samedi 27 juillet 2013

CŒCILIAN ou LE FILS HÉROÏQUE (Troisième partie)

Mort au champ d'honneur
Cœcilian Roux, sergent au 141e de ligne, fils aîné du poète Saint-Pol-Roux, est tombé glorieusement à la prise de V..., jeudi 4 mars.
Frappé mortellement au cours de la journée, il fut transporté à l'hôpital, où il mourait quelques heures après.
Cœcilian Roux, sur la ligne de feu depuis le début de la guerre, avait pris part à des combats sans nombre, toujours se signalant par cette bravoure exemplaire qui l'avait fait nommer caporal puis sergent à quelques jours de distance et allait lui mériter le grade de sous-lieutenant.
La Dépêche publiera quelques lettres de ce jeune héros qui part, à l'âge de 23 ans, pleuré par tous ceux qui connurent son âme si généreuse et fraternellement salué par ses chefs et ses compagnons d'armes.
Un service, dont nous ferons connaître la date, sera célébré à l'église de Camaret, la semaine prochaine.
Dans cette douloureuse circonstance, nous prions notre ami Saint-Pol-Roux et madame Saint-Pol-Roux d'agréer nos plus affectueuses condoléances.
C'est en ces termes que le quotidien, qui avait régulièrement rendu compte des exploits sportifs de Cœcilian et publié son premier et - à ce jour - seul article connu, saluait la mort du jeune homme. Six mois après la déclaration de guerre, Cœcilian était donc mortellement blessé à Vauquois et succombait à l'hôpital au bout de quelques heures. Il avait devancé l'appel, choisissant de s'engager, le 18 juin 1913, pour trois ans - alors que la loi augmentant la durée du service de deux à trois ans ne devait entrer en application que deux mois plus tard - au 141e Régiment d'Infanterie, l'ancien régiment de son père, au sein duquel ce dernier participa à "la sotte guerre de Tunisie". Lorédan, s'était lui engagé six mois plus tôt chez les dragons (3e R. I.), le 13 janvier, et se trouvait stationné à Nantes.

Le registre matricule (n° 1966), conservé aux archives départementales du Finistère donne de Cœcilian le signalement suivant :
Cheveux : châtains
Yeux : roux
Front : haut
Nez : moyen
Visage : ovale
Taille : 1 mètre 65 centimètres
Degré d'instruction : 4 [a obtenu le brevet de l'enseignement primaire]
On peut y lire aussi la rapide progression du jeune homme au sein de son régiment. Soldat de première classe, le 15 juillet 1914, il est nommé caporal le 25 août, puis sergent le 10 octobre. Ses qualités physiques et son intelligence lui auront probablement permis de gravir les échelons assez rapidement. L'article nécrologique cité plus haut nous apprend par ailleurs qu'il n'allait pas tarder à devenir officier. Les combats ne lui en laissèrent pas le temps, et, maigre consolation, lui obtinrent, de façon posthume, la croix de guerre avec palme et une citation à l'ordre de l'armée.

Saint-Pol-Roux et Amélie furent, on s'en doute, profondément affectés par la mort de Cœcilian. Sa mère devait tomber gravement malade et après de nombreuses rechutes mourir en 1923. En ce qui concerne le poète, une lettre qu'il adressa à Victor Segalen le 17 avril 1915 dira mieux que nous pourrions le faire comment il vécut son deuil :
Mon très cher, soyez tendrement remerciés, le bon ami Quédec et toi pour les résultats acquis à Verdun touchant les moments suprêmes de mon adoré Cœcilian. De tous les renseignements parvenus par vous, par Auffret et par un autre, il résulte que le glorieux enfant arriva à l’hôpital dans le coma. Nul ne put recevoir de lui une parole. "Il mourut sans souffrance", résume le Docteur Auffret. Je veux le croire, et je le crois fermement. Donc Auffret m’a répondu, selon ta prévision, après s’être allé documenter auprès de Sheilter, l’officier gestionnaire ; par retour je l’ai prié de fleurir la tombe de mon héros, que j’irai religieusement prendre après la guerre. Ma femme, ma fille et moi reprenons quelque sérénité devant tant de lettres affectueuses, mais, en dépit de la fierté, la blessure reste ouverte… Excuse mon retard, mais, j’avais prié notre exquise Jeanne Perdriel de t’aviser de la réception ici de ta lettre. Égoïstement, je t’ai fait passer après quelques autres : les premiers seront les derniers. Entre temps, pour ne pas sortir du cadre filial ou paternel, je termine une Berceuse héroïque des Morts pour la Patrie. Sinon je n’eusse rien pu réaliser, tant je me sens dépossédé. Le travail, même imparfait, me réintègre en moi-même. Et puis on est poète et, bien ou mal, il nous faut signer nos douleurs comme nos joies. Cœcilian vient d’être officiellement cité à l’ordre de l’armée : nous conserverons donc sa "croix de guerre". Enfin, que son frère cadet nous revienne ! Il est si fier, ce gars, d’être là-bas pour venger son frère. [...] A toi, à vous, en mon Cœcilian ! Dis à Quédec que je le remercie de toute mon âme.
La poésie, tournée vers le signe ascendant, reprenait naturellement sa place pour illuminer de vie ces temps particulièrement sombres. Cœcilian continuerait à vivre dans les écrits de guerre et dans le quotidien du Magnifique, qui allait rebaptiser son Manoir du Boultous, Manoir de Cœcilian.

Mais rendons, une dernière fois, la parole au fils héroïque, en reproduisant les extraits de ses lettres de guerre que la Dépêche de Brest publia dans son numéro du 17 mars 1915.
"LA VICTOIRE QUAND MÊME !"
(Les notes suivantes, communiquées par le poète Saint-Pol-Roux, sont extraites de lettres de son fils aîné Cœcilian Roux, sergent au 141e de ligne, blessé mortellement à la prise de V... Son capitaine, M. Combalot, qui fit un rapport, pour une citation, relate que Cœcilian, dans l'exaltation de son sacrifice, s'écria face à l'ennemi : C'est pour la Patrie !... Nous aurons la Victoire quand même !... Vive la France ! L'héroïque sergent, pour le repos de l'âme de qui un service sera célébré demain jeudi à Camaret, à dix heures du matin, se trouvait sur le front depuis le début des hostilités, comme d'ailleurs son jeune frère Lorédan qui est cavalier au 3e dragons.)
- 29 janvier. - Bien chers parents... Cette lettre est à la fois l'écho de mon pauvre cœur attristé par la mort de quatre frères d'armes, le 20 courant, dans une tranchée de petit poste, et l'apologie de la lutte idéoréaliste, entreprise par mon pays depuis bientôt six mois... De même qu'autrefois Jésus gardait son divin sourire en offrant son corps en holocauste pour l'humanité, vos petits soldats d'aujourd'hui à l'âme infiniment bonne versent gaiment le sang de leur chair juvénile pour l'honneur de leurs lois et votre indépendance...
Je sais, aux Indes mystérieuses, un grand poète qui haussa sur un piédestal magnifique la Beauté au cours des superbes envolées d'un volume : L'Offrande lyrique ; or je me demande si les humbles combattants que nous sommes n'entreprenons pas d'écrire une œuvre sublime que l'on pourrait appeler : L'Offrande charnelle ? Allez, on y va bravement de nos beaux vingt, ans, sans relâche, heureux et fiers, car nous sentons que nous refaisons le vieux monde avec nos tout-petits printemps... Et puis, en ce qui nous concerne plus particulièrement, je ne cesserai de vous le répéter, nous voulons honorer chaque jour davantage notre cher Midi que d'embusqués menteurs tentèrent d'obscurcir. Si, le long de cette formidable guerre, nous devons mourir, nous les enfants du 141e, ce sera pour l'entière et pure gloire du 15e corps, ce sera pour le soleil sans tache de notre adorable Marseille !...
Je m'en voudrais de ne pas vous narrer dans quelles circonstances furent tués mes braves amis que j'ai trouvés pantelants dans la boue de la tranchée. Ma section avait, à fournir, pour préserver sa première ligne, un petit, poste d'une demi-section détaché à une cinquantaine de mètres en avant entre les tranchées française et allemande. Ce petit poste devait se garder à gauche, en avant et à droite par deux sentinelles doubles pendant la nuit ; pendant le jour il devait éviter de se trop faire voir car des batteries de 77 ennemies pouvaient le prendre d'enfilade. La nuit du 19 au 20 se passa ibien pour mes pauvres héros, le début, de la matinée promettait également d'être calme lorsque, vers onze heures, une trentaine d'obus tirés à faible portée arrosa la tranchée. Le même obus, un percutant à mélinite, en tua quatre, et blessa cinq. Les malheureux survivants se cachèrent de leur mieux sans abandonner le poste, attendant jusqu'au soir la relève
qui demanda du secours pour dégager les morts ensevelis sous la terre.
Le lendemain, j'ai pris à mon tour avec ma demi-section. 24 heures de garde dans cette tranchée tragique ; heureusement, pour nous le canon ennemi se tut, sans doute contrarié par le feu convergent de nos 75. Par contre, nous en sommes sortis absolument transis et couverts de boue. - Le 22, j'ai rendu les derniers honneurs aux bien-aimés camarades tombés le 20 en ornant leurs tombes de branches de sapin et de bordures de mousse...
La nuit dernière, j'ai encore passé six heures avec une escouade, en petit poste à 20 mètres des boches, par un froid terrible et un clair de lune féerique. Une certaine fois il nous arriva d'être seulement à sept mètres. Si vous saviez les sensations éprouvées dans de telles circonstances ! Comme le cœur bat la charge lorsqu'on entend l'ennemi causer si près et que l'on se trouve une dizaine seulement!... Il faut y être pour comprendre enfin ce qui s'appelle un poste de confiance, - et quelle joie quand la relève arrive et qu'il n'y a pas de mal !
Oui, quel bonheur lorsque las, épuisés par une huitaine de jours en première ligne nous allons cantonner au hameau le plus proche. On se retrouve alors presque chez soi, les colis contenant mille petites choses soigneusement empaquetées par des mains affectueuses nous sont distribués ainsi que les lettres, les babillardes comme Pitou les nomme, et c'est la folle noce, tous les visages si sérieux en avant-poste se dérident, enfin une universelle gaîté illumine toutes ces figures bronzées des jeunes grognards de l'an 15... Puis le soir - ô joie ineffable ! - au lieu de dormir à la brune ou de chasser le boche, chacun s'enfonce dans la
paille d'une grange après avoir savouré les friandises des bons parents qui prennent la guerre pour une chose sérieuse, alors que leurs petits en font une rigolade...
Je termine ma lettre en vous embrassant, laissant le 75, qui tape dur en ce moment, mettre le sceau à ces lignes écrites à quelques 120 mètres des boches..
- 30 janvier. -Voyant que le calme persiste je veux vous parler des "Poilus" de l'Argonne, dont je suis...
Ce ne sont plus les petits pioupious qui déambulent le dimanche en temps de paix sur les boulevards le visage jeunet, souriant, et les godillots cirés comme une armoire ; non, mais bien de véritables guerriers dignes des anciens héros de la Vieille Gaule, couverts comme eux de peaux de bête afin de se garantir du froid rigoureux et le visage caché par une barbe hirsute, visage dont on n'aperçoit que deux petits yeux luisants comme des étoiles et furtifs comme des cailles... C'est qu'ils en ont vu les yeux des Poilus, qu'ils sont méfiants et perçants, en un mot de véritables percutants à faire frémir les boches.
Qu'ils appartiennent aux fusiliers-marins, à la Légion Garibaldienne ou aux autres corps disséminés dans les forêts qui s'étendent de la Woëvre jusqu'aux abords de Verdun, en Argonne enfin, ils sont tous les mêmes. N'ont-ils pas, tous, les mêmes occupations, les mêmes désirs, les mêmes souffrances et les mêmes heures héroïques?... Allez, ils pourront, vous en raconter plus tard, les Poilus de l'Argonne, et vous pourrez les croire sur parole, car ils n'auront pas besoin d'inventer pour vous intéresser.
La vie des tranchées a beau déprimer l'homme, elle ne lui enlève cependant pas sa mobilité d'esprit qui fait la force du soldat - les heures gaies succèdent ainsi sans transition aux heures tristes - et l'ingéniosité qui fait de la guerre une chose, infiniment complexe et variée on ne peut plus. C'est ainsi que, à côté des 120 et 155 longs, suprêmes bijoux du génie destructeur moderne voisinent et luttent avec succès, dans un rôle bien différent, bien entendu, les mortiers analogues aux désuètes couleuvrines qu'employaient les artilleurs de François Ier à la bataille de Pavie, et les bombes, grenades et autres projectiles que l'on se lance, les uns aux autres des tranchées de première ligne en faisant bien souvent plus de bruit que de mal. Ces mortiers, presque tous taillés dans des cœurs de chêne encerclés de fer, ou ceux-là plus modernes, tout de bronze coulés, sont surtout, employés la nuit par le génie qui, de la première, lance ainsi de grosses bombes remplies de ferrailles qui font un bruit infernal et affolent l'ennemi. - Les grenades à mains et bombes analogues à celles employées par les nihilistes sont lancées par des Poilus qui s'approchent à la faveur de l'obscurité le plus près possible des tranchées boches, les allument à l'aide d'un tire-feu et les jettent dans les tranchées.
Un autre moyen de destruction très fréquemment, employé, c'est la sape à la mélinite qui produit des ravages effrayants. Voici brièvement, en quoi consiste ce travail assez long et pénible. Des sapeurs creusent une sape à une profondeur de deux ou trois mètres au pied de leur tranchée et la continuent par un souterrain qui va afboutir sous la tranchée ennemie ; ils y déposent, quelques centaines de kilos de mélinite et la font exploser de leur tranchée à l'aide d'un cordon Bidkford. Au moment de l'explosion, une ou deux compagnies d'infanterie massées et cachées s'élancent sur l'ennemi qui, affolé par l'explosion, fuit, en toute hâte, abandonnant ses positions. Il arrive très souvent, que l'on sape des deux côtés à la fois, c'est alors à qui arrivera le premier.
Voilà les petits jeux des Poilus de l'Argonne. A quand le déclic pour la frontière ? Avec quelle joie l'on quittera "Tranchée-Ville" pour le grand choc !...
- 31 janvier. - Encore le temps aujourd'hui de vous écrire une babillarde !... Quel sujet attaquer, si ce n'est, celui des Poilus dont hier déjà je vous contais la vie ?... Aujourd'hui donc je vais vous parler des villages nègres, des poilus cuisiniers, des poilus cantonniers et des poilus charbonniers.
Au début de la campagne nous partions le cœur léger pour une lutte à découvert, manière de combattre qui convient bien à notre caractère primesautier et téméraire. Seulement, si une telle raçon de combattre mérite l'admiration, elle coûte cher en vies humaines et ne tarde pas d'ailleurs en dépit de ses multiples péripéties à épuiser les troupes. De plus, les boches se sentaient perdus en terrain plat, sans abris, après leur retraite de la Marne, ce qui fait qu'ils se terrèrent aussitôt, nous amenant à les imiter. Cette nouvelle tactique nous était, non pas inconnue, mais presque étrangère, ce qui nous obligea pour ainsi dire à une instruction quasi totale, à une véritable adaptation de la guerre de tranchées. Comme nous nous trouvions précisément en Argonne, aucun terrain ne pouvait mieux nous être utile pour nous mettre, en quelques jours à niveau des boches et rivaliser avec eux d'ingéniosité dans la construction d'abris de toutes sortes et de tranchées nouveau modèle dont les plans n'étaient à coup sûr point prévus sur nos manuels d'instruction.
Les gens qui visiteront l'Argonne après la guerre, verront, à tout instant de curieux vestiges de la grande épopée que nous écrivons en ce moment à coups de baïonnette et riront de l'ingéniosité des Robinsons gaulois et boches.
Lorsque nous nous sentons les reins solides sur une belle position, les tranchées de première ligne étant déjà faites, nous commençons la construction de huttes et cases aux formes infiniment variées avec les arbres que nous abattons sur place puisque nous sommes dans les bois. Avec des rondins aux dimensions diverses, nous faisons des tables, des chaises ; avec les branches souples, des claies que nous mettons sur les toits recouverts par la suite de terre. La forme de ces abris est laissée au goût des constructeurs, lesquels affectionnent soit la hutte du peau-rouge, soit la case genre maori ou calédonien. Il existe aussi les maisons souterraines qui ont l'avantage d'être à l'abri des obus et des balles et qui conservent mieux la chaleur.
Toutes ces cases portent des noms à faire rougir les splendides villas de la côte d'Azur et de la côte d’Émeraude : Villa Joffrette, Villa des Pinsons, Au boche à la mode, Elysée-Palace, etc..., et quoique leurs tentures soient plus modestes on y passe des heures douces lorsque l'on est relevé des tranchées de première ligne.
Comme bien vous pensez, l'on mange de bon appétit sur le front et l'on n'a pas à sa disposition les maîtres-queux de l'arrière. Aussi sont-ce de bons bougres de l'escouade, des débrouillards - les cuistots - qui font la popote des copains qui surveillent l'ennemi dans la première tranchée et l'apportent la nuit avec des allures de nègres échappés pour un moment de leur enfer où mijote le riz sous les regards attendris d'une vestale - lisez le cuisinier de garde - car... pas de femme ! tel est l'ordre du colonel, comme dans l'opérette.
Les laies forestières sont en si mauvais état qu'il a fallu employer à leur entretien des poilus - les poilus cantonniers - qui, à coups de pioche et de pelle, enlèvent la boue pendant que les copains de la tranchée qui guignent le boche regrettent de n'avoir pu chopper cette "combine", comme ils disent.
Les poilus charbonniers, eux, sont les plus veinards. En effet, à deux ou trois kilomètres en arrière au fond d'un bois, ils coupent les branches qui serviront à la confection de leurs meules, recouvrent le tout de terre et allument, attendant que le charbon de bois soit prêt pour le porter aux tranchées...
- D'une lettre à ses cousines de Marseille. - La guerre est une triste chose, quand même, et quand je songe aux jolis yeux semblables aux vôtres qui pleureront, je ne puis contenir mon émotion ; aussi joignez bien vos petites mains blanches pour ceux qui luttent ici pour la défense du sol sacré, et demandez à Dieu d'être clément pour leurs âmes !...
- Dernières cartes, 28 février. - Heures ultraglorieuses en Argonne. Ça barde on ne peut plus et nous grignotons le boche. Bonne santé toujours et état moral de premier ordre. Gros baisers et bon courage !
- 1er mars. - Toujours dans les tranchées de V... où nous en faisons voir de cruelles aux boches. Bien portant et gaillard malgré la maudite pluie qui ne cesse de nous inonder. Ah ! les beaux jours et la poursuite vers le Nord !
- 2 mars. - Toujours dans les tranchées des abords de V..., où ça barde à perpète. Mauvais temps, mais esprit toujours aussi calme. Je vous écris de ma tranchée de poste avancé où je suis détaché pour 24 heures avec mes hommes afin d'écouter les boches et je confie ma carte au cuisinier qui viendra nous porter la cuistance une fois la nuit venue...
- 3 mars. - Quelques coups durs cette nuit, mais tout va bien pour moi : X... est pris après une lutte héroïque. Grande confiance dans la lutte finale...
Cœcilian ROUX.
Ce sont là de beaux documents qui intéresseront autant ceux que l'histoire de la Grande Guerre passionne que les amateurs de Saint-Pol-Roux. Ces lettres ne se contentent pas de donner un assez riche aperçu de la vie dans les tranchées, elles ajoutent les dernières touches à notre portrait de Cœcilian en fils héroïque, en héros chez qui le patriotique courage le dispute ici à l'humour et à la légèreté. Sans doute, ne doit-on pas être dupe de cette légèreté et de cette confiance affichées dans une correspondance destinée aussi à rassurer des parents inquiets. Car "la guerre est une triste chose, quand même". Cet aveu, dans la "lettre à ses cousines de Marseille", cousines qu'il était probablement moins urgent de préserver, n'est-il pas le contrepoids humain au dernier cri lancé par le jeune homme : "la victoire quand même !" ?

vendredi 26 juillet 2013

CŒCILIAN ou LE FILS HÉROÏQUE (Deuxième partie)

Sportif accompli, avancé-je dans mon précédent billet pour qualifier le fils aîné de Saint-Pol-Roux, Cœcilian l'était incontestablement. On en trouve les preuves en feuilletant la collection de La Dépêche de Brest qui manquait rarement de donner les résultats des compétitions sportives amateurs de la presqu'île. Le sport de prédilection de l'adolescent semble avoir été le cyclisme. Sa première apparition dans les colonnes du quotidien en tant que participant à une course date du mardi 17 septembre 1907. Il a alors quinze ans. Le dimanche précédent, à l'occasion de la fête de la jeunesse sportive brestoise (J. S. B.), il prend part à une course reliant Camaret à Crozon : une dizaine de kilomètres à parcourir sur une bicyclette rudimentaire et sur une route bien moins carrossable que celle d'aujourd'hui. Lisons plutôt le bref compte rendu du correspondant de La Dépêche :
A dix heures précises, les concurrents de la course réservée à la jeunesse camarétoise se mettent en ligne et s'élancent sur Crozon à bonne allure.
Cette course a été exécutée, en vrai coureur professionnel, par le jeune Saint-Pol-Roux, qui a effectué le parcours en 43 minutes, battant de loin ses concurrents.
Voici les résultats de cette course :
1er prix, M. Saint-Pol-Roux ; 2e, M.Gourmelon ; 3e, M. Moldeau ; 4e, M. Duval ; 5e, M. R. Guillou.
Trois ans plus tard, le 21 août 1910, Cœcilian participe à la course des 100 kilomètres de la J. S. B., ralliant Landerneau à Brest en passant par Morlaix. Inscrit dans la catégorie des débutants, il achève le parcours en 2 heures et 26 minutes, signant le sixième temps.et remportant un "cabaret à liqueur". Début juillet 1911, il reprend sa bicyclette pour la course organisée lors des fêtes du pardon de Crozon ; il obtient cette fois une troisième place - petit échauffement sans doute avant les annuels 100 kilomètres de la J. S. B. auxquels il s'inscrit de nouveau, mais, cette fois, dans la catégorie des indépendants ; Lorédan, lui, figure parmi les débutants. Ce dernier n'est pas mentionné parmi les arrivées. Cœcilian fait, quant à lui, 10e. Il serait fastidieux de lister ainsi toutes les compétitions cyclistes auxquelles aura pris part le jeune homme. Je me contenterai d'ajouter qu'il participa également à des matchs de football et à des concours de tirs à la carabine ; il obtint notamment une douzième place au concours fédéral du 26 mai 1912. Force, endurance, adresse, aucune qualité physique ne manquait au fils aîné de Saint-Pol-Roux.
L'esprit n'était pas en défaut. Probablement encouragé par son père, il arrivait à Cœcilian d'écrire. J'avais déjà eu l'opportunité de reproduire le poème qu'il composa pour célébrer Camaret-la-Victoire à l'occasion des grandes fêtes de l'été 1912, et, un peu plus tard, de donner un article du même, annonçant lesdites fêtes. Cet article, que j'avais retrouvé dans un numéro de La Revue de France et des Pays français, rien ne laissait penser qu'il fût amputé. Or, dans La Dépêche de Brest, où il avait initialement paru, il est considérablement plus long, occupant près d'une colonne et demie. Rendons-lui ses véritables dimensions :
GRANDES RÉGATES DE CAMARET
Fête de la Victoire
Camaret, 13 juillet.
En offrant, cette année, à M. Saint-Pol-Roux, la présidence de leurs régates les membres du comité de Camaret, semblaient signifier qu'ils attendaient de ce poète une collaboration toute particulière pour la journée nautique du 11 août.
Se considérant, de ce fait, comme invité à réaliser "quelque chose", le nouveau président décida de faire appel au sentiment populaire, afin d'associer toutes les bonnes volontés en vue d'une fête à la fois d'expression locale et de portée générale : il établit donc un projet que le comité des régates vient d'adopter à l'unanimité.
Disons tout de suite qu'il n'est pas question ici de la fête commémorative annoncée par la presse voici deux ans. Il s'agissait alors d'une vaste reconstitution historique, avec parties lyrique et dramatique qu'eut mise en mouvement ce génial organisateur, M. Antoine, directeur de l'Odéon l'hiver et simple Camarétois l'été ; mais, vu ses développements énormes et les obligations qui en découleraient, une pareille reconstitution ne sera possible que plus tard, dans un Camaret où les hôtels et les moyens de communication seront plus nombreux : chemins de fer desservant la presqu'île, etc. Non, la fête proposée pour le 11 août prochain est moins complexe, bien que d'un programme très copieux, ainsi qu'on en jugera.
Les régates traditionnelles, si chères aux populations maritimes, se dérouleront à travers l'anse de Camaret, comme d'ordinaire, selon les mêmes données et avec les mêmes récompenses ; cependant, à ce spectacle coutumier, le projet juxtapose un spectacle nouveau, de manière que les deux spectacles, fondus en un, composent une manifestation exceptionnelle.
Sachez que le fond décoratif, sur lequel se détachera la fête prochaine, sera constitué par des Régates Fleuries dans le port, celles-ci faisant face et pendant au Corso fleuri du quai, dont les maisons seront, elles aussi, décorées.
- Maïs un fond, fût-il de fleurs, ne suffit point, émet l'auteur du projet. Il sied de l'animer au moyen d'un sujet principal, d'un motif central ; en un mot, il faut un thème. Eh bien, ce thème, extrayons-le résolument des annales camarétoises. Cherchons un symbole local, le plus significatif, puis dressons-le en force directrice de la fête, afin que, sous son invocation, sous son inspiration, toutes ces barques et tous ces chars fleuris puissent s'exalter dans un enthousiasme commun. Ce symbole, il existe au premier rang de votre propre histoire, Camarétois, mais nous aurons soin de l'emprunter dans un sens pacifique, de le traduire dans un but de fraternisation générale. J'estime avoir suffisamment désigné la Victoire - la Victoire de Camaret.
Alors, comme les symboles doivent être réalisés pour être saisissables au peuple, de même que les idées ne nous apparaissent pleinement accessibles que sous la forme humaine, le poète propose de réaliser le symbole de la Victoire au moyen d'une jeune fille laborieuse et sage de Camaret, élue par le comité.
L'élue incarnera la Victoire.
C'est dire que la Victoire deviendra l'esprit, la raison d'être, l'âme de la journée du 11 août, sa présence expliquant ces pavois et ces guirlandes, puisqu'elle-même sera la représentation des rares vertus des héros de 1694. Toute de glorification, cette figure n'apportera donc rien du déjà vu d'une reine, d'une rosière, voire même d'une muse. La Victoire rayonnera d'autant plus qu'elle relèvera directement du Roi-Soleil. Nul n'ignore que, remportée par les troupes de Vauban, auxquelles s'adjoignirent les habitants de Camaret, la bataille du 18 juin 1694, fermant la France aux étrangers coalisés, demeure, tant par son extraordinaire héroïsme que par ses incalculables conséquences, l'un des plus beaux faits de notre histoire nationale.
Ajouter que la Victoire, portant les armes de France, serait entourée de deux compagnes d'honneur, élues comme elle, portant l'une les couleurs d'Angleterre, l'autre les couleurs hollandaises, c'est spécifier encore davantage "l'idée de fraternisation qui dominera cette fête de "cordialité", et c'est laisser voir que toute la colonie étrangère du littoral voudra participer à cette journée d'accord fleuri.
L'Hommage à la Victoire s'effectuera, vers une heure à la Tour Dorée enjolivée, à cette occasion, d'une légère nuance rétrospective : le corps-de-garde occupé par quelques soldats de Vauban et, sur le pont-levis, un cornette porte-étendard entouré des tambours oblongs et des fifres de l'époque. Donc, à une heure, salve d'artillerie, cloche de Rocamadour, hymne, poèmes, airs de Lulli et de Rameau, passe d'armes XVIIe siècle, etc.
De l'esplanade du château, la Victoire aura donné le signal des habituelles courses à la voile dont les bateaux, pour ne pas nuire à la vitesse recherchée par les concurrents, seront simplement invités à courir sous grand pavois, avec bouquet au mât.
A quatre heures, les courses à la voile terminées commencerait la partie nouvelle : les Régates Fleuries, auxquelles pourraient assister les bateaux des premières Régates, décorés en hâte de façon que le port fût peuplé d'une innombrable escadrille (bateaux de pêche, cotres de plaisance, vedettes d'officiers, etc.) recouverte de fleurs des jardins et des champs, de palmes, d'ajoncs, de bruyère, de rameaux divers sans oublier les dentelles étranges de la flore marine.
Régates fleuries. Sortie de la Tour, la Victoire s'est embarquée à la cale du Sillon, sur une nef fleurie qui, suivie de toute une flottille de barques fleuries venues au devant d'elle, va s'embosser au milieu du port, à quatre vingts mètres du quai Gustave Toudouze, - tous ces bateaux dessinant bientôt un demi-cercle avec, pour diamètre de base, la ligne du quai, où viennent de se déployer simultanément les véhicules fleuris du Corso. Embarcations et chars formeront les limites d'un cirque d'eau, d'avance jalonné par quelques bateaux-guidon et dundees-tribunes, cirque dans lequel, durant une heure, il sera procédé à d'originaux jeux nautiques, tels que les Joutes Phocéennes avec pique et bouclier. Aux appels de fanfare, les jouteurs combattront sous les yeux de la Victoire, trônant à la proue de son navire. Puis sera courue la Nage Fleurie, assaut de nageurs luttant à qui portera le premier une fleur, là-bas, à la Victoire. On finira par un "épisode de mer" poignant et instructif, réglé par le poète Saint-Pol-Roux, qui tient à marquer son passage à la présidence des Régates.
Bataille de fleurs. - Après les jeux nautiques, débarquement de la Victoire sur le terreplein du Sillon historique, où se seront rendus les chars du Corso. Coup de canon. Signal d'une bataille de fleurs monstre entreprise dans et autour du château Vauban, sur les fortifications adjacentes et le môle, bataille répétée dans le port entre les barques. Branle-bas général. Et l'on se demande si, à ce moment joli, ne surgira pas quelque spontané maréchal Vauban pour organiser derechef la victoire fleurie, comme aussi pour suggérer la place où la reconnaissance devrait ériger sa légitime statue. La bataille sur terre aurait pour axe ambulant la ligne des chars, ayant au milieu d'eux ie Char de la Victoire, - celle-ci allant enfin faire son entrée dans sa bonne ville de Camaret. On a compris que, dans cette bataille, poétique réédition où la fleur remplace la balle, où la touffe de roses supplante le boulet rouge, où les prisonniers enchaînés par des rubans et des guirlandes, ne sont entraînés que vers la gavotte héréditaire, on a compris qu'il n'y aura point d'adversaires, qu'il n'y aura ni
vaincus ni vainqueurs, mais seulement des amis, des frères alliés dans une joie universelle, et que les hostilités s'achèveront bras-dessus bras-dessous, tous les combattants rassemblés dans le cortège suprême.
Est-il besoin de dire que, pour stimuler l'initiative privée, des interprétations allégoriques ou historiques seront laissées à l'inspiration des propriétaires de chars et des équipages ? - Brulôt de corsaires à la Jean Bart, char des Fées de la lande, costumes de la Vieille Bretagne, garde-côtes et mousquetaires 1694, chaise-à-porteurs, grands hommes, etc, Toutefois, il est fait appel aux scrupules et convenances, afin d'éviter tout ce qui ne tendrait pas à rendre un hommage direct et gracieux tant à l'âme ancienne de Camaret qu'à 1'époque merveilleuse de la Victoire.
DÉFILÉ. - Apothéose. - Une fois sur le quai, le Char de la Victoire s'immobilisera face à la mer, entre les deux arcs de triomphe. Dès lors, devant la Victoire, assistée de M. Toussaint Le Garrec, maire ; du conseil municipal, des présidents d'honneur et du comité des régates, devant la Victoire, dont la garde sera constituée par le si sympathique équipage du canot de sauvetage, aviron sur l'épaule, ayant à leur tête le patron Jules Le Joly, lauréat national, ce sera le très impressionnant défilé de l'immense cortège bariolé : sociétés, délégations, marins, cultivateurs, touristes, soldats, enfants des écoles, etc., parmi les sonneries de cuivre, les roulements de tambour, les airs de musique et les chants nationaux entremêlés : God save the King ! Hymne néerlandais et Marseillaise. Chacun, en passant, lancera en offrande à la Victoire la fleur, - la dernière et la plus belle - réservée pour elle.

Le soir, banquet populaire, fête vénitienne, corso lumineux, feu d'artifice, embrasement des monuments historiques N.-D. de Rocamadour et Tour Dorée, retraite, danses, etc.
Un tel, programme, on le pressent, ne peut qu'obtenir un succès sans précédent, étant donné la communion des âmes avec un glorieux passé, et vu le rare spectacle d'adversaires d'autrefois devenus les alliés d'aujourd'hui, et se retrouvant, la main dans la main, sous les magnifiques ailes d'or d'une Victoire exemplaire soudainement jaillie des pages poudreuses du vieux temps pour nous offrir son sourire ingénu, mais aussi nous chanter sa ferme leçon d'énergie.
C'est pourquoi bonne chance à la sensationnelle journée du 11 août ! Elle ne manquera pas d'attirer une affluence considérable de visiteurs, heureux d'admirer le miracle d'une féerie de fleurs, jonchant les tragiques rochers de cette vaillante cité de pêcheurs qui, hier encore, s'appelait Camaret, mais qui, demain, sur la carte comme dans l'histoire, portera son nom véritable et qui est tout son nom, le seul vraiment sien et qu'elle a mérité, l'ayant reçu au baptême du feu : Camaret-la-Victoire !
CŒCILIAN.
- A la dernière séance du comité des Régates, à la mairie, Mlle Lisette Duédal, âgée de 19 ans. a été élue "Victoire", à l'unanimité. Cette élection a été saluée avec enthousiasme par toute la population camarétoise.
Ce sont là, bien sûr, écrits de circonstance, et dictés par l'esprit de la fête. Mais on reconnaît dans quelques-unes des lignes de ce jeune homme de 20 ans l'influence paternelle et idéoréaliste. On se plaît alors à imaginer l'écrivain, le poète, ou le journaliste, qu'aurait pu devenir Cœcilian si la guerre, transformant la fleur, de nouveau, en balle, ne l'avait emporté dans sa boue.
(A suivre.)

mercredi 24 juillet 2013

CŒCILIAN ou LE FILS HÉROÏQUE (Première partie)

Cœcilian fut le premier fils de Saint-Pol-Roux, qui en eut trois. Magnus, le troisième, ne vécut que quelques jours. Puis vint Divine, comme pour couronner sa poétique paternité. Les quatre enfants du Magnifique vécurent avant même que de naître. Le poète, en effet, avait déjà animé quelques-uns de ses drames de personnages baptisés des prénoms si singuliers que devaient porter ses fils et sa fille. Cœcilian fut d'abord le héros d'un drame philosophique éponyme, non publié, écrit avant 1886 ; Lorédan est le nom du prince agonisant dans l’Épilogue des Saisons humaines (1893) ; Magnus et Divine sont les personnages principaux de La Dame à la Faulx, tragédie achevée en 1895. Cette porosité entre l’œuvre et la vie de Saint-Pol-Roux aura aussi permis à ses quatre enfants de continuer à vivre longtemps après leur mort. D'autant que le poète en aura fait les protagonistes de plusieurs poèmes qui sont un peu la chronique de leur jeunesse. Avec celui de Divine, c'est incontestablement le nom de Cœcilian qui revient le plus souvent sous sa plume, alors que la présence de Lorédan se fait plus discrète.

Paul Lazare Cœcilian naquit le 9 avril 1892, au 63, rue de la Goutte d'Or, dans l'appartement que Saint-Pol-Roux partageait avec Amélie, la jeune couturière montmartroise rencontrée l'année précédente, qu'il ne devait épouser qu'onze plus tard. Le jeune enfant, à peine âgé de trois ans, est le héros de "Crucifiement", poème en prose recueilli dans La Rose et les épines du Chemin et daté de "Bruxelles, avenue des villas, 4 avril 1895". Le poète prend plaisir à y reproduire le langage enfantin :
Une petite croix de bois noir sur laquelle lamma-sabacthanise un christ de plomb append au mur de la chambre familiale.
Miroir salutaire où s'amendent, aux heures malignes, mes laideurs morales, ce Jésus nous a de Paris suivis en exil entre le savon et la poudre de riz ; on y tient comme à un brin de patrimoine ; et puis, alors que mon fils cadet Lorédan n'aime encore que son biberon brandi en sein arraché à une amazone qui serait de verre, Cœcilian, son frère, de deux ans plus âgé, s'est pris d'amitié pour l'icône qu'il traite en poupée. Afin de prévenir ses pleurs, à la longue il m'a fallu décrocher le crucifix et le confier à Cœcilian, qui le dorlote avec des histoires, l'enjuponne de chiffon, l'installe dans sa minuscule charrette de sapin pour un tour au jardin où saigne la groseille et lui demande : "As-tu bobo ?" quand, au détour prompt de l'allée de graviers, le convoi bascule et tombe – hélas, plus de trois fois !
Tout à l'heure un incident tragique.
La chère image, Lian l'a par mégarde laissé choir du rez-de-chaussée aux offices du sous-sol, par la cage de l'escalier.
Je bondis vers les cris puérils.
La croix en deux, le christ décloué et tordu, le joujou sacré gît sur les dalles, en bas, parmi le trop-plein d'eau boueuse repoussée de la buanderie dans le couloir par le balai à serpillière.
– "Petit Zésus bobo !" brame le désespéré manneke.
Le consoler, comment ?
– "Guéris-le, papa, guéris-le vite !"
Je descends recueillir l'auguste désastre et m'apprête à le réparer de mon mieux. Approvisionné d'une éponge, de clous de tapissier, d'un marteau, d'un canif, me voici travaillant sous la giboulée de mon fils anxieusement penché sur moi.
D'abord je rétablis le malléable dieu recroquevillé en scarabée foudroyé, j'étire les bras et les jambes, je repenche la tête historiquement, puis je lave le divin visage et, comme la plaie du flanc est gavée de boue, j'ôte la menue motte avec la pointe du canif.
Maintenant je cloue.
– "Tloue bien, papa, tloue bien !"
Le moindre jappement du marteau provoque un hoquet d'allégresse dans la gorge de Lian qui me passe, un à un, les clous légendaires.
Le père se laisse prendre à la naïveté de son fils et jouant le jeu de l'enfant découvre une vérité qui, sans ce biais, ne se fût sans doute pas révélée. Le poète rejoue, en réduction, le drame de la passion ; le voilà qui blasphème "comme un centurion de César" et médite que l'Humanité crucifie tous les jours la Beauté.

Le fils aîné de Saint-Pol-Roux se retrouve, sept ans plus tard, au centre d'un poème en prose qui porte son nom : "Cœcilian le sauveteur" (De la Colombe au Corbeau par le Paon). Daté "Roscanvel, 8 août 1902", il fait le récit d'un acte héroïque du jeune garçon, âgé de dix ans, qui sauva de la noyade la jeune Mentine, "fille d'un habile batelier" du village breton. Davantage encore que dans le précédent, le Magnifique cède la parole à son fils pour dire l'exploit, comme si la voix de l'enfant se faisait l'égale de celle du poète :
Laissons le gamin se dire en son langage de mousse bretonnant.
– En train de piquer à la place où gargouillaient les bouffies, je distingue un point rouge qui remuait, remuait en bas, pas bien gros d'abord… J'avance en éclair, ayant du canot pris la vitesse d'aller au fond... Le point rouge grossissait de plus en plus avec des gestes de pieuvre énorme... Et moi qui me pensais si petit !... Approché par mon élan, pardi, je reconnais une personne, une femme, Mentine enfin !... Car, tu sais papa, mon œil est si bon dans la mer que, comme les enfants du village, je descends m'asseoir au fond de l'eau avec une coquille Saint-Jacques où je dois mettre cinq pierres de couleurs différentes... Malheureusement d'avoir piqué trop fort, la vitesse m'avait fait tosser du crâne le fond et porté entre les pinces du grand homard cuit, entre les pieds de Mentine donc... Ah ! y avait pas du bigol (plaisir), ça non ! J'allais être maillé comme une sardine, probable... Mais, pas si bête, je me dégage et pft ! je remonte à la surface prendre de l'air... Sur la grève Da se tordait les mains : "Tu vas y rester, mon beau petit !" et les soldats : "Plonge encore, mon gas, plonge !"... Je souffle à la façon des marsouins, trois fois : aouche ! aouche ! aouche ! et, une fois paré, je repique bout à Mentine qui tout au fond de la baille ne se débattait presque plus... Fallait se hâter pour que la mer descendante ne la drague pas vers les courants... Vite je lui croche dedans, aux hanches..., Si ç'avait été mon petit frère Lolo, je l'aurais pris par le dos, mais ce grand corps !... Je pouvais à peine le soulager (soulever)... Dieu merci, l'eau nous soulageait un peu, elle et moi... Le diable c'est qu'elle ouvrait la bouche, ce qui l'empêchait de monter... Alors, tel un fou, je la croche par les bras et, nageant à forts coups de jarret comme les grenouilles, je l'ahisse, je l'ahisse, je l'ahisse en la tirant désespérément parce que la respiration allait me larguer... Une fois le nez hors la plume, j'hèle le canot... Auguste et Lolo, ne pouvant dans leur effroi jouer de l'aviron, rament vers nous de leurs mains qui tremblent, en pattes de canard... Moi je soulageais toujours la noyée très pâle et lèvres violettes... Enfin Lolo, plus mort que vif, se penche, attrape un poignet de Mentine qui, un brin revenue à l'air, plaque vivement ses mains au plat-bord du canot comme deux larges breniques... Il était temps... Il ne me restait plus dans le gosier qu'un mince bout d'air pas plus long que ça... Maintenant Auguste et Lolo tour à tour godillent tant bien que mal vers la grève avec Mentine cramponnée que je suis, la soutenant d'une main et nageant de l'autre... – "Lâche pas le canot" lui bégayait Lolo – "Oh non! Oh non !" bredouillait Mentine entre ses dents… Et nous atterrissons au rivage où Divine sanglotait sur une touffe de goémon...
"Tout le monde aurait fait comme moi !", conclura modestement Cœcilian avant de retourner jouer. On pourrait penser qu'il y a ici, en plus du travail d'écriture, embellissement de l'acte lui-même par la fierté paternelle. Pourtant telle semble avoir été la nature de l'enfant, qui eut l'occasion de prouver une nouvelle fois sa spontanéité et son courage physique quelques mois seulement après ce premier sauvetage. Cette fois, ce n'est pas Saint-Pol-Roux qui en fait le récit, mais la Dépêche de Brest du 30 juillet 1903 :
Roscanvel
Un jeune sauveteur. - Il y a quelques jours, nous signalions le dévouement du brigadier des douanes Letutour, qui avait, au péril de sa vie, sauvé un enfant de l'horrible noyade, et reçut un témoignage de satisfaction bien mérité.
Aujourd'hui, nous apprenons que le jeune Cœcilian Roux, fils aîné de l'exquis poète Saint-Pol Roux, de qui nous avons déjà parlé à nos lecteurs, vient d'accomplir, ces jours derniers, un sauvetage qui lui fait honneur. Alors que ce bambin de onze ans venait de prendre l'un de ses dixièmes bains journaliers et s'habillait près du fortin, sur la falaise qui domine la cale, il entend des cris d'appel : un enfant de douze ans, le petit Le Moal, s'étant imprudemment avancé en mer, était en train de se noyer ; ses compagnons, sachant le danger des courants, hésitaient à se lancer à son secours, lorsque le jeune Cœcilian Roux, se dévêtissant en un tour de main, bondit du pied de la falaise, saute à la mer, plonge, remonte et replonge, puis parvient à saisir le petit Le Moal. Mais l'effort a été grand, la cale est encore à quelques brasses nombreuses, et les spectateurs craignent pour l'enfant qui, pourtant, nage ferme. C'est alors qu'un brave douanier, Jean Bréhier, entre quasi tout habillé dans la mer, et va chercher Le Moal, tandis que Cœcilian, le sauveteur, regagne flegmatiquement la baie à la nage, s'habille, et va tout simplement jouer aux boules avec d'autres camarades. Nous sommes d'autant plus heureux de signaler à nos lecteurs la belle conduite de ce fils de poète que Cœcilian Roux n'en est pas à son coup d'essai : en effet, nos lecteurs se rappellent peut-être que la revue parisienne La Plume (numéro d'avril dernier) contait comment, l'année passée, ce diablotin de dix ans avait sauvé une jeune fille de vingt ans, Mlle Cl. M..., qui, en proie à un commencement de congestion, avait coulé à pic par cinq on six brasses de profondeur.
Voilà, n'est ce pas ? un enfant qui promet, et si nous désirons que le douanier Jean Bréhier ait un témoignage de satisfaction qu'il a bien mérité, nous serions fiers de voir la médaille de sauvetage épinglée au tricot du brave petit Cœcilian Roux.
La récidive avait de quoi attirer l'attention sur ce jeune fils de poète, pas encore un jeune homme, qui n'hésitait pas à donner de lui-même pour se mettre au service de la vie et des autres. Sportif complet, non exempt d'un certain talent poétique, l'avenir semblait s'ouvrir à lui. Saint-Pol-Roux pourtant, dans les dernières phrases de "Cœcilian le sauveteur", pressentait pour son aîné la possibilité d'un autre destin : le destin, fatalement sacrifié, des héros.
Ton âme généreuse a raison, mon fils, dévoue-toi, sans calcul, presque sans le savoir, dévoue-toi, en être spontané qui offre un geste noble à la Beauté, fût-ce au gré de l'instinct : c’est agir en poète.
Or, brave petit sorti de moi, j'ai voulu que ton acte ignoré restât dans un de mes livres, afin que sa sublime ingénuité lui portât bonheur et le fit durer peut-être, – afin aussi que son souvenir te protège et te conseille plus tard, mon fils bien-aimé, oui, plus tard, alors que, pantelant, tu hésiteras, comme chaque homme à son tour, entre les lâchetés humaines et les sacrifices divins !
(A suivre.)