lundi 21 janvier 2008

Une campagne odéonienne en 1892 : souvenirs et documents retrouvés

En fouinant un peu dans mes archives, je retrouve un article de Camille Mauclair, paru dans la Dépêche de Toulouse du samedi 25 avril 1914, et intitulé "Souvenirs de Théâtres Jeunes"(1), où je lis ceci :
"L'annonce de la candidature de Paul Fort, après celle de Lugné-Poe, à la direction de ce lamentable et magnifique Odéon, m'a rappelé quelques souvenirs de jeunesse. Je n'ai ni l'âge ni l'envie d'écrire mes mémoires, mais enfin ceci m'a tout de même reporté à vingt-deux ans de distance : et j'ai évoqué certains soirs où nous nous trouvions réunis, ardents et belliqueux, trois camarades et moi, autour d'une table de café où nous rédigions une belle lettre au ministre de l'instruction publique. Les trois camarades étaient le poète Saint-Pol-Roux, le peintre Rochegrosse et le musicien Gustave Charpentier. Nous avions appris la démission de deux vagues directeurs de l'Odéon, Marck et Desbeaux (sic), qui ont laissé peu de traces dans l'histoire : ou plutôt peut-être bien que l'un d'eux était mort et que l'autre, par là même, devait s'en aller. On discourait déjà dans ce temps reculé sur "la crise odéonienne" : et alors nous avions conçu le magnifique projet de sauver l'Odéon ! Nous voulions y jouer, naturellement, les "jeunes" les plus injouables, y faire des merveilles de mise en scène, avec faste et volupté, étonner l'univers. Charpentier se chargeait des masses orchestrales, Rochegrosse des décors et costumes, Saint-Pol-Roux des matinées poétiques où l'on déclamerait des milliers de vers polymorphes et symbolistes. Moi, je devais être directeur de la scène et lecteur. Nous fîmes au ministre un lyrique exposé : il ne daigna pas nous répondre. J'ai oublié le nom de ce tyran, qui nomma je ne sais plus qui. Peu après, nous nous aperçûmes que nous avions absolument négligé à parler de la question d'argent et d'administration. Nous n'avions pour ces détails qu'un idéal mépris ! Notre direction eût été quelque chose de bien curieux ! Quinze jours plus tard, nous n'y pensions plus."


Bien que la mémoire trahisse Mauclair sur l'identité du démissionnaire et de ses successeurs, l'épisode odéonien qu'il relate brièvement eut bien lieu et mérite, tant il est significatif de la croisade idéoréaliste, d'inaugurer cette nouvelle rubrique des "Petits et hauts faits du Magnifique".

C'est le 14 mars 1892 que Saint-Pol-Roux décida de briguer le poste de directeur de l'Odéon, laissé brusquement vacant par Porel. Il avait appris la démission de ce dernier une huitaine de jours auparavant et avait rapidement mûri "un projet énorme et téméraire" dont il s'était, le 14 au matin, entrouvert à Vallette, comptant sur le soutien du Mercure au moment opportun. L'après-midi, il se retrouvait au café, avec Mauclair, Charpentier et Rochegrosse, pour rédiger sa lettre de candidature, postée le soir même à la presse. Elle fut d'abord relayée par Georges Boyer, dans son "Courrier des Théâtres" du Figaro (mardi 15 mars 1892, p.3), puis reproduite intégralement, le lendemain, par Jules Huret, dans l'Echo de Paris; on pouvait y lire :
"Les raisons essentielles de l'Odéon étant d'être jeune et de combattre, je me porte candidat à la direction de ce théâtre, avec, pour assesseurs, le musicien Gustave Charpentier, prix de Rome, et le peintre Georges Rochegrosse, chevalier de la Légion d'honneur."
Saint-Pol-Roux y citait ensuite les membres d'un "jury-conseil" éclectique, habilité à trancher "les causes difficiles", composé essentiellement de jeunes et de leurs maîtres : Rodin, Laurent Tailhade, J.-A. Rosny, Remy de Gourmont, Mirbeau, Henry Bauër, Claude Monet, Jean Jullien, Mallarmé, Puvis de Chavannes, Camille de Sainte-Croix, Joseph Caraguel, Emile Bergerat, Léon Hennique, J.-K. Huysmans, Georges de Porto-Riche, etc. Comité idéal dont on aurait aimé qu'il vît le jour. Pourtant, les protagonistes ne chomèrent pas. Mauclair écrivit à Mallarmé, le 15 :
"Nous l'avons fait par désir de soulever un mouvement d'opinion, d'affirmer les droits des jeunes que l'on maltraite par trop en comptant sur leur réserve. [...] Jouer Florise, Tête d'Or, Maeterlinck, Ibsen et les jeunes, voilà les premières pièces. [...] Vous savez si Rochegrosse vous aime : je puis vous dire que Saint-Pol-Roux, que je connais profondément pour un haut esprit, Charpentier et moi nous ne le cédons en rien."
L'amène maître de la rue de Rome n'eut pas besoin de se faire prier et confia, à réception, son enthousiasme au jeune Camille :
"Ah ! si j'avais vingt ans de moins ! De mon temps on a eu peur, hélas ! On n'a pas osé ! Osez, vous, les jeunes d'aujourd'hui ! Que Saint-Pol ne songe pas à l'impossible et croie la chose déjà faite. Courage ! Marchez, marchez donc !"
De son côté, Saint-Pol-Roux écrivait à Octave Mirbeau une épistole magnifique afin d'obtenir de lui quelques lignes appuyant la campagne odéonienne. Deux jours plus tard, le 17, alors que la lettre de candidature parvenait au Ministère, il remerciait l'auteur du Calvaire de son soutien; ce dernier, qui, un an auparavant, avait fait le succès de La Princesse Maleine, avait probablement promis l'article espéré. Puis, en plus de ceux de Mallarmé et Mirbeau, nos hussards du symbolisme reçurent les soutiens de Séverine, Camille de Sainte-Croix, Maeterlinck, Hervieu, Lorrain, etc. Le mouvement s'amplifiait et ne passa pas inaperçu de la critique "officielle"; aussi, l'un de ses représentants, Jules Lemaître, s'amusant à parodier les "candidatures odéoniennes", en première page du Figaro (vendredi 18 mars 1892), donna-t-il le coup de pied de l'âne au Magnificisme :
"Monsieur le Ministre,

Permettez-moi de vous révéler la partie la plus accessible de mon programme.
L'Odéon prendra le nom de "Théâtre Mystique".
Des drames qui y seront représentés la réalité sera rigoureusement exclue, comme chose fétide et dépourvue de toute espèce d'intérêt.
Seront seules admises les oeuvres qui paraîtront inspirées d'un état de conscience historiquement antérieur au douzième siècle, époque à laquelle on peut fixer le commencement de notre corruption intellectuelle.
Aux personnages ordinaires des basses atellanes contemporaines, au Bourgeois, à l'Ingénue et à la Courtisane seront substitués l'Amant, l'Amante, Dieu, le Diable et le Cygne.
La prose courante sera proscrite.
Les vers également.
Les pièces seront lues et reçues par un comité composé de MM. Auguste Rodin, Odilon Redon, Antoine de la Rochefoucauld,
Saint-Ernest-Durand-le-Superbe, Pitou le Splendide et Gibou le Fastueux.
Je me résume :
Tout pour l'Idée - Tout par l'Idée.
Est-ce clair ?
Le service de M. Henry Fouquier sera supprimé."
Fut-ce pour avorter une campagne qui commençait à attirer l'attention sur la jeunesse artistique et révolutionnaire que le Ministre nomma finalement, et précipitamment, le 21 mars, Marck et Desbeaux à la tête du deuxième théâtre national ? Ou doit-on y voir une simple coïncidence de calendrier ? Le court délai, en tous cas, ne permit pas d'examiner, avec le sérieux nécessaire, l'ensemble des candidatures. La siamoise nomination de Marck et Desbeaux, fonctionnaires de Porel, sembla, en haut lieu, administrativement logique. Mais qu'on ne s'y trompe pas, pas plus Saint-Pol-Roux que Mauclair ne croyaient en leur chance de conquérir l'Odéon. Il s'agissait surtout de livrer une bataille en prévision de l'avenir :
"Notre tentative, écrivait le Magnifique à Mirbeau, - l'échec est inévitable, je le sais - notre tentative forcera le futur mercanti de l'Odéon à songer à nous. Hypocritement il empruntera des fleurs jeunes à notre programme.
Nous aurons osé oser, comme dit Beaumarchais."
Et la bataille, bien qu'abrégée, fut belle et digne d'être menée. Car, par la petite porte certes, les symbolistes finirent par entrer à l'Odéon, tous les samedis, jours où Catulle Mendès et Gustave Kahn organisaient leurs "matinées poétiques", au cours desquelles comédiens et comédiennes récitaient les vers des jeunes poètes. Mais, comme la Comédie-Française, l'Odéon n'ouvrit jamais ses portes aux drames du Magnifique, qui, en mars 1892, l'avait un peu rudoyé... et même l'ami Antoine, directeur du théâtre de 1906 à 1914, refusa d'y jouer La Dame à la Faulx.

"Quinze jours plus tard, nous n'y pensions plus", écrivait Camille Mauclair se souvenant de l'aventure, au moment où Antoine, justement, laissait place libre; mais il oubliait que sept mois plus tard, le cher Remy de Gourmont, dans sa réponse à l'enquête de La Plume ("Que devrait-être l'Odéon ?") du 15 octobre 1892, en avait écrit l'ironique épilogue :
"On pourrait encore confier cet immeuble à M. St-Pol-Roux qui s'empresserait d'y déployer les draperies de son magnificisme devant les foules surprises."
(1) L'article de Mauclair sera bientôt disponible, in extenso, sur le groupe des Amis de SPR. Pour les modalités d'inscription au groupe, téléportez-vous ici.

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