Il existe, à ce jour, en tout et pour tout, 4 thèses consacrées à l'oeuvre du Magnifique. L'une d'elle, la seule soutenue dans les années 1990, est allemande, et a pour titre : Der Dichter Saint-Pol-Roux, par Ute Eckelkamp. On pourrait penser que la publication d'une telle étude universitaire outre-Rhin constituait alors un événement isolé. En réalité, un éditeur courageux, Rolf A. Burkart, avait déjà, dès 1985, entrepris l'édition allemande des oeuvres complètes du poète, sur la base des éditions Rougerie. Joachim Schultz, professeur à l'université de Bayreuth, en est le traducteur et directeur de publication. C'est au cours de ses recherches - il préparait alors une thèse sur les manifestes littéraires de la "Belle Epoque" en France - qu'il découvrit Saint-Pol-Roux. Il publia d'abord deux articles sur le Magnifique dans la revue Tabula Rasa, revue justement éditée par Rolf A. Burkart, puis ce fut le premier tome : Der Ausflug (La Randonnée). Dans un essai de grand intérêt donné à la revue TTR en 1988, "La traduction de Saint-Pol-Roux et sa réception en Allemagne ou les champs littéraires de la traduction", Joachim Schultz revient sur les raisons qui présidèrent au choix de ce texte d'une étonnante modernité comme premier volume des oeuvres complètes allemandes :
"D'abord parce que Saint-Pol-Roux y parle de la Bretagne, qui est aujourd'hui une région de vacances et d'intérêt culturel pour beaucoup d'Allemands, surtout dans notre public potentiel envisagé (des lecteurs d'un niveau culturel élevé). Ensuite, parce que ce texte, l'un des derniers publiés par Saint-Pol-Roux lui-même, introduit le lecteur déjà un peu dans l'esthétique idéoréaliste de son auteur. Dans ce récit, Saint-Pol-Roux nous montre la Bretagne comme une matérialisation d'idées, créées par la géographie, le climat, le voyageur-poète."
La stratégie éditoriale pourrait étonner, mais le Magnifique était alors presque totalement inconnu du lectorat et de la plupart des universitaires allemands; et Joachim Schultz avait l'intention de l'imposer dans le champ littéraire. Il faut dire que, malgré l'influence revendiquée de Goethe, de Wagner, de Hegel, la poésie idéoréaliste n'avait guère pénétré l'Allemagne du vivant de Saint-Pol-Roux. Il n'y eut que Walter Benjamin, comme le rappelle Joachim Schultz, pour, marginalement, signaler l'existence du Magnifique au public lettré d'outre-Rhin, dans son essai Der Sürrealismus ("Le Surréalisme") en 1929; il y mentionnait le banquet de 1925 et l'anecdote rapportée par Breton dans son Manifeste. Cela, on l'imagine, ne suffit pas à faire connaître l'auteur de La Dame à la Faulx. Le surréalisme, d'ailleurs, n'était pas, à cette époque, une des forces dominantes des champs littéraires français et allemand. La suite ne fut pas plus favorable à la réception du Magnifique, et en 1985, date de la publication du premier volume des oeuvres complètes, on ignore encore son nom en Allemagne; et
"Exception faite de quelques romanistes spécialisés dans la littérature du symbolisme, des avant-gardes et autour de la Résistance, pas un seul universitaire ou critique en Allemagne serait capable d'écrire sur l'un des tomes de l'édition allemande un compte rendu reposant sur une vraie connaissance de l'auteur. Son oeuvre n'a ni valeur culturelle ni valeur économique, bien que Saint-Pol-Roux figure dans les deux grandes encyclopédies (Brockhaus et Meyer) et qu'on trouve deux courts articles dans le Kindlers Literatur Lexikon (sur la Dame à la faulx et les Reposoirs de la procession)."
Il faut dire que, de notre côté de la frontière, les comptes rendus des ouvrages publiés chez Rougerie n'étaient pas bien plus nombreux. Joachim Schultz ne précise-t-il pas qu'Idéoréalités, paru en 1987, n'avait encore été l'objet d'aucun article français en mai 1988, date où il rédige son étude ?
Vinrent, après La Randonnée, les publications des traductions de la Correspondance Segalen-Saint-Pol-Roux (1986) et des Traditions de l'avenir (1987). Segalen était en effet mieux connu des Allemands et on pouvait, à juste titre, penser que l'intérêt pour le poète de Stèles finît par impliquer une curiosité pour l'oeuvre idéoréaliste; de même, les articles sur Beethoven, Gauguin, Verlaine, Rimbaud, Hugo recueillis dans le volume de 1987, permettaient d'amener les lecteurs allemands sur un terrain littéraire plus familier - donc plus aisément fréquentable. Ces premières parutions obtinrent quelques comptes rendus dans la presse, mais rarement de spécialistes. Il y eut néanmoins un feuilleton de 30 mns radiodiffusé sur la Deutschlandfunk le 28 février 1988, qui rendit hommage à l'oeuvre du Magnifique et au courage de ses éditeurs en Allemagne. Malheureusement, l'engouement espéré ne se produisit pas. Joachim Schultz donne, en note, les chiffres de vente des trois tomes, tirés à 1000 exemplaires, disponibles en mai 1988 : la Randonnée (fin 1985) = 109 exemplaires; la Correspondance (automne 1986) = 70 ex.; les Traditions de l'avenir (automne 1987) = 15 ex. Comme en France, la lecture de Saint-Pol-Roux restait le fait d'happy few. Plus qu'en France, sans doute - la traduction induisant des problématiques nouvelles, liées au texte même : difficulté de traduire les lexiques spécialisés nombreux des "oeuvres futures"; difficulté d'en traduire l'outrancière poéticité.
Aujourd'hui, des seize volumes initialement programmés, huit ont paru :
- Bd. 2. Die Rose und die Dornen auf dem Weg (La Rose et les épines du Chemin)
- Bd. 3. Von der Taube zum Raben über den Pfau (De la Colombe au Corbeau par le Paon)
- Bd. 6. Die Traditionen der Zukunft (Les Traditions de l'Avenir)
- Bd. 7. Der Ausflug (La Randonnée)
- Bd. 11. Des Schatz des Menschen (Le Trésor de l'Homme)
- Bd. 12. RES POETICA oder die Republik der Poesie (La Répoétique)
- Bd. 15. Lebendiges Kino (Cinéma Vivant)
- Bd. 16. Briefwechsel mit Victor Segalen (Correspondance)
J'ignore si Rolf A. Burkart achèvera l'édition allemande des oeuvres complètes de Saint-Pol-Roux, interrompue déjà depuis quelques années. Il faut néanmoins souligner son audace et louer son travail. Car ce sont de beaux volumes (couverture cartonnée et jaquette illustrée), accompagnés d'un appareil scientifique (préfaces, postfaces, notes), et, pour certains, richement et intelligemment illustrés (on trouve notamment, dans Lebendiges Kino, des plans rares de Berlin - Symphonie d'une grande ville, le film expérimental de Walter Ruttmann cité par Saint-Pol-Roux).
Il faut également saluer Joachim Schultz qui n'a pas ménagé son énergie pour imposer l'oeuvre idéoréaliste en Allemagne. Il a donné de nombreux articles qui lui sont consacrés et qui désignent leur auteur comme un spécialiste incontestable du poète. En 1990 (18 octobre-23 novembre), il a même organisé une exposition Saint-Pol-Roux à la Bibliothèque Universitaire de Bayreuth, où figuraient certains documents inédits ou rares - je pense, entre autres, à un exemplaire de La conquête des étoiles, avec envoi de Marinetti au Magnifique, dont je donnerai cher pour connaître la teneur, non précisée dans le catalogue; ou à cet autre envoi d'Alfred Jarry sur un exemplaire d'Ubu enchaîné précédé de Ubu roi (1902) : "A Saint-Pol-Roux, le croc à phynances du Père Ubu qui a moins d'envergure que la faulx de la Dame".
Certes, les Allemands n'ont pas été très réceptifs à la poésie du Magnifique; mais des exemplaires sont toujours disponibles, probablement, et il n'est jamais trop tard pour bien faire. Après tout, les Français ne se sont guère montrés beaucoup plus enthousiastes jusqu'ici. Jusqu'ici. Car un frémissement magnifique s'est immiscé dans le champ littéraire - subrepticement - qui ne peut que s'intensifier.
Nota : L'enquête "Quelle place pour le Symbolisme dans l'histoire littéraire ?" continue. De nouvelles réponses à paraître bientôt. Postez les vôtres à : harcoland@gmail.com.
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