Dans un billet du début du mois de septembre, l'excellent Zeb nous entretenait d'Abel Pelletier et racontait comment ce dernier claqua la porte de la Revue indépendante après qu'un article sien fut passé sous les castrateurs ciseaux de George Bonnamour, alors rédacteur en chef. Il faut dire qu'il était déjà loin le temps où Fénéon et Edouard Dujardin dirigeaient la publication et accueillaient favorablement les tentatives nouvelles, la plupart issues du rang symboliste. A partir de 1890, avec François de Nion, auquel succéda Bonnamour, la Revue indépendante prit position contre les novateurs, se reconnaissant plus aisément dans un néo-naturalisme mâtiné de positivisme scientiste. Et René Ghil, ces années-là, occupa logiquement la place du poète-maison.
Dès la fin de l'enquête de Jules Huret sur l'évolution littéraire, George Bonnamour et Gaston Moreilhon, qui signaient leurs articles Gaston & Jules Couturat, engagèrent une campagne anti-idéaliste et anti-magnifique. Rares furent les poètes symbolistes qui trouvèrent grâce à leurs yeux; mais de tous, Remy de Gourmont et Saint-Pol-Roux essuyèrent les coups les plus rudes :
"Monsieur Saint-Pol-Roux le Magnifique - Ici nous touchons au grotesque. Le MAGNIFICISME inventé par M. Saint-Pol-Roux dans une lettre publiée par l'Echo de Paris, curieuse à étudier pour qui veut remonter de la tumultueuse incohérence des phrases aux fêlures du cerveaux qui les pensa, le magnificisme n'est autre chose qu'un métaphorisme excessif, un métaphorisme non d'idées, hélas ! ce qui serait curieux, mais de mots, ce qui est banal, à la portée de tous et d'une puérilité qui désarme. C'est de la fantaisie de méridional, de la fantaisie ivre et déchaînée, sonore mais vide. Cela d'ailleurs, était nécessaire, car sans cela, M. Saint-Pol-Roux n'eût plus été dans la tradition de l'école symboliste." (Gaston et Jules Couturat, "Le Fiasco Symboliste", Revue indépendante, T. XX, n°57, septembre 1891, pp.18-19)
Pourtant, dans le même numéro, l'ami Mauclair donnait une citation de la lettre à Huret pour épigraphe à son article sur Jean Moréas - preuve de l'indépendance, à cette époque encore, des rédacteurs de la revue. Quelques mois plus tard, ce fut au tour de René Ghil d'y éreinter sans ménagement son ancien camarade de la Pléiade qui venait de publier, dans le Mercure de France, un long article de mise au point intitulé : "De l'Art Magnifique" (février 1892). Le fidèle Mauclair, à nouveau, monta en première ligne pour défendre les idées et la poésie de Saint-Pol-Roux, mais cette fois sa réponse parut dans les Essais d'art libre et non dans la Revue indépendante, dont on pressentait qu'elle ne le serait plus très longtemps. Ce fut chose faite en janvier 1893, avec, comme manifestation, la démission d'Abel Pelletier, Maurice Beaubourg et Camille Mauclair de la rédaction de la revue, dont se firent l'écho les Mercure de France de janvier et février. En voici les pièces, à verser au dossier "Bonnamour contre Saint-Pol-Roux" :
On nous prie d'insérer la note et la lettre suivantes :"MM. Abel Pelletier, Maurice Beaubourg et Camille Mauclair ont donné leur démission de rédacteurs à la Revue Indépendante, et déclarent n'avoir plus rien de commun avec la rédaction et l'administration de cette revue.""Monsieur et cher confrère,Voulez-vous me permettre de m'adresser à votre Revue pour rétablir dans son intégralité un article paru sous mon nom dans la Revue Indépendante d'octobre, et rendre le public juge du procédé qui en a causé la mutilation ?J'avais écrit pour cette revue, sur M. R. de Gourmont, à propos de Lilith, un article peut-être sévère, mais, à coup sûr, dicté par la conviction et d'entière sincérité. [...] Dans la première huitaine de novembre [je retournai à la Revue] : les épreuves étaient venues, corrigées, réparties... et M. Bonnamour m'annonça qu'il avait retranché environ une page à la fin de mon article. La raison ? Le nom de M. Saint-Pol-Roux ne devait pas être prononcé élogieusement dans la revue. Je protestai contre la désinvolture et l'inique du procédé, réclamant l'impression complète : le bon à tirer était donné, la revue devait paraître le lendemain. (En réalité, elle ne parut que quatre ou cinq jours après). J'exigeai, alors, que le passage coupé fut rétabli dans le numéro suivant, à la fin des Petites polémiques mensuelles, sous la rubrique desquelles l'article avait paru. Et malgré l'acquiescement donné d'abord - acquiescement qui devint plus tard l'offre d'impression en suite d'un éreintement de M. Saint-Pol-Roux par un autre rédacteur, ce qui eût été, n'est-ce pas, très réjouissant - malgré la promesse donnée, la reconstitution n'a pas été faite..." (Abel Pelletier, Mercure de France, janvier 1893, pp.94-95).
La lettre de Pelletier était suivie des lignes censurées de l'article, consacrées au Magnifique :
"Toutefois, si nul romancier ne saurait guère être mentionné, un poète, M. Saint-Pol-Roux, nous semble, parmi les spécialement psychiques, avoir, à certains égards, la compréhension exacte de l'époque où il vit et de ce que cette époque est en droit de demander à l'artiste qui la traverse. Et si nous ne partageons pas toutes ses idées, nous admirons pleinement le souci de modernité qui le préoccupe de plus en plus et l'idéo-réalisme qu'il a parfaitement compris comme pouvant être le seul mode de l'art auquel nous obligent nos complexes intellectualités."
Un mois plus tard, parut, toujours au Mercure, la réponse mauvaise foi de M. Bonnamour :
"... J'avais accepté de M. Pelletier une étude sur Lilith et point une série de "Considérations" sur l'avenir de la littérature française, une apologie de M. Saint-Pol-Roux moins encore. Il est évident que si j'avais lu le manuscrit de M. Pelletier, je l'aurais prié : ou de modifier son article, ou de le retirer. [...]M. Pelletier commet une erreur lorsqu'il assure que le nom de M. Saint-Pol-Roux ne doit pas être prononcé élogieusement à la Revue Indépendante. Si M. Pelletier veut bien relire tels articles de M. Mauclair sur le Théâtre, il verra combien il est loin de la vérité. Rien ne justifiait l'éloge de M. Pelletier, ni la publication d'un livre, ni la représentation d'une oeuvre, sans quoi, abstraction faite de mes opinions personnelles, j'eusse trouvé bon qu'on parlât de M. Saint-Pol-Roux. [...]Maintenant il est exact que, par esprit d'impartialité, j'aie proposé à M. Pelletier de donner la parole à un adversaire du Magnificisme et de mettre en regard l'éloge supprimé. M. Pelletier s'indigne. C'est évidemment qu'il n'a pas le sens de l'ironie. Autrement il eût vu là une de ces plaisanteries dont il faut bien user pour rendre supportable toute discussion entre littérateurs vaniteux et irascibles..." (Georges Bonnamour, Mercure de France, février 1893, pp.190-191).
Il est vrai que les "Notes sur un essai de dramaturgie symbolique" de Mauclair, inspirées des théories idéoréalistes, avaient paru dans la Revue Indépendante; mais leur publication remontait à mars 1892, précédant de quelques pages seulement la charge ghilienne contre le Magnificisme. On goûtera, par ailleurs, cette conception de l'indépendance et de l'équité rédactionnelle qui consiste à mettre en regard d'un éloge, un éreintement, mais qui, en regard d'un éreintement, n'oppose pas obligatoirement un éloge. Car, en juin 1892, Bonnamour himself avait donné à sa revue une "Préface d'un livre inédit", dialogue mettant en scène, parmi d'autres figures de la République des Lettres, un "jeune homme blond", caricature du poète magnifique. Le livre parut en 1893, chez Albert Savine. Il a pour titre : Trois femmes. Je viens de le glâner chez Bruno Leclercq.
La préface, amputée de quelques lignes dans le livre, est une scénette à clefs, chaque personnage figurant un représentant d'une tendance littéraire contemporaine. La métamorphose de Saint-Pol-Roux en "jeune homme blond" s'explique aisément par le jeu de mots sur l'adjectif de couleur final. Camille Mauclair aura également pu servir de modèle. Pour les autres, nous laissons le plaisir aux visiteurs de les reconnaître, au fur et à mesure de leur apparition en scène.
Préface
Observateur inquiet, de fidèle mémoire, un soir, j'entendis ces propos significatifs et je les transcris.Après un spectacle lourd d'ennui, honteux d'avoir coudoyé dans le va-et-vient des couloirs des financiers et des critiques, s'étant réfugiés dans l'arrière-salle d'un café tranquille, exaltés par l'alcool, le tabac, et peut-être aussi, le souvenir des maîtresses qui les attendaient, ces eunes gens ainsi parlèrent sur eux-mêmes - et les autres :LE POETE. - Voulez-vous une cigarette ?D'une main forte aux doigts carrés d'homme volontaire il promenait à la ronde un paquet de Richmond. Sur la matité de sa chair serrée et polie au grain dur de marbre, de fines moustaches noires tranchaient; le front casqué d'épais cheveux en brosse, et, derrière le lorgnon, des yeux
fiers. Une voix jeune, au timbre clair, argentin, répétant :- Voulez-vous une cigarette ?...LE JEUNE HOMME BLOND. - ... Croire à la Science qui n'explique rien !... Ah ! ce symbole du petit enfant dans les bras de l'Aveugle !... L'Ignorance, ironie suprême, guidant ceux qui ont perdu la Foi...LE PREMIER SIAMOIS. - ... Le gosse les guide parce qu'il y voit clair, tout simplement. Et pourquoi celui-là qui possède un sens de plus qu'eux tous symboliserait-il l'Ignorance ?... Et puis, votre mépris de la Science est-ce assez bêta ! Sous prétexte "qu'elle n'explique pas tout"... Soit ! mais il n'y a qu'elle qui explique quelque chose...LE JEUNE HOMME BLOND. - Et après ! Ca m'est bien égal. Moi, e ne crois qu'à l'Idée, vous le savez bien, nous sommes loin, si loin ! l'un de l'autre !...LE SECOND SIAMOIS. - L'Idée !... L'Idée !... C'est drôle, nous autres nous ne croyons qu'au fait, au petit fait probant, constaté, prouvé, démontré vrai. Vous en êtes encore, vous, à pratiquer la vieille distinction entre le Moi et le Non-Moi... Mademoiselle retarde... Quand vous aurez le temps je vous prouverai leur identité...Postés d'angle, au fond, le jeune homme blond, délicat, rêle, le cou tendu, la lèvre agressive, imberbe et doux, têtu, cabré contre les rigueurs de raisonnement, la froide précision des deux autres en bon petit pur sang, rageur, orgueilleux. Et les Siamois des cyniques sans pose, contempteurs de toute hypocrisie, les poings brandis en gestes de révolte, de la lumière au front haut de l'un d'eux, flegmatique; sur le visage crispé de l'autre : la pâleur d'une colère, l'insolente ironie de sa bouche moqueuse.L'AUTEUR DRAMATIQUE. - ... Elle a l'air comme ça, mais, mon cher, une vraie dinde ! Il faut la seriner comme les autres.Les yeux de celui-là, rieurs, derrière un lorgnon; une barbe d'apôtre filigranée, déjà, d'argent fin.LE PREMIER SIAMOIS, rêveur. - ... D'idéation inconsciente, tu causes ?LE SECOND SIAMOIS. - Oui, sans l'activité réflexe inconsciente on n'expliquera jamais l'idéation consciente. L'Idée pure de ces messieurs, conçois-tu ça clairement ?LE PREMIER SIAMOIS. - Bah ! c'est si vieux ! On ne réfute même plus...LE MUSICIEN. - ... C'est une légende, je ne suis pas grincheux...Une correction de gentleman cela distinguait ce wagnérien
triste d'une mélancolie faite d' "éreintements".L'AUTEUR DRAMATIQUE. - Sarcey, je suis allé le voir : "Vous savez, votre pièce, eh bien, j'aime pas ça." Et puis il m'a retenu à déjeuner. On nous a servi de la dinde coriace et le vieux birbe ne s'est plus occupé de moi... Il y avait des femmes...UNE VOIX. - C'est comme moi... Deux heures d'attente sur le divan rouge pour m'entendre dire : "Bé oui, je suis une vieille bête... quand vous aurez mon âge..."LE PREMIER SIAMOIS. - ... Soyez juste, il n'y a pas que Sarcey. Et les autres, le trio Bauër-Fouquier-Lemaître; tous les malandrins du feuilleton, la clique des journaux...LE SECOND SIAMOIS. - ... J'en ai vu de près, c'est bas de plafond leurs âmes et il y fait noir... Il n'y a qu'à se documenter et puis on cingle.LE PREMIER SIAMOIS. - Mais oui ! ils ne peuvent pas s'empêcher de beugler... Vous avez bien vu Nestor dans l'Echo de Paris et pourtant, ce que nous avions dir, tout Paris le savait...LE MONOCLE. - ... Vous vous faites des ennemis... de la force épensée pour rien... Parlez-moi de l'ironie, j'en suis... La Pravatz d'Anatole France, la petite aiguille qui n'a l'air de rien et qui tue c'est moins dangereux que vos coups de massue.Très chic et l'air rosse, celui-là.LES SIAMOIS. - C'est moins crâne... France ! voilà l'homme à ne pas ménager, un monsieur qui ne loue que les médiocres et qui claquera des dents sur le paillasson de l'Institut jusqu'à ce qu'on lui crie : Entrez !... comme à un larbin !LE JEUNE HOMME GLABRE. - Vous avez tort, ce France est exquis. Il nous lit. Il est renseigné... A mon premier livre j'ai eu un article...Un ton de pince-sans-rire, coupant comme un rasoir anglais. Bon coeur. Une diplomatie de courte-échelle.LE PHILOSOPHE. - Pas d'ingratitude ?... Alors vous n'arriverez pas... Non, mon cher, la reconnaissance ne compte pas parmi les Idées-Forces...Trapu, têtu, sanguin. Le verbe pâteux d'un penseur. Solennel et passionné. L'encolure forte et dans le regard une fierté tranquille.LE PREMIER SIAMOIS. - Vous y croyez, vous, aux Idées-Forces ? Mais ça n'est pas prouvé !... de la métaphysique pure... tout comme "l'amour procréateur du mieux" de notre ami, s'il croit que c'est tangible !...LE PHILOSOPHE. - Est-ce qu'il y a quelque chose de tangible ? qui nous dit que nous ne sommes pas trahis par nos sens. N'est-ce pas, Poète ?LE POETE. - ... Voulez-vous une cigarette ?LE PHILOSOPHE. - Et puis non, la métaphysique c'est purement imbécile... Je fais deux parts du monde : l'élément Force, l'élément Bonté, une théorie scientifique... Je peux prouver... Tenez, suivez mon processus : Taine, Bourget, Rod, Barrès, autant de jalons, j'arrive...LES SIAMOIS, fredonnant, moqueurs :Je m'appelle Bouteille-à-l'Encre,Je suis métaphysicien !LE JEUNE HOMME BLOND, avec extase, à l'autre bout. - ... Celui-là est un pur, un noble esprit... Ah ! je le sens si préoccupé de son Art et de cela seulement... Son Apparition un des plus beaux romans qu'on ait écrit depuis quinze ans... Mais d'ailleurs à la Revue impartiale.LE SECOND SIAMOIS. - Pas du tout ! Il m'appartient ce livre ! Je veux montrer la puérilité de ce mysticisme : de l'ambiance délayée et ce que c'est, au fond, nous le savons : de la sensualité de lymphatique... Vous avez beau faire, vous ne sortez pas de la Réalité, vous faites flou, vague et leuâtre et puis c'est encore de la réalité affadie.LE CRITIQUE D'ART. - ... Et avez-vous remarqué dans les arts lastiques l'impuissance des mystiques et des symbolistes à exprimer l'Idée, le Sentiment... Tout ce qu'ils ont trouvé : copier les Primitifs... Vraiment, après cinq siècles de découvertes, d'études et de procédés nouveaux, honnêtement c'est un droit qu'on n'a pas !Fine tête souriante à barbe fourchue. Des gestes de grâce et le timbre caressant d'une voix chaude. Frêle organisme rare d'être d'élite gardant pour les batailles du journal et du livre l'ardeur intacte de sa Foi. Sa main nerveuse assouplie au manier de précieux objets d'art gesticulant une mimique expressive devant ses yeux brillants de claire intelligence.LE JEUNE HOMME GLABRE. - Nous nous moquons de la Science, nous nous fichons du procédé, nous sommes des Poètes ! nous cherchons le frisson !LE JEUNE HOMME BLOND. - Le frisson, l'Idée pure, le Sentiment dans ce qu'il a d'éternel... Assez de contingent comme ça... L'Idéalisme règnera et avec lui le Magnificisme.LE POETE, LE CRITIQUE D'ART, LE PHILOSOPHE, LE MONOCLE et LES SIAMOIS. - Expliquez !LE JEUNE HOMME BLOND. - Il me faudrait trois heures... Un livre... Chez moi, je prépare une oeuvre, vous verrez. Le Magnificisme aboutira, oui, dans cent cinquante ans !... Non ! Non ! ne discutez pas, c'est inutile... Je suis Plotinien.LES SIAMOIS. - Plotin, un aliéné très distingué.LE JEUNE HOMME BLOND. - Je vous méprise !LE JEUNE HOMME GLABRE. - Ce qui nous sépare ?... Je crois à l'âme, je suis bien sûr que je ne mourrai pas tout entier...LE SECOND SIAMOIS. - Une âme imortelle à vous, l'auteur des Souliers Vernis ? Dieu est trop bon !LE JEUNE HOMME GLABRE. - Je vous méprise !LE MAGE. - Le Roman ? De l'Art à la portée des bourgeois, de l'Art inférieur... Mais soit, je respecte la supériorité dans toutes les branches... Un beau lutteur [est pour moi supérieur à un homme comme Coppée par exemple...LE SECOND SIAMOIS. - Permettez !... Il a eu son heure, Coppée. Je veux bien qu'il ait gâché son temps et par trop flâné en littérature, mais, tout de même, il avait en lui l'âme d'un poète moderne...](1) Ne riez pas, je sais de lui des vers que Mallarmé signerait...LE JEUNE HOMME BLOND. - Laissez Mallarmé !...LE SECOND SIAMOIS. - Mallarmé ! voilà leur bon Dieu. Ah ! ce pur artiste, mais c'est plein de sottises sa philosophie, puisque vous appelez ça de la philosophie, vous, des causeries d'artiste... Et son art ? Des vers de charades ! Lisez son Savetier, dans la dernière Revue Incolore... Bientôt il rimera des annonces... Et ce salon, son salon, d'où les jeunes gens reviennent déments et pourris d'orgueil; est-ce qu'on ne va pas bientôt le fermer par mesure de salubrité intellectuelle ?LE JEUNE HOMME BLOND. - Mallarmé, je ne suis plus d'accord avec lui sur aucune question... Mais vous insultez la génération, vous ?LE SECOND SIAMOIS. - Et après ? Ah ! elle est jolie la génération ! Mais, regardez-vous, des gringalets trop frêles, aux crânes déprimés ; pas de sang, pas de muscles, rien que des nerfs, de pauvres nerfs malades; la fin, l'étiolement, l'agonie d'une race. Et vous voudriez que je respecte ça, moi ?... Si vous saviez ce qu'ils pensent de vous les grands cerveaux de ce temps, vous réfléchiriez... Allons, remuez-vous, sortez de vos coquilles, et ici, et à l'étranger, allez écouter l'opinion que le monde savant formule tous les jours sur vous. Quelle pitié !... Rosny a raison, vous êtes la Génération de la CONQUÊTE... Tout ce qui est viril vous fait peur ! et peut-être bien qu'au fond votre anti-patriotisme n'est pas si philosophique qu'on croit, parce que, pour moi, votre conception à tous, ç'a été l'hystérie d'une nuit de frousse !...LE MAGE. - ... Je voudrais pouvoir quelque part écrire qu'un peuple qui a cru au génie des Goncourt, des Zola et des Daudet est au dernier degré de la bassesse intellectuelle... Flaubert, une âme de bourgeois !... Huysmans une vision de rond de cuir...Sous de longs cheveux bruns un nerveux profil à ligne busquée. La barbe fourchue. Un doux sourire et le geste véhément d'un révolté.LES SIAMOIS. - Et les Symbolistes ? Les Magnifiques ?LE MAGE. - Ils n'ont pas de talent, mais ils ont raison...LES SIAMOIS. - Tout ce qu'ils ont trouvé, mon Dieu, c'est bien simple, paraphraser Moreau, ou bien encore, faire parler un porcher comme un prince...LE JEUNE HOMME BLOND. - Paraphraser, c'est, épris de sa seule individualité, récréer, ordonner les autres... La Vérité ?... Elle est en nous, nous faisons de notre âme un riche réceptacle des visions du monde que nous créons.LE SECOND SIAMOIS. - Vous qui avez exalté Goncourt vous pensez cela ?... Fragilité, ton nom est Camille.LE JEUNE HOMME BLOND. - Ereintez-moi, vous me ferez plaisir... Et quittons-nous, parce que nous disons en mauvais français beaucoup de bêtises inutiles...LE MONOCLE. - [... Barrès n'est ni un artiste, ni un penseur, un dilettante à la Benjamin Constant... Mais qui n'a pas compris Spinoza...]L'AUTEUR DRAMATIQUE. - Mademoiselle Renan ! Lemaître en est jaloux, comme de tout ce qu'il ne comprend pas...LE MONOCLE. - Renan, un vainqueur de par l'ironie.LE MAGE. - Ce vieillard est obscène...LE SECOND SIAMOIS. - Renan, Ledrain, tous les exégètes du même bois, je dresserai la liste, un jour, de toutes leurs vessies... J'étalerai le bric-à-brac de leur érudition, le galimatias de leurs théories... Un livre à faire, et je l'intitulerai : Les Anes savants.LE PREMIER SIAMOIS. - La Vie de Jésus, un roman à la Sand ! Et sur les origines du langage ce birbe professe les mêmes opinions que saint Basile qui n'y connaissait rien... Ces dernières années tous ses reniements, sa polémique avec Goncourt, ça donne le dégoût... Autour du coeur,
autour du cerveau, il a de l'adipe...LE JEUNE HOMME BLOND, avec extase. - ... Je vois l'Avenir !... Il est bien malade le Positivisme !... Le Magnificisme esthétise le rayonnement de l'idéalité... Il n'y a qu'à ouvrir les yeux et qu'à regarder pour comprendre : La Science est humaine, l'Art est divin, et c'est pour le triomphe du Divin que nous sommes... Il va falloir regarder en face l'Idée surgie et compter avec les gens qui la défendront...LES SIAMOIS. - Et nous vous disons, nous, que vous vous éjouissez d'un petit feu de paille !... Vous parlez de Positivisme. Votre érudition retarde. Nous sommes Transformistes, simplement. Le positivisme postule l'Inconnaissable. C'est déjà, par l'ensemble, une doctrine caduque. Ceux qui posent, comme vous, que notre Inconnaissable s'appelle la Matière, disent une sottise, car la Matière n'a que des "Comment ?" et n'a pas de "Pourquoi ?"Sommes-nous malades ? Vous êtes de jolis garçons, oui-da !... La petite danse de Saint-Guy métaphysique qui secoue une génération sur dix, vous travaille, et vous prenez cela pour un renouveau ?... Votre candeur vous excuse... Mais vous avez beau crier : En avant ! vous intituler : Magnifiques, elles sonnent creux vos métaphores et vous drapez d'oripeaux fanés vos académies. Assez de pédérastie intellectuelle comme ça ! Il n'y a de bien nouveau que la Science et la Vie, s'il vous faut du Mystère cherchez-en là-dedans et vous en trouverez...LE POETE. - Voulez-vous une cigarette ?...Et leur causerie s'acheva coupée de sourires.Inquiètes faces pâles aux yeux trop aigus, nerveux jeunes hommes aux gestes fébriles, un peu las déjà d'avoir trop pensé, groupe batailleur où les mains, la fièvre tombée au froid de la nuit, se serrent cordialement, qui grossira l'élite de demain. - Ils étaient Treize.
GEORGE BONNAMOUR
Paris, 15 mai 1892.
(1) Les passages entre crochets ont été supprimés dans le livre. Ils ont été rétablis à partir de la prépublication dans la Revue Indépendante.
Nota : Bien entendu, l'enquête : "Quelle place pour le Symbolisme dans l'histoire littéraire ?" se poursuit. Vos réponses, toujours à poster à l'adresse suivante : harcoland@gmail.com.
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