2007 fut une belle année de célébrations. On y fêta deux centenaires de disparitions - bien que le verbe semble mal choisi s'appliquant à des disparitions -, celles de Huysmans et de Jarry. Je ne suis pas un adepte de ce genre de tardives cérémonies officielles et trop souvent opportunistes, mais ces deux centenaires donnèrent lieu à d'intéressantes manifestations et à de magnifiques publications. J'aurai sans doute l'occasion de revenir sur l'auteur d'
A Rebours, aussi m'attarderai-je aujourd'hui sur Jarry seul. Il était naturel, célébrant Jarry, de le faire en grandes pompes, même à phynances. L'hommage fut donc copieux. Recenser la totalité des ouvrages, numéros de revues, articles, communications, qui lui furent consacrés est un défi bien au-dessus de mes moyens et, qui plus est, fut déjà relevé par
cet excellent site. Je me contenterai donc de trois titres, de très-haute volée.
A ma grande honte, j'ignorais tout de la
revue 303 dont j'ai découvert le numéro 95 spécial Alfred Jarry, la semaine dernière. C'est une luxueuse publication trimestrielle, sous titrée "arts/recherches/créations", qui explore de très nombreux domaines (urbanisme, peinture, littérature reconnue telle, et populaire, etc.); je dis "luxueuse", non pas en raison de son prix - abordable vue sa périodicité -, mais à cause de son format, de son beau et fort papier, de la richesse et de la qualité de ses articles et illustrations. Cette livraison
Jarry dont je me garderai bien de faire un compte rendu en fournit le meilleur exemple. Au sommaire : "Alfred Jarry, homme de lettres", une biographie détaillée par Henri Béhar, professeur émérite à la Sorbonne et président de la Société des Amis d'Alfred Jarry; "Comment Laval célèbre Alfred Jarry", par Olivier Michaud, directeur de la bibliothèque municipale de Laval; "Jarry et la 'Pataphysique", par Jean-Louis Bailly, Régent de Travaux Pratiques de Versification holorime et de Poésie amphisémique au Collège de 'Pataphysique; "Le rôle de l'illustration dans l'oeuvre de Jarry et son héritage dans l'art", par Maria Gonzalez Menéndez, doctorante en histoire de l'art à l'Université de la Sorbonne Paris IV; "Hommage à Gauguin : trois poèmes de Jarry offerts au musée de Pont-Aven", par Estelle Fresneau, conservateur du musée de Pont-Aven; et des Chroniques : une "Bibliographie" et un "Glossaire", par Henri Béhar, la présentation "des collections de Marc Ways le
patagité du bocal", par André Stas et Marc Ways; et tous les textes sont abondamment illustrés de reproductions d'oeuvres de Filiger, Gauguin, Bernard, Seguin, Rousseau, Vallotton, Miro, Stas, etc., de dessins et bois de Jarry lui-même, de gravures et pages de l'
Ymagier, la merveilleuse revue qu'il dirigea avec Remy de Gourmont, jusqu'au numéro 5, à la fin du siècle avant-dernier. Il n'y aurait d'ailleurs que ces dernières reproductions que ce serait encore là une excellente raison de se procurer cette gourmande livraison de
303.
Après la belle revue, la belle idée. Celle qui germa, à l'occasion du centenaire, dans l'esprit de Céline Brun-Picard et Grégory Haleux, fondateurs et directeurs des éditions
Cynthia 3000, d'un collectif et polymorphe
Omajajari, que j'avais inscrit en tête de ma lettre au père Noël, et que je fus heureux de découvrir, le 25 décembre au matin, au pied du sapin. Ils sont seize à avoir contribué, sous la forme d'une plaquette à la première de couverture illustrée par les auteurs eux-mêmes. Que de l'inédit. Que de l'original et du très bon. Il y a là des gloses, des variations sur UBU, des spéculations pataphysiques - un bel objet prismatique, donc : le meilleur hommage éditorial qui pût être rendu à Jarry. Prenons le temps et le plaisir de citer les noms des contributeurs : David Christoffel, Jean-Louis Cornille, Michel Arrivé, Billy Dranty, Clément Maraud, Jacques Barbaut, Lucien Suel, Pierre ZiegelmeyeR, Samuel Lequette, Nathalie Quintane, Eric Dussert, Jacques Jouet, Henri Bordillon, Paul Edwards, Christian Pringent, et Foutre de Dieu.
Et Saint-Pol-Roux dans tout ça ?
Il est vrai qu'il fut assez peu cité au cours de ce centenaire. Pourtant Saint-Pol-Roux et Jarry se connaissaient, se fréquentaient et, probablement, s'appréciaient. C'est Henri Bordillon, le premier, qui consacra, dans les 17e-18e tournées de
L'ETOILE-ABSINTHE (1983), un court article aux relations qu'entretinrent les deux hommes; court, nécessairement, les traces étant rares à l'époque et tout aussi rares aujourd'hui. Si Jarry ne mentionne pas le poète idéoréaliste parmi les auteurs pairs ou les dédicataires du
Docteur Faustroll, et intègre simplement "Celui qui magnifique" dans son
Almanach du Père Ubu pour 1899, si ce dernier ne lui dédia qu'un poème en prose des
Féeries Intérieures (1907), "La charmeuse de serpents", Henri Bordillon rappelait justement que leurs deux noms figurèrent "associés pour la première fois le 14 décembre 1893, lorsqu'un ensemble d'artistes sign[a] une pétition pour qu'[eût] malgré tout lieu la représentation d'
Ames solitaires, de Gérard (sic) Hauptmann, au théâtre de l'Oeuvre", et qu'ils collaborèrent tous deux, en plus du
Mercure de France et de
La Revue Blanche, à
L'Art Littéraire, la revue de Louis Lormel. Voilà qui serait bien insuffisant pour conclure à une amitié littéraire, mais Henri Bordillon citait également dans son article quelques traces textuelles plus significatives : un court billet de Saint-Pol-Roux à Jarry, d'abord, datant sans doute des premiers jours de décembre 1896, dans lequel le Magnifique semblait s'inquiéter de n'avoir pas reçu d'invitation pour la première d'
Ubu Roi; une carte de visite, ensuite, ornée d'un autographique "Hommage de l'auteur", et adressée de "Roscanvel, par Crozon (Finistère)", qui devait accompagner un exemplaire de
La Dame à la Faulx (1899); un bel envoi de Jarry, enfin, porté sur
Ubu enchaîné, précédé de
Ubu Roi (1900) : "A Saint-Pol-Roux, le croc à phynances du Père Ubu qui a moins d'envergure que la faulx de la Dame", prouvant la réception et la lecture de la tragédie idéoréaliste. La dernière preuve des relations entre les deux poètes fut avancée par Divine, elle-même, qui écrivait à Henri Bordillon :
"Alfred Jarry (...) voyait en effet très souvent mon père dans leur jeunesse, ils avaient sympathisé. Après le départ définitif de mon père de Paris, quelques lettres parvinrent à Roscanvel puis à Camaret mais elles disparurent dans le pillage du manoir."
Il ne reste qu'à espérer que celles, adressées par Saint-Pol-Roux à Jarry, réapparaissent un jour et viennent compléter les informations données en 1983 par Bordillon. Mais revenons en 2007. Le nom du Magnifique, disais-je, y fut peu cité. Mais il le fut tout de même et longuement dans un très-important article des tournées 111-112 de
L'ETOILE-ABSINTHE, consacrées aux "amitiés textuelles d'Alfred Jarry".
L'article s'intitule "Les oeuvres en miroir de Jarry et de Saint-Pol-Roux". Il est de Julien Schuh. Bien que d'un spécialiste de l'oeuvre du premier, il est fort clair, agréable à lire et très-bien renseigné, toutes qualités qui en font une étude indispensable pour qui s'intéresse à l'un et/ou l'autre des deux poètes. On l'aura compris, l'auteur ne s'attarde pas sur les indices factuels des rencontres physiques ou épistolaires entre Jarry et SPR, par ailleurs aussi peu nombreux aujourd'hui qu'il y a vingt-cinq ans, mais confronte, sur vingt pages, leurs deux oeuvres, leurs deux poétiques.
Jarry n'ignorait pas, lors de la publication de ses premiers textes dans l'Echo de Paris puis dans L'Art Littéraire, les productions des symbolistes et de Saint-Pol-Roux, de douze ans son aîné. Aussi y retrouvait-on le même souci de singularité et, en ce qui concerne plus particulièrement les deux auteurs, certaines similitudes prosodiques; les poèmes en prose ouvrant les Minutes de sable mémorial, "décasyllabes disposés en prose", ne sont pas en effet sans rappeler les reposoirs fortement rythmés et assonancés du Magnifique. Mais, précise Julien Schuh, "c'est plutôt au niveau des thématiques, et de la vision de la communication littéraire, qu'il faut chercher les ressemblances entre Jarry et Saint-Pol-Roux", citant, en regard l'un de l'autre, deux textes préfaciels, le "linteau" des Minutes (1894) et l'avertissement de La Rose et les épines du chemin (1901), qui présentent, tous deux, la création poétique comme une synthèse de l'univers et de ses potentialités, plaçant le poète au centre du monde - et, selon Saint-Pol-Roux, de l'éternité -, oeuvre adamantine et prismatique délivrée à l'humanité. Parties d'un même phénomène de concentration, les deux conceptions divergent cependant. Alors que, pour le Magnifique, le travail de condensation idéaliste aboutit, in fine, à un rayonnement généreux, une irradiation sensible du centre vers l'extérieur, à une incarnation - idéoréalisme -, pour Jarry, la synthèse est creusement vers l'absolu, épuration, élimination du superflu, recherche d'une perfection qui renfermerait tous les sens. Ce que Julien Schuh résume ainsi :
"Saint-Pol-Roux appartiendrait ainsi davantage aux poètes allégoriques, alors que Jarry, abstracteur de quintessence, serait de ceux qui purifient leur oeuvre pour atteindre l'absolu. Cette opposition doctrinaire entraîne une série de divergences systématiques dans le reste de leur oeuvre."
Cette opposition se manifeste encore - à moins qu'elle n'en découle - lorsqu'on compare les conceptions du monde des deux auteurs. Saint-Pol-Roux considère que le Sens préexiste à l'oeuvre, mystère démembré et épars dans l'univers, qu'il sied au poète de reconstituer et de dévoiler dans une seconde création : le poème, quand, chez Jarry, le Sens est d'abord construit par le lecteur, et le Mystère par l'oeuvre. Mais ces divergences, ici trop rapidement résumées, qui ont l'intérêt de bien définir l'utilisation singulière du symbolisme par Jarry et l'adhésion théorique de Saint-Pol-Roux au mouvement de 1886, s'accompagnent néanmoins de convergences esthétiques. Ainsi, pour l'un comme pour l'autre, toute oeuvre est déformation du réel, déformation que l'image récurrente du miroir, qui leur est commune, illustre parfaitement :
"Le miroir est le symbole de l'esprit qui recueille en lui le monde : miroir du monde, le poète est cependant un miroir déformant. Le monde est ma représentation, comme l'affirme la doctrine schopenhauerienne ambiante, et chaque esprit reflète selon un tain spécifique les images de l'univers qui l'entoure."
On retrouve ici cette singularité, qui consiste à restituer ou à construire du sens, à travers le prisme synthétique de l'oeuvre, elle-même élaborée comme un tout sur-signifiant, fidèle en cela à la théorie mallarméenne du Livre :
"Mais la fonction principale de ces théories n'est pas de construire réellement des oeuvres organiques; c'est de les faire lire comme si elles fonctionnaient comme telles. Jarry et Saint-Pol-Roux tentent de présenter leurs recueils comme des blocs hiératiques dont tous les éléments sont nécessaires, parce que l'auteur a Tout vu en un instant d'illumination, ou parce qu'il ne fait que décrire une beauté essentielle qui motive l'ensemble de son texte. En insistant dans leurs préfaces sur l'exhaustivité de leur art, qui dit la totalité de l'univers par une synthèse positive ou négative, ils récupèrent à leur profit toutes les interprétations des lecteurs. Dans un geste ambigu, ils affirment leur autorité sur ces oeuvres précisément parce qu'ils se considèrent comme de simples prismes par lesquels passe la Vérité. L'abstracteur et le concréteur se rejoignent dans leur stratégie sémantique."
Finalement, les rencontres entre Jarry et Saint-Pol-Roux furent peut-être moins physiques que textuelles. Le père d'Ubu connaissait bien la littérature de son époque, celle qui dominait le champ poétique lorsqu'il entra lui-même, avec fracas, dans la République des Lettres. Il avait lu les premières publications de Saint-Pol-Roux au Mercure de France, les poèmes et les textes théoriques qu'il avait donnés aux petites revues. Il s'en sera nourri, puis cette nourriture, avec tant d'autres, assimilée, il aura bâti son oeuvre individuelle. Si les rencontres thématiques et esthétiques ne manquent pas, la divergence, notée par Julien Schuh, entre "synthèse positive", à l'oeuvre chez Saint-Pol-Roux, et "synthèse négative", à l'oeuvre chez Jarry, est essentielle. Le Magnifique développa, sa vie durant, une théorie de l'action poétique, et celui qui pataphysique, une théorie de l'abstraction poétique. Sans doute, la modernité - ce qu'il est convenu d'appeler ainsi - doit-elle plus à la "synthèse négative" mise en place par Jarry, mais alors il faudrait écarter de cette modernité le surréalisme qui reconnut en Jarry et Saint-Pol-Roux deux auteurs pairs, et qui, d'une certaine manière, fut la résolution dialectique des deux synthèses opposées.
Arrivé au terme de ce billet, Julien Schuh voudra bien me pardonner cette paraphrase qui ne rend que très-partiellement et maladroitement compte de l'importance de son étude. A ma décharge : un article, déjà clair en soi, n'a pas besoin d'être commenté. Il suffit de se le procurer et de le lire. D'autant qu'on trouve, dans ces 111e-112e tournées de
L'ETOILE-ABSINTHE, d'autres contributions excellentes sur Jarry et Gourmont, par Nicolas Malais et Alexia Kalantzis, sur Jarry et Péladan, Jarry et la Belgique, Jarry et Schwob, Jarry et Segalen, etc.
J'allais oublier :
MAGNIFIQUE
année 2008*
à tous les visiteurs des
* Année du cent-cinquantenaire de la naissance de Remy de Gourmont.