dimanche 19 août 2007

"Manger du foin & brouter du thym" : SPiRitus se met au vert

Le bel - et parfois mauvais - esprit du blog prend quelques jours de congés fort mérités. SPiRitus se met au vert. Il part demain, lundi, et ne reviendra que dimanche 2 septembre. Sa destination ? la Provence, berceau du Magnifique. Vous voyez que, même rétabli dans son corps, l'esprit des Féeries intérieures n'abandonne jamais vraiment la procession idéoréaliste. En reviendra-t-il hâlé de rayonnantes découvertes ? Rendez-vous début septembre pour le savoir. En attendant, il vous laisse avec le sondage mensuel "Qu'avez-vous lu de Saint-Pol-Roux ?" - encore 5 jours pour voter -, le Grand Jeu du Mois d'Août - encore 11 jours pour découvrir l'identité du mystérieux auteur de "La Princesse Magnifique", et 3 indices pour vous y aider -, le groupe des "Amis de SPR" - inscription en bas de page du blog -, et les 30 billets à lire, à relire, et surtout à commenter.

Mais il est l'heure d'achever mes valises et d'y glisser les quelques livres qui m'accompagneront :

  • le cinquième numéro du Frisson esthétique, qui vient de paraître et qui contient, entre autres merveilleuses promesses, la curiosa cronica de Nicolas Malais (celle-ci consacrée à "Voltaire et la Pucelle d'Orléans"), et un article de Remy de Gourmont, inédit depuis 1911, sur "Celui qui ne voyage pas" - de circonstance, isn't it ?

  • Le Voyage dans la lune de Cyrano de Bergerac et La Débutante, recueil de contes et pièces de Leonora Carrington, exceptionnelle peintre et écrivain surréaliste : ceci pour mes relectures.

  • Le mouvement décadent en France de Louis Marquèze-Pouey, acheté lors de mon séjour à Paris, et que je n'ai pas encore trouvé le temps de lire : ceci pour faire froncer les sourcils.

  • La Randonnée (Rougerie), l'une des plus étonnantes et des plus belles oeuvres de Saint-Pol-Roux : ceci pour la poésie.
Laissons un peu de place pour les acquisitions nouvelles que me réserve le bibliophilique destin de Provence... et refermons.

Magnifiquement.

On recherche...

Sous ce libellé de "Petites Annonces", paraîtront questions et recherches particulières concernant Saint-Pol-Roux ou ses contemporains (biographie, bibliographie, etc.). Tout visiteur du blog pourra y publier ses propres demandes. Pour cela, il suffit de me faire parvenir votre annonce rédigée, en précisant votre adresse mail, en cliquant sur ce lien : harcoland@gmail.com.

J'ouvre donc la rubrique :

SPiRitus : Je recherche les ayant-droits de Stuart Merrill (1863-1915), beau poète et protagoniste de la période héroïque du symbolisme. Collaborateur du journal Le Fou, du Scapin, des Ecrits pour l'art, de la Revue Wagnérienne, de la Plume, de la Revue Blanche, de la Revue indépendante, de l'Ermitage, du Mercure de France, de la Wallonie, de la Basoche, du Beffroi, d'Antée, etc., il publia plusieurs recueils de poèmes chez Vanier (Les Gammes, Les Fastes, Petits Poèmes d'Automne) et aux éditions du Mercure de France (Poèmes 1887-1897, Les Quatre Saisons, Une Voix dans la Foule). Mme Marjory Louise Henry lui a consacré une thèse en 1927, rééditée chez Slatkine en 1978. D'encore rares indices laissent à penser que Stuart Merrill fut un ami proche de Saint-Pol-Roux.

samedi 18 août 2007

Notule : un poème de SPR dans "les cahiers du 19e r.i."

Le patriotisme de Saint-Pol-Roux, même aux pires heures de la première guerre mondiale, celles qui devaient lui enlever son fils aîné, Coecilian, ne fut jamais indigne. J'y consacrerai sans doute plusieurs billets, tant la question est d'importance et demeure peu étudiée.

Mais aujourd'hui, une simple notule, inspirée par la réception d'un numéro des cahiers du 19e r.i., revue brestoise publiée sous le patronage de l'Amicale des Anciens Combattants du 19e régiment d'infanterie. Cette deuxième livraison de la troisième année, datée du 1er octobre 1932, est entièrement consacrée aux journées du "Calvaire Breton" transplanté du Tréhou (Finistère) au cimetière de Maissin (Luxembourg belge), en commémoration de la victoire qu'y remporta la 4e armée le 22 août 1914. De nombreux soldats de Bretagne, enrégimentés au 19e, y avaient laissé la vie.

Le poème que Saint-Pol-Roux compose pour cette occasion, "Le Pèlerin de pierre", d'abord paru dans la Dépêche de Brest, est un poème de célébration, une ode, dans cette prose rythmée et fortement assonancée qu'il affectionne et qui l'apparente au verset. C'est un des charmes des nombreux poèmes populaires ou de circonstance écrits par le Magnifique, tout au long de sa vie : ces "oeuvrettes" sont le fruit d'un grand lyrique. Saint-Pol-Roux a su renouer avec le haut lyrisme, non celui réinventé par le romantisme, mais tel que défini par Ronsard dont le chant inspiré divinise, ou mieux, pour user d'un terme cher à notre poète, glorifie(1) l'objet de la célébration. Il ne s'agit pas simplement de commémorer, c'est-à-dire d'actualiser un événement passé ou d'en donner une image pétrifiée à adorer; il s'agit, par l'entremise du Verbe, d'autoriser le passage du crépuscule à l'aube, du négatif au positif, du désespoir à la joie, de la mort à la vie. Il s'agit de transfigurer la réalité. Le chant est d'avenir :
O martyrs, construisons l'allégresse future avec le sacrifice dont l'histoire est pleine, et qu'un soleil de joie transfigure le monde à sa lumière blonde comme les cheveux sacrés de Magdeleine.
Qu'elle soit de circonstance ou non, la poésie de Saint-Pol-Roux est d'abord essentiellement lazaréenne.

(1) Glorifications est le titre sous lequel le poète avait pensé recueillir, au milieu des années 1920, plusieurs de ses poèmes de circonstance.

Rappels : Plus que 6 jours pour répondre au sondage "Qu'avez-vous lu de Saint-Pol-Roux ?", et plus que 12 pour trouver l'identité du mystérieux auteur du Grand Jeu du Mois d'Août. Tentez votre chance; une réponse à-côté n'interdit pas de rejouer.

vendredi 10 août 2007

Quelques gloses sur "Les Ombres Tutélaires", chez René Rougerie

C'est le titre d'une pièce inédite de Saint-Pol-Roux, publiée voilà deux ans par René Rougerie. L'éditeur pensait qu'avec La Besace du Solitaire (2000) s'était achevée l'édition, par ses soins, de l'oeuvre idéoréaliste. Il n'en fut rien, heureusement. Et son amour du poète est trop fort, sans doute, pour qu'il mette un point final à cette aventure éditoriale qui dure depuis quarante ans. Aussi Les Litanies de la Mer - synthèse légendaire devraient sortir des presses de Mortemart d'ici 2008. C'est une belle histoire que celle de René Rougerie. Il avait débuté dans les lettres comme poète naturellement. J'ai de lui un recueil, préfacé par A.-M. Gossez, Sous les figuiers aux mains pâlies... (Editions Provinciales et Grande Librairie Universelle), qui date de 1931. Il avait déjà donné A l'ombre de la dune (Gloria, 1928) et Clarines et Bourdons - Choix de poésies mises en musique par l'auteur (Editions des Roses, 1930). Le volume de poèmes en ma possession témoigne déjà d'un goût prononcé pour le beau livre, pour cet artisanat d'art que sait être encore, parfois, l'édition. Rougerie n'avait laissé à personne d'autre qu'à lui-même le soin d'illustrer Sous les figuiers aux mains pâlies... et il est vrai que ses bois sont charmants. On retrouve, cinq ans plus tard, son nom au sommaire de La Proue - revue des poètes indépendants où collaborèrent notamment Gustave Kahn, Francis Vielé-Griffin, André Fontainas, Carlos Larronde et Auguste Bergot qui, tous, fréquentèrent Saint-Pol-Roux. Mais ce n'est pas de cette époque que date, pour René Rougerie, la rencontre capitale avec l'oeuvre du Magnifique. Elle se fit, alors qu'il était devenu déjà éditeur et dirigeait une revue, Métamorphoses, dans les années 1960. Il y publia, en 1968, grâce à Raymond Datheil des brouillons de la Répoétique dont le liminaire avait été recueilli, deux ans auparavant, dans l'anthologie d'Alain Jouffroy : Les Plus Belles Pages (Mercure de France). Il avait été frappé par la modernité de ce texte étonnant et n'avait pas tardé à rencontrer Divine, la fille du Magnifique, puis Gérard Macé, alors étudiant, qui, le premier, s'était intéressé à ces inédits. Il en résulta une belle amitié entre ces trois-là qui donna naissance à des publications capitales. Vinrent ensuite Jacques Goorma et Alistair Whyte. René Rougerie édita de 1970 à 2005 vingt-deux volumes de Saint-Pol-Roux. Le dernier en date, donc : Les Ombres Tutélaires suivies de Tristan la Vie. Il faut lire la préface, "un espoir déchirant", dont l'éditeur fait précéder ces deux pièces. Elle dit mieux que tout billet combien il demeure intimement attaché à l'oeuvre de Saint-Pol-Roux. Elle est d'un homme passionné, d'un éditeur-poète qui se souvient de l'hommage d'Aragon, "Saint-Pol-Roux ou l'Espoir", et qui, se plaçant du côté des poètes, n'aime pas beaucoup les universitaires et les chercheurs. Elle est un pari sur l'avenir, et un pari gagné. Car Rougerie a la certitude - et c'est là ce qui, malgré la distance posée (de son point de vue, ne suis-je pas un universitaire ?), nous unit - cette certitude que la poésie de Saint-Pol-Roux ne peut, à terme, que s'imposer. Aussi une telle passion peut-elle aisément faire oublier le peu d'informations que nous transmet la préface sur les pièces, puisqu'elle n'est pas d'un chercheur qui vit dans ses notes et l'obsession du détail. Après tout, les vérités essentielles sont dites : 1. il reste encore de nombreux inédits à découvrir; 2. le théâtre fut la grande ambition de Saint-Pol-Roux; 3. et la Répoétique ne fut, à bien y regarder, qu'un développement naturel de ses conceptions dramatiques. Pourtant, le toqué - un des personnages de mon individu - qui me possède ne peut lutter contre sa pathologique manie de remettre à sa juste place le moindre bibelot, de quelques millimètres déplacé, sur la table des vérités. Il me faut céder ou alors choir dans l'insomnie. Je cède.

Poussons d'abord ces quelques babioles préfacielles en forme de Dame à la Faulx. René Rougerie mentionne, pages 12-13, une 4e version retrouvée de la tragédie de 1899, augmentée d'un acte, et précise : "Sont prévus dans les principaux rôles : Mme Segond-Weber, M. Albert Lambert, Mlle Bartet, M. Mounet-Sully..." ; or, ces comédiens étaient tous les quatre sociétaires de la Comédie-Française; et Saint-Pol-Roux ne présenta sa pièce, après remaniement, au comité de lecture de la Maison de Molière qu'une fois, en novembre 1910. Ce qui rattache cette 4e version à celle, la 2e, lue à cette occasion, et en fait un état intermédiaire. Quelques lignes plus bas (pp. 13-14), l'éditeur présente le brouillon d'un texte "qui pourrait être une sorte d'introduction à La Dame à la faulx, ou même à l'oeuvre théâtrale". En réalité, la première intuition fut la bonne : il s'agit bel et bien d'un brouillon d'un passage de la préface de La Dame à la Faulx, rédigée en 1895. Il est encore question, implicitement cette fois, de ce drame, pages 18-19. René Rougerie reproduit une lettre "adressée à un ami non identifié - peut-être Maeterlinck ?" (hypothèse peu probable puisqu'il y est fait mention de Materlinck à la 3e personne; avançons plutôt l'hypothèse Vallette). Saint-Pol-Roux y défend la paternité de l'idée par laquelle l'auteur de La princesse Maleine clôt son chef-d'oeuvre : le chant du coq, citant à l'appui "Lazare - pièce âgée de cinq ans où triomphe la Mort", "les Noces rouges" et sa "symphonie tragique, dont [il tait] le titre encore, et qui, [espère-t-il], entreprendra bientôt [son] Combat". "Noces rouges", une "Symphonie tragique" (Ne serait-ce pas "Sa Majesté la Vie"?) sembleraient avoir été entièrement écrites", poursuit Rougerie. Sa Majesté la Vie désigne un projet dramatique du poète, conçu autour de 1930. Ce qui daterait la lettre des dernières années de la vie du Magnifique. Ce ne peut être le cas : La princesse Maleine parut en 1890 -mais il y eut des rééditions, m'objectera-t-on, soit; que dire alors de "Lazare - pièce âgée de cinq ans où triomphe la Mort" déjà apparue, avec cette même caractérisation, dans le billet consacré à La Pléiade, en une citation de "La Gloire du Verbe, par Pierre Quillard" (Mercure de France, février 1891) ? Et cette "symphonie tragique, dont je tais le titre encore" ne la trouvait-on pas à peine changée en "Symphonie humaine - dont je tais le titre", dans le même article rédigé les 5 et 6 décembre 1890, obligeant à dater la lettre des derniers mois de cette année et à identifier ladite "symphonie" non à Sa Majesté la Vie mais à La Femme à la Faulx, premier titre d'une version initiale de la Dame à venir ?

Mais venons-en à ces Ombres Tutélaires. C'est une pièce qu'il fallait éditer, car si elle n'est pas un chef-d'oeuvre, elle témoigne de l'humour du Magnifique, de sa truculence, de sa culture aussi, et surtout relève, avant la lettre, des traditions de l'avenir. C'est un étrange colloque où sont convoquées, autour de l'Amphytrion-Saint-Pol-Roux, les ombres de Socrate, Platon, Epictète, Euripide, Lucien de Samosate, Marc-Aurèle, Catulle, Horace, Homère, Plaute, Eschyle, Virgile, Esope, etc., et l'ombre ultime et dégringolante de l'Oncle Sarcey, qui engagent le poète, désespéré par l'incompréhension à laquelle se heurte son oeuvre, à poursuivre son effort d'avenir. "La pièce n'est pas datée. Mais on peut raisonnablement penser qu'elle date de la période où Saint-Pol-Roux, en proie à de grands soucis financiers, songeait à quitter Camaret", précise René Rougerie. Le Magnifique, acculé, avait effectivement envisagé de vendre son manoir en 1920. Pourtant, plusieurs indices prouvent que la pièce fut écrite bien avant cette date : la dédicace à Remy de Gourmont, d'abord, faisant remonter sa composition avant la mort de ce dernier, le 27 septembre 1915; le thème même de la scène qui dramatise de fortes déceptions du poète, probablement celles éprouvées après le double refus de la Comédie-Française et du Théâtre des Arts, en 1910 et 1912, de représenter La Dame à la Faulx (et le choix du genre dramatique est caractéristique); le projet du Tragique dans l'Homme, enfin, dont les épreuves étaient corrigées, prêt à paraître en 1914 chez Figuière, et dans lequel devait figurer Les Ombres Tutélaires, divertissement. La pièce serait donc de 1912. Date que tendrait à confirmer sa proximité avec la version inédite de Tristan la Vie, hommage à Corbière. L'éditeur indique en note que "les deux pièces [font] partie des quelques deux cents feuilles manuscrites remises par Divine à un étudiant pour le moins indélicat"; ces "deux cents feuilles" semblent avoir fait partie d'un ensemble de manuscrits consacrés au théâtre. Appartenaient-elles au Tragique dans l'Homme ? C'est possible. Nous savons que Les Ombres Tutélaires et Tristan la Vie devaient y figurer.

Dernier bibelot - en forme de crapaud - avant d'aller dormir : La version de cette dernière pièce, publiée ici, est probablement celle qui aurait dû être recueillie dans le volume des oeuvres théâtrales complètes, en 1914. C'est bien celle-ci qui avait été retenue, par Carlos Larronde, parmi les trois pièces de l'auteur que devait représenter le Théâtre Idéaliste, le 23 mars 1914. Mais pour des raisons "techniques", on ne la joua pas, comme nous l'explique un "écho" de Comoedia du 26 mars :

"Tristan la vie, de Saint-Pol-Roux, annoncé au Théâtre Idéaliste, n'a pas été finalement représenté. M. de Max aurait, paraît-il reculé, devant certaines difficultés de mise en scène.
Il est certain que la pièce n'était pas facile à monter.
A un moment particulièrement émouvant M. de Max devait s'écrier : "Des ailes, des ailes, il me pousse des ailes !" Et les ailes ayant effectivement poussé sous les yeux émerveillés du public, il devait d'un coup d'aile, abattre An Ankou (la mort) "les quatre os en l'air !"
Quant à la mort, elle était, au dénouement, passée à la couverte : "Elle rebondit dans la couverture jusqu'à ce que la carcasse lugubre se disloque et s'éparpille comme os par os, un peu partout dans la ténèbre et le mystère".
Pour l'artiste qui aurait interprété le rôle de l'Ankou, c'était certainement un joli succès de générale.
Mais il aurait sans doute fallu le doubler pour la première."
Que l'on compare les deux versions de Tristan la Vie disponibles chez Rougerie : celle du Tragique dans l'Homme - tome I, et celle de Les Ombres Tutélaires suivies de Tristan la Vie. Ce dénouement fracassant n'apparaît que dans la seconde.

Rappels : Il ne vous reste plus que 14 jours pour participer au sondage "Qu'avez-vous lu de Saint-Pol-Roux ?" - et plus que dix-neuf pour découvrir l'identité du mystérieux auteur de notre "Grand Jeu du Mois d'Août" (bientôt un deuxième indice).

dimanche 5 août 2007

De ma Bibliothèque (7) : "Les Reposoirs de la Procession - Tome premier" (1893) - I

Pour Saint-Pol-Roux, 1893 fut une année particulièrement riche en publications. Il n'avait rien fait paraître depuis la belle plaquette du Bouc émissaire, long poème initialement publié dans La Pléiade - deuxième série, et éditée, sous le nom de Saint-Paul Roux, à compte d'auteur sur les presses de l'Imprimerie de la Vie Moderne en 1889. Entre ces deux dates, il aura participé au développement du Mercure de France, travaillé à l'achèvement de sa "symphonie tragique", La Femme à la faulx, première version de la Dame, et lancé son manifeste du Magnificisme (17 juin 1891) dans les colonnes de l'Echo de Paris. Avec l'enquête de Jules Huret sur l'évolution littéraire, le nom du poète, jusqu'alors connu d'une élite de jeunes écrivains, allait s'attacher désormais pour les chroniqueurs de l'époque à d'orgueilleuses théories poétiques et à un qualificatif, rapidement tournés en dérision. Il était d'autant plus facile de moquer les prétentions de ce Magnifique qu'il n'avait jusqu'ici rien produit qui permît de juger - sur pièces - de leur pertinence. L'article qu'il donna dans le Mercure de France de février 1892, "De l'Art Magnifique", où, se défendant d'avoir voulu fonder une école nouvelle, il explicitait certains points de sa lettre-manifeste, ne lui attira pas davantage de sympathie, en dehors des groupes symbolistes; et encore, certains poètes de sa génération, comme René Ghil ou Anatole Baju, n'hésitèrent pas à caricaturer sa pensée dans leurs revues ou ouvrages. Les oeuvres manquaient. Qu'à cela ne tînt, Saint-Pol-Roux publia coup sur coup, l'année suivante, deux drames : l'Epilogue des Saisons humaines (dans cinq livraisons des Entretiens politiques et littéraires d'abord), L'Ame noire du Prieur blanc, et Les Reposoirs de la Procession, recueil de poèmes en prose - tous trois au Mercure de France. Si l'on ajoute, en 1894, la parution du Fumier dans trois numéros de la Revue Blanche, puis, sous le pseudonyme de Daniel Harcoland, de son monodrame Les personnages de l'individu, comment ne pas lire cette forte productivité comme une réponse du poète aux critiques faciles et pernicieuses de ses contemporains.

Parmi ces titres, le volume des Reposoirs de la Procession occupe une place à part. C'est le seul recueil poétique, isolé au milieu de quatre pièces de théâtre, et le premier publié. Des projets, mais de recueils de vers, plusieurs fois remis sur le métier, entre 1884 et 1887, étaient restés dans ses tiroirs. Saint-Pol-Roux avait trente-deux ans. Il était temps de produire une somme qui rende compte de dix années d'une vie consacrée à la poésie. C'est là sans doute une des raisons qui conduisit le Magnifique à apporter un soin tout particulier à l'édition du tome premier des Reposoirs. Car c'est, à mon sens, le plus beau livre de Saint-Pol-Roux. Edité à compte d'auteur, il en maîtrisa entièrement la publication et le fit tel qu'il le rêva. Et Les Reposoirs de la Procession pourrait représenter l'archétype du recueil, tant sa construction, malgré la diversité a priori des textes qui y sont réunis, parvient à le doter d'une étonnante unité. Il est le Livre idéoréaliste. Le grimoire recueillant les formules poétiques théorisées deux ans plus tôt. Je ne me lasse pas de l'ouvrir, de le relire et de l'étudier. J'y ai consacré quelques communications. En voici la substance sous forme de notes et de réflexions, que le lecteur aura, je l'espère, plaisir à parcourir, et qui, surtout, lui donneront envie de se procurer l'un des 537 exemplaires in-8 écu de l'édition originale (500 ex. sur papier de luxe à 4 fr.; 20 ex. sur hollande à 20 fr.; 10 ex. sur japon impérial et 4 ex. sur chine à 25 fr.; 3 ex. sur whatman à 30 fr.).

L'élaboration du recueil

Le volume se compose de 25 proses, de 3 poèmes en vers servant d'épigraphes et d'un long "liminaire", seuil du recueil. Tous ont été rédigés entre 1886 et la fin de l'année 1892, en trois lieux différents : la Provence natale, la Bretagne et Paris. Plus de la moitié des textes ont paru en revue : Revue Blanche (5), Mercure de France (8), Ermitage (1), Livre d'Art (1) et L'Art littéraire (1), entre janvier 1891 et août 1893 - Les Reposoirs de la Procession ne seront mis en vente qu'en décembre. Quelques-uns y étaient précédés d'un sur-titre collectif, constituant des ensembles ou sections.

Un premier sous-ensemble, paru entre janvier et mars 1891 dans le Mercure est constitué de deux "Reliefs" : "Nocturne" et "Le Pèlerinage de Sainte Anne". Il pourrait bien s'agir du premier titre retenu par Saint-Pol-Roux pour son recueil, dont l'idée serait alors née vers la fin de 1890. Le terme rappelle son ancienne Théorie des Reliefs, réflexion esthétique élaborée entre 1884 et 1885, dont il donna une définition dans "La Gloire du Verbe, par Pierre Quillard" (Mercure de France, février 1891) :

"Sur un panthéisme admis comme fond de toile de l'univers artistique, se révolte un polythéisme de parties infimes ou colossales, passives par la patte, lesquelles se proclament indépendantes, ambitionnant de faire planer leur activité personnelle sur l'universelle Activité. La familiarité des rites innombrables constitue l'originalité foncière du quintuple artiste..." (5 & 6 décembre 1890)
En 1886, le quotidien marseillais, La Vedette, présentait le poète, comme le fondateur "de la jeune école du Relief"; et des projets anciens, comme celui des Nazaréennes ou des Magnifiques, recueils de vers, présentaient déjà des sections intitulées "Reliefs antiques", "Reliefs dramatiques", "Reliefs lyriques", etc. Cette théorie apparaît comme la formulation originelle de ce qui deviendra l'idéoréalisme. Déjà, il s'agissait de "plasticiser l'idée", de la rendre sensible, d'en relever, en un même poème, les fragments épars dans l'univers. Déjà, l'image s'annonçait comme le medium privilégié de cette mise en reliefs.

Un deuxième sous-ensemble, "Les Magnificences", réunit "Le calvaire immémorial" et "L'autopsie de la vieille fille", parus respectivement en septembre et novembre 1891, dans le Mercure de France. On y reconnaît sans peine une réminiscence de l'un des projets anciens en même temps qu'une annonce du Magnificisme.

Les deux dernières sections peuvent être regroupées sous le titre général de "Tablettes". Les deux poèmes, "Le trépas du puits" et "Soir de brebis" appartiennent à un groupe de quatre textes écrits à Saint-Henry et publiés dans le Mercure de France de juillet 1891 sous le titre "Tablettes de Provence". Les deux poèmes qui ne figurent pas dans le recueil ("Matin dominical" et "Sous le glas") ont probablement été éliminés parce qu'ils mêlaient vers et prose, et que, par conséquent, leur forme hybride nuisait à l'unité du livre. Les "Tablettes de Voyage", quant à elles, comptaient à l'origine six poèmes, un sonnet et cinq proses, dont une, "Sur une roche dans le vent robuste et pur de la mer", n'a pas été retenue; ces six textes parurent en octobre 1892 dans la Revue Blanche. Saint-Pol-Roux avait sans doute envisagé ce second titre de "Tablettes" pour son recueil, un titre, qui, comme "Reliefs", renvoyait plus à la forme des poèmes qu'à leur contenu, un titre presque générique. A la fin du "Liminaire", on peut en effet lire que Les Reposoirs de la Procession "réunissent les tablettes où sont consignées les variées impressions de la route étrange". Le mot rappelle d'abord un support d'écriture, c'est-à-dire, ces "petites planchettes de bois enduites d'une légère couche de cire, sur laquelle les anciens écrivaient" ou encore "par extension, ces feuilles d'ivoire, de parchemin, de papier, etc., attachées ensemble et qu'on porte ordinairement sur soi pour écrire les choses dont on veut se souvenir" (Littré). Il renvoie donc à un support mobile, transportable sur lequel l'écrivain peut laisser une trace de ses réflexions ou sentiments, au cours de son périple, un support qui permet de figer, par le relief, le fugitif, l'instantané. Le mot rappelle également le "titre de certains ouvrages où les matières sont rédigées par ordre et en raccourci"; il se réfère à un genre composé de textes brefs, ordonnés selon une chronologie ou une évolution précise.

Le glissement des premiers titres envisagés, "Reliefs" et "Tablettes", au titre définitif du recueil, autorise le passage de la simple désignation générique ou formelle à la signification générale que les proses, rassemblées selon un ordre réfléchi, confèrent au recueil.

Sa structuration

Quelques remarques sur le titre : Les "reposoirs" sont étymologiquement des lieux où l'on se repose, où l'on dépose un objet pour le stabiliser momentanément. Ils désignent également, toujours selon Littré, des endroits, dans une oeuvre écrite, où l'esprit peut se reposer. Enfin, on appelle "reposoirs" les "autels qu'on fait dans les rues durant la procession de la Fête-Dieu, pour y faire reposer le saint sacrement". Cette dernière définition doit arrêter particulièrement notre attention puisque les deux substantifs du titre y apparaissent liés. Comme la "tablette", donc, le "reposoir" est un support qui évoque ou célèbre, en l'actualisant, un évènement passé; mais ici, un rapport évident s'établit avec le sacré. La "procession" donne en effet une connotation religieuse au recueil, connotation que l'on retrouve dans le titre de certains des poèmes ("Coqs", "Le pèlerinage de Sainte Anne", "L'âme saisissable", "La religion du tournesol", "Les filles du calvaire" ou "le calvaire immémorial"). Les "reposoirs de la procession" se présentent alors comme des pauses, des stations qui rythment une marche vers un lieu mythique, symbolique ou sacré, "marche solennelle du clergé et du peuple qui se fait dans l'intérieur de l'église ou au dehors, en chantant des hymnes, des psaumes ou des litanies". Soit une pluralité d'étapes constituant un cheminement vers un but unique et chargé de sens. Et, dans la mesure où sur chacun des "reposoirs" est déposé un poème, c'est l'acte poétique qui est sacralisé, et ce, tout au long d'une procession qui n'est plus véritablement celle d'un groupe, mais bien plutôt celle du poète lui-même.


Les liminaires : Sur ce point, les deux liminaires (sonnet épigraphe et préface proprement dite) ne laissent planer aucun doute. On peut lire au début du "liminaire" en prose, la phrase suivante : "Le pas de ma vie - la vie ce pèlerinage de la mort ! - s'avance vers l'Idée à travers la Nature, et mon âme en extase d'aube ou de soleil ou de nuit s'arrête à la moindre occasion dont Celle-ci pare Celle-là." Le poète s'y décrit comme un pèlerin cheminant à travers la Nature pour y révéler, par la parole poétique, l'Idée qu'elle enferme. Cette première phrase nous fournit deux autres éléments structurants; elle assimile d'abord la procession à la vie, à l'existence dont la finalité est bien évidemment la mort; elle indique ensuite une composition réglée sur la course du soleil, de l'aube au crépuscule, que confirme la note 21 où Saint-Pol-Roux précise que "le seul ordre donné à ces courtes exégèses est celui de la journée". Le second liminaire, en vers, placé en épigraphe au précédent, emprunte l'allure canonique de l'adresse au lecteur, assimilé, pour l'occasion, au "poète adolescent", c'est-à-dire en formation. Le Magnifique y révèle une sorte de mode d'emploi poétique où, encore une fois, il identifie le poète au pèlerin, lui fixant un itinéraire à suivre. Itinéraire qui s'avère aussi bien itinéraire de lecture et justification de la composition du recueil. Le huitième vers renvoie explicitement à "la religion du tournesol", le poème pivot des Reposoirs de la Procession. Le poète, ainsi qu'il l'avait fait dans le texte précédent où il définissait son livre comme une "sorte de mémoires des sens, du coeur, de l'esprit, des miscellanées sans date", enlinceulant sa rose horloge d'existence, se place, à la manière de Chateaubriand, ou du Hugo des Contemplations, dans un hors-temps, un temps d'après la mort. Car, la procession n'est seulement spatiale, elle est aussi existencielle, et le lieu, vers lequel elle tend, est, en réalité, un non-lieu - la tombe -, et un hors-temps - l'éternité.

L'unité du Livre - hypothèse de sens

L'unité du recueil est évidemment d'abord réalisée par la cohérence générique. Il se compose de 25 poèmes en prose dont la forme se répète sensiblement identique pour certains. "Coqs", "Lever de soleil", "La religion du tournesol", "Nocturne" comportent une phrase-refrain qui les scande et les découpe en paragraphes/couplets de longueur à peu près égale. Ces textes possèdent en outre une forte unité thématique; tous allient à la position du soleil, au moment du jour qu'ils décrivent, un vocabulaire religieux : "Le val s'éclaire de reniements de Saint-Pierre", le poète cherche à définir "la religion du tournesol", ou alors "la ténèbre communie". Il faut se rappeler, en effet, que l'ordre donné à ces proses est celui de la journée. Aussi n'est-il pas indifférent que le recueil compte 25 poèmes, soit 24+1, c'est-à-dire autant de poèmes que d'heures dans une journée, plus une heure nouvelle. On trouve, d'ailleurs, dans "Nocturne", dédié à Huysmans, l'un des derniers poèmes du volume, une mention du "Livre d'Heures" auquel, de fait, vient s'apparenter le recueil. La procession du poète le conduit à suivre la course du soleil, de "l'aube mauve" de "Coqs", temps primitif et inaugural où la figure du poète se confond avec celle d'un christ, à la fois victime et bourreau, jusqu'à l'apparition de la nuit, en passant par la cour qu'il fait au tournesol, envieux de prendre la place de l'astre. Suivre sa course, vouloir l'arrêter - en nouveau Josué -, ou se substituer à lui, manifestent un même désir de contrôler l'écoulement du temps, de figer l'existence dans un éternel présent. Tel est, en outre, le sens du dernier poème, cette 25e heure qui clôt le recueil. Le "Paon", symbole du Soleil, de l'éternité et symbole christique de résurrection, se présente comme l'ultime réponse à cette volonté d'échapper à la temporalité. Et le poème conclut le Livre de trois façons : il renvoie d'abord au sonnet liminaire, par la référence qui y est faite à l'adolescence passée, "saine de la vie", achevant ainsi l'itinéraire initiatique; il résume ensuite le cheminement structurel du recueil, via le discours de l'oiseau, reprenant la journée comme image de la vie entière; il le clôt enfin avec l'exclamation finale du poète qui abolit la temporalité et lui offre - même déceptive - le non-lieu et le hors-temps espérés, résolution dialectique de sa procession : "O vivre au coeur des solitudes, une pierre sépulcrale au-dessus de ma vie !"

(à suivre : Le Livre du Magnificisme - Un recueil-manifeste)

Rappels : Le sondage mensuel, "Qu'avez-vous lu de Saint-Pol-Roux ?", attend toujours vos votes. Et n'oubliez pas de tenter votre chance au Grand Jeu du Mois d'Août.

jeudi 2 août 2007

Saint-Pol-Roux, collaborateur de "La Plume"


En rangeant de nouvelles acquisitions dans le rayonnage de ma bibliothèque, consacré aux petites revues, je remets la main sur le n°125 de La Plume (du 1er au 15 juillet 1894). Voilà une livraison qui mérite bien un billet nouveau. Parce qu'elle est historiquement d'importance. C'est de ce numéro que date la première collaboration de Saint-Pol-Roux à la revue de Léon Deschamps (1864-1899). La Plume en était déjà à sa sixième année d'existence, et il semble presque étonnant que des textes du poète y aient paru si tardivement. Bien sûr, le nom de Saint-Pol-Roux y avait déjà été cité à maintes reprises auparavant - toujours avec bienveillance; mais sa signature n'apparaît bien qu'à partir de cette livraison.

Il n'est pas impossible que le Magnifique aura voulu demeurer fidèle au Mercure de France auquel il avait souscrit, pour deux parts, dont il était l'un des rédacteurs réguliers, et qui s'annonçait comme une concurrente sérieuse de La Plume. L'examen de ses collaborations pour les années 1890, 1891 et 1892 semble confirmer cette hypothèse. Trois poèmes en vers paraissent dans les Mercure de février, août et décembre 1890; le nom de Saint-Pol-Roux figure ensuite au sommaire de tous les numéros, parus entre janvier 1891 et juin 1892, à l'exception du numéro d'août 1891. Et la plupart des autres revues auxquelles il collabore, dans cette période, sont dirigées ou rédigées par des fidèles du Mercure : Le Théâtre d'Art et le Livre d'Art de Paul Fort, revues-programmes du théâtre symboliste dirigée par le même et dont Saint-Pol-Roux, avec Vallette, Rachilde, Hérold, et quelques autres, est membre du comité de lecture; l'Echo de France, les Essais d'Art Libre, dont le directeur littéraire - pour la première - et co-directeur littéraire - pour la seconde - est Remy de Gourmont. Citons enfin l'Echo de Paris et l'En-dehors de Zo d'Axa et Roinard, pour clore la liste. On le voit, outre ces derniers périodiques, le nom du Magnifique reste, entre février 1890 et juin 1892, attaché au groupe du Mercure de France.

Il faut attendre octobre 1892 pour que Saint-Pol-Roux donne des textes à ses consoeurs et concurrentes : il signe, ce mois, six "tablettes de voyage", dans la Revue Blanche des frères Natanson. Ses affinités anarchistes l'en auront naturellement rapproché. Puis, à partir d'août 1893, il collabore à L'Ermitage, d'Henri Mazel, à L'Art littéraire, de Louis Lormel, aux Entretiens politiques et littéraires, de Paul Adam et Francis Vielé-Griffin - sans qu'aucun texte de lui ne paraisse au Mercure de France. Aucune contribution de Saint-Pol-Roux ne figure dans la revue de Vallette, entre juillet 1892 et décembre 1893 compris. L'explication ? la phynance. Dès le premier trimestre de 1892, le Magnifique, en mal d'argent, avait pris du retard dans le paiement de ses cotisations et avait finalement dû vendre ses parts puis démissionner du comité de rédaction du Mercure. Même s'il était resté en bons termes avec Vallette, Rachilde et Gourmont - qui lui adressa son Latin Mystique en novembre, malgré une souscription impayée -, il avait préféré ne plus rien proposer à la revue. Il faut néanmoins noter que les trois volumes publiés en 1893 le seront aux "Editions du Mercure de France".

Mais refermons cette longue parenthèse explicative et revenons-en à La Plume. Suite à l'enquête sur l'évolution littéraire, et à l'article "La Gent irritable. La Trève", paru dans le Mercure d'octobre 1891, Léon Deschamps avait proposé à Saint-Pol-Roux de constituer un numéro Magnifique pour sa revue. Les numéros spéciaux n'étaient pas rares à La Plume; il y en eut sur l'anarchie, sur l'Ecole Romane, puis sur le Naturisme, et bien d'autres sujets, qui constituent des documents d'un grand intérêt. Un manuscrit conservé à Doucet prouve que le Magnifique travailla à la réalisation de son numéro : il y donne une liste des textes à reproduire, un sommaire (I- Saint-Pol-Roux II- Théâtre Magnifique III-Bibliographie IV-Les Magnifiques dans l'histoire V-Souvenirs), une liste des collaborateurs magnifiques envisagés (Camille Mauclair, Gabriel Randon, Jules Méry, Remy de Gourmont - le nom est barré -, Louis Denise). Mais cette livraison spéciale ne parut pas. Est-ce le poète qui ne mena pas ce projet au bout - il avait certains scrupules à présenter le Magnificisme comme une école nouvelle, et un numéro spécial l'aurait consacré telle - ou le directeur de la revue, au dernier moment, le refusa-t-il ? Il est difficile de trancher. Quoi qu'il en soit, nous savons que Deschamps demeurait assez sceptique à la lecture des exposés théoriques de Saint-Pol-Roux. Dans sa chronique sur "La jeune littérature" de la Revue encyclopédique, il accorda, le 1er janvier 1893, quelques lignes laconiques et sèches au Magnificisme :

Plus restreinte est la tapageuse école de M. Saint-Pol-Roux-le-Magnifique. Elle ne comporte que deux membres : le maître, M. Saint-Pol-Roux, et son disciple, M. Jules Méry.
"Dans l'art magnifique, la forme est le rayonnement de l'essence; l'arbre de l'oeuvre a ses racines dans l'idée infinie et foncière, ses fleurs et ses fruits éclos et mûris dans l'espace et le temps sont les manifestations formelles et finies de l'idée.
"Le magnificisme est l'art de la recherche de l'absolu : l'être présenté à travers l'orchestration de ses phénomènes."
Ainsi soit-il.
Léon Deschamps préférait aux théories les oeuvres elles-mêmes. Et c'est lui qui se chargea du compte rendu élogieux, malgré des réserves sur le fond, de l'Epilogue des Saisons humaines, dans La Plume du 15 novembre 1893; il y relevait "une richesse d'expression poétique inouïe qui dénote en l'auteur de ce drame un rare et pur poète". Voilà qui devait, deux ans après le projet avorté du numéro Magnifique, inciter Saint-Pol-Roux à proposer des textes à Deschamps.

Dans le numéro de la première quinzaine de juillet 1894, on trouve deux poèmes des Reposoirs de la Procession, tome second (le premier venait de paraître) : "Oiseaux" et "Chèvres parisiennes", dédiés respectivement à Catulle Mendès et Lucien Descaves. Etrangement, aucun compte rendu du recueil ne sera fait dans La Plume. Il faudra attendre le 1er août pour lire, sous la plume élogieuse d'Emmanuel Signoret, ces quelques lignes qui concluaient sa lettre sur "Les destinées de l'idée poétique" :

"Saint-Pol-Roux n'est point comme Jean Moréas, un parfait écrivain. Mais je salue en lui toutes les fougues et tout le ruissellement de sang et d'or d'un homme de génie. Sa parole est évocatrice et s'épanche - tonnante et éblouie - comme un torrent qui tombe de haut. Ses vastes conceptions me passionnent. Sa prose a parfois le vertige d'accent des plus beaux vers.
C'est en lisant les Reposoirs de la Procession que vous pourrez assister, Monsieur, à l'insensible transition qui va nous conduire à la génération de vingt ans."

Signoret admirait Saint-Pol-Roux. Déjà, dans le numéro présenté ici, il avait donné sa préface à Daphné, recueil de vers, dans laquelle il comptait le Magnifique parmi les meilleurs représentants des générations nouvelles : "Saint-Pol-Roux vient de se dresser étrangement, élevant des livres noyés de mystère".

Malgré ces marques enthousiastes, La Plume de Deschamps n'accueillit aucun autre de ses poèmes. Et on ne relève plus le nom de Saint-Pol-Roux qu'au bas de réponses à des enquêtes ou d'articles. Voici la liste de ces contributions :
  • n°132, 15 octobre 1894 : "Vote du Congrès des poètes qui élut Verlaine", réponse.
  • n°163, 1er février 1896 : "Sur Verlaine", réponse aux questions posées sur Verlaine lors du Congrès des poètes à l'issue duquel Mallarmé fut élu Prince des Poètes. - "Origines de la famille Verlaine", article.
Et c'est tout. Il est vrai que Saint-Pol-Roux avait quitté Paris pour les Ardennes et que ses collaborations aux revues s'étaient sensiblement raréfiées. La personnalité de Deschamps, plus proche poétiquement de Moréas et adhérent, politiquement, à l'antidreyfusarde Ligue de la Patrie Française, pourrait cependant expliquer la faible somme de textes du Magnifique, publiés entre 1894 et 1899 dans La Plume. Ce n'est, d'ailleurs, sans doute pas un hasard si, peu après la mort du directeur, le 28 décembre 1899, la revue, tombée aux mains de Karl Boès, accueillera les contributions du poète plus qu'aucune autre, et ce jusqu'en 1905, sa dernière année de parution(1). Amusons-nous à en dresser la liste. Il suffira alors de la comparer avec la précédente pour se convaincre que Boès estimait probablement plus la poésie de Saint-Pol-Roux que son prédécesseur :
  • n°268, 15 juin 1900 : "Le Mai", poème en prose.
  • n°272, 15 août 1900 : "Les Vieilles du Hameau", poème en prose.
  • n°276, 15 octobre 1900 : "Sarah la tragédienne", sonnet.
  • n°281, 1er janvier 1901 : "Sa Majesté la Foi", poème en vers libres.
  • n°289, 1er mai 1901 : "Enquête sur le Mariage", réponse.
  • n°309, 1er mars 1902 : "La première femme", poème en vers.
  • n°313, 1er mai 1902 : "Ambition", poème en prose.
  • n°335, 1er avril 1903 : "Coecilian le sauveteur", poème en prose.
  • n°345-346, 1er-15 septembre 1903 : "Colombe", poème en prose.
  • n°365-366, 1er-15 février 1905 : "Madame la Vie", poème en prose.
D'aucuns jugent que la mort de Deschamps précipita le déclin de La Plume. Nul doute, c'était, comme Vallette, un excellent directeur de revue. Mais il faut rendre hommage à Karl Boès. Sa Plume eut, tout de même, quelques numéros magnifiques.

(1) La Plume ressuscita en 1911 et vécut sa deuxième vie jusqu'à la veille de la guerre. On n'y trouve aucun texte de Saint-Pol-Roux.

Rappels : N'oubliez pas le sondage mensuel : "Qu'avez-vous lu de Saint-Pol-Roux ?" Laissez votre vote (barre latérale gauche). Et tentez votre chance au Grand Jeu du Mois d'Août.

mercredi 1 août 2007

"LES PETITES SEYMOUR", de Jean-Pierre Lassalle


Il est des hommes qu’on s’enorgueillit de connaître. Jean-Pierre Lassalle est de ceux-là. Je l’ai connu à l’Université de Toulouse. J’assistais à ses cours. J’appris de lui qu’un bon chercheur se double d’un chineur curieux. Spécialiste de Lautréamont(1), il nous apportait ses dernières trouvailles bibliophiliques : un volume du capitaine Mayne-Reid, l’Elën de Villiers de l’Isle-Adam. D’un chapitre du premier, Ducasse s’était inspiré pour un épisode des Chants; et du second, jaillissait une explication probable du titre mystérieux de Mallarmé : Igitur ou la folie d’Elbehnon. Pointillisme intertextuel, diront certains. Mais la connaissance est faite de ces détails accumulés, et j’ai fait mienne cette méthode de recherche, qui a porté ses fruits. J’ai été l’étudiant de Jean-Pierre Lassalle; il dirigeait mon DEA – il connaissait parfaitement l’œuvre de Saint-Pol-Roux, et de bien d’autres. Il me parlait – mon travail s’y prêtait – d’André Breton qu’il avait fréquenté, de ses amis surréalistes du «troisième convoi», tous grands artistes et beaux poètes, dont il serait temps de dire l’importance : Adrien Dax, Alain Jouffroy, Noël Arnaud, Guy Cabanel, Gérard Legrand, et tant d’autres. Je me souviens du jour où – première marque d’amitié – il me dédicaça les trois volumes, parus chez M.C.P. (Toulouse), qui recueillaient l’ensemble de son œuvre poétique : La Fuite écarlate, Poèmes Presques suivis de La Grande Climatérique, L’Ecart Issolud suivi d’Agalmata. Je n’avais alors lu du poète Jean-Pierre Lassalle qu’un article sur les «Théories monétaires» dans le numéro double de Bief – Jonction surréaliste du 15 février 1960, dans lequel il proposait des solutions poétiques à la destruction du «mythe monétaire» :
- macroscopique : mettre en circulation d’énormes billets de banque en béton précontraint avec figurant la République une vestale murée vive dans un bain de plexiglass…
- microscopique : Frapper une monnaie plus petite qu’un grain de sable, une monnaie que l’on perdra tout le temps ; que l’on aura sous l’ongle, dans l’œil, dans une dent creuse…
Brouiller les pistes convenues, en jeter des nouvelles – encore à défricher – à la raison du lecteur : la poésie de Jean-Pierre Lassalle est littéralement déroutante. La dernière plaquette qui vient de paraître, Les petites Seymour(2), aux éditions Encres Vives (Colomiers), en est une merveilleuse manifestation. Les quatorze poèmes qui la composent sont autant d’invitations aux voyages vers des contrées oniriques palpables, parce que charnelles, hantées de corps de femmes ou de fantômes incarnés, abolissant frontières topiques et temporelles. La réalité de Montevideo s'estompe au profit d’une nouvelle architecture érotique :
Les grands vents des Pampas dénudent l’azotea
Avec les seins de femmes ayant perdu leur pavesade
Et cela fut Montevideo un jour d’azotea.
L’imagination de Jean-Pierre Lassalle invente des mondes nouveaux, inédits. Elle fait surgir, aux détours de son errance, qui est aussi bien celle du désir, des espaces où rêve et réalité se confondent, comme du geyser silencieux des opales. Ces poèmes sont autant de lieux où accueillir et fixer une évanescente présence. Mystérieuse, à l’instar des «petites seymour» – l’amour entré dans Mysore –, à l’instar de la langue même qui, de sa salive, la fait, d’image en image, vagir. Car Jean-Pierre Lassalle est un poète hermétique, mais d’un hermétisme qui relève de la tradition, jeteur de charmes pour décourager les profanes; et les mots – dont je suis sûr qu’ils s’imposent naturellement au poète –, qu’ils relèvent de l’héraldique, de la botanique, de la géologie ou de l’entomologie, loin de nuire à la beauté des poèmes, augmentent leur pouvoir d’incantation :
Un vent léger dans les osmondes
Une eau de gave sur le cristal de roche
Des lézards bleus dans la lavande
Des martres posant leurs pieds légers sur la calcite
Des doigts lissant les berles
Des avocettes en mal d’amour
Des anciens blés à nielles et bluets
Des aigrettes sur les coupoles de Souillac
Des chemins numineux de marcassites
Un flux léger de grâces en charriage
La houle des frais labours de Blanat
Les hautes brumes des tours foudroyées
Par-dessus tout à l’acmé des fusains
Les ondoyants courants aux cirrus bienaimés
Beaux et souples tout en fluides volutes comme
Le nom d’Alix Loiseleur des Lonchamps.

Et peu m’importe, finalement, que les osmondes soient des fougères et que l'adjectif numineux renvoie à une dépendance au divin, puisque, dans le premier s’enlacent osmose et monde, puisque, dans le second resplendit un nom lumineux, et que cela me suffit, simplement guidé par l’analogie, pour que j’assiste à l’épiphanie d’un monde imprévu, réconcilié, jailli des flancs d’un nom de femme.

Jean-Pierre Lassalle est un poète rare. Sa poésie ne ressemble qu’à lui, et chacune de ses manifestations m’émerveille. La reconnaissance lui importe peu, sans doute, à lui qui écrit, dans la dernière strophe de l’ultime poème, «Théorie», évocation de vingt-trois empereurs romains oubliés :

Moment venu, je partirai comme eux, mais sans monnaie à revers
ni avers virides, simple bulle de givre chancelant au frêle
graal d’un cabaret des oiseaux. Laissant une invisible mue
séchée sur les calcites qu’un simple papillon bleu des causses
renverra au néant d’un soupir d’aile.
Oui, je m’enorgueillis d'avoir, à plusieurs reprises, serré la main d’un si beau poète.

(1) Un jour, peut-être, Jean-Pierre Lassalle se décidera à donner une édition scientifique des œuvres d’Isidore Ducasse, regroupant l’ensemble de ses découvertes. Elle fera date et deviendra une référence incontournable.
(2) Les Petites Seymour, de Jean-Pierre Lassalle, couverture de Silvaine Arabo, coll. « Encres Blanches », éd. Encres Vives, Colomiers, 2007.