lundi 5 novembre 2007

Des livres et des revues : Symbolisme et Surréalisme

Si je ne me suis pas rendu compte sur le moment que j'oubliais de ranger Nuit rouge et autres histoires cruelles de Paris dans ma valise, c'est probablement parce que j'avais beaucoup plus de livres à y glisser qu'à mon départ. Voici, en vrac, mes nouvelles acquisitions :

  • La nouvelle livraison de Supérieur Inconnu, dirigée par Sarane Alexandrian, est un numéro spécial sur le Bizarre. Malgré le mépris du CNL, la belle et créative revue continue de paraître en un format plus petit, toujours attentive aux exploits de haute volée poétique. Au sommaire : une lettre de Stanislas Rodanski à André Breton, des souvenirs d'Elie-Charles Flamand sur le cher Stan, un article de fond sur "le hors-l'art-loi Pinoncelli" signé Sarane Alexandrian, des comptes rendus de Marc Kober, des nouvelles du dormeur public : Virgile Novarina, des poèmes, de l'humour noir, etc., qui sont autant de preuves de la vitalité et de la nécessité du surréalisme.

  • D'Elie-Charles Flamand, justement, Lorsque l'envers se déploie, un magnifique recueil de poèmes. Et de Marc Kober, justement encore, Baisers. Deux beaux volumes édités par "La Mezzanine dans l'Ether" à 107 exemplaires (7 exemplaires de tête et 100 exemplaires courants).
L'intérêt que Gide ne cessa de porter à Emmanuel Signoret m'a toujours semblé curieux. Non seulement il préfaça ses Poésies complètes au Mercure de France (1908), huit années après la mort de l'orgueilleux et juvénile poète, mais il lui accorda une place non négligeable dans sa célèbre anthologie de poésie. Pourtant, la démesure de Signoret, son Verbe hautain que rien ne semble vouloir retenir, son lyrisme immodéré, sa quête assumée de gloire, ses admirations même (parmi lesquelles Saint-Pol-Roux), auraient dû l'éloigner de la recherche gidienne d'un classicisme moderne.

De chez Bruno Leclercq, maintenant, 3 numéros de revues :
  • La Wallonie, revue liégeoise mensuelle de littérature et d'art dirigée par Albert Mockel et Pierre-M. Olin; ce numéro de mai 1890 est entièrement rédigé par Emile Verhaeren.

  • L'Occident, n°35, octobre 1904 : un compte rendu de Le Visage émerveillé (Comtesse de Noailles), un poème d'Edouard Ducoté, un discours sur la peinture de Josué Reynolds traduit par Emile Bernard, L'esthétique de Beuron (étude de Pierre Lenz, traduite par Paul Sérusier et introduite par Maurice Denis), des propos et notes d'Adrien Mithouard.

  • Antée, n°12, 1er mai 1906; au sommaire : Marcel Hébert (sur Eugène Carrière), Lucie Delarue-Mardrus, Maurice de Faramond, Touny-Lérys, Charles Vildrac, Louis Thomas, etc.

Trouvés aux Autodidactes, rue du cardinal Lemoine (Paris, Ve) :

  • Dimanche, la petite plaquette de poèmes de Clément Magloire-Saint-Aude, publiée dans la collection S des éditions Maintenant (maison d'édition surréaliste des années 1970, dirigée par Georges Gronier, qui fit paraître des plaquettes de Radovan Ivsic, Annie Le Brun, Toyen, Gérard Legrand, Georges Goldfayn, etc.). Il s'agit d'un des 20 exemplaires Hors-Commerce signé par Georges Gronier.

  • La Plume, n°357, 1er mars 1904 : IIIe Supplément poétique.

    Chez Gibert, boulevard Saint-Michel, la récolte fut assez maigre, mais trois occasions tout de même :

  • Jean de Boschère, Max Elskamp suivi de Portraits d'Amis, éditions de la Différence, 1990. Les vues d'un grand poète sur un autre grand poète.

  • Jean Lorrain, Princesses d'ivoire et d'ivresse, éditions Privat/Le Rocher, coll. "Motifs", juin 2007. Un recueil de 1902 augmenté de plusieurs autres nouvelles tout aussi merveilleuses de perversité.

  • Mathieu Bénézet, André Breton - Rêveur définitif, Editions du Rocher, coll. "les infréquentables", 1996. Parce que je lis tout ce qui sort sur André Breton.
Puis deux catalogues d'exposition sur le Symbolisme :
  • Cinquantenaire du Symbolisme, catalogue de la célèbre exposition qui eut lieu à la Bibliothèque Nationale en 1936, préfacé par Edmond Jaloux. On y trouve du Saint-Pol-Roux, of course.

  • Le Mouvement Symboliste, catalogue de l'exposition organisée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, dans le cadre de l'accord culturel franco-belge, au premier trimestre 1957. Dégotté chez Léon Aichelbaum (rue d'Ulm, Paris Ve). On y trouve aussi du Saint-Pol-Roux.

A Mona Lisait, rue Saint-Martin (Paris IVe), j'ai rempli ma besace de recueils et plaquettes surréalistes parus à L'Ecart Absolu et le catalogue d'une exposition d'Enrico Baj signé Fernando Arrabal :
  • Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, POESIES, Dessins et postface de Jean-Claude Silbermann (2003) : édition tirée à 341 exemplaires; il s'agit d'un exemplaire sur pur fil Johannot (3e grand papier) mais non numéroté et sans l'état de la sérigraphie.

  • Vincent Bounoure, LES ANNEAUX DE MALDOROR et autres chapitres d'un TRAITE DES CONTRAIRES, Frontispice de Mimi Parent, Illustrations de Robert Lagarde, Guy Hallart, Konrad Klapheck, Jorge Camacho, Jean Terrossian, Gabriel Derkevorkian (1999) : édition tirée à 533 exemplaires, l'un des 500 ordinaires.

  • Robert Benayoun, Petites pièces pouvant servir à approcher (même à comprendre) sinon à expliquer dans son ensemble le Surréalisme, précédé de Lire un film par Alain Joubert avec un frontispice de Jean Benoît (2001) : edition tirée à 333 exemplaires, l'un des 300 sur couché mat.

  • Guy Cabanel & Mimi Parent, L'essence poétique (2000) : édition tirée à 65 exemplaires numérotés. Celui-ci est un exemplaire sur vélin pur fil Johannot, mais n'est pas numéroté.

  • Claude Tarnaud, La Forme réfléchie (Carnet de Voyage et Commentaires) avec des dessins de Jacques Lacomblez (2000) : édition tirée à 335 exemplaires, l'un des 300 ordinaires.

  • Claude Tarnaud, DE, dessins de Jorge Camacho et de Jacques Lacomblez (2003) : édition tirée à 338 exemplaires, l'un des 300 sur vélin Bouffant.

  • Jean-Claude Silbermann, Pas même un tison, sa brûlure (1999) : édition tirée à 250 exemplaires numérotés, l'un des exemplaires sur bouffant mais non numéroté.

  • Robert Lebel & Jean Terrossian, Le père l'ascèse et la mère tu m' (2001) : édition tirée à 65 exemplaires, comporte un état de la planche lithographiée de Terrossian et signée par l'auteur.
Quelques livres divers enfin, glanés çà et là :
  • Remy de Gourmont, Le Joujou Patriotisme, éd. Pauvert, coll. "Libertés, 1967.

  • Rachilde, Alfred Jarry - le surmâle de lettres, éd. Arléa, septembre 2007.

  • Le Florilège, Editions "Poesia", Brest, dirigé par Auguste Bergot, s.d. (probablement 1922 ou 1923) : anthologie de la jeune poésie des provinces françaises (avec envoi de Louis-Pascal Réjou, l'un des compilés, à Albert Turpain, professeur des Sciences à la Faculté de Poitiers). Auguste Bergot, qui sera l'un des hagiographes du Magnifique, cite, dans sa présentation, quelques lignes d'une lettre que lui adressa Saint-Pol-Roux pour accuser réception de ses Cantilènes d'amour : "Combien de vos pages d'amour eussent fait les délices de Massenet, vu telles pièces qui vous posent en très parfait poète de l'Intimité. Et ceci est une certitude pour votre bel avenir". Saint-Pol-Roux participera, quelques années plus tard, à l'une des livraisons du Florilège.

De retour de Babylone

J'avais prévu, lors de mon séjour parisien, de consacrer, pour occuper mes heures d'insomnie, un long billet à l'anthologie d'Eric Vauthier, Nuit rouge et autres histoires cruelles de Paris(1), dont on a peu parlé. Malheureusement, je ne pus me connecter assez durablement pour réaliser ce projet; et, de retour, je m'aperçois que j'ai oublié de ranger le volume dans ma valise, qui doit donc se trouver, avec mes notes, au pied de mon lit romainvillois. Si j'étais superstitieux, j'y verrais sans doute quelque maléfique influence de la capitale - refusant (parce que si j'étais superstitieux, Paris aurait une âme) qu'on en révèle la face sombre -, mais je suis simplement distrait. Tant pis, j'y consacrerai un billet plus court, avec mes souvenirs.

Eric Vauthier est spécialiste du récit bref, des contes et nouvelles des XIXe et XXe siècles, et sa préférence va naturellement au fantastique, au décadent, au bizarre, à l'absurde et au surréalisme. Réunir quinze histoires, ayant pour cadre Paris, parues entre romantisme et fin de siècle, fut donc chose aisée pour cet érudit et ce curieux. Quoique n'en sélectionner que quinze - pour des raisons de limitations éditoriales évidentes - ne dut pas le satisfaire pleinement. On l'aura compris, c'est Paris qui sert de prétexte au recueil, mais un Paris bien éloigné du cliché de la "ville-lumière"; un Paris percé, troué, lacéré par Hausmann, humilié par les Prussiens, et ensanglanté par Versailles; la mort s'y faufile, traînant une théorie de vices, de folies, et s'y abat, cruelle. "Nuit Rouge", la nouvelle de Maurice Talmeyr qui donne judicieusement son titre à l'anthologie, s'articule autour de la guillotine, machine spectaculaire désaltérant la foule vampire. Sang et obscurité. Telles sont les teintes dominantes de Paris en ce XIXe siècle. Ville de débauche à l'instar de Sodome et Gomorrhe, ville décadente à l'instar de Babylone ou de la Rome finissante, la capitale est peuplée de monstres - pour la plupart, féminins. C'est l'époque où les bourgeoises s'amusent à faire tourner les tables, où l'on découvre aussi l'hystérie et, avec elle, que la femme est un être désirant, sexuel. Eric Vauthier n'a réuni ici que des récits composés par des hommes; la parisienne y apparaît naturellement dangereuse, démoniaque : goule ou vampire - masques agressifs du carnaval fantastique qui cachent à peine une métaphorisation du désir féminin se libérant et mettant en danger la bimillénaire domination masculine. La femme, monstrueusement sexuée, y apparaît une autre et plus troublante guillotine.

C'est tout l'intérêt de cette anthologie savante (une longue préface, une plus longue postface, des notices biographiques) et de haute qualité littéraire que d'illustrer cette noire vision de Paris, ville femelle (forcément décadente et menstruelle), qui connaîtra son apogée à la fin du siècle, la capitale devenant, même inommée, le symbole d'une société à immoler : la Ville. Tentaculaire chez Verhaeren, à raser et reconstruire chez Claudel. Qu'on pense aussi au Fumier de Saint-Pol-Roux, publié en pleine vague d'attentats anarchistes, à La Dame à la Faulx, où la cité sert de décor à une danse macabre, avant d'être incendiée par Magnus, christ à rebours, qui a sombré dans la folie. Et la vision ne varie pas ostensiblement du romantisme au symbolisme; l'enfer parisien, qui sert de cadre aux quinze nouvelles de Baudelaire, d'Arsène Houssaye, d'Ernest d'Hervilly, de Maupassant, d'Octave Mirbeau, de René Maizeroy, de Léon Bloy, de Catulle Mendès, de Théodore de Banville, de Jean Richepin, de Dubut de Laforest, de Péladan, de Jean Lorrain, de Villiers de l'Isle-Adam, de Maurice Talmeyr et de Robert de Machiels(2), se retrouve aussi bien dans la Thérèse Raquin de Zola. Paris, réduit au passage du Pont-Neuf, y est décrit : un tombeau dans lequel "s'agitent des formes bizarres..." Voilà qui définirait assez bien Nuit rouge et autres histoires cruelles de Paris.

Quel contraste finalement avec le Paris de la Belle Epoque et le Paris surréaliste de l'après première guerre mondiale. Par quel miracle, le fantastique céda-t-il, en quelques années à peine, la place au merveilleux ? Eric Vauthier nous donnera peut-être sa réponse en une prochaine anthologie capitale.

(1) Nuit rouge et autres histoires cruelles de Paris, anthologie présentée par Eric Vauthier, éditions Terre de Brume, août 2006, 235 p. - 18 €.

(2) Un autre intérêt de l'anthologie : de présenter, à côté d'auteurs célèbres pour leurs contes ou nouvelles, des écrivains plus connus pour s'être illustrés en un autre genre, et d'autres tombés dans l'oubli.

samedi 27 octobre 2007

La Petite Anthologie Magnifique : poème d'Edouard Dubus

Edouard DUBUS
(1863-1895)


L'oeuvre éditée d'Edouard Dubus est mince. Deux volumes en tout et pour tout : Les vrais sous-offs (Savine, 1890), brochure écrite en collaboration avec Georges Darien, en réponse à Lucien Descaves, et un recueil de vers, Quand les violons sont partis (Bibliothèque artistique et littéraire, 1892). Il fut des fondateurs historiques du Mercure de France, mais Saint-Pol-Roux l'avait probablement rencontré dès 1889, grâce à Gabriel Randon, l'ami commun. Dubus collabora à la plupart des petites revues de l'époque et à quelques journaux (Le Gaulois, Le Cri de Paris, Gil Blas). Féru d'occultisme, il partageait avec Stanislas de Guaita le goût de la morphine. Au petit matin du 10 juin 1895, on retrouva un corps dans les latrines de la place Maubert. Jean Court identifia le cadavre inconnu : c'était Edouard Dubus. En 1905, Laurent Tailhade préfaça ses Poésies complètes (Messein, Paris) et brossa du poète un portrait paradoxal :
"Avec son visage lunaire de Pierrot tuberculeux, sa bouche au rire enfantin, avec ses yeux gris de myope dont le regard ne peut embrasser le contour des choses, Dubus fut, malgré son esprit si fin, l'homme du monde le mieux organisé pour donner dans tous les panneaux tendus à sa crédulité. Ce fut un disciple, se conformant avec docilité aux Idoles du Maître, à qui le premier venu montrait la lune dans un sac et faisait prendre, non pour des lanternes, mais pour de reluisants soleils les plus abjectes vessies.

Boulangisme, occultisme, symbolisme, perversité, Dubus adopta sans fatigue les calembredaines à la mode chez ses contemporains. De notre temps, il eût été malthusien ou sillonniste, peut-être l'un et l'autre, car le besoin "d'imiter pour être original" lui conférait un éclectisme singulier."
Le "Pantoum du Feu" appartient au recueil de 1892. Rêve alchimique, le poème laisse deviner une tentation idéoréaliste qui, vite, spleenétique, décline et se retire...

PANTOUM DE FEU

Pour Saint-Pol-Roux-Le-Magnifique.
Un pâle papillon bat de l'aile dans l'âtre,
Le bois fume et s'allume avec de petits cris;
En l'âme une lueur incertaine folâtre,
Le souvenir entr'ouvre un peu son linceul gris.

Le bois fume et s'allume avec de petits cris,
Une flamme jaillit, s'abat, et se redresse;
Le souvenir entr'ouvre un peu son linceul gris,
Une voix d'autrefois hésite en sa caresse.

Une flamme jaillit, s'abat, et se redresse,
L'or palpitant s'allie au rose frémissant;
Une voix d'autrefois hésite en sa caresse,
Cheveux épars, s'incarne un rêve éblouissant.

L'or palpitant s'allie au rose frémissant,
Mille langues de feu se meurent réunies;
Cheveux épars, s'incarne un rêve éblouissant;
On poursuit un vain leurre en folles agonies.

Mille langues de feu se meurent réunies :
L'ombre viendra bientôt envahir le foyer;
On poursuit un vain leurre en folles agonies,
La vision dans la brume va se noyer.

L'ombre viendra bientôt envahir le foyer,
Un peu de cendre exhale une tiédeur bleuâtre;
La vision dans la brume va se noyer :
Un pâle papillon bat de l'aile dans l'âtre.

dimanche 21 octobre 2007

Une bibliographie monumentale : Panorama des revues littéraires sous l'Occupation (Juillet 1940-Août 1944) & présence de SPR en icelles

J'aime - d'un amour un peu pervers - les bibliographies. Ce sont, avec les index des noms cités, les premières pages que je consulte avant d'acheter un ouvrage. Alors imaginez un peu mon état lorsque je découvre dans un recoin de rayonnage peu visité de librairie - de ceux qui nous obligent à l'accroupissement et à la contorsion mais ousqu'on trouve généralement le bouquin espéré - un volume tout entier bibliographique... C'est ce qui m'est arrivé hier, lors de ma visite hebdomadaire de la librairie Tonnet, après avoir déposé dans mon panier la réédition d'Alfred Jarry, le surmâle des lettres, de Rachilde, établie par Paul Gayot et présentée par Edith Silve. J'ignorais l'existence de ce Panorama des revues littéraires sous l'Occupation (Juillet 1940-Août 1944) d'Olivier Cariguel, livre gros de 608 pages, paru pourtant en mars, sous l'égide de l'IMEC (1).


Elle est fort bien réalisée, cette bibliographie. Olivier Cariguel a dépouillé 65 revues littéraires légales métropolitaines, 5 revues littéraires clandestines, 6 revues littéraires d'Afrique du Nord, 5 revues littéraires des Amériques, 2 revues politico-littéraires franco-allemandes et 4 revues littéraires de prisonniers français. Il leur a consacré de riches notices; il a détaillé le sommaire de chacune de leurs livraisons, publiées pendant l'Occupation. Voilà qui manquait et dont l'existence me ravit.

Il y est, bien évidemment, question de Saint-Pol-Roux. Les violences perpétrées entre juin et août, contre l'univers que, durant quarante ans, il s'était construit, en ce bout du monde camarétois, avaient précipité sa mort et l'avaient désigné comme un symbole de la France occupée, pour les uns, de la poésie martyrisée, pour d'autres. Les revues, moins timorées que les journaux - et plus libres, sans doute -, se firent l'écho de la tragédie, dénonçant ce que les quotidiens taisaient : la responsabilité criminelle de l'occupant. Il y eut une exception, cependant : la Nouvelle Revue Française, dont Drieu la Rochelle récupéra la direction après la défaite. Etrangement, la revue de Gide n'avait, depuis sa création en 1908, jamais accueilli de textes de Saint-Pol-Roux - trop éloigné probablement de ce classicisme moderne que ses fondateurs tentaient alors de définir -, et son nom n'y fut presque pas cité en trente ans. Il fallut donc attendre Drieu, qui admirait pourtant peu la poésie du Magnifique, pour que ce dernier, par quelque ironie du sort, entrât à la NRF, avec la publication, dans le n°325 du 1er mars 1941, de "La Magdeleine aux parfums". André Rolland de Renéville aura peut-être encouragé le nouveau directeur à rendre ce discret hommage au poète assassiné. Il me semble avoir lu, en feuilletant le journal de Drieu dans une bibliothèque, que ce geste était une sorte de soutien à Divine, qui, après la mort de son père, s'était retrouvée dans une situation précaire. Il me faudra relire ces pages, déjà lointaines. Quoi qu'il en soit, "La Magdeleine aux parfums" ne fut précédée d'aucune précision sur la fin de l'auteur; et, un an plus tard, de Renéville, dans son étude sur "l'idéoréalisme de Saint-Pol-Roux" (n°342, 1er août 1942), n'y fit pas davantage allusion. Il ne pouvait en être politiquement question dans la Nouvelle Revue Boche - ainsi que la baptisa Esprit.

C'est dans les revues de la zone libre et hors-métropole qu'apparaît surtout le nom du Magnifique. Dressons, grâce au Panorama, la liste des textes de ou sur Saint-Pol-Roux, parus au cours de cette période :
  • AGUEDAL, Poésie, essais, jugements. Revue des lettres françaises au Maroc (dir. Henri Bosco) : "La complainte de Morwen le Gaëlique" (n°1-2, 1944, numéro spécial : Tombeau de Max Jacob)

  • FONTAINE, anciennement MITHRA, cahiers bimestriels de culture et d'information poétiques (dir. Max-Pol Fouchet, Alger) : "Saint-Pol-Roux", par Roger Lannes et Max-Pol Fouchet; "Triptyque sur la cime (Hôpital militaire de Briançon)" (n°11, octobre-novembre 1940); "L'assassinat de Saint-Pol Roux", Henri Hell (n°25, décembre 1942)

  • CAHIERS DE L'ECOLE DE ROCHEFORT, Série dirigée par Henri de Lescoët (pseud. Henri Barbier), "Cinq poètes d'aujourd'hui" : "Adieu à Saint-Pol Roux", Alain Borne (n°4, achevé d'imprimer le 10 novembre 1943)

  • CAHIERS DU SUD, Poésie. Critique. Philosophie. (dir. Jean Ballard, Marseille) : "Note de la rédaction" [annonce de la mort de Saint-Pol Roux] (n°228, octobre 1940)

  • LES ETOILES, à reproduire et faire circuler (dir. Louis Aragon, Georges Sadoul, Georges Ternet, et sans doute aussi en 1944, Pierre Emmanuel) : "Un poète [Saint-Pol-Roux]" (n°3, 1er mars 1943)

  • LE GOELAND, feuille de poésie et d'art (dir. Théophile Briant, Paramé) : Photographie de Saint-Pol-Roux; "Le magnifique", Germaine Beaumont; "Adieu à Saint-Pol Roux", Théophile Briant; "Le style c'est la vie (fragment)" (n°52, février 1942); "Prière à la mer" (n°65, mai 1943)

  • MESSAGES, Cahiers de la poésie française (dir. Jean Lescure) : "Lazare (version originale)" (n°5, 23 août 1943, "Domaine français")

  • POESIE 40, Ancienne revue des Poètes casqués. Revue bimestrielle de la poésie (dir. Pierre Seghers, Villeneuve-lès-Avignon) : Hommage à Saint-Pol Roux : "Portrait de Saint-Pol Roux [photographie de Jean Denoël]"; "A Fancis Jammes [autographe]"; "Saint-Pol Roux, ou l'espoir", Louis Aragon; "Adieu à Saint-Pol Roux", Alain Borne (n°2, décembre 1940-janvier 1941)

  • PROFIL LITTERAIRE DE LA FRANCE, Ancienne revue Septembre. Revue trimestrielle (dir. : Henri Barbier, Nice) : "Epithalame" (n°15, octobre 1943)
La présence de Saint-Pol-Roux dans ces revues littéraires, la plupart animées par des résistants, marque un tournant dans la réception de l'oeuvre du poète. La lecture surréaliste, dominante jusqu'aux premières heures de la guerre, a fini par céder la place au martyrologe qu'Aragon, Eluard, et quelques autres - pour beaucoup d'anciens du surréalisme -, composèrent en ces années d'occupation. Le nom du Magnifique initie la litanie des poètes martyrs; on le grava sur du marbre et on se transmit la légende au détriment de l'oeuvre que, peu à peu, on oublia de lire. Les hommages de cette période furent sincères, d'une haute tenue lyrique souvent, mais, s'inscrivant dans la lutte contre le nazisme, ils firent de Saint-Pol-Roux un symbole dont l'éclat historique étouffa, pour longtemps, les radiations de son véritable message poétique. Victime de la rhétorique de la poésie engagée. Honneur(s) et déshonneur(s) des poètes.

(1) Son pendant, le Panorama des revues à la Libération (Août 1944-Octobre 1946), par Caroline Hoctan, a été publié l'an dernier par l'IMEC. J'en parlerai lorsque je me le serai procuré.

samedi 20 octobre 2007

La Petite Anthologie Magnifique : une prose morose de Remy de Gourmont

Remy de GOURMONT
(1858-1915)


Remy de Gourmont et Saint-Pol-Roux se rencontrèrent probablement, dans le commencement de l'année 1890, rue de l'Echaudé, où Vallette avait installé la direction du tout jeune Mercure de France. Les deux hommes s'estimaient. Ils s'adressaient leurs livres. Le Magnifique souscrivit à l'édition du Latin Mystique, et, bien que des difficultés financières l'empêchèrent d'honorer le moment venu sa souscription, Remy de Gourmont lui envoya tout de même un exemplaire. Dans le Mercure de juillet 1891, Saint-Pol-Roux lui avait dédié "Trépas de puits", tablette écrite en Provence, alors qu'il achevait sa lettre à Huret. En octobre de la même année, Gourmont lui offrait à son tour une de ses proses moroses, pertinemment intitulée "Prose pour un poète". L'auteur du Livre des Masques écrivit de beaux vers, mais c'est dans ses romans, dans ses contes et dans ses petites proses que se manifesta son génie poétique. Car Remy de Gourmont fut - mieux que romancier, mieux que critique - un grand poète.

PROSE POUR UN POETE

A Saint-Pol-Roux.
« Pense, disait le poète, pense au pâle abandon… »

Il faut savoir qu’elle était pas jeune, jolie plus guère, – et parmi l’artificiel glacis blond des cheveux fins, tel qu’en un ciel enflammé des avant-crépuscules, de blanches stries se couchaient, primevères à l’agonie parmi les soucis incandescents.

Il faut savoir tout ce que savait le Poète : encore ceci, que la pas jeune et plus guère jolie femme, un désolant caprice la délaissait : « Il ne l’aimait plus ! » Ah ! même dans un grand calme de ton et avec gestes à la Tant-pis-que-voulez-vous ? – ça contenait bien des sanglots, et pas si effarouchés qu’ils ne montassent résolument à l’assaut du pauvre cœur…

Il faut savoir encore qu’elle dit, après un silence : « Me voilà toute seule. Reste à s’organiser, arranger sa vie » ; et qu’en disant, elle torturait par des poses inaccoutumées ses bras, – oh ! eux, très beaux encore et même relativement superbes, relativement à l’inconsistante jeunesse, – ses bras veufs du cou très cher qu’elle aurait eu tant de joie à étrangler pour qu’il ne se pliât pas une fois de plus sous l’étreinte de bras différents – oh ! oui, on pouvait le dire – des siens !

Il faut savoir encore qu’elle avait un vrai gros chagrin, en la pantomime des simagrées obligatoires, – car, seule ou pas seule, est-ce la même chose, voyons ? – et que, si elle avait été seule, toute seule, elle se serait vautrée sur ses tapis, se serait saoulée de larmes amères et de « Ah ! mon Dieu ! » toutes les deux secondes, et de « Qu’est-ce que je vais devenir ? » dans les intervalles, et de – car elle avait de la religion – « Sainte Vierge Marie, rendez-le moi ! »

Il ne reste plus rien à savoir, hormis ceci, que le Poète avait beaucoup d’esprit et qu’il faisait des vers, des vers « Ah ! ma chère ! des vers ! oh ! une grâce ! un charme ! Enfin, avouez qu’ils sont bien. Des caresses, vraiment, oui, inexprimables, des caresses, des caresses… »

« Pense, disait le Poète, pense au pâle abandon… » Et la pas jeune et guère plus jolie femme devenait toute gracieusement pâle et finalement, – tel qu’un ciel enflammé des avant-crépuscules qui s’atténue vers les candeurs de l’agonie, – toute blanche, toute blanche, toute blanche…

Ah ! prends garde aux poètes consolateurs, prends garde au Verbe, à la magie des réalisations, prends garde aux Mots qui se dressent et vivent, aux évocations improvisées, aux incantations créatrices, prends garde aux logiques de la Parole : – toutes les syllabes ne sont pas vaines.

Le Poète disait :

« Pense au pâle abandon des vieux lys solitaires. »
[Pour en savoir plus sur Remy de Gourmont, on peut lire les autres billets que je lui ai consacrés ici ou , et, mieux encore, se téléporter .]

mercredi 17 octobre 2007

Notule : Michel-Féline, toujours...

Mes recherches sur Michel-Féline progressent. J'ai retrouvé, cette semaine, un nouveau compte rendu de l'Adolescent confidentiel paru dans les Entretiens politiques et littéraires, et signé Francis Vielé-Griffin. Décidément, les contemporains ne prirent pas les vers du jeune poète au sérieux. L'auteur de la Chevauchée d'Yeldis crut même à quelque nouvelle blague de Gabriel Vicaire, l'un des pères (l'autre étant Henri Beauclair) du décadent Adoré Floupette :
"Quant à M. Gabriel Vicaire, à M. Michel Féline ou tout autre, qui avec l'Adolescent confidentiel renouvelle à huit années d'intervalle et assez plaisamment les prouesses parodistes d'Adoré Floupette, nous ne lui reprocherons qu'un manque de goût qui est presque un manque de coeur : la dédicace d'une pareille brochure "à Jules Laforgue poète mort". Je me souviens que M. Beauclair, co-auteur des Déliquescences, navré des articles désobligeants pour ses camarades qu'avait prétextés ce petit livre, en interdit la réimpression et sacrifia sans regret les billets bleus qu'elle lui eût assurés. Un conseil de M. Beauclair aurait pu éviter à l'auteur de l'Adolescent confidentiel une profanation de sépulture - et cela eût mieux valu.

M. Vicaire, puisque le ruban rouge et le "banquet-Terminus" ne semblent pas lui avoir inoculé une dignité ennemie du rire, a pu constater avec plaisir ou étonnement mais surtout avec hilarité, que toute parodie se corsât-elle de stupidité étudiée et de grivoiserie mystique, reste néanmoins au-dessous de ce qu'écrivent de bonne foi nos contemporains lyriques.

Tout le monde a plus d'esprit que Voltaire, mais les choses ont plus d'esprit que tout le monde." (Entretiens politiques et littéraires, n°28, juillet 1892, pp. 40-41)
Vicaire, à son tour victime, des années après sa naissance, de sa créature décadente, envoya une lettre à Vielé-Griffin pour nier la paternité du recueil; la réponse et son commentaire furent publiés dans le numéro suivant :
"Monsieur,

J'ignore absolument M. Féline et son adolescent confidentiel, et suis fort surpris de vous voir mêler mon nom à cette affaire.

Quant aux Deliquescences c'est moi seul qui en ai interdit la réimpression, ainsi qu'en pourraient témoigner Verlaine et bien d'autres.

Recevez, Monsieur, l'assurance de mes sentiments distingués.

GABRIEL VICAIRE,
26, rue Denfert-Rochereau.

Nous ferons remarquer à M. Vicaire que la publication de l'Adolescent confidentiel ne saurait être une "affaire" que pour M. Bailly éditeur, affaire que nous souhaitons fructueuse à lui et à M.
Féline qui ne se plaindra pas, nous l'espérons, de la réclame que nous sommes heureux de lui faire.

Quant à ce que nous disions de la non-réimpression des Deliquescences, nous le tenions de M. Beauclair d'accord (nous le supposions) avec M. Vicaire; félicitons donc ce dernier, et sans invoquer le témoignage de M. Verlaine, de l'initiative qu'il réclame." (Entretiens politiques et littéraires, n°29, août 1892, p.105)
La parution de l'Adolescent confidentiel ne constitua peut-être pas une "affaire", mais elle souleva bien des interrogations parmi les symbolistes qui y reconnurent - s'exhibant avec outrance (ce qui les choqua) - leurs tics, tics et tics. Le plus étonnant, dans cette histoire, c'est l'absence totale de réaction de l'auteur véritable. Que pensait Michel-Féline de cette dépossession et du classement de son recueil parmi les supercheries poétiques du siècle ? La dédicace ambiguë à Laforgue semble le désigner comme un ironiste. S'amusa-t-il de la polémique ? Il n'a laissé, apparemment, aucun exposé de ses conceptions, aucune opinion sur les écoles et les poètes de son temps. Il ne publia que quelques poèmes dans des petites revues symbolistes et ésotériques(1), avant de les recueillir dans son volume, puis disparut du monde des lettres, si efficacement qu'on finit par douter de son existence. Il y a donc un mystère Michel-Féline, qui repose non seulement sur le manque de témoignages laissés par ses contemporains, mais aussi et surtout sur un recueil unique, étrange, qu'on put, tour à tour, attribuer à Gabriel Vicaire, parodiste parnassien, et à Paul Valéry, le très-intelligent disciple de Mallarmé, l'architecte de la poésie-pure.

Une trouvaille récente me permettra peut-être de lever prochainement un peu de ce voile énigmatique. En consultant les livraisons du Mercure de France pour l'année 1922, je suis tombé - rubrique : Publications nouvelles/Roman - sur cette référence bibliographique :

Michel Féline : La mélancolie de son bonheur; Sansot. 6 fr.

D'après le Catalogue Collectif de France, un roman, portant ce titre, et signé Michel Féline existe bien. En voici la notice détaillée :
Auteur(s) : Féline, Michel.
Titre : Michel Féline. La Mélancolie de son bonheur [Texte imprimé]
Publication : Châteauroux, Société d'imprimerie, d'édition et des journaux du Berry, Paris, R. Chiberre éditeur, 7, rue de l'Eperon, 1921. In-16, 192 p. 6 fr.
Description : 189 p. 19 cm
Chiberre et Sansot étaient éditeurs associés. A moins d'un homonyme, il semblerait que notre poète soit sorti de l'ombre après-guerre. Malheureusement, le Mercure de France n'en donna pas de compte rendu. Y aurait-il une piste à suivre en région berrichonne ?

(1) Il aurait publié quelques-uns des poèmes de l'Adolescent confidentiel dans la revue de Papus, Le Voile d'Isis. Dans son ouvrage sur Les Sources Esotériques et Occultes de la Poésie Symboliste (1870-1914) (Nizet, Paris, 1969), Alain Mercier précise que la revue rendit compte favorablement du "recueil de Michel Féline, L'Adolescent Confidentiel, qui mériterait d'être mieux connu aujourd'hui" (Tome I, p.231).

dimanche 14 octobre 2007

Toast qui ne fut pas prononcé : le discours de Paul-Napoléon ROINARD au Banquet SAINT-POL-ROUX du 2 juillet 1925

Les convives réunis, le 2 juillet 1925, autour du Magnifique à la Closerie des Lilas, étaient restés sur leur faim. Les plats très rapidement avaient servi de projectiles. L'assez triste "colin sauce blanche" n'était pas au goût des surréalistes, pas plus que la présence de dame Rachilde et de sieur Lugné-Poe, sensiblement indigestes. Comment se déroulèrent exactement les événements ? Il serait bien difficile de le dire tant les versions diffèrent. Mme Vallette témoigna et la plupart des journaux, Action française en tête, s'empressèrent d'accréditer sa version et de prononcer un autodafé contre les fauteurs de trouble. Un prochain jour, je consacrerai un billet aux comptes rendus du banquet - et chacun pourra se faire une idée de ce scandale qui marqua un tournant dans l'histoire du surréalisme. Ce qui est sûr, c'est qu'on n'eut pas le temps de servir dessert, café et digestifs, et que chaque convive rentra donc chez lui, avec ou sans ecchymose, son discours froissé en poche. Si l'empoignade ou l'injure était une tradition dans ce genre d'agapes, le toast en était une autre, plus respectée encore. Et quelques-uns des participants au banquet, frustrés de n'avoir pu rendre leurs hommages à Saint-Pol-Roux et, sans doute, de ne pouvoir le faire à la seconde réunion du 12 juillet, publièrent leur texte, ici ou là. Paul-Napoléon Roinard donna naturellement son discours à une revue normande, La Mouette, dirigée au Havre par Julien Guillemard. Il est d'un grand intérêt. Le voici, en son entier :



Tous nos amis ont entendu parler de la malheureuse bagarre qui, sur une phrase de Madame Rachilde, interrompit le banquet offert à Saint-Pol Roux, créateur du Surréalisme il y a vingt ans. Voici le discours qu'avait préparé notre ami P.-N. Roinard et qu'il s'est abstenu de prononcer par dignité.

Il n'existe vraiment que les banquets pour rassembler les forces et cordialités éparses que disperse sans cesse la vie.

L'intime plaisir de se revoir après trop de jours d'éloignement console un peu de se retrouver vieillis.

Au bout d'un demi-siècle nous revient un St-Pol Roux aussi vaillant que nous apparut naguère au premier Chat Noir(1) l'auteur précoce de la Ferme et de l'Ame Noire du Prieur Blanc.

A ce moment nous portions tous deux d'opulentes chevelures si florissantes qu'au premier abord nous nous prîmes pour des peintres; il en advint tout de suite quelque fraternelle attirance malgré que nous ne nous connussions point dans ce milieu fumeux où nous accueillaient Willette, La Gandara, Steinlen, Goudeau et parfois Verlaine.

St-Pol Roux arrivait de Marseille et moi je venais de Rouen après avoir passé devant l'Ecole des Beaux-Arts.

Séparés par un lustre d'âge, très dépaysés et déférents dans un cercle où nous admirions à distance respectueuse Jean Moréas l'athénien et Laurent Tailhade le navarrais déjà en passe de célébrité; nous nous taisions, modestes et timides. La hardiesse, par bonheur, devait bientôt nous donner de la voix et à vous quelle retentissante voix.

Vers ces temps, sous la direction de Darzens, se fondait la première Pléiade où à côté de notre illustre Maeterlinck et son grand ami Van Lerberghe collaboraient Pierre Quillard, Grégoire Leroy (sic), Ephraïm Mikaël (sic), vous même et quelques autres car la revue restait très fermée. Je ne connus l'honneur d'être admis qu'en la seconde Pléiade gouvernée par le Proconsul des lettres Louis Pilate de Brin Gaubast (sic).

Notre génération, alors, se recommandait haut de Stéphane Mallarmé, qui dominait et auréolait nos âmes de son bon reflet régénérateur; nous compatissions aux malheurs de Verlaine et relisions Rimbaud, Corbière et Laforgue.

Moins contre le romantisme étouffant de notre St-Père Hugo que contre le brutalisme de Zola, nous cherchions à nous dégager du passé lourd dont nous subissions trop la périlleuse emprise.On se sentait plus près de Balzac, Baudelaire, Flaubert et Barbey d'Aurévilly (sic) que de Maupassant qui nous détestait et nous semblait le terrible chef du Silence dans les journaux distributeurs de renommée.

A peu près tous, d'ailleurs, nous combatîmes sans succès cette écrasante et lâche hostilité du silence.

Et pourtant vers cet instant-là, surgissaient à foison des cerveaux de lumière. Alors votre génie se signifia d'une façon péremptoire.

Le Mercure de France, de Vallette, allait bientôt mener le nouveau combat avec cette élite d'esprits, St-Pol Roux, Léon Bloy, de Gourmont, Rachilde, Samain, de Régnier, Viélé Griffin, Stuart Merrill, Dujardin, Reynaud (sic), Charles-Henry Hirsch, Albert Saint-Paul, Hérold, et nos malheureux camarades Edouard Dubus, Julien Leclercq, Aurier, Jarry et tant d'autres chers disparus dans les dures tourmentes d'art et de misère qui ravagèrent cette époque dite héroïque.

Pardonnez-moi d'évoquer une période si cruelle de notre littérature, mais je crois que vous comme moi, vous gardez le pieux et orgueilleux souvenir d'avoir guerroyé ferme aux côtés de la plus valeureuse et nombreuse génération de grands Poètes que la France ait connue et que la Belgique ait vu éclore.

La jeune Belgique, en quelque sorte, signait déjà avec nous un pacte préliminaire d'esthétique et ce pacte portait les noms de Verhaeren, Maeterlinck, Rodenbach, Eckoud (sic), Valère Gille, Fernand Séverin, Mockel, Fontainas, Albert Giraud, Max Elskamp, Yvan Gilkin.

Les deux pays commençaient à s'entrepénétrer intellectuellement par un fraternel accord en beauté.

A ce propos, je n'oublierai jamais le séjour à Bruxelles où sous l'hospitalière sauvegarde de notre tout dévoué camarade Victor Groulard(2), nous vécûmes des
heures difficiles et mouvementées.

Vous aviez, alors, publié les premiers Reposoirs de la Procession et votre célébrité se répandait malgré votre exode en Brabant quand tout à coup éclata dans le Mercure de France le manifeste du fameux Harcoland(3).

Ce manifeste sous un pseudonyme mystificateur nous révélait l'idéoréalisme de St-Pol Roux le Magnifique, aussi nous l'avons magnifiquement fêté et sacré votre Harcoland que nous baptisâmes dans la mousse d'un fort copieux champagne, sous l'effigie et les vivantes espèces de certain garçon coiffeur, artiste capillaire rencontré tout à propos pour la cérémonie.

A l'écart de nos fréquents et pénibles soucis diurnes, notre faux Harcoland surgissait soudain devant nous comme investi des fantastiques splendeurs d'un Soleil de Minuit.

Combien, en votre for, vous deviez vous amuser de notre franc et naïf enthousiasme pour la spirituelle et méridionale galéjade que vous savouriez à l'ombre du mystère dans le pays des Zwanzes.

Au moyen d'un adroit stratagème envers la sourde et grande Presse et, de par les ordinaires sympathies qu'elle prodigue surtout aux voix du dehors, vous l'obligiez à commenter avec louanges un exposé de votre foi qu'au fond chacun de nous défendait, à sa manière, par ses propres oeuvres.

En effet, vers un pareil but nous suivions des pistes différentes sur cette grand'route de gloire et d'art où l'on chancelle souvent, trébuche parfois, parmi les fondrières, mais sans tomber, car il s'agit de durer. Tout est là, si l'on veut se hausser jusqu'au triomphe d'apothéose que vos amis jeunes et vieux vous offrent ce soir.

A ce sujet, je veux vous faire part d'une lettre exquise que m'écrivit notre grand Willette ces jours-ci.

Un croquis représente l'escalier du Paradis illuminé par les becs hexagrammatiques d'une étoile. En bas un écriteau : "Essuyez votre âme S.V.P." En haut un séraphin ailé présente, comme Sainte-Véronique, un linge où figure ma face labourée des trois poignards que portait en frontispice mon premier volume : "Nos plaies".

Saint Pierre, au seuil de la porte entrebâillée du Paradis, crie à l'ange annonciateur : "Ah ! c'est Roinard, eh bien ! dis-lui qu'il entre !"

Je demeure très fier de cet amical témoignage de notre vieux camarade d'autrefois, bien que je ne m'en sente guère digne, moi qui ne crois point à un au-delà célestement problématique; mais vous St-Pol Roux le Magnifique, lorsque le plus tard possible vous vous présenterez avec en main la "Dame à la Faulx", ce chef-d'oeuvre suprême, je vous vois très bien reçu par votre confrère Saint Pierre et à bras ouverts.

Ne jouissez-vous pas déjà d'un avant-goût du Ciel ?

Les grands poètes vous aiment et pour ne citer que ceux qui ne pratiquent point votre théorie, par exemple les nobles, Charles-Sébastien (sic) Lecomte, Victor-Emile Michelet, et tant d'autres qui vous admirent. Gustave Kahn lui non plus, bien qu'il s'accuse de mémoire défaillante, n'oubliera pourtant jamais que vous lui décernâtes l'enviable titre de "Libérateur du Verbe".

D'autre part, les Poètes récemment venus sous l'égide de mon pauvre Apollinaire ou à sa suite, et même qui, tapis dans quelques coins obscurs cherchent du nouveau avec la pertinacité et l'ardeur d'un louable désintéressement, ne vous revendiquent-ils pas comme un de leurs grands précurseurs à l'égal de Shakespeare, Hugo, Baudelaire, Gérard de Nerval, Poë, Mallarmé, Rimbaud, Jarry, Desbordes-Valmore, Sade et Germain Nouveau(4) ?

Vous atteignez donc, vivant cette joie ineffable : Etre certain de survivre à votre époque dans la mémoire des hommes qui vont faire l'avenir.

Aussi je vous le redis : Vous méritez la gloire autant sur la terre qu'au Paradis de Willette.

Et moi qui connais les deuils terrifiants que vous avez traversés, je veux ce soir célébrer dans mon humble coeur normand celui qui représente le plus, pour moi, la chantante somptuosité du Midi.

Oui, au nom de cette Normandie moderne qu'ont revigorée les souffles ardents de Charles-Théophile Féret, Julien Guillemard, Edmond Spalikowski, Madame Delarue-Mardrus et tant d'autres conscients du vrai sens de la haute poésie; au nom de ces descendants des Vikings, au nom des Normands, je vous salue de reposoirs en reposoirs dans la stoïque procession de vos souffrances et dans la majesté de votre oeuvre magnanime.

Paul-Napoléon ROINARD.
(1) Si Paul Roux fréquenta le "Chat Noir", il ne collabora pas, sous son nom en tous cas, aux livraisons de la revue.

(2) Roinard avait quitté la France pour se réfugier en Belgique, en 1894, alors que la répression contre les anarchistes connaissait un durcissement sans précédent. Saint-Pol-Roux s'y installa quelques mois plus tard. Ses prises de position politiques, exposées dans la Revue Blanche, notamment, ne furent sans doute pas pour rien dans cet exil de près de deux ans.

(3) En 1895, parut, chez Sauvaitre, un monodrame, Les personnages de l'individu, signé d'un énigmatique auteur américain, Richard-Daniel Harcoland. Avec l'aide d'un ami, Charles Gillet, Saint-Pol-Roux, sous le pseudonyme de Carolus Tigell, parvint à publier dans le Mercure de France de mars 1895, un exposé des théories du faux dramaturge. Cet exposé, dont le Magnifique avait pourtant déjà donné quelques aperçus dans plusieurs de ses articles, fit quelque bruit dans la presse, prouvant que "nul n'est prophète en son pays".

(4) Roinard reprend ici quelques-uns des noms apparaissant dans la liste des écrivains "surréalistes dans...", dressée par Breton en son Manifeste de 1924.

samedi 13 octobre 2007

Deux anarchistes sur la toile : Laurent TAILHADE & Han RYNER

Qui ne connaît pas Laurent Tailhade a tort. Il est parmi ces rares auteurs qu'on ne lit pas sans joie, de cette joie, physique, que l'on éprouve immanquablement, lorsque - soudain - dans un ciel de nuit caniculaire s'abat la première foudre. Laurent Tailhade (1854-1919) fut anarchiste, et ce qualificatif suffirait à définir aussi bien sa vie que son oeuvre. Le poète de la claire tour fit, de la liberté individuelle, son combat. Ses poèmes, satiriques ou élégiaques, restent formellement parnassiens, mais la violence et l'outrance des premiers, et la force suggestive des seconds, le désignent comme un contemporain capital des symbolistes. Saint-Pol-Roux le considérait comme un maître. Il en subit, dans ses premières années, l'influence. Il n'en est pas question sur le site de Gilles Picq : Les Commérages de Tybalt. Peu de textes de Tailhade lui-même y figurent - nombre de ses ouvrages étant déjà numérisés sur Gallica. Mais c'est un site de spécialiste et de passionné et l'on y trouve bien d'autres informations intéressantes pour l'amateur de la fin de siècle et de la Belle Epoque : une bibliographie et une table des poèmes de Tailhade, avec leur contexte de parution; des documents rares parmi lesquels le texte de la protestation contre la condamnation du poète en 1901, prononcée suite à son article du Libertaire, "le Triomphe de la Domesticité" - la signature de Saint-Pol-Roux y figure -; deux pages consacrées aux Gendelettres, la première biographique et illustrée (Barrucand, Jules Bois, Deschamps, Fénéon, Maurevert, de Max, Rachilde, etc.), la seconde iconographique (collaborateurs de Lutèce, une réunion au Mercure de France, etc.); et, mine précieuse pour le chercheur, un dépouillement de nombreuses revues de l'époque, avec, précisée pour chacune, la liste des contributeurs. Pour conclure simplement : une escale obligée.

Jusqu'à récemment, je ne connaissais guère de Han Ryner (1861-1938) que son nom, rencontré à plusieurs reprises dans les nombreuses petites revues que mes recherches m'ont amené à consulter. Je n'avais pas eu la curiosité d'aller lire ses oeuvres. J'avais tort. Saint-Pol-Roux et Ryner se rencontrèrent à diverses occasions, sinon du temps du Symbolisme, au moins à partir des premières années du XXe siècle. Comment s'étaient-ils connus ? je l'ignore - mais ils avaient dû nouer des liens suffisants pour que le Magnifique assistât et portât un toast au premier banquet Ryner qui eut lieu à la taverne Grüber le 4 décembre 1910, en l'honneur de l'auteur du Cinquième Evangile, pour que, lui ayant donné sa voix lors de l'élection du "Prince des Conteurs", organisée par l'Intransigeant, deux ans plus tard, il fît partie du comité de patronage d'un second banquet dédié à Ryner, toujours sous la présidence de J.-H. Rosny. Sans doute, les vues politiques des deux hommes n'étaient-elles pas très éloignées. C. Arnoult nous apportera sûrement, un jour prochain, plus de précisions sur son blog . Il est déjà impressionnant, par son contenu, ce blog qui n'est vieux pourtant que de quelques mois. De nombreux écrits de Ryner y sont reproduits, des oeuvres dans leur intégralité y paraissent quasi quotidiennement, chapitre après chapitre : les dix premiers de l'utopie non violente, Les Pacifiques, toutes les petites proses qui forment Le Livre de Pierre, sont déjà en ligne. Les textes sont classés par genre. Si la production poétique de Ryner n'est pas la meilleure de son oeuvre, il faut lire ses contes, et les 23 articles de l'Encyclopédie anarchiste; le "Socrate moderne" était critique aussi, et C. Arnoult a eu la bonne idée de reproduire son étude sur Remy de Gourmont, parue dans l'Idée Libre de juin 1923 (une lettre de l'auteur de la Culture des Idées, datée du 28 avril 1903, y est également retranscrite). Puis des essais, une pièce de théâtre, Les Esclaves, des comptes rendus, etc.; je m'y rends tous les jours, ou presque, et ma curiosité en sort chaque fois plus avivée.

vendredi 12 octobre 2007

La Petite Anthologie Magnifique : poèmes de Camille MAUCLAIR

Camille MAUCLAIR
(1872-1945)

De son vrai nom, Séverin Faust, patronyme qui le destinait à s'illustrer en cette fin de siècle, Camille Mauclair collabora, tout juste sorti de l'adolescence, à plusieurs publications symbolistes, auxquelles il donna poèmes et critiques. Il s'était lié précocément aux protagonistes du mouvement de 1886, transformant ses admirations en amitiés littéraires. Dans son deuxième Livre des Masques, Remy de Gourmont le dépeint ainsi : "Tout entier à sa dernière rencontre, c'est sur elle qu'il reporte toutes ses dilections anciennes, au risque de dérouter ceux qui, sans avoir oublié celle de la veille, écoutent la confidence de l'heure présente. En cela un peu féminin, il se donne sincèrement à des passions successives dont le sourire lui dérobe le reste du monde et il se couche aux pieds de l'idole qu'il renversera demain." Car Camille Mauclair - peut-être en raison de sa jeunesse - fut d'abord un quêteur et enregistreur de nouveautés, un enthousiaste. Et c'est d'enthousiasme qu'il commentait les oeuvres de Moréas, en route vers la Renaissance ronsardienne, ou de Saint-Pol-Roux, accoucheur de la poésie de demain. Il fut, avant Jean Royère, le plus fidèle des amis du Magnifique. Dès la parution de la lettre-réponse à l'enquête de Jules Huret, il s'était passionné pour les vues du poète qu'il défendit dans plusieurs revues. On lui doit notamment le médaillon de Saint-Pol-Roux recueilli dans les Portraits du Prochain Siècle (Edmond Girard, Paris, 1894). Mauclair avait fait sienne la théorie de l'idéoréalisme qu'il présenta, avec des formulations qui l'éloignaient quelque peu de l'originale, dans Eleusis - causeries sur la cité intérieure (Librairie Académique Perrin, Paris, 1894). Deux ans auparavant, il s'était engagé dans la campagne odéonienne - dont j'aurai l'occasion de reparler - : le Magnifique avait crânement brigué, assisté de Georges Rochegrosse et Gustave Charpentier, le poste de directeur du deuxième théâtre français, laissé vacant par Porel. Mauclair s'était fait le promoteur de cette candidature révolutionnaire auprès des maîtres, et notamment de Mallarmé dont il obtint le soutien. Sans doute, Saint-Pol-Roux lui eût-il, en cas de nomination, accordé quelque bonne place d'administrateur à l'Odéon. Ce rôle, le jeune homme le joua ailleurs, au Théâtre de l'Oeuvre qu'il cofonda avec Lugné-Poe, après l'abandon du Théâtre d'Art. Auteur prolifique, Mauclair ne publia, étrangement, aucun drame, deux recueils poétiques, six romans dont Le Soleil des Morts (roman à clefs très fin de siècle), et quantité d'ouvrages critiques sur tous les domaines ou presque. Avec l'âge, l'auteur perdit de son audace, autant littéraire que politique - il fut anarchiste et dreyfusard - vitupérant dans ses ouvrages, après la première guerre mondiale, contre tous les nouveaux mouvements artistiques, cubiste, futuriste ou surréaliste; vitupérations qui n'allaient pas sans antisémitisme et qui le conduisirent à participer à des journaux collaborationnistes à la fin de sa vie. Notre ami Zeb de Livrenblog lui a récemment consacré un billet qui complètera utilement cette trop brève notice biographique.

Le premier poème reproduit ici a paru dans La Conque du 1er juillet 1891; et le poème en prose, dans le n°12 de l'Ermitage de décembre 1891; Mauclair dédia également quelques-unes de ses "Historiettes au Crépuscule", publiées dans La Revue Blanche (n°23, septembre 1893), à Saint-Pol-Roux. Ces dernières composeront une section du recueil, Sonatines d'Automne (Librairie Académique Perrin, Paris, 1895), mais sans la dédicace initiale.

DECOR ROMANESQUE

A Saint-Pol-Roux.

Or ce fut, en l’envol nacré d’ailes de cygnes,
La gloire de Cypris nue et baisant les roses
Que le flot déroulé des pompeux satins roses
Fit resplendir sur les azurs de cieux insignes.

Toute païenne et souriante draperie
Sous l’or clair des fenêtres aux jolis losanges,
Avec des tons verts et sanglants d’orfèvrerie,
Et la bordure de licornes très étranges.

Toute païenne, et douce, et noble la déesse
Faite de roses et gaîment rose elle-même,
Adorable monceau de fleurs dont se parsème
L’étoffe lourde qui chatoie et qui caresse.

Et c’étaient, sous les plafonds de hautes ténèbres,
Des ors d’astres ciselés au sein de nuits calmes,
Des éclairs de casques et de glaives célèbres,
Et des crédences, et des floraisons de palmes,

Et des aigles écartelant d’armoriales
Ailes de nuit aux pourpres des blasons antiques
C’étaient – parmi l’essor des arceaux héraldiques
S’exaltant vers le ciel d’ogives triomphales.

Et silences ! Mais les exquisités insignes
– En ce décor de moyen-âge – de ces roses
Que semait, en l’envol nacré d’ailes de cygnes,
La Cypris nue en la douceur des satins roses !

L’EVOCATION SACRILEGE
PARAPHRASE D’UN POEME FUTUR

A Saint-Pol Roux.

Parmi l’or éteint des candélabres, dénoué en chevelures aux pointes des bougies, s’exalta des moires, symphonie des léthargies nocturnes, la silencieuse ascension vers les lambris noirs semés de fleurs d’azur. Et voyez, ô mes yeux, la pâle glace d’émeraude fanée, – en vérité, onde ou glace ou mirage, dis-le Narcisse, et toi, Naïade glauque ? – fanée comme une source de soie ancienne.

Hymne silencieux des moires, où rirent longtemps, jusqu’à mourir, des envols de fleurs, oiselets aux ailes de pétales ! Et puisqu’en ce soir de lucidités ironiques s’érigea l’obsession d’une terreur implorée par ma conscience lassée d’avoir souri, près de l’or triste des candélabres, le front dans une main, j’attendis de la pâle glace, – et ces ors qui la sertissent, ces blêmes ors gaufrés qu’ils sont tristes, pensais-je, – j’attendis qu’Elle surgît, l’habituelle forme survenue aux soirs de rêve, pour l’exquise terreur désirée.

Mais, fut-ce en elle manque de foi, car de toutes elles, la peur me rend hagard quand on dit : amour, fut-ce, ironie du souhait qu’effare l’exaucement, appréhender de quelque éclair nu dans l’ombre le mortel scintillement, – ne parut personne, en vérité, dans l’oscillement de l’heure monotone. Eau de glace, source de vanité, méchamment n’est-ce pas ? tu fus vierge de monstres et de galères, ou de reflets d’Andromèdes, ou d’Ulysses surgis hors du flot factice. Seule, diluée en la ténèbre, la chevelure ardente de la flamme et la cavalcade des paillettes d’or mourantes en triomphal mensonge, atomes vils d’éclat volé, à la facticité des bougeoirs.

D’ironie que n’effaçât celle de parodier le soleil, en connûtes-vous, mes livres ? Et vous semblez en la robe de chêne, sous les vitrages où se strient d’ors vos reliures, d’infiniment tristes floraisons d’ennui.

Ah la vanité de s’obstiner à évoquer tes fantômes, miroir obstinément taciturne ! Ne veux-tu pas mon âme, servante lasse de leur caprice, pour charmer l’attente, l’inanité somptueuse d’un texte où rampent les bêtes menteuses, les Lettres ?

Lire, non pour évoquer, mais pour docilement ornementer mon impatience ; seule ressource, car sans évocation, la plume resterait inerte sur les feuillets qui s’attristent à la table. Mais nul vœu ne présidera au choix ! Choisir serait duperie. Ne sais-tu point, âme changeante, que choisir, ce serait l’argent verdi et le violet tigré de ce nostalgique Baudelaire, énorme comme l’horreur ? Toujours choisir serait toujours en toi sa Maligne Floraison. Non, mais ceci, ô doigts au hasard étendus, ceci que l’ongle effleurera, ce sera bien.

Ah ! c’est donc du rire : l’Arétin. Et que signifiera-t-il ?

… A présent, mon vieil émoi flue en images, et mes yeux sur la glace t’attendent avec une impatience moins cruelle, pâle reine qui surgiras ! Les doigts feuillettent le trompeur d’ennui, mais les yeux s’inquiètent de ne rien voir luire…

Mon âme a peur : elle aime mieux le rire que le délire, ô tristesse ! Elle aime mieux le rire, ô tristesse ! Et voici s’enguirlander d’un cercle polychrome de bouffons – vol d’atomes – d’une polychrome farandole le profond, ténébreux, nostalgique et atone ciel de moire, qu’implorent les cheveux offerts des bougies blondes. L’œil se charme, mirage qu’ils ne tueront jamais, ceux qui fuient l’horreur idéale d’être seul, de l’alarme exquise que déchaînent, ô carnaval grotesque ! les êtres bigarrés qu’engendrent les vieux livres…

Mais s’exalte la certitude d’un sacrilège, et j’ai jeté le livre assassin de mon rêve !

Hélas, fantômes, vous ne vîntes pas sans la glace ! Sombrés aux ris épars dans mon absent cerveau, les vaisseaux disparurent de la glace viride qui s’irise en remords nacrés. Les bouffons ont tué les fantômes sacrés ! D’Hérodiade ou de Narcisse, point ! Il est trop tard : le livre a brisé mon espoir de spectres érigés dans l’eau pure : à présent, luxure, que vibrent en mon esprit tes inanes ailes de mauvais ange ; ma chair saigne en ce soir de quelque griffe étrange, je suis seul, et j’ai peur d’avoir tué mon rêve !

Le livre pris par distraction fit surgir des spectres insulteurs, et tu ne me pardonnas pas de ne t’avoir point attendue, pure image qui chaque soir t’ériges blonde dans la glace ! Hélas, je ne verrai pas ce soir les chrysanthèmes à tes cheveux, et le souffle de tes voiles translucides ne frémira pas dans la chambre ! Hélas, hélas, j’ai tué la muse de Piérie, j’ai tué l’Annonciatrice ! Ma lampe est pâle, la glace est morte, j’ai ri, et nulle ombre ne viendra plus ; la moire pleure à hauts flots le long des lambris : les narcisses étiolés et les roses à clair pourpris se fanent dans ce vase où l’argent mat s’incruste, et déjà monte en moi l’harmonieux flamboi de l’aube exquise qui m’insulte, bleue, et me regarde à tout jamais, moi le tueur du songe atroce que j’aimais, levée en ma terreur comme un ange vengeur, divinatrice aux ailes de charité, Message ! en vérité prédisant l’inéluctable de l’Heure, avec des yeux épouvantants d’Hérodiade polluée.

mercredi 10 octobre 2007

LA PETITE ANTHOLOGIE MAGNIFIQUE : poèmes de Jehan Ajalbert, Ephraïm Mikhaël et Jules Méry.

La Petite Anthologie Magnifique est un recueil virtuel de poèmes en vers ou en prose, dont le seul point commun est qu'ils furent dédicacés, lors de leur publication en revue ou de leur reprise en volume, à Saint-Pol-Roux. Les textes mis bout à bout formeront finalement un recueil bien curieux à lire, témoignages d'amitiés ou d'admirations, et témoignages indirects du rôle joué par le Magnifique dans l'histoire littéraire.

Jehan AJALBERT
(1863-1947)


Il s'agit, bien sûr, de Jean Ajalbert, le condisciple de Paul Roux à la Faculté de Droit, qui médiévalisa son prénom pour signer cette "Chanson d'Ille-et-Vilaine", parue dans Le Parnasse - Organe des concours littéraires (n°82, 16 juillet 1884, p. 3). Le poème parut, retravaillé, une nouvelle fois dans L'Artiste de décembre 1886, sous le titre "Paysage breton", avant d'être recueilli dans Femmes et Paysages (Tresse & Stock, Paris, 1891), avec d'autres variantes, sous le simple titre de "Chanson" (Merci à Bruno Leclercq qui m'a communiqué les deux textes de 1886 et 1891).

CHANSON D'ILLE-ET-VILAINE

A MON AMI PAUL ROUX
Au temps des fatigants labours,
Les vieilles restent dans les bourgs
Tricotant ou filant la laine
Et les filles - sabots aux mains -
S'en vont pieds nus par les chemins,
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

Les pieds chaussés dans le col gras,
Jetant dans les sillons ingrats
La semence, espoir de la plaine,
Les durs Bretons courbant les reins,
Sèment pieusement les grains
Dans le payx d'Ille-et-Vilaine.

D'autres gagnent un pain amer
A s'en aller courir la mer
Parfois belle et parfois vilaine,
Habitants des flots incertains
Qui battent les récifs hautains
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

Ceux qui sèment le sarrasin,
Laboureurs du hameau voisin,
A Notre-Dame Madeleine
Ont dit un bout de chapelet...
Le flot monte sur le galet
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

La mer commence à se gonfler...
C'est le gros temps qui va souffler
Toute la nuit sans perdre haleine,
Et nul n'entendra les refrains
Qu'en rentrant chantent les marins
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

Pourtant, se laissant caresser
Par Pierre, sans peur de casser
A son corset une baleine,
Yvonne - les jambes en l'air, -
Se signe - quand passe un éclair
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

EPHRAÏM MIKHAËL
(1866-1890)


Ephraïm Mikhaël, mort à l'âge de 24 ans, fut considéré par ses contemporains comme un parfait poète. Co-fondateur avec Darzens, Quillard et Paul Roux de la Pléiade, il ne publia, de son vivant qu'un unique recueil : L'Automne (Alcan-Lévy, Paris, 1886), grave et spleenétique, d'où j'extrais "L'hiérodoule". Il écrivit quelques drames en vers, seul ou en collaboration avec Catulle Mendès et Bernard Lazare, et s'illustra dans le poème en prose. Ses oeuvres complètes ont paru dans la "Bibliothèque L'Age d'Homme", en deux volumes, sous la direction de Denise R. Galperin et Monique Jutrin (Lausanne, 1995-2001). Le buste de celui qui, d'après les mots de Remy de Gourmont, "eut une gloire précoce, comme son talent", médite aujourd'hui, solitaire, sous les outrages des pigeons du jardin La Fayette à Toulouse.

L'HIERODOULE

A Paul Roux

Dans le triomphe bleu d'un soir oriental
Elle s'accoude avec une lente souplesse
Au rebord lumineux de la terrasse, et laisse
Ses cheveux étaler leur deuil sacerdotal.

La ville sainte aux toits baignés de lueurs blanches
Est pleine de rumeurs d'épouvante, et là-bas,
Dans le Bois pollué par le sang des combats,
Des feux semblent des yeux cruels entre les branches.

Les hommes durs venus de pays innomés
Fouleront ce matin le sol du sanctuaire;
Près des murs, attendant l'aurore mortuaire,
Veillent, silencieux, des cavaliers armés.

Et vers le ciel pareil aux cuirasses brunies
Que hérissent des clous brillants, leur rude main
Lève de longs buccins d'or qui seront demain
Les annonciateurs sacrés des agonies.

Des femmes, leurs seins nus caressés de clartés,
Dans de grands parcs plantés d'hiératiques chênes
S'attardent à rêver des souillures prochaines
Et s'apprêtent pour les mauvaises voluptés.

Mais dédaignant le songe humain des vils désastres,
L'hiérodoule au coeur d'éternel diamant
Dans la suprême nuit regarde éperdument
L'hiver du ciel blanchi par le givre des astres.

JULES MERY
(1867-19??)


Aujourd'hui complètement oublié, Jules Méry mérite une place de choix dans cette anthologie magnifique. De six ans plus jeune que Saint-Pol-Roux, il fut considéré par les contemporains comme le seul véritable disciple du Magnificisme. En réalité, il y en avait un autre, qui cherchait encore sa voix poétique : Gabriel Randon, futur Jehan Rictus. Les deux compères manigancèrent habilement auprès de Jules Huret, sur les conseils provençaux de Saint-Pol-Roux lui-même, afin de convaincre le journaliste de l'Echo de Paris d'interroger le poète dans le cadre de l'enquête sur l'évolution littéraire. Ils y parvinrent et ce fut l'acte de naissance du Magnificisme. Plus que Randon, Méry fut l'intime complice de Saint-Pol-Roux, avec qui il écrivit certaines des oeuvres signées par Pierre Decourcelle. En 1892, après un article intitulé "Les Chourineurs de Caserne" paru dans l'Endehors de Zo d'Axa, Méry l'anarchiste fit un séjour de trois mois à Sainte-Pélagie. Après plusieurs échecs littéraires et dramatiques qui lui valurent de sévères critiques, il s'installa à Monte-Carlo où il collabora au Petit Monégasque, et devint le correspondant local de Comoedia, du Figaro, et autres journaux parisiens, pour les représentations théâtrales données sur le rocher. On consultera avec intérêt l'article que lui consacra Alexandre Mercier dans La Plume du 1er avril 1893 (pp.162-163), et le texte de la communication que Philippe Oriol donna au premier colloque des Invalides ("Jules Méry", Les à-côtés du siècle, éd. Paragraphes - Montréal - et Du Lérot - Tusson - 1998, pp.107-108). Son seul recueil de vers, La Voie Sacrée (Librairie de l'Art Indépendant, 1892), s'inspire indéniablement des théories magnifiques. "Vainement" parut d'abord dans le Mercure de France de mars 1891 (n°15, p.166).

VAINEMENT

A Saint-Pol-Roux
Mon âme est un grand parc où la pousse géante
De mes désirs et de mes rêves s'enchevêtre,
Implorant de leurs bras noués la nuit béante
Sans qu'une aube clémente y veuille m'apparaître :

De trop vastes Vouloirs y tordent leur ramure,
Et des espoirs trop vieux étagent leur feuillage,
Fermant impénétrablement de leur armure
Ma voûte à la splendeur du Magique Sillage.

Tumultueusement ma famine réclame
Une Chair - magnifique pôle des prunelles -
Tabernacle marmoréen prodiguant l'Ame
En avalanche d'opulences éternelles.

Mais la Femme idéale dérobe son buste
Aux cèdres qu'érigea mon oraison altière :
Elle arbore l'effroi d'une étreinte robuste;
Mais je n'abdique point sa possession fière.

Si nul est mon espoir de sa chère récolte,
J'en veux perpétuer quand même la semence;
Qu'importe mon isolement si ma révolte
Peuple d'échos puissants ma solitude immense !