samedi 29 septembre 2007

LA REVUE BLANCHE & LE CRI DE PARIS : Une exposition et une lecture d'extraits du FUMIER de Saint-Pol-Roux


L'année 2007 aura été une année favorable au symbolisme. Centenaires de Jarry et Huysmans, des Féeries Intérieures célébrées solitairement par moi-même, représentations de la Dame à la Faulx, etc. Et ce dernier trimestre n'est pas en reste, qui attire les feux de l'actualité sur la Revue Blanche, l'une des plus grandes petites revues fin de siècle.

En effet, du 24 octobre au 10 novembre, église de la Madeleine (Paris VIIIe), une riche exposition - et vivante - sera entièrement consacrée aux publications périodiques des frères Natanson. J'écris "aux publications" puisque, à la revue mensuelle et rapidement bi-mensuelle, s'ajoutera, dès 1897, l'hebdomadaire satirique et illustré : Le Cri de Paris. C'est un destin étonnant que celui de la fratrie Natanson qui parvint à réunir, douze ans durant, tout ce que le monde des lettres et des arts comptait de meilleur parmi les novateurs. Et c'est un destin qui se confond avec les luttes politiques du temps, celles de la liberté contre la bêtise, l'obscurantisme et la répression. L'anarchie, l'affaire Dreyfus, la cause arménienne, les engagements de la Revue Blanche annoncent ceux qui s'imposeront, s'imposent toujours, lancinants, aux hommes du monde dit moderne. Les écrivains, les poètes, les artistes réunis autour des Natanson n'auront cessé de manifester, par leur liberté, qu'il ne peut y avoir de révolution politique ou sociale, sans révolution des représentations, pressentant trente ans avant les surréalistes que la qualité de notre univers dépend de notre pouvoir d'énonciation.

Cette exposition s'annonce déjà comme un événement - à ne pas rater. Les organisateurs nous préviennent qu'il ne s'agira pas seulement d'une collection de pièces et documents rares mis à disposition du public. Elle sera aussi accompagnée de lectures des textes qui firent la spécificité de la revue. Parmi ces lectures : des extraits du Fumier de Saint-Pol-Roux, décidément à l'honneur.

Et pour ceux qui malheureusement ne pourraient se rendre à Paris du 24 octobre au 10 novembre, il leur reste l'imposante étude de Paul-Henri Bourrelier (qui est aussi le commissaire de l'exposition), parue chez Fayard il y a dix jours. J'y consacrerai un billet dès que j'en aurai tourné la 1200ème page, geste que mon plaisir ne me presse pas de réaliser.

Pour plus d'informations, rendez-vous sur le site de l'événement : La Revue Blanche & le Cri de Paris.

Nota : J'en suis fort mécontent, mais, à l'évidence, l'enquête "Quelle place pour le Symbolisme dans l'histoire littéraire ?" ne rencontre pas le succès escompté. Je persiste néanmoins : envoyez vos réponses à harcoland@gmail.com.

samedi 22 septembre 2007

LE FUMIER de Saint-Pol-Roux bientôt représenté à Montpellier

Le théâtre de Saint-Pol-Roux semble intéresser de plus en plus les metteurs en scène. Après La Dame à la Faulx, montée par Christophe Maltot avec ses élèves du CAT d'Orléans, on annonce, pour les premières semaines de 2008, des représentations du Fumier - fresques, dirigées par Claude Merlin, au Théâtre du Hangar à Montpellier(1). En réalité, ce n'est pas une première. La pièce avait déjà été donnée, printemps 2006, au théâtre de La Guillotine à Montreuil; Annie Le Brun avait salué la mise en scène de Claude Merlin, dans un article de La Quinzaine littéraire ("A distance", n°936, du 16 au 31 décembre 2006, p.27), justement consacré au théâtre du Hangar et à son audacieuse programmation. Jacques Bioulès est un directeur à part, sans doute, une exception dans le monde dramatique, qui a fait de sa scène un lieu bouleversant où s'ouvrent, en grand, les écluses de la poésie. Il a réalisé, cette saison, du Pessoa, du Radovan Ivsic - dont les oeuvres complètes ont été éditées en trois volumes chez Gallimard, il y a deux ans, et qu'il faut impérativement se procurer et lire -, et bien d'autres créations. Aussi le théâtre du Hangar a-t-il été promu "Centre d'art et de recherche". Voici donc qu'il s'apprête à accueillir Le Fumier.

A ma connaissance, il n'existe qu'un article de fond rendant compte de la mise en scène de Claude Merlin, telle qu'elle fut réalisée à Montreuil - et que les critiques ignorèrent en sifflotant malgré eux quelque air de trombone à coulisse -; il s'agit d'un article de Carole Guidicelli & Didier Plassard, "le fumier, fresques - le poète et les sept tournesols", publié dans la revue Théâtre s (n°25, Presses Universitaires de Rennes, 1er semestre 2007, pp.114-119). Il n'est pas question, pour Claude Merlin, nous apprennent les deux auteurs, de jouer l'illusion théâtrale, de reconstituer un monde scénique possible, dans lequel le spectateur puisse aisément pénétrer puis séjourner le temps de la représentation. Pas de costume - il suffira qu'une comédienne enfile un blouson pour changer de rôle. Pas de maquillage figurant les personnages. Peu de déplacements - le jeu est frontal essentiellement, les sept comédiens se tenant face spectateurs, rappelant "les sept tournesols du texte de Saint-Pol-Roux". Rien qui fasse époque ou pittoresque - chose difficile à concevoir quand on lit la pièce de 1894. Pourtant, le metteur en scène ne trahit aucunement le poète; en réduisant les artifices scéniques à leur plus simple expression, il fait de l'acteur l'incarnation d'une voix. Dans ses réflexions sur le drame, le Magnifique n'a cessé d'interroger cette notion, considérée comme medium des réalisations du Verbe poétique; et il revient aujourd'hui à des hommes comme Christophe Maltot, Claude Merlin, Jacques Bioulès, de rendre possible le rêve idéoréaliste de Saint-Pol-Roux.

Le Fumier est la plus débridée, la plus violemment poétique des pièces du Magnifique. Ces fresques - le mot désignera également les tableaux de la Dame à la Faulx - sont dédiées à Henry de Groux. Et ce n'est pas un hasard. Saint-Pol-Roux admirait le peintre belge dont il possèdera un portrait de Wagner. Au printemps 1892, il avait découvert, à l'exposition des Arts Libéraux, le Christ aux outrages et la Procession, deux tableaux d'une extraordinaire puissance d'expression, violents. Et cruels. Le premier, refusé au Champ de Mars, avait valu à leur auteur le titre de "Ravachol de la peinture".

Les vastes toiles de Henry de Groux, saturées de formes et de couleurs, sans respiration pour l'oeil, mouvementées et tourbillonnantes comme une mort de Sardanapale, et naïves dans le traitement des personnages, firent l'effet de bombes lancées dans le monde des salons parisiens. Saint-Pol-Roux retrouvait sa propre poésie dans cette outrance picturale qui l'impressionna au point de prier Mirbeau d'intercéder, dans quelque article, en faveur du peintre. A la fin de cette même lettre (23 avril 1892), le Magnifique signalait, à l'auteur du Calvaire, que Claudel venait "de terminer un drame : LA VILLE". Faut-il ne voir, en cette rencontre épistolaire du peintre et du dramaturge, qu'une coïncidence ? Peut-être. Mais Saint-Pol-Roux paraît s'en être souvenu lorsque, quelques semaines plus tard, il entreprit l'écriture de sa trilogie des Grands de la Terre qui emprunte quelques thématiques au drame claudélien et se reconnaît dans la naïve cruauté de de Groux.

Le Fumier(2) est l'histoire d'une révolte, celle de paysans - "squelettes sur lesquels persistent des yeux, un peu de viande et de la peau" - dépouillés de leurs larmes, de leur sueur, par les habitants d'une Ville corrompue. La Terre ne rend plus aucun fruit, n'étant plus fécondée et nourrie. Les citadins ont subtilisé tout le fumier nécessaire pour enrichir la Ville, de sorte que :

"Règles, lois, coutumes, tout est pourri dans elle. La fiente sert de monnaie courante à ses gens dissolus. Ecussons et panonceaux ne sont que des bouses aux portes des institutions, et sur les poitrines officielles flambent des crottins honorifiques. [...] Et le sceptre et la crosse ne sont que d'ignobles lys d'anus entre les mains du pontife et du roi !"
Le squelette Guillaume, héros du drame, abandonné par sa femme - qui meurt d'épuisement - et par ses enfants, prend alors, sur les conseils du Pèlerin du Ciel, la tête de la jacquerie et met la Ville à sac. Les ors pillés peuvent retourner à la Terre qui recouvre la vie.

"C'est l'aurore, mes frères, l'aurore nouvelle, couleur de nos joues futures !...
C'est l'avril, mes frères, l'avril nouveau, couleur de nos sourires immortels !..."


Comme la plupart des pièces idéoréalistes, le Fumier s'achève par une renaissance - autant dire qu'il ne s'achève pas. Mais ici, on est frappé par l'accent messianique, politiquement messianique, du texte. Car Les Grands de la Terre devaient constituer une trilogie anarchiste dont Le Fumier formait le volet central. Les deux autres ne nous sont malheureusement pas parvenues. De la première intitulée Les Moutons, une note relative à "La Vierge du Puits" nous donne cependant l'argument :

"Incarnation d'Angélique. Angélique (symbole de la Pitié) est cette vierge qui, dans la première partie de la trilogie, conduit à la Ville, auprès des Grands, les sept messagers des Petits de la Terre. En ces messagers à barbe blanche, à voix bêlante, vêtus de laine naturelle, les Grands se refusent à voir des frères, voire même des hommes : "Ce sont des moutons, opinent-ils, et cette fille est leur bergère !" Les messagers sont égorgés et dévorés par ces loups humains. Angélique, qui osa prétendre que c'étaient là des hommes, est comme sorcière brûlée vive sur la place publique. Le bûcher de la "bergère" éclaire de ses flamboiements le tragique festin. A la fin, lorsque les Grands se vautrent sur le tapis vivant des courtisanes, des serpents envahissent la salle d'orgie : ce sont les entrailles des messagers qui viennent, remords visibles, enserrer de leurs anneaux l'épouvante des convives, tandis que de son bûcher Angélique lance une dernière prophétie.
Dans la suite, Angélique, devenue la Vierge du Puits, jouit de l'éternelle fraîcheur, sous les traits de la Vérité, parmi les Petits de la Terre : ce personnage est l'unique lien des trois parties distinctes de cette trilogie-une."
Quant à la troisième, c'est une lettre à Lugné-Poe, qui avait demandé à Saint-Pol-Roux une pièce pour corser son programme du Théâtre de l'Oeuvre, qui nous apporte quelques renseignements :
"De ces trois parties, l'une (la troisième, L'Ogresse) me semblerait peut-être acceptable. L'Ogresse symbolise toutes les lois humaines. On y peut jouer en costume moderne. Si son annonce doit renforcer votre programme, nommez, quitte à différer, L'Ogresse troisième partie de la trilogie LES GRANDS DE LA TERRE."
Pour des raisons que j'ignore, Lugné-Poe préfèrera inscrire Le Fumier plutôt que L'Ogresse à son programme. Sans doute, la publication de la première lui assurait une meilleure publicité. De toutes manières, l'Oeuvre ne la joua pas. Dans sa lettre, le poète avait, quelques lignes plus tôt, qualifié sa trilogie de "révolutionnaire à l'excès". Et il est vrai que son propos, en pleine vague d'attentats anarchistes et de répression policière, n'aura pas incité les directeurs de théâtre, même acquis à la cause symboliste, à pousser le bouchon dramatique plus loin qu'ils ne l'avaient déjà fait. J'ai toujours trouvé étrange, en lisant les ouvrages s'intéressant à la question, de ne pas voir cité plus souvent le nom de Saint-Pol-Roux parmi les intellectuels engagés dans la voie anarchiste. Il avait collaboré à l'Endehors de Zo d'Axa de 1891 à 1892; il avait protesté, avec d'autres, en décembre 1893, contre l'interdiction des Âmes solitaires de Gerhart Hauptmann, en mars 1894, contre la condamnation de Jean Grave pour son livre sur La Société mourante et l'Anarchie. Et voilà qu'il publiait courageusement le Fumier dans trois livraisons de la Revue Blanche - revue qui ne cachait pas ses amitiés anarchistes -, en mai, juin et août 1894, c'est-à-dire durant les mois les plus troublés, ceux où il ne faisait pas bon être suspecté d'anarchie. Le 24 juin, Sante Caserio avait assassiné le président de la République Sadi Carnot. Dans son imposant et déjà incontournable ouvrage sur La Revue Blanche - une génération dans l'engagement (1890-1905) -, paru tout récemment chez Fayard, Paul-Henri Bourrelier cite, après Philippe Oriol (dans sa biographie de Bernard Lazare), un rapport de police, daté du 11 juillet, où l'on apprend que "M. Thadée Natanson a refusé un article de Saint-Pol-Roux concernant l'attentat" (p. 405). Il fallait alors rester discret, le flicage étant de mise du côté des bureaux de la Revue Blanche. Barrière, orléaniste et administrateur du périodique, attire particulièrement l'attention de la préfecture de police :

"Et maintenant quel est le but profond de M. Barrière et des littérateurs qui l'entourent, les Bernard Lazare, les Paul Adam, les Saint-Pol-Roux, etc. ? [...]
M. Barrière est sincèrement démocrate. On dit même qu'il s'habille quelques fois en ouvrier et va étudier les ouvriers dans les bouges. Quoi qu'il en soit, il a des relations avec la blouse - bien des anarchistes lui écrivent quand ils sont dans la misère et il leur envoie des secours. Ce sont surtout des anarchistes littéraires qui se sont adressés à lui...
Dans la presse on sait qu'il y a des relations entre la Revue Blanche et les anarchistes. C'est au point que tout attentat est suivi par les reporters, d'une visite de M. Thadée Natanson pour avoir son opinion sur le fait moral et sur le personnage qui a fait le coup.
On peut encore citer comme assez rapproché des anarchistes, parmi les rédacteurs de la Revue Blanche, Saint-Pol-Roux qui fréquente quelques compagnons de la Goutte d'or. Il a souvent obtenu des secours de M. Barrière pour des miséreux et même pour des amis de M. Duprat, le cabaretier." (rapport du 21 mai 1894, cité par P.-H. Bourrelier, ibid.)
Quelques semaines plus tard, le 6 août s'ouvrait le procès des Trente. Au même moment paraissait la troisième et dernière livraison du Fumier. Ces documents rares prouvent que le Magnifique s'était engagé intellectuellement en faveur des anarchistes et des idées de justice sociale et de liberté qu'ils défendaient. A ma connaissance, son texte sur Sante Caserio n'a pas été retrouvé. Quel aurait été le sort du poète si un tel article avait été publié ? Quelques démêlés avec la justice, sans doute, comme Zo d'Axa, Jules Mery, Fénéon, avant lui. Mais son implication lui valut d'autres sanctions plus mesquines, administrées par des parents qui, lorsque "certaines pages rebelles" leur déplaisaient, gelaient le versement de ses rentes. Et Le Fumier ne fut certainement pas de leur goût, qui vilipendait le clergé et l'armée. Ces deux institutions dérobent en effet à Guillaume ses deux derniers enfants :

"Automatiquement, en hypnotisée, Bérangère arrive sous le chêne harmonieux. La reçoivent deux Anges en qui l'oeil exercé reconnaîtrait deux ballerines au service du clergé de la Ville. [...]
Voici le Polichinelle nouvelle manière.
Odeur de bottes significative...
Coloré de joie car il sent qu'il va perpétrer et qu'il n'y sera pour rien, le Polichinelle tend un pli à Jean avec des gestes tirés par des fils vraisemblablement reliés à l'état-major."
Fable politique et fable écologique, on voit combien il eut été facile de soumettre le Fumier à un discours d'actualité, de la réduire à une pièce à thèse. Claude Merlin, tout en reconnaissant sa portée prophétique, n'a pas cédé à cette facilité. Formidable machine allégorique, le drame idéoréaliste est naturellement révolutionnaire. Pour Saint-Pol-Roux, l'allégorie n'est pas un trope figé, un symbole aisé. Elle est une forme vide, - il suffit de citer les noms des personnages principaux pour s'apercevoir qu'elle se définit en creux, par ses manques : Le Pèlerin du Ciel, Le Squelette, Le Fagot de Douleurs, La Vierge du Puits -, elle est une baudruche stylistique qui n'acquiert sa réalité qu'animée par le souffle du Verbe poétique. La poésie idéoréaliste est performative, et la mise en scène de Claude Merlin en est une manifestation : la voix incarne, rend visible une réalité nouvelle.

(1) Le Fumier - fresques, de Saint-Pol-Roux, mise en scène de Claude Merlin; avec : Benjamin Abitan, Basile Bernard de Bodt, Stanislav Dorochenkov, Anne-Lise Main, Françoise Pons, Christine Schaller, Fanny Touron, Claude Merlin; costumes de Constance Pourtier; lumière d'Hervé Chantepie; au Théâtre du Hangar (3, rue Nozeran / 34090 Montpellier - tél.: 04.67.41.32.71) du 4 au 15 janvier 2008 (relâche le lundi).

(2) Le Fumier a été réédité par René Rougerie dans le tome II du Tragique dans l'homme.

Nota : L'enquête "Quelle place pour le Symbolisme dans l'histoire littéraire ?" se poursuit. Adressez-moi vos réponses à : harcoland@gmail.com.

mardi 18 septembre 2007

Les Cahiers du 19e r.i. (suite) : une bibliographie des contributions de SPR

J'ai déjà eu l'occasion de parler de cette revue, entièrement dédiée aux anciens combattants du 19e r.i., il y a quelques semaines. Grâce aux recherches et aux communications généreuses de Sophie Carluer, qui consacre au régiment un blog richement renseigné, je suis en mesure aujourd'hui de donner la bibliographie des poèmes que Saint-Pol-Roux publia dans les cahiers. En voici le détail :
  • "A la Belgique", poème en versets, 2ème année, vol. I, n°1, janvier 1931, pp. 61-62.
  • "Le Pèlerin de Pierre", poème en versets, 3ème année, vol. I, n°2, 1er octobre 1932, pp. 309-311.
  • "L'Enchantement de Sable-Rouge en Fleurs", poème en versets, 6ème année, vol. II, n°1, janvier 1935, pp. 229-230.
  • "Message à la forêt", poème en versets, 7ème année, vol. III, n°2, octobre 1936, pp. 43-44.
Ces quatre textes connurent des pré-publications dans d'autres périodiques de diffusion plus large (journaux - La Dépêche de Brest -, et revues - le Manuscrit autographe -), prouvant que le Magnifique ne les considérait pas comme de simples oeuvrettes de circonstance. Leur forme en versets - qu'on se réfère au billet précédent - les rattache au genre lyrique. Ce sont des actes de célébration, mais d'une célébration qui est, pour Saint-Pol-Roux, transfiguration; et, en cela, ces poèmes constituent autant de vocalises répoéticaines.

Quelques mois après la mort du poète, les cahiers du 19e r.i. rendirent hommage à leur collaborateur (12ème année, vol. III, octobre 1941, p. 126) :

Saint-Pol-Roux

Notre grand et vieil ami n'est plus. Saint-Pol-Roux, le cher poète qui sut trouver pour chanter notre oeuvre les plus beaux accents, est mort à Brest le 18 octobre 1940 dans sa quatre-vingtième année.

Et ses amis du 19e r.i. ne l'oublièrent pas, effectivement, qui, cinq ans plus tard, publièrent dans leurs cahiers ("Les Livres", 17ème année, vol. III, octobre 1946, p. 280) des comptes rendus élogieux de Saint-Pol-Roux le crucifié, par Paul T. Pelleau et de L'ancienne à la coiffe innombrable (anthologie de textes inspirés par la Bretagne au Magnifique).

dimanche 16 septembre 2007

Saint-Pol-Roux et sa réception en Allemagne (d'après un article de Joachim Schultz)

Il existe, à ce jour, en tout et pour tout, 4 thèses consacrées à l'oeuvre du Magnifique. L'une d'elle, la seule soutenue dans les années 1990, est allemande, et a pour titre : Der Dichter Saint-Pol-Roux, par Ute Eckelkamp. On pourrait penser que la publication d'une telle étude universitaire outre-Rhin constituait alors un événement isolé. En réalité, un éditeur courageux, Rolf A. Burkart, avait déjà, dès 1985, entrepris l'édition allemande des oeuvres complètes du poète, sur la base des éditions Rougerie. Joachim Schultz, professeur à l'université de Bayreuth, en est le traducteur et directeur de publication. C'est au cours de ses recherches - il préparait alors une thèse sur les manifestes littéraires de la "Belle Epoque" en France - qu'il découvrit Saint-Pol-Roux. Il publia d'abord deux articles sur le Magnifique dans la revue Tabula Rasa, revue justement éditée par Rolf A. Burkart, puis ce fut le premier tome : Der Ausflug (La Randonnée). Dans un essai de grand intérêt donné à la revue TTR en 1988, "La traduction de Saint-Pol-Roux et sa réception en Allemagne ou les champs littéraires de la traduction", Joachim Schultz revient sur les raisons qui présidèrent au choix de ce texte d'une étonnante modernité comme premier volume des oeuvres complètes allemandes :
"D'abord parce que Saint-Pol-Roux y parle de la Bretagne, qui est aujourd'hui une région de vacances et d'intérêt culturel pour beaucoup d'Allemands, surtout dans notre public potentiel envisagé (des lecteurs d'un niveau culturel élevé). Ensuite, parce que ce texte, l'un des derniers publiés par Saint-Pol-Roux lui-même, introduit le lecteur déjà un peu dans l'esthétique idéoréaliste de son auteur. Dans ce récit, Saint-Pol-Roux nous montre la Bretagne comme une matérialisation d'idées, créées par la géographie, le climat, le voyageur-poète."
La stratégie éditoriale pourrait étonner, mais le Magnifique était alors presque totalement inconnu du lectorat et de la plupart des universitaires allemands; et Joachim Schultz avait l'intention de l'imposer dans le champ littéraire. Il faut dire que, malgré l'influence revendiquée de Goethe, de Wagner, de Hegel, la poésie idéoréaliste n'avait guère pénétré l'Allemagne du vivant de Saint-Pol-Roux. Il n'y eut que Walter Benjamin, comme le rappelle Joachim Schultz, pour, marginalement, signaler l'existence du Magnifique au public lettré d'outre-Rhin, dans son essai Der Sürrealismus ("Le Surréalisme") en 1929; il y mentionnait le banquet de 1925 et l'anecdote rapportée par Breton dans son Manifeste. Cela, on l'imagine, ne suffit pas à faire connaître l'auteur de La Dame à la Faulx. Le surréalisme, d'ailleurs, n'était pas, à cette époque, une des forces dominantes des champs littéraires français et allemand. La suite ne fut pas plus favorable à la réception du Magnifique, et en 1985, date de la publication du premier volume des oeuvres complètes, on ignore encore son nom en Allemagne; et
"Exception faite de quelques romanistes spécialisés dans la littérature du symbolisme, des avant-gardes et autour de la Résistance, pas un seul universitaire ou critique en Allemagne serait capable d'écrire sur l'un des tomes de l'édition allemande un compte rendu reposant sur une vraie connaissance de l'auteur. Son oeuvre n'a ni valeur culturelle ni valeur économique, bien que Saint-Pol-Roux figure dans les deux grandes encyclopédies (Brockhaus et Meyer) et qu'on trouve deux courts articles dans le Kindlers Literatur Lexikon (sur la Dame à la faulx et les Reposoirs de la procession)."
Il faut dire que, de notre côté de la frontière, les comptes rendus des ouvrages publiés chez Rougerie n'étaient pas bien plus nombreux. Joachim Schultz ne précise-t-il pas qu'Idéoréalités, paru en 1987, n'avait encore été l'objet d'aucun article français en mai 1988, date où il rédige son étude ?


Vinrent, après La Randonnée, les publications des traductions de la Correspondance Segalen-Saint-Pol-Roux (1986) et des Traditions de l'avenir (1987). Segalen était en effet mieux connu des Allemands et on pouvait, à juste titre, penser que l'intérêt pour le poète de Stèles finît par impliquer une curiosité pour l'oeuvre idéoréaliste; de même, les articles sur Beethoven, Gauguin, Verlaine, Rimbaud, Hugo recueillis dans le volume de 1987, permettaient d'amener les lecteurs allemands sur un terrain littéraire plus familier - donc plus aisément fréquentable. Ces premières parutions obtinrent quelques comptes rendus dans la presse, mais rarement de spécialistes. Il y eut néanmoins un feuilleton de 30 mns radiodiffusé sur la Deutschlandfunk le 28 février 1988, qui rendit hommage à l'oeuvre du Magnifique et au courage de ses éditeurs en Allemagne. Malheureusement, l'engouement espéré ne se produisit pas. Joachim Schultz donne, en note, les chiffres de vente des trois tomes, tirés à 1000 exemplaires, disponibles en mai 1988 : la Randonnée (fin 1985) = 109 exemplaires; la Correspondance (automne 1986) = 70 ex.; les Traditions de l'avenir (automne 1987) = 15 ex. Comme en France, la lecture de Saint-Pol-Roux restait le fait d'happy few. Plus qu'en France, sans doute - la traduction induisant des problématiques nouvelles, liées au texte même : difficulté de traduire les lexiques spécialisés nombreux des "oeuvres futures"; difficulté d'en traduire l'outrancière poéticité.


Aujourd'hui, des seize volumes initialement programmés, huit ont paru :
  • Bd. 2. Die Rose und die Dornen auf dem Weg (La Rose et les épines du Chemin)
  • Bd. 3. Von der Taube zum Raben über den Pfau (De la Colombe au Corbeau par le Paon)
  • Bd. 6. Die Traditionen der Zukunft (Les Traditions de l'Avenir)
  • Bd. 7. Der Ausflug (La Randonnée)
  • Bd. 11. Des Schatz des Menschen (Le Trésor de l'Homme)
  • Bd. 12. RES POETICA oder die Republik der Poesie (La Répoétique)
  • Bd. 15. Lebendiges Kino (Cinéma Vivant)
  • Bd. 16. Briefwechsel mit Victor Segalen (Correspondance)
J'ignore si Rolf A. Burkart achèvera l'édition allemande des oeuvres complètes de Saint-Pol-Roux, interrompue déjà depuis quelques années. Il faut néanmoins souligner son audace et louer son travail. Car ce sont de beaux volumes (couverture cartonnée et jaquette illustrée), accompagnés d'un appareil scientifique (préfaces, postfaces, notes), et, pour certains, richement et intelligemment illustrés (on trouve notamment, dans Lebendiges Kino, des plans rares de Berlin - Symphonie d'une grande ville, le film expérimental de Walter Ruttmann cité par Saint-Pol-Roux).

Il faut également saluer Joachim Schultz qui n'a pas ménagé son énergie pour imposer l'oeuvre idéoréaliste en Allemagne. Il a donné de nombreux articles qui lui sont consacrés et qui désignent leur auteur comme un spécialiste incontestable du poète. En 1990 (18 octobre-23 novembre), il a même organisé une exposition Saint-Pol-Roux à la Bibliothèque Universitaire de Bayreuth, où figuraient certains documents inédits ou rares - je pense, entre autres, à un exemplaire de La conquête des étoiles, avec envoi de Marinetti au Magnifique, dont je donnerai cher pour connaître la teneur, non précisée dans le catalogue; ou à cet autre envoi d'Alfred Jarry sur un exemplaire d'Ubu enchaîné précédé de Ubu roi (1902) : "A Saint-Pol-Roux, le croc à phynances du Père Ubu qui a moins d'envergure que la faulx de la Dame".

Certes, les Allemands n'ont pas été très réceptifs à la poésie du Magnifique; mais des exemplaires sont toujours disponibles, probablement, et il n'est jamais trop tard pour bien faire. Après tout, les Français ne se sont guère montrés beaucoup plus enthousiastes jusqu'ici. Jusqu'ici. Car un frémissement magnifique s'est immiscé dans le champ littéraire - subrepticement - qui ne peut que s'intensifier.

Nota : L'enquête "Quelle place pour le Symbolisme dans l'histoire littéraire ?" continue. De nouvelles réponses à paraître bientôt. Postez les vôtres à : harcoland@gmail.com.

samedi 15 septembre 2007

Notule : Michel-Féline (suite)

J'ai reçu le numéro 3 (15 janvier 1959) de BIEF - JONCTION SURRÉALISTE, commandé (librairie La Licorne) dans l'heure qui suivait la publication de mon précédent billet consacré à l'auteur de L'adolescent confidentiel. Y figure bel et bien un court article du beau poète Elie-Charles Flamand.

Il y est surtout question de l'erreur, déjà signalée, de certains critiques qui attribuèrent le recueil à Valéry. Cette erreur venait d'être rééditée dans une notice de catalogue (vente Lucien-Graux), alors même que, dans ses souvenirs sur le poète de la Jeune Parque parus dans le Mercure de France du 1er juillet 1954, Pierre Féline l'avait déjà dénoncée.

Ce qu'on y apprend de neuf ? que, dans la fratrie Féline, Michel était l'aîné; et qu'étaient annoncés à paraître, du même auteur, toujours à la Librairie de l'Art Indépendant, des Cantabiles de l'amoureux vieillard. Tout un programme...

Nota : L'enquête "Quelle place pour le Symbolisme dans l'histoire littéraire ?" continue. Envoyez vos réponses à : harcoland@gmail.com.

lundi 10 septembre 2007

Enquête : "Quelle place pour le symbolisme dans l'histoire littéraire ?" (premières réponses)

Voici les premières réponses à notre enquête. Elles sont signées

Christian BUAT

I. - Pour moi, c'est une résurgence du fleuve baroque et de sa "fantaisie".

II. - Rimbaud, Villiers, Mallarmé, pour avoir tordu la langue de la tribu.

III. - J'ai découvert le surréalisme bien avant le symbolisme, et depuis que je me suis frotté au symbolisme, je me demande vraiment ce que le surréalisme a apporté de nouveau.

IV. - La liberté en art (malheureusement, puisque que cela permet au premier venu de se croire artiste ou poète; je ne sais si la poésie doit être faite par tous et non par un, je crains qu'elle ne puisse être faite que par quelques-uns).

V. - A rebours / L'Eve future / Sixtine et tel poème de Mallarmé (qui n'est pas mon poète préféré, mes poètes étant Verlaine et Apollinaire)

(à suivre)

Nota : Je publierai les réponses au fur et à mesure qu'elles m'arriveront (harcoland@gmail.com)

dimanche 9 septembre 2007

Une Enquête : "Quelle place pour le Symbolisme dans l'histoire littéraire ?"

L'intense activité littéraire de la fin du XIXe siècle, que d'aucuns qualifièrent d'anarchique, donna naissance à un genre journalistique qui allait s'épanouir et multiplier ses formes durant la Belle Époque : l'enquête. Elles furent rares les publications périodiques, revues ou journaux, qui, après le succès obtenu par celle de Jules Huret, sur l'évolution littéraire, dans l'Écho de Paris, ne cédèrent quelques-unes de leurs colonnes, pages voire même livraisons, à une enquête. Il faut dire que ce nouveau mode d'investigation présentait un intérêt certain, figurant - parfois - un juste reflet des champs politique, littéraire, artistique, culturel de son temps.

Et voilà qu'il me prend l'envie de céder à mon tour à ce tic et de proposer aux avisés visiteurs des FÉERIES INTÉRIEURES une enquête :

"QUELLE PLACE POUR LE SYMBOLISME DANS L'HISTOIRE LITTÉRAIRE ?"

J'ai déjà eu l'occasion d'écrire ici même combien le mouvement de 1886 semblait, pour les historiens de la littérature, difficile à définir. Souvent réduit aux oeuvres de Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, plus rarement Laforgue, toutes quatre achevées entre 1875 et 1898, on en fait généralement un mouvement fin de siècle dont l'influence sur la modernité resta limitée. Et le symbolisme aurait péniblement survécu - en se traînant - jusqu'à la veille de la première guerre mondiale. Néanmoins, on revient aujourd'hui sur une telle conception; de nouvelles études ont paru, des oeuvres longtemps épuisées ont été rééditées, des pièces ont été représentées ou vont l'être, qui laissent deviner un regain d'intérêt sinon pour le mouvement, au moins pour certains de ses protagonistes. Il m'a donc paru intéressant d'interroger, comme suit, amateurs, lecteurs, spécialistes sur la place qu'occupe, selon eux, le symbolisme dans notre histoire littéraire :

I. - Le symbolisme constitue-t-il une fin, celle d'une période littéraire ouverte par les romantiques, ou constitue-t-il le début de la modernité ?

II. - On trouve, sous l'appellation "symbolistes", en plus des noms des maîtres sus-cités, ceux de plusieurs romanciers, dramaturges ou poètes qui, en leur temps, se sont démarqués du mouvement ou n'ont fait que le traverser. Quels sont pour vous les symbolistes stricto sensu ?

III. - Quelle influence les symbolistes ont-ils exercée sur les mouvements/écoles ultérieur(e)s (naturisme, futurisme, cubisme, orphisme, paroxysme, dramatisme, surréalisme, etc.) ?

IV. - Quelles sont parmi leurs "conquêtes", celles qui vous semblent avoir été poursuivies par les générations qui leur ont succédé ?

V. - Existe-t-il des chefs-d'oeuvre symbolistes ? lesquels ?
Faites-moi parvenir vos réponses à l'adresse suivante : harcoland@gmail.com plutôt que de les laisser en commentaire. Elles feront l'objet d'un billet indépendant. Et n'hésitez pas à diffuser le libellé de cette enquête sur vos sites, blogs, listes de diffusion, à votre carnet d'adresses, etc.

Graphologie(s) de Saint-Pol-Roux

La graphologie est-elle une science ? Je répondrai volontiers, comme Remy de Gourmont : "J'en ai toujours douté. Mais je suis toujours prêt à douter de mes doutes et je garde, devant tout ordre de choses que je n'ai pas méthodiquement approfondi, une grande sérénité d'esprit."

Ce Manuel de graphologie appliquée à l'écriture des gens de lettres (1990), qui est dans ma bibliothèque depuis quelques années, ne semble laisser place à la moindre hésitation. La quatrième de couverture ne nous apprend-elle pas que Christian Goth (l'auteur) est membre, depuis 1967, de l'institut national de graphologie scientifique, diplômé en sociologie et en ethnologie, et inventeur de la "scriptologie", ainsi définie : "L'écriture n'est que la trace du langage, et cette expression est la résultante de notre identité : culture, religion, racines... La seule graphologie est impuissante à décrypter ces signifiants, de plus, la scriptologie s'attache à établir une recherche identitaire préalable à toute analyse graphologique" ? Voilà qui paraît sérieux, parce qu'ardu et initiant une méthode presque. L'ennui, c'est que de cette méthode, le manuel (et moi qui pensais - déformation professionnelle - qu'un manuel était un ouvrage didactique), ne nous en montre pas l'ombre d'une esquisse. Qu'y trouve-t-on alors ? Un choix d'écrivains, classés par ordre alphabétique, avec notice biographique suivie d'une "analyse" graphologique de deux à cinq lignes, en regard d'une reproduction de manuscrit. En fait d'analyses, il s'agit plutôt de conclusions, dont la plupart ne nous apportent aucun éclairage sur la personnalité des auteurs tant elles véhiculent des banalités :

Balzac : "Enorme puissance de travail, c'est l'homme des combats, des conflits, de toutes les difficultés... Il en a besoin pour vivre !... Réaliste malicieux..."
Breton : "Son comportement est parfaitement contrôlé. Il use de son charme et de l'ascendance qu'il a sur les autres."
Cocteau : "Touche-à-tout, frivole, il a le génie de tout entreprendre et de tout comprendre."
Eluard : "Gageons que Paul Eluard a dû dérouter et étonner son entourage plus d'une fois."
Hugo : "Puissance, élégance, sûreté de jugement et de soi-même et quelle amplitude de vue... C'est un homme intransigeant, possessif et orgueilleux qui va au bout de ses idées."
Léautaud : "Il trouve son équilibre dans une sorte de vision ironique et burlesque de ses contemporains."
Montesquiou : "Ce scripteur est un personnage hors du commun : maniéré, exagéré dans ses propos, envahissant, mais pourvu d'un grand sens critique artistique."
Valéry : "L'écriture est posée, appliquée, c'est le tracé de ceux qui pèsent leurs mots et leurs pensées."

ou alors, ces conclusions tombent à côté de la personnalité, comme celle consacrée à Aragon, ma préférée :

Aragon : "Il possède un côté naïf et fragile, c'est un idéaliste profond qui n'a pas réellement conscience du monde qui l'entoure. Les événements n'ont pas directement de prise sur lui et ne modifient pas nettement son comportement."

Voilà qui la fout mal, pour l'auteur communiste du Monde réel, présenté en idiot du village.

Et

Saint-Pol-Roux ? "C'est un homme superficiel dans ses relations. Il papillonne, fait volte-face, se dérobe... Magnifique sens de l'esthétique. Saint Pol Roux est un intuitif précieux et délicat." Finalement, le Manuel de graphologie appliquée... ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà. Son seul véritable intérêt : les manuscrits reproduits. De notre poète, Christian Goth a choisi une lettre adressée à Léon Deschamps, le directeur de La Plume. Nous ne la connaissions pas et nous l'avons glissée dans notre dossier de correspondances. Postée du Luxembourg belge, le 24 janvier 1896, elle accompagnait l'article "Origines de la famille Verlaine" qui paraîtra dans le numéro du 1er février.

La graphologie est-elle une science ? L'ouvrage ne nous permet pas de trancher. Est-ce important, après tout ? Combien je préfère d'ailleurs, à la scriptologie, la méthode ludique des surréalistes, celle employée par André Breton qui, cachant le nom de l'expéditeur, présentait à Elisa des lettres, à lui adressées. Et Elisa, intuitivement, révélait mieux que tout graphologue scientifique, la personnalité vibrant dans l'écriture :
"C'est quelqu'un qui a un grand sens de la bizarrerie. - Avec un côté "pompier". - Ayant la mort très présente (probablement le côté pompier est du côté de la mort). - Etrangeté avec quelque chose d'académique ou de factice. - Oui, préoccupations du côté du cercueil. - Probablement claustrophobie. - Une espèce de haussement d'épaules en même temps sur les gens, sur le monde. - Grand sens de la mise en scène. - Assez paranoïaque, je crois. - 60 ans. - Je ne crois pas que ce soit un homme de cour. - Probablement peintre."
Voilà le vrai portrait graphologique de Saint-Pol-Roux.

vendredi 7 septembre 2007

Le Grand Jeu du Mois d'Août : Michel-Féline, poète confidentiel

Zeb , en fin limier bibliophile et excellent connaisseur de la littérature fin de siècle, a su identifier notre mystérieux poète. Bien que le jeu fût clos le 31 août, la trouvaille méritera sa récompense. Il s'agissait bel et bien de Michel-Féline, qui publia son seul recueil (connu), L'adolescent confidentiel (Indice n°1), à la Librairie de l'Art Indépendant, en 1892. Il avait débuté, en donnant de rares poèmes à La Plume d'où notre "Princesse Magnifique" est tirée (n°75, 1er juin 1892, pp. 242-243), et à Chimère, la revue montpelliérenne de Paul Redonnel. Michel-Féline en était - de Montpellier -, et y avait rencontré, sans doute grâce à son frère, Pierre, un autre tout jeune poète : Paul Valéry, à qui on attribua abusivement, quelques années plus tard, la paternité de cet adolescent confidentiel (Indice n°2).

Voici quelques comptes rendus du volume, retrouvés dans les petites revues d'époque :

- Adolphe Retté (L'Ermitage, août 1892, p.113) : "Le livre de M. Féline est assez complexe et si l'impression qui s'en dégage n'est pas toujours des plus agréantes, il faut peut-être en accuser cette préoccupation du poète d'embarrasser l'expression de sa pensée d'une foule de tournures compliquées dont elle ne se dégage pas toujours très heureusement. Sans doute il y a chez M. Féline une certaine inexpérience au maniement des rythmes. Aussi n'exerce-t-il pas toujours un contrôle suffisant sur la qualité de ses émotions; bien des brutalités étaient à éviter. Sans insister davantage sur ces deux points, nous découvrons chez M. Féline un véritable don lyrique, maints charmants détails et, çà et là, de ces vers que seul un vraiment poète pouvait écrire. Cela suffit pour classer M. Féline dans un bon rang. Enfin L'ADOLESCENT CONFIDENTIEL est dédié à la mémoire de Jules Laforgue, ce à quoi il faut applaudir car on ne glorifiera jamais trop le seul écrivain de génie que notre génération ait donné jusqu'à présent."

- Jean Court (Mercure de France, septembre 1892, p. 84) : "Les jolis vers ne sont point rares dans cette oeuvrette, mais l'âme de l'adolescent qui écrivit ces pseudo-confidences est sans doute un peu artificieuse et dénuée de toute sincérité. Les préférences de M. Michel Féline vont à Jules Laforgue, à qui le recueil est dédié. L'influence du poète de l'Imitation de N.-D. la Lune est flagrante. Elle se traduit par quelques pastiches maladroits et surtout par une recherche d'originalité qu'on peut trouver excessive. Mais peut-on formuler sérieusement un tel reproche à l'heure où tant de pleutres chantent la même ritournelle et s'exténuent à violer la même Muse-Maritorne ? A coup sûr, M. Michel Féline cherche sa voie. Le décousu de la plaquette qu'il nous donne aujourd'hui l'indique suffisamment. Il se possèdera mieux dans son prochain livre, je pense, et il convient d'attendre jusque-là pour le juger. Cependant, qu'il prenne garde aux trop brusques écarts d'imagination. Il faut avoir acquis une certaine maîtrise pour jouer avec les images disparates, sans tomber dans le grotesque. Les vers suivants, cueillis dans l'Adolescent confidentiel, mais dont le déliquescent Adoré Floupette pourrait presque revendiquer la paternité, me semblent un exemple probant de ce que j'avance :

Rivage heureux où des sourires sont mes pleurs,
Où les pucelles font pipi sur les fleurs.
.......................................................................................
Q'une chienne ivre de toi
Te ronge les testicules,
Ecoute les Renoncules
Sangloter au jardin froid."

- Sainte-Claire (La Plume, 1er juillet 1892, p. 309) : "Voulez-vous la note vibrante, hurlante presque :

Qu'une chienne ivre de toi
Te ronge les testicules...

je vous conseille l'Adolescent confidentiel, début de M. Michel Féline. C'est un mélange étrange de sentimentalité, de lyrisme vrai, de prosaïsme - le cri jailli d'une âme puissante non-maîtresse d'elle-même, le bouillonnement d'une jeunesse névrosée clamant son ardeur aux étoiles :

Les belles Amaryllis
Se meurent de syphilis
Ou si c'est de la poitrine
A l'hôpital de Lourcine...
Il pleura sur l'omnibus...
- Et je veux chanter jusque épuisé !

Soyez sans inquiétude, M. Féline a déjà oublié son livre et avant peu il prendra une belle revanche."

[Michel-Féline assista aux dîners de La Plume en 1892. La table des matières de la revue pour cette année mentionne de Gabriel Vicaire une "Déclaration (pour répudier la paternité de "L'ADOLESCENT CONFIDENTIEL" de Michel Feline)" qui n'apparaît pas dans le corps de la revue; elle fut sans doute publiée, en même temps que deux autres poèmes du prochain recueil, dans un supplément poétique; on aura donc suspecté, avant Valéry, le co-inventeur d'Adoré Floupette d'être l'auteur de ces vers joliment étranges et faux; à moins que cette "déclaration" ne fût simplement une réponse à la comparaison avancée par Jean Court dans son compte rendu du Mercure de France ?]

- L. L. F. (L'Art et la Vie - Revue Jeune mensuelle, décembre 1892) : On inclinerait à penser que ce livre, - malgré son joli titre, - est une caricature des tentatives poétiques d'aujourd'hui. La phrase est assez torturée; les idées semblent absentes; les images sont plutôt chaotiques. Après des sensations, des sensations, j'aimerais mieux dire : des mots, mieux encore : des sonorités. Et quant à ces dernières, je les ai trouvées très faibles. Au fond, je crois avoir découvert ceci : l'auteur est troublé par des rêves de femmes, qui ébranlent en désordre tous ses états d'âme, passés et présents. Mais cet adolescent n'est rien moins que confidentiel. Je n'ai guère retenu que ces trois vers :

Elle chante, et le soir tombe;
Entends-tu l'âme, colombe
Qui prend son vol dans les airs ?

et ces deux-ci, qui sont fort clairs :

Les belles Amaryllis
Se meurent de syphilis...

Mais je calomnie peut-être M. Michel Féline, et, en voyant comme il se maintient dans le genre qu'il a choisi, j'ai grand'peur qu'il ne soit sincère. Je me rassure, en pensant que cette adolescence, qu'il nous révèle si discrètement, est une période de crise."

On ne sait à peu près rien d'autre sur ce poète(1) qui passa timidement (le titre de son recueil était programmatique, sans doute) en cette turbulente République des Lettres. Pourtant, les quelques strophes citées manifestaient une belle audace, pour le moins. Il n'y eut qu'André Breton, merveilleux bibliophile, pour saluer, plus de trente ans après l'ultime compte rendu, dans son Amour fou, deux vers ("Et les vierges postulantes... De l'accalmie pour leurs seins") de ce "poète par ailleurs plus qu'oubliable" (Indice n°3) - ces deux vers, absents dans La Plume, servaient d'épigraphe à "La Princesse Magnifique" du recueil. Dans la note que les éditeurs des OEuvres Complètes de Breton (Pléiade) consacrent à l'auteur de l'adolescent confidentiel, on lit ces quelques lignes extraites d'un article d'Elie-Charles Flamand, "A propos de Michel Féline" (Bief, n°3, 15 janvier 1959), commentant le recueil :

Dans le cadre quelque peu rococo de l'esthétique symboliste, Féline s'y livre à une confrontation sur le mode ironique de "l'Idéal" et du "Réel" (selon la terminologie de l'époque), en de courts poèmes qu'il drape avec nonchalance de surprenantes images.
L'adolescent confidentiel fut-il un recueil idéoréaliste ? et Michel-Féline, un Magnifique ?


(1) Tout renseignement supplémentaire concernant Michel-Féline sera chaleureusement accueilli, et une reconnaissance éternelle paiera en retour celle ou celui qui me communiquera l'article d'Elie-Charles Flamand, paru dans Bief. Et quelle merveille pour ma bibliothèque que cet Adolescent confidentiel : avis aux libraires !

mardi 4 septembre 2007

LA DAME A LA FAULX à Orléans : entretien avec Christophe Maltot


[Les 29 & 30 juin, à Orléans, eut lieu une tentative admirable et sans précédent : la représentation, par les élèves de la section théâtre du Conservatoire d’Orléans, de La Dame à la Faulx. Christophe Maltot(1) qui en signa la mise en scène a bien voulu m’accorder un entretien pour "Les Féeries Intérieures". Je lui redis toute ma gratitude.]

SPiRitus : Avant de nous intéresser à votre travail de mise en scène autour de La Dame à la Faulx, j’aimerais, si vous le voulez bien, que vous disiez quelques mots de votre première rencontre avec Saint-Pol-Roux. J’imagine que ce n’est pas là un nom familier des conservatoires et des cours de théâtre.

Christophe Maltot : Certes non ! La tendance est aux auteurs dits contemporains; ceux qu’une partie de notre profession pensent être au plus proche d’une certaine idée de l’invention au Théâtre; il ne s’agit pas d’être ni réactionnaire voire ringard et pour ainsi dire fermé aux nouvelles écritures; je pars du principe que l’acteur est au centre du travail au Théâtre; c’est le serviteur d’une écriture; en cela il doit pouvoir maîtriser les mécanismes de la langue, son histoire et aussi être branché sur le présent de son art; trop souvent ceux qui savent ou ont vu donnent à lire des textes contemporains sans jamais plus passer par nos "classiques", nos pères en écriture; c’est un mal; encore quelques années de ce régime et la musique de l’alexandrin deviendra lettre morte; il y a un théâtre contemporain comme des écritures contemporaines, ce n’est pas à négliger dans l’apprentissage du comédien, encore faut-il que la matière textuelle étudiée puisse passer par le corps et la voix de l’acteur, centre du mouvement et de l’apparition; la qualité de l’émission sonore est à l’image de notre monde; souvent molle et/ou cynique; au départ le théâtre est poésie; j’ai grand besoin comme homme de théâtre d’une écriture qui nous élève; que sa forme soit physiquement assimilée par l’acteur et qu’elle lui impose un travail qui échauffe, un travail de gymnaste.

SPR m’est apparu au cours de mes recherches autour de Michaux; j’ai cette image, lue ou rêvée, je ne sais plus, d’un écriteau apposé à la porte de son atelier "Ici un poète travaille"…

SPiR. : Oui, c’est André Breton qui rapporte cette anecdote dans son Manifeste : "On raconte que chaque jour, au moment de s’endormir, Saint-Pol-Roux faisait naguère placer, sur la porte de son manoir de Camaret, un écriteau sur lequel on pouvait lire : LE POETE TRAVAILLE."

C.M. : Là commence le mystère, au seuil de cette porte, le désir de savoir et de passer outre; derrière, un homme dans son cabinet de travail, au travail comme pour percer le mystère; c’était rassurant; c’était la place que j’accordais à l’artiste-poète en général; quelques années plus tard en tournée au Théâtre National de Strasbourg avec Le Soulier de Satin de Claudel, aux détours d’une librairie, des ouvrages de SPR dans un rayon; je n’avais alors qu’à tendre la main et trouver la confirmation.

SPiR. : On a souvent présenté Saint-Pol-Roux comme un auteur maudit; si, en ce qui concerne son œuvre poétique proprement dite, un tel qualificatif paraît abusif, pour ce qui est de son théâtre, par contre, il semble tout à fait justifié. Il n’y a guère que le Théâtre Idéaliste de Carlos Larronde qui ait, à la veille de la première guerre mondiale, eut l’audace – assez confidentielle – de jouer deux de ses monodrames. Lugné-Poe, directeur du Théâtre de l’Œuvre, Antoine à l’Odéon, Jules Claretie, administrateur de La Comédie Française, puis Jacques Rouché au Théâtre des Arts ont successivement refusé de monter La Dame à la Faulx, alors même qu’on donnait des pièces de Claudel, de Maeterlinck, pour ne citer que les plus célèbres des représentants du drame poétique. Comment expliquez-vous une telle infortune ?

C.M. : On peut penser qu’à force d’appliquer systématiquement le qualificatif "maudit" face à une œuvre ou à un homme, cette œuvre et cet homme le deviennent forcément.

Cela aura suffi peut-être à classer trop rapidement le théâtre de SPR, à s’en écarter, à ne prendre aucun risque. Il y a un effort considérable à fournir pour réaliser l’œuvre en scène; être à la hauteur des images et du verbe du poète; je dirai plus particulièrement, être à la hauteur du renoncement du poète; je ne suis pas spécialiste ni historien mais peut-être que Claudel savait bien mieux manœuvrer que SPR dans son rapport au monde qui tourne, à la Capitale; il y a chez SPR comme une résistance à l’adaptation, au milieu littéraire et artistique parisien; forcé par le destin, comme un refus à une sorte de compromission qui l’éloignerait de son travail de poète, de son œuvre, pour ainsi dire de sa mission; c’est sa force, son cœur et sa sincérité; un homme qui cherche renonce; sa force effraie.

D’autre part, l’extraordinaire armada matérielle et humaine sollicitée par l’auteur sur la scène du théâtre et aussi sa démesure ont dû forcer certains directeurs de salle et metteurs en scène à renoncer… aujourd’hui, ce refus est encore d’actualité et seule l’école m’a permis de réaliser ce défi parce qu’en dehors du circuit de la production; libre et riche encore, en tous cas dans mon enseignement, de cet indispensable besoin de recherche et d’expériences.

SPiR. : Quand et comment vous est venue l’idée de présenter La Dame à la Faulx à vos étudiants ? Pouvez-vous préciser dans quel projet culturel (et pédagogique) s’inscrivait une telle représentation ?

C.M. : Impensable de mettre en scène La Dame à la Faulx seul avec ARTICULE, ma Cie de théâtre; question de coût, d’organisation, de distribution, de lois du travail; allez dire à un alpiniste et à sa cordée de stopper nette sa course parce que le quota d’heures est atteint…l’école trouve encore cette souplesse; les étudiants ou élèves sont plus souples car plus neufs, plus ouverts, prennent ce qui arrive avec la foi et non obligatoirement la raison et la sécurité; si vous avancez totalement à découvert avec votre proposition, si cette proposition nous réunit autour de SPR et sa parole, il y a à l’école cette possibilité d’accord, cette fraternité indispensable avec le poète, cette connivence dans l’attitude "à corps perdu" engagée par SPR et son écriture.

SPiR. : Vous avez choisi de travailler à partir de la version de 1911, conçue pour le Théâtre des Arts, et publiée en 1979 chez Rougerie. Connaissiez-vous la version initiale, celle du Mercure de France de 1899 ?

C.M. : Je ne la connaissais que par les bouquinistes et par manque de temps me suis appliqué à considérer la version pour la scène bien assez conséquente pour mon groupe d’acteurs et mon planning surchargé; mais je ne désespère pas de tout reprendre un jour prochain !

SPiR. : L’édition Rougerie présente l’intérêt de reproduire les lettres que le poète adressa, à l’époque, à Rouché, Gilda Darthy et Debussy. On y découvre un Saint-Pol-Roux soucieux d’adapter sa pièce aux conditions scéniques; il remanie, réécrit, fait des croquis pour les décors, donne des idées de mise en scène. On est loin d’un théâtre purement littéraire. Saint-Pol-Roux conçoit La Dame à la Faulx en pensant à sa représentation; et c’est ainsi, d’ailleurs, qu’il l’avait conçue à l’origine. On trouve des notes dans le livre de 1899 qui témoignent d’un souci constant de la réalisation scénique; il y parle de rideaux peints, et même de développements cinématographiques pour la chevauchée de l’acte II. Les lettres à Rouché vous ont-elles servi pour votre travail de mise en scène ? Dans quelles mesures ?

C.M. : Les grands auteurs pensent le théâtre et la représentation mais doivent être relayés par un chef de troupe quitte à se faire déposséder; un grand auteur sait le détachement; aucune propriété n’est à revendiquer au théâtre; une paternité oui; la démarche de SPR est extrêmement touchante presque suppliante; comment y avoir résisté ? C’est déconcertant… il est aussi de ceux qui, je pense, oralisent le texte, avant d’inscrire sur le papier, c’est-à-dire qu’il passe par le corps; là, je pense que seul un comédien, chef de troupe, reconnu, pouvait porter le projet, l’imposer; je regrette cette solitude autour de lui, ce manque de vision, de confiance dans ce projet.

D’autre part, son long poème dramatique était soutenu dans notre travail par toutes ses indications, ses réflexions, il soutient le progrès technique au théâtre mais ses visions à l’époque devaient être je crois trop en avance sur son temps.

Pour revenir à votre question autour d’une œuvre maudite, il y a tout de même un élément qui effraie, c’est ce mélange entre le jeu et le rituel proposé; il y a un appel affirmant sa présence au monde qui dépasse de loin tout ce que j’ai pu lire; en tout cas cette prétention, si prétention il y a de la part de l’auteur, follement assumée, aura-t-elle été suffisamment assumée quand on sait l’oubli et la fin terrible de l’œuvre et de son créateur.

Cet appel peut être considéré comme une menace, il faut, je crois, pouvoir être soi-même appelé, cette force dépasse toutes les considérations du métier…

SPiR. : Oui, le théâtre de Saint-Pol-Roux représente en cela l’opposé du théâtre de Maeterlinck, son contemporain symboliste, théâtre de l’absence, de la suggestion. Le drame idéoréaliste au contraire est un drame de l’évocation qui fait surgir scéniquement la présence. Un théâtre de l’outrance, de "l’exhibition", du relief. Pour que ceux qui n’ont pas lu ou vu la pièce nous comprennent, prenons un exemple concret : les cavales de Magnus qui ont un rôle non négligeable tout au long de la pièce, puisque, précise l’auteur, "les trois chevaux suivent le ton de l’état de Magnus. C’est du décor vivant". Blanche, dans les deux premiers actes, pie, dans le troisième, noire dans le quatrième. Saint-Pol-Roux proposait d’user d’un même cheval maquillé pour les premières, cheval qu’il suffirait de remplacer, lors de la scène où la cavale de Magnus s’endort par une tête emmanchée d’un cou, sortant des fougères; et de s’en passer pour la troisième, "tellement noire qu’on ne la verra pas", signalée simplement d’un signe ou par des bruitages. Comment avez-vous résolu cette difficulté ?

C.M. : Dans le costume de Magnus tout d’abord, du blanc, on passe au gris et au noir.

Pourtant jusqu’au bout j’ai résisté à Cavale; au départ il était question de travailler avec un poney; c’était mon idée pour éveiller l’imagination envers nos jeunes acteurs; une manière de leur dire que rien n’était impossible; la présence de l’animal de surcroît petit comme dans une légende accroissait ce pouvoir d’imagination; en répétitions comme toujours la magie agissait ouvertement, un animal ou un balais, des camarades et autres parades fonctionnaient à merveille; il m’a suffi au final de demander au régisseur son de travailler cette présence et Cavale avait pour ainsi dire trouvé, dans notre aventure et dans l’imaginaire de l’acteur et des spectateurs, sa place.

C’est d’une certaine manière aussi se dire que Magnus et Divine sont une seule entité, le poète et sa réalisation sonore et physique; l’unité est plurielle; tout est donc possible avec le crédit des correspondances et de l’imaginaire.

SPiR. : Cette question de la cavale nous amène justement à la question des choix de mise en scène. Intéressons-nous d’abord, si vous le voulez bien, aux décors. Les changements de lieux sont nombreux dans La Dame à la Faulx : Manoir de Divine, lieux traversés au cours de la chevauchée de Magnus, la forêt, la Galerie des Génies au palais de Magnus, le Carrefour de la Ville, puis la vallée. Chacun de ces lieux symbolisant, comme les couleurs des chevaux, l’état du héros. On conçoit facilement les problèmes techniques, matériels et financiers que posent de tels changements. Quels ont été vos choix concernant le décor ?

C.M. : Un seul territoire à faire vivre, notre cour de l’Hôtel des Créneaux, là même où du moins à l’intérieur de cette enceinte j’ai pu donner cours pendant quatre ans.

Mon souci est toujours de tenter de travailler en résonance avec l’œuvre, le poète, l’Histoire, les interprètes et surtout l’espace dans lequel va s’inscrire la représentation.

Au départ j’avais programmé ce spectacle au TGP d’Orléans la Source, théâtre de 542 places puis très vite je me suis aperçu que d’un point de vue organisationnel mais aussi pour la charge symbolique due à mon départ de l’École, nous devions représenter La Dame à la Faulx sur notre lieu d’expériences partagées, dans ce lieu d’Histoire et de patrimoine.

Au théâtre, il est assez facile (après tout de même un énorme labeur) de trouver des astuces en lumière, de simuler d’autres lieux avec de simples accessoires, c’est le pouvoir de suggestion du théâtre, c’est sa noblesse mais aussi sa pauvreté.

Dans cette cour, il y avait donc différents niveaux, différentes entrées, un escalier pour monter, un autre pour descendre, une tour, des fenêtres, un porche.

Les principales entrées se faisaient soit de la porte principale donnant face public en haut des escaliers ou d’une autre derrière le public, une allée traversait ce public pour accéder à l’aire de jeu toute pavée…

Il y avait certaines fois quelques incohérences à entrer et à sortir du même endroit mais vite oubliées par notre concentration à maintenir le fil de la pensée et de l’histoire propre à la quête de Magnus.

SPiR. : Le même problème se pose s’agissant des costumes. Lugné-Poe, je crois, avait reproché à Saint-Pol-Roux le nombre de personnages figurant dans le drame, plus de quarante. En outre, La Dame à la Faulx se situe "en pleine humanité, mais au seuil du mystère", dans un cadre qu’on identifierait facilement à un cadre médiéval. D’ailleurs, le mot de "mystère" pourrait lui-même renvoyer aux représentations du Moyen Age. Avez-vous marqué, par les costumes, cet ancrage médiéval ou vous en êtes-vous démarqué – ce qui semble aisément concevable ?

C.M. : L’écriture de SPR dite avec trop d’emphase pouvait quelques fois au cours de nos répétitions beaucoup nous amuser ; il fallait biaiser, jouer de ce qui tout de même est contenue dans cette écriture, les quelques images d’Épinal, et l’emphase; de même pour les costumes… inutile de vous déclarer ma haute résistance aux sons et lumières… nous avons donc adopté une version où différentes époques se répondaient; il s’agissait bien plutôt de trouver le symbole d’un costume, une couleur, une marque distinctive plutôt qu’une volonté de coller à l’imagerie moyenâgeuse.

De plus j’ai demandé à nos jeunes acteurs de faire des propositions de costumes; il fallait les concerner, les responsabiliser et les guider; un bon nombre de propositions de leur part ont été déterminantes.

SPiR. : Ne quittons pas les costumes. Ils m’apparaissent comme des éléments dramatiques essentiels de la pièce. La métamorphose guide, en grande partie, son action. Il y a l’acte IV qui se déroule en plein carnaval, et le personnage de la Dame dont nous assistons à la transformation à la fin de l’acte II. Ce rôle de la métamorphose, du renversement des valeurs qui gouverne le carnaval, apparaissait-il lors de la représentation ? de quelle manière ?

C.M. : J’ai fait le choix très vite de considérer le personnage de La Dame sous différents aspects; plusieurs corps incarnaient La Dame jusqu’à un corps travesti; il y avait un souci d’équité quant à la distribution mais aussi une possibilité de donner différents visages réels, une qualité de ruptures que seule une actrice aguerrie et géniale aurait pu réussir et que la multiplicité des interprètes aura tout de même rendue; j’ai, je pense, distribué chacun ou chacune au meilleur de ses qualités présentes ou à développer; les progrès ont été, par ce principe, fabuleux, bien plus grands qu’en une année de cours réguliers; quelque chose s’est transmis au contact de cette œuvre.

SPiR. : Ce schème de la métamorphose apporte incontestablement du rythme à la pièce. Saint-Pol-Roux s’est beaucoup intéressé à cette notion de rythme, à laquelle la préface de 1895 consacre de longs paragraphes. Et malgré son nombre de pages, je n’ai jamais senti, lors de mes successives lectures de La Dame à la Faulx, de longueurs. Êtes-vous d’accord avec cette impression ? Combien de temps a duré la représentation ?

C.M. : Nous avons rempli notre mission en 3 heures 30 chrono en effectuant quelques petites coupes qui auront permis de dégraisser un peu.

C’est sur un rythme assez effréné que de jouer La Dame.

Le public était absolument sous l’emprise, et le temps était disons fulgurant; c’est la magie de l’œuvre; encore faut-il savoir en écouter le rythme et enrouler; la fatigue des corps est alors riche de sens et apporte toute la dimension de l’expérience.

SPiR. : Puisque nous parlons du rythme, venons-en au texte lui-même. C’est un drame poétique et qui exhibe sa poéticité : les images y foisonnent – on retrouve là cette propension à la métamorphose dont nous parlions tout à l’heure; les vers y sont variés, alexandrins et vers libres. Comment les comédiens ont-ils accueilli puis travaillé ce texte ? Quel fut l’accueil du public ?

C.M. : C’est justement la difficulté : le texte se montre.

C’est là-dessus qu’il a fallu travailler; c’est aussi l’objet de mon enseignement; la Dame à la Faulx est le plus merveilleux outil que j’ai trouvé ou qui est venu à moi pour faire éprouver aux comédiens, pas tous mais les principaux, la vertu de la parole poétique; au service du texte, il se passe inévitablement une force motrice et donc un changement, une métamorphose; c’est le grand principe du théâtre et de la poésie; c’est ce territoire que l’acteur et le poète doivent à l’avenir défendre coûte que coûte; lors d’une répétition, l’interprète de Magnus s’est vu totalement bouleversé par le sentiment de honte, Magnus oubliant Divine; c’était formidable de sentir ce combat entre l’être de l’acteur et l’histoire ou la partition que propose l’auteur; le sentiment révélé avait pour ce jeune acteur le souffle propre à la grande tragédie; rien de plus formateur à mes yeux, et c’est avec l’écriture de SPR que cela est advenu; c’est la puissance de ces moments précieux et fugaces qui fait advenir la beauté, pas les lauriers, juste cette expérience partagée, visible sur un coin de scène dans ce moment d’école et de théâtre réussi.

SPiR. : Il est juste, en effet, d’insister sur la puissance poétique/dramatique – ces deux qualificatifs n’en faisant qu’un au théâtre – de ce texte. Cela apparaît, avec plus de force encore, dans la version du Théâtre des Arts; Saint-Pol-Roux y accroît l’importance du Verbe et lui donne la première place scénique. Dans un article, pour la Revue d’art dramatique, il avait écrit : "le théâtre implique un don synthétique allant de l’absolu à l’être, de l’être aux éléments et aux phénomènes, don qui viole la surnature, scrute l’économie humaine, fait triompher les aspects de l’univers dans le verbe d’un Shakespeare davantage que dans les matérialités d’un décorateur." Et plus loin : "Au sortilège de la poésie de créer l’atmosphère possible où se naturalisera chaque spectateur". L’article date de 1900 et reprend ses théories idéoréalistes et idéoplastiques. Le Verbe crée, matérialise l’idée, l’émotion, s’incarne. On pourrait dire que le véritable enjeu dramatique de La Dame à la Faulx, c’est la poésie elle-même. L’avez-vous ressenti ainsi ?

C.M. : Absolument et c’est le but visé par notre démarche : Incarner, s’oublier et faire apparaître.

Cet enjeu est vital pour notre art. La poésie est une œuvre d’avenir. Sa réalité passe par le corps et la voix de l’acteur et brise toute notion de temps, elle est présente plus encore quand c’est le cœur de l’homme qui parle et SPR n’a pas fini de livrer ses secrets…


(1) Comédien, il joue dès sa sortie du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, Hamlet mis en scène par Daniel Mesguich et enchaîne des premiers rôles déterminants sous la direction de A.Torrès, D.Mesguich, GP.Couleau, J.Osinski, P.Lanton, O. Py.
En 2003, Le soulier de Satin débute sa collaboration avec Olivier Py qui lui écrit le rôle principal dans le cycle Les Vainqueurs (Festival d’Avignon 2005 – Théâtre Du Rond-Point en 2006).
En mai 2005, il a interprété le rôle de Frère Dominique dans Jeanne au Bûcher d’HONNEGER auprès de Marion Cotillard (Jeanne) avec l’Orchestre Symphonique d’Orléans sous la direction de Jean-Marc Cochereau.
Metteur en scène, il intègre en 1999 l’Institut Nomade de la Mise en Scène créé par Josyane Horville où il fait connaissance avec C.Régy, et assiste Matthias Langhoff en Afrique Noire pour Prométhée enchaîné d’Eschyle.
Après FRACTURE, d’après Henri Michaux, sa première mise en scène en 1998, il crée ARTICULE sa Cie théâtrale.
Il dirige pour Lille 2004 (Capitale Européenne de la Culture), Trois Nôs d’Irlande d’après Yeats et Les Masques et le Nô.
Outre la mention spéciale du jury pour le Prix UCHIMURA délivré par l’UNESCO pour son travail et sa réflexion autour du Japon, il obtient le soutien de deux artistes japonais : Katsura Kan, chorégraphe, danseur Butô et Maître Tanshu Kano, directeur du Conservatoire de Kumamoto, membre du Devoir de l’Académie Japonaise et Bien Spirituel Vivant du Théâtre Nô.
Dans le cadre de sa résidence au TGP, il crée et met en scène :
En 2005/06, , Inconnu à cette adresse, Le Sourire du Tigre et Hamlet(s).
En 2006/07, Les hommes désertés (Cambodge et TGP), La Dame à la Faulx.
En 2007/08, L’Île des esclaves, La Course et la Mémoire.
Formateur, il fonde en janvier 2007, le Jeune Théâtre Régional d’Orléans (JTRO), cellule d’insertion professionnelle pour 4 jeunes comédiens permanents ; il développe et dirige pendant 4 années, de 2003 à 2007, le Département Théâtre du Conservatoire d’Orléans et enfin il est avec sa Cie partenaire artistique associé aux Options Théâtre du Lycée Voltaire.