caze, François Coppée, Tancrède Martel, Victor d'Auriac, Edmond Galabert, Paul Demeny et du prometteur Charles Morice, on trouve des articles, des proses et des poèmes d'Emile Michelet ("Culs-de-Lampe"), Ephraïm Mikhaël ("Les Décadents" & "Gazette rimée : L'apothéose de Francisque Sarcey"), de Rodolphe Darzens ("Critique littéraire"), Jean Ajalbert ("Marine") et Paul Roux ("Arrivée") qui préfigurent, trois mois avant que vagisse l'idée en leur esprit, ce que sera La Pléiade, revue à couverture violette et au format à peu près similaire. Ils en conserveront d'ailleurs l'imprimeur : Alcan Lévy. Ces jeunes poètes s'étaient reconnus et avaient trouvé, en même temps que de nouveaux maîtres, leurs voix respectives dans un dépassement des contraintes parnassiennes. Le poème "Arrivée" de Paul Roux est significatif, qui, plus métaphoriquement dense que ses productions précédentes, retraçant des retrouvailles familiales sous la menace du temps qui s'égrène, annonce en réalité un nouveau départ poétique.

dimanche 2 décembre 2007

"Saint-Pol-Roux et l'Inconnu" : réponse de Gilles Jouault-Mouden

On se souvient peut-être du billet que je consacrai, début juillet, au film Saint-Pol-Roux et l'Inconnu de Gilles Jouault-Mouden. Le compte rendu n'en était pas très favorable. Il exprimait mon avis, qui est d'un spectateur qui connaît le sujet, intimement, peut-être trop intimement, et qui s'est construit, à force d'étude et de recherche, une image du poète qu'il croit juste parce que fidèle à l'idée qu'il se fait de la poésie. Je n'avais pas retrouvé Saint-Pol-Roux dans ce film ou, plutôt, je n'y ai pas retrouvé mon Saint-Pol-Roux. Aussi, me paraît-il naturel de faire paraître sur ce blog, avec l'accord de l'auteur, la réponse que fit à mon compte rendu le réalisateur Gilles Jouault-Mouden. Il s'explique sur son travail et défend son point de vue avec une sincérité qui, deux avis valant mieux qu'un, mérite d'être entendue.

Je suis le réalisateur du film et je viens de découvrir votre article.

Je suis évidemment déçu que le film ne vous ait pas plu. Mais je tiens à vous remercier d'avoir pris la peine de le visionner deux fois et d'avoir ensuite fait part de son existence à vos lecteurs.

Votre critique me parait tout à fait sincère et je ne peux donc que la respecter, avec plaisir d'ailleurs.

Seul moment où je me suis trouvé un peu agressé (de suite les grands mots !), c'est lorsque vous laissez penser que je n'aurais pas su maîtriser mon montage, "trop brouillon" vous dites, je crois.

Le film a réellement été écrit sous forme de scénario (ce qui n'est pas le cas de tous les documentaires). J'ai passé plus d'un an à le faire dont quatre mois à le monter... Donc comprenez que je sois piqué et que je désire me défendre (encore un grand mot à réduire...).

Mon idée directrice depuis l'écriture était de renoncer à faire un portrait figé de SPR , et au contraire, d'organiser un chaos.

S'éloigner du scolaire, du didactisme ou de l'étude universitaire ("ismologique" ?) et au public qui découvre le poète, lui donner cette sensation de défricher un territoire laissé à l'abandon. D'où cette forme répétée dans le film : l'idée portée par telle image est révélée plus tard. L'image précède ou fait naître l'idée. Et pareil pour les images sonores...

Le chaos parce que ce territoire abandonné, ce n'est pas seulement celui de SPR et son œuvre, c'est aussi celui de toute la poésie (il n'y aurait pas que son manoir qui soit en ruine ?!). C'est encore pourquoi M. Rougerie et toutes les personnes qui interviennent dans le film sont prises dans ce chaos.

Avant de répondre à votre critique, il m'a fallu répondre à cette question : pourquoi voulez vous faire un film sur SPR, un poète mort, pas connu et pas facile à lire ? ma réponse n'ayant pas convaincu les banquiers de France 3, j'ai décidé de faire un film sur l'humanité dans un seul homme.

Les images "naïves, les ficelles, tel le Père Noel" ... oui, mais c'est pour moi l'ultime provocation contre une idée reçue d'aujourd'hui qui veut qu'un poète doit être un délinquant errant dans les caniveaux : mythe de Rimbaud, de l'adolescent révolté qui est devenu une pause, à prendre pour se sentir exister, ou attendue pour être médiatisé. Je voulais donc assumer jusqu'au bout l'image du Père Noel : on n'en est pas moins poète si on se construit un manoir et divertit les enfants. Il y va aussi et surtout de la place que la société octroie au poète et à la poésie...(j'abrège ce que vous savez déjà). Mais cette provocation ne renie pas le mythe rimbaldien pour autant, dans le souci de ne pas rajouter des barrières ! Je ne veux qu'imposer l'image et ne désire provoquer qu'une réflexion.

Le résultat est sous forme d'"essai" ? tout à fait d'accord : ni documentaire, ni fiction... je n'adhère pas aux résultats des recherches d'Averty, mais c'est bien ce geste là qui m'intéresse plutôt que de poser une voix off sur des images d'archives et autres banc titres.

Comme vous, j'attends que SPR inspire d'autres cinéastes. Ce film nous l'avons fait avec 3 euros 6 centimes, une équipe de 4, monté et mixé à 2... Heureusement, quelques spectateurs ne l'ont pas trouvé 0 !

bien respectueusement,

Gilles.