On n'a pas assez parlé du Désarroi, de l'événement littéraire que constitua sa parution. Ils devaient être peu nombreux, avant que Nicolas Malais décide de le publier dans sa toute jeune maison d'éditions du Clown Lyrique, à connaître l'existence de ce roman inédit et capital de Remy de Gourmont, dont le manuscrit dormait dans le Fonds Patrimonial de la Bibliothèque de Rouen, - Gérard Pouloin et Christian Buat sans doute et qui d'autre ???. Aujourd'hui, le tirage de 400 exemplaires en est presque épuisé.
C'est une bien mystérieuse et passionnante aventure que celle de ce texte, commencé en 1893 et retravaillé jusqu'en 1899. Remy de Gourmont devait y tenir, qui ne l'abandonna pas pendant sept ans et s'attela, en secret, à son achèvement. Je dis "en secret" puisque Nicolas Malais nous apprend que le projet n'est jamais mentionné dans la correspondance de l'auteur (dont Vincent Gogibu est en train d'établir l'édition); par ailleurs, les "Echos" du Mercure de France de cette période restent silencieux sur le roman, alors qu'ils oublient rarement de citer les ouvrages à paraître ou in progress de l'éminent collaborateur. Il est donc légitime de penser que Remy de Gourmont ne communiqua guère sur son roman, y compris lorsqu'il fut terminé, et qu'il préféra renoncer à sa publication. Car son propos était scandaleux et eut causé à l'auteur du "Joujou Patriotisme" bien d'autres soucis. Pensez que Le Désarroi se clôt sur une promenade macabre au milieu des décombres de l'Assemblée Nationale et des cadavres de "huit-cents lapins" éparpillés par un attentat anarchiste financé par Salèze, le héros du roman.
L'oeuvre de Remy de Gourmont ne nous avait guère jusqu'ici habitué à une telle violence sociale, à l'expression d'un tel engagement politique. Il faut noter que cette politisation du récit n'apparaît pas dans les premiers chapitres que l'auteur fait paraître dans Le Journal de Fernand Xau, dont il est un collaborateur régulier depuis sa création fin septembre 1892. Il y avait donné, en feuilleton, entre le 11 mars et le 19 avril 1894, les pages du Château singulier; le 4 mai, parut "Le Bracelet", qui constitue sans doute le premier chapitre d'un roman de plus grande ampleur qui ne s'intitule pas encore Le Désarroi, mais où figurent déjà Salèze et la jeune Elva (renommée plus tard en Elise). Cinq chapitres suivront : "Avant l'amour" (16 mai), "Elva" (24 mai), "D'un pays lointain" (21 juin), "L'âme que je cueillis" (30 juin) et "L'une ou l'autre" (20 juillet). Mais le style de Remy de Gourmont n'était déjà plus, depuis quelque temps, du goût du directeur du quotidien : probablement trop poétique, trop difficile à déchiffrer; et le feuilleton s'interrompit, pour laisser place aux huit dernières collaborations gourmontiennes, moins régulières (du 12 août 1894 au 7 juin 1895), des contes ultérieurement recueillis dans D'un Pays lointain (Mercure de France, 1898), et dont certains étaient peut-être conçus à l'origine pour être insérés dans le roman. La reprise de deux des chapitres parus, "D'un pays lointain" et "L'âme que je cueillis", comme prologue au recueil, tend à confirmer à cette hypothèse. Gourmont n'en abandonna pas pour autant la rédaction; des textes contemporains semblent s'y rattacher, notamment les deux "pièces" du Théâtre muet, "La Neige" et "Les bras levés"; et, dans la première livraison de L'Epreuve littéraire - supplément français de Pan, d'avril-mai 1895, parut "Le Panorama de la Vieille-Dame", chapitre XX du Destructeur, roman inédit. Le Destructeur, tel était donc le titre initial, titre personnifié et désignant Salèze, maldororien séducteur dans la première version :
"D'autres, comme Valérie étaient mortes à la peine, mortes d'avoir cru à l'amour de l'enchanteur impitoyable, de l'invincible inquisiteur qui, avec des gestes doctes et délicats, poussait ses victimes vers la gueule de la folie; d'autres avaient été déchirées et broyées par les mâchoires du Dragon; d'autres, rappelées à un semblant de vie par la volonté du nécroman, et groupées là sous son regard intérieur, dans un tremblement funèbre, - mais il les dédaigna. Il regardait Valérie, hostie de prédilection. Valérie parla. Du spectre, un murmure de syllabes monta vers Salèze, perceptible pour lui seul, ou bien, il lut ceci sur les lèvres de la vision :"Le destructeur sera détruit. Elva..." ("Avant l'amour", Le Journal, 16 mai 1894, p.1)
Ainsi, dès le deuxième chapitre, avait-on l'esquisse d'une intrigue, amoureuse, où, de bourreau, le héros deviendrait victime. Car la figure d'Elva diffère sensiblement de celle d'Elise, qui la remplace dans Le Désarroi. Lorsque Elise n'est finalement que "la femme traditionnelle et bien connue (...), la femme qui rêve du couple, du nid", Elva, elle, était :
"...une de ces créatures de nuit dont les pensées, comme une famille de hiboux, dorment accroupies en un trou de ruines. Il n'y avait rien de clair, ni de pur, ni de doux dans sa vie : elle n'aurait pu évoquer ni un pré fleuri de renoncules, ni un bois doré par l'adieu du soleil; l'horizon de ses souvenirs était un vieux mur peuplé, ainsi qu'une tapisserie mangée, de visages torves, de torses pulvérulents, de cous amincis comme des tiges de pavots, de bras tendus vers rien, de jambes fuyantes qui avaient perdu leurs pieds avec leurs sandales." ("Elva", Le Journal, 24 mai 1894, pp.1-2)
La transformation d'Elva en Elise fut, à l'évidence, dictée par la modification du projet initial. Les parutions du Pèlerin du silence, où figure le "Théâtre Muet", en 1896, puis du recueil D'un Pays lointain en 1898, laissent à penser que Remy de Gourmont avait abandonné, à cette époque, l'idée d'achever Le Destructeur. Il serait bien difficile d'expliquer ce qui le conduisit néanmoins à reprendre certaines des pages déjà écrites, à leur donner une autre forme, et à les réunir sous un nouveau titre. Aussi ne le tenterai-je pas, et me contenterai-je d'avancer naïvement que Le Désarroi fut le dernier roman symboliste de Remy de Gourmont.
Lorsque j'en ai fini la lecture, il m'est resté une drôle d'impression de collage; l'histoire de Salèze et d'Elise semblait se greffer étrangement à l'intrigue politique, elle, strictement contenue dans le premier et le dernier chapitres. Il m'a donc fallu le relire, avec plus d'attention et en oubliant les pages trop proches du Destructeur. L'enjeu du Désarroi est en effet, malgré telles ressemblances, différent. Contrairement aux précédents récits de Remy de Gourmont, ce n'est pas l'amour qui occupe ici la première place, mais la liberté. Salèze n'est pas un homme amoureux. Il est un homme libre :
"- Elise, que m'importe une femme, l'amour d'une femme ! Au point où j'en suis de la pensée, toutes sont égales devant moi, pourvu qu'elles soient belles. Adieu."
Salèze est un anarchiste absolu, selon la définition que rappelle Nicolas Malais dans sa postface :
"Un anarchiste absolu est celui qui, chaque fois qu'il le peut faire sans dommage, se dérobe sans scrupule aux lois et à toutes les obligations sociales. Il nie et détruit l'autorité en ce qui le concerne personnellement; il se rend libre autant qu'un homme peut être libre dans nos société compliquées."
Et Le Désarroi, c'est alors moins un sentiment, qu'étymologiquement une désorganisation, une déconstruction méthodique des valeurs sociales. La Morale, la Religion, l'Etat, Salèze les donne en spectacle à Elise, en exhibe les mécanismes et l'absurdité : divine comédie. L'utopie et l'amour ne sont pas mieux traités, passés au crible de l'art :
"Elles sont très laides, mon ami, ces symboliques représentations du monde que vous exaltez de toute la force d'une imagination puissante et triste. Vue selon l'ordinaire méthode et sentie selon la commune habitude des hommes, la vie est moins désagréable, moins poignante, et jusqu'à vous connaître, elle m'a paru moins compliquée, toute en gestes, cris et formes, théâtre où je m'aimais comédienne et l'une des fleurs que le passant désire."
Le roman est une entreprise nihiliste et le chapitre final n'est que l'explosive et sanglante concrétisation de ce travail de sappe. Quand, dans Sixtine, Le Fantôme, Les Chevaux de Diomède Remy de Gourmont s'adonnait au récit d'expériences finalement déceptives, dans Le Désarroi, ultime roman de la vie cérébrale, il se libère complètement du principe de réalité, faisant de Salèze le double parfait de l'écrivain symboliste, celui qui influe à volonté sur l'organisation du réel, le monde étant sa seule représentation.
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