CHAPITRE V. - LA QUÊTE DE L'ABSOLU
"Les arcanes d'en haut sucés jusques aux moelles."
Il appert du chapitre précédent que la poésie, rendue à son sens initial, est, avant toute chose, une colonisation de l'espace réel par l'imaginaire du poète. Cette prise de pouvoir, désirée, est rendue possible car l'imaginaire tend à remplacer la géographie du monde extérieur par sa propre architecture. On se souvient des prévisions de Breton : "Il y aurait des machines d'une construction très savante qui resteraient sans emploi; on dresserait minutieusement des plans de villes immenses (...) qui classeraient, du moins, les capitales présentes et futures(91)"; prévisions qui trouveraient leur archétype dans telle déclaration de Saint-Pol-Roux, faite onze ans plus tôt :
"Géomètre dans l'absolu, l'art va maintenant fonder des pays, pays participant par l'unique souvenir de base à l'univers traditionnel, pays en quelque sorte cadastré d'un paraphe d'auteur; et ces pays originaux où l'heure sera marquée par les battements de coeur du poète, où la vapeur sera faite de son haleine, (...) où les ondes exprimeront son émotion, où les forces seront les muscles de son énergie et des énergies subjuguées, ces pays, dis-je, le poète, dans un pathétique enfantement, les meublera de la population spontanée de ses types personnels.(92)"
Que les temps verbaux employés, dans chacune de ces citations, soient le futur et le conditionnel, prouve bien qu'il s'agit là d'un but à atteindre, de la finalité d'une quête. L'idéoréel, comme le surréel, représente ce lieu sacré où s'achève la marche poétique. Anna Balakian(93) a pu parler, à propos du Surréalisme, d'un nouveau mysticisme dont les fondements seraient nés du Romantisme, auraient évolué pendant le Symbolisme et se définiraient précisément dans les théories de Breton et ses amis : un mysticisme sans Dieu, où il n'est plus qu'une image, un mysticisme qui mène, à partir de l'exploration de l'univers, dans l'homme. D'autres, Julien Gracq et Jules Monnerot, auront souligné l'analogie assimilant la démarche surréaliste à la recherche passionnée du Graal. Et en effet, une même quête de la révélation préside aux investigations des poètes et aux exploits des chevaliers de la Table Ronde :
"Aller à l'aventure dans l'inconnu véritable, celui au bord duquel nous nous trouvons chacun, en déployant les jambes de l'esprit repliées dans nos fronts comme les mesures futures du bien non pas à conquérir, puisqu'il n'existe pas, mais à créer, aller ainsi à l'aventure, dis-je, voilà le véritable mouvement.(94)"
Or, toute l'oeuvre de Saint-Pol-Roux se place sous le signe de la mobilité. Sa première publication, Raphaëlo le Pèlerin, inaugure une série de titres qui expriment un identique trajet, orienté vers une illumination : Les Reposoirs de la procession, La Rose et les épines du chemin, De la Colombe au Corbeau par le Paon, Les Féeries Intérieures, La Randonnée. Contrairement à ce que laisse penser la connotation religieuse de certains de ces ouvrages, ce n'est pas Dieu que le poète trouve au terme de son pèlerinage. Les espaces infinis qui, microcosme & macrocosme se reflétant l'un l'autre, sont à la fois dans la matière et en dehors, ont fini d'effrayer. L'idéoréalisme, dont on sait à présent qu'il participe du double mouvement de dématérialisation du sensible et d'immatérialisation des concepts, permet de repousser les limites du fini et, en même temps, de représenter l'infini.
L'usage récurrent et parfaitement maîtrisé de la litanie donne une idée du premier objectif. Ainsi cette prière aux choses à la fin du "liminaire" des Reposoirs de la procession :
"O Choses : corolles closes sur les essences.O Choses : branches drapées sur les festins.O Choses : agrafes de cil sur les lumières.O Choses : murailles dressées sur les vestales d'harmonie.O Choses : toiles baissées devant les gestes nus.O Choses : pierres tumulaires des fantômes d'éternité.O Choses : éphémères palais des héros immanents.O Choses : étables hospitalières aux caravanes de mystère.(95)"
La matière, "agrégat d'un nombreux désir humain", sous sa forme, par définition limitée, renferme l'idée, impalpable et mouvante; l'objet, évoqué et invoqué, devient alors vecteur de multiples virtualités. La parole poétique le dépossède de sa valeur d'usage et lui attribue un sens nouveau qui autorise l'accès non seulement à une meilleure connaissance dudit objet, mais également à une meilleure connaissance du sujet. Voici une autre litanie extraite du poème "Sur un ruisselet qui passe dans la luzerne" :
"Onde vraie,Onde première,Onde candide,Onde lys et cygnes,Onde sueur d'ombre,Onde baudrier de la prairie,Onde innocence qui passe,Onde lingot de firmament,Onde litanies de matinée,Onde choyée de vasques,Onde chérie par l'aiguière,Onde amante des jarres,Onde en vue du baptême,Onde pour les statues à socle,Onde psyché des âmes diaphanes,Onde pour les orteils des fées,Onde pour les chevilles des mendiantes,Onde pour les plumes des anges,Onde pour l'exil des idées,Onde bébé des pluies d'avril,Onde petite fille à la poupée,Onde fiancée perlant sa missive,Onde carmélite au pied du crucifix,Onde avarice à la confesse,Onde superbe lance des croisades,Onde émanée d'une cloche tacite,Onde humilité de la cime,Onde éloquence des mamelles de pierre,Onde argenterie des tiroirs du vallon,Onde banderole du vitrail rustique,Onde écharpe que gagne la fatigue,Onde palme et rosaire des yeux,Onde versée par les charités simples,Onde rosée des étoiles qui clignent,Onde pipi de la lune-aux-mousselines,Onde jouissance du soleil-en-roue-de-paon,Onde analogue aux voix des aimées sous le marbre,Onde qui bellement parais une brise solide,Onde pareille à des baisers visibles se courant après,Onde que l'on dirait du sang de Paradis-les-Ailes...(96)"
J'ai tenu à reproduire cette longue prière pour montrer comment l'épanchement de la parole poétique devient visuellement, sur l'espace de la page, cascade d'images. Par la litanie, série d'impressions personnelles qui se déploient au fur et à mesure qu'avance le poème, Saint-Pol-Roux parvient "à dresser la phénoménologie interne de l'objet, à en proférer toutes les idées(97)". Cette formulation totalisante attribue à la matière un ensemble de vertus insoupçonnées qui la libèrent de sa détermination communément admise, en un mot, la dématérialisent. Mais cette revalorisation des propriétés de l'objet, de sa nature, aboutit finalement à une révélation pour le sujet : "Ce Ruisselet, j'ai su depuis, était mon Souvenir-du-premier-âge".
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A cette dématérialisation du sensible qui gomme les cadres objectifs, s'ajoute la volonté poétique de donner forme à l'infini, de rendre perceptible l'invisible, comme dans "Le mystère du vent", où le sable de la plage s'agglomère pour reconstituer le corps de la femme aimée puis disparue, et concrétiser le désir du poète :
"Ainsi, moyennant la transcription de la substance par le miroir du monde, tel infini parvient à se définir en du fini, l'abstraction daignant se formuler par des linéaments, se préciser par un squelette, se presque idéoplasticiser : linéaments, squelette, argile dont l'hypothèse est dans mes sens et la réalité dans ma foi.(98)"
La finalité de ce processus de matérialisation est justement l'envahissement de l'espace réel, considéré comme vide, par une construction poétique vivante. Cette élaboration d'un "panthéisme quasi bactériologique(99)", rendue possible par l'énergie verbale, Saint-Pol-Roux la nomme : idéoplastie. Le texte recueilli dans La Rose et les épines du chemin, qui porte ce titre, se compose de deux parties. La première, théorique, résume la conception de l'imaginaire tendu vers sa réalisation :
"Certes, aboutiront les couches cérébrales, et la sage-femme à l'usage de la Pensée s'offrira, selon nous, dans plusieurs mille ans, alors que, du front prédestiné, spontanément réels, l'esprit et la matière surgiront ainsi qu'à l'aube du démiurge.Ce sera l'âge utile du rêve, l'industrialisation - Shakespeare and C° - du génie.[...] Ce sont [les apports extraordinaires du poète] qui, provoquant la terminale catastrophe, feront cesser l'homme et commencer la divinité.(100)"
La seconde partie en est l'illustration poétique, sous la forme d'un récit fabuleux. Arrivé, après une "ambulée rêverie", sur un plateau galeux, dévitalisé, sans êtres ni plantes, le héros-poète se munit de quoi écrire "afin de tracer, avant qu'elle ne s'esquive de [son] crâne, certaine légende inventée parmi la roche(101)". Suit une énumération de plus de vingt-quatre éléments qui suggère décor et personnages de la fiction qu'il couche sur le parchemin. L'écriture, "phénomène étrange", y acquiert alors une réalité qui surprend le sujet; la matérialité de l'encre s'adapte à ce qu'elle désigne, le mot devenant la substance de la chose : "blanche pour les cygnes, bleue pour les lins (...), [l'encre] trahissait l'arôme de la plante désigné; (...) elle exprimait des sons en transcrivant flûtes et cors(102)". Puis survient le miracle :
"Mais ce fut prodigieux lorsque inopinément, sous l'action de cette encre séminale, tout, oiseaux, musique, végétations, édifices, bétail, s'orna de vie positive, là, sur le parchemin qui, graduellement amplifié, recouvrait maintenant le plateau entier...(103)"
Du fait même de sa capacité à susciter une réalité nouvelle concurrençant le réel existant, le poète s'apparente au fou dont Anna Balakian, se fondant sur une citation d'un autre poème de Saint-Pol-Roux, dit qu'il est celui qui sait le mieux combiner le visible et l'invisible, c'est-à-dire ébranler la raison, cette "falaise logique(104)". Aussi seul un récit aux apparences d'absurdité, construit sur des oppositions, tel que peut se présenter, de prime abord, le récit de rêves, est capable de briser le cadre du fini. La critique américaine reproduit, comme exemple pré-surréaliste de ce genre poétique, un extrait de "L'âme saisissable(105)" :
"Au fond, à gauche, à droite du haut sol de planches que que fouleront les Bizarres bariolés comme des oiseaux précieux ou des batraciens magiques, une toile enfantinement peinte s'éploie, sur laquelle : une princesse Naine épousant un Roi Géant; un Explorateur en houppelande bleu barbeau, et sous le bras un jeune parapluie, engoulé par un crocodile couleur d'herbe tendre; un Peau-Rouge qui se débat dans la colique abominable d'un reptile aux écailles d'huîtres, et autres parodies d'épouvante."
Ce seul passage, qu'aurait pu signer Benjamin Péret, suffirait à expliquer l'intérêt des surréalistes pour l'oeuvre de Saint-Pol-Roux. Avant ses admirateurs, il a posé comme condition sine qua non à la conquête de l'absolu et à la révolution poétique, cette exploration des états marginaux de la conscience. Avec Rimbaud, il fut l'un des premiers, intuitivement, à "se soumettre à volonté les principales idées délirantes sans qu'il y aille pour lui d'un trouble durable, sans que cela soit susceptible de compromettre en rien sa faculté d'équilibre(106)".
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Qu'en leur temps, les oeuvres symbolistes aient été moquées, pour leur étrangeté, par les lecteurs exercés à l'implacable logique des romans naturalistes, cela rentre dans l'ordre d'une histoire littéraire habituée aux révolutions. Mais que certaines d'entre elles, dont la poésie de Saint-Pol-Roux, une fois le Symbolisme accepté et reconnu, n'aient pas été comprises par leurs contemporains(107) et seulement célébrées par quelques-uns des plus beaux poètes de la génération suivante, cela doit retenir notre attention de chercheurs, soucieux de rendre une cohérence à cette même histoire littéraire, en réhabilitant ses marges. Si Breton n'a jamais véritablement explicité la dette théorique et poétique que son mouvement a pu contracter envers l'idéoréalisme, c'est sans doute par mépris de cette rationalisation historique qui assimile poésie et littérature, et qui rejette, avec une certaine condescendance, dans les limbes des petits et des mineurs, des poètes qu'il jugeait grands et dont il admirait l'oeuvre. Car, écrit-il superbement, "que d'autres s'adonnent au petit jeu des dates ou à toute autre récréation stupide. Tout ce que j'aime est jeune et ne saurait vieillir. Tout ce que j'aime vit. Tout ce que j'aime est là(108)".
De fait, la bibliothèque surréaliste idéale frappe par son éclectisme. On aurait bien des difficultés à établir une filiation; les précurseurs reconnus sont nombreux et assez peu représentatifs d'une seule école de pensée; d'Héraclite à Reverdy, en passant par Nicolas Flamel ou Marcelline Desbordes-Valmore, tous sont surréalistes dans un domaine différent. Du grand mouvement qui le précède, Breton et ses amis ne retiennent que quelques noms, Valéry, Ghil, Royère, le Maeterlinck des Serres chaudes, Paul Fort et Saint-Pol-Roux. De ce dernier seulement, on retiendra une théorie originale - alors que l'instrumentation verbale de René Ghil "semble bien désuète" -, de lui seul on dira que sa "poésie a contribué à l'élaboration de l'Esprit Nouveau, cette étape définie par Apollinaire d'où la poésie sortira entièrement renouvelée(109)". Et l'idéoréalisme de Saint-Pol-Roux constituerait donc bien une grande part de cette courroie de transmission reliant le Symbolisme au Surréalisme.
- Fin de la Première Partie -
(A suivre, la deuxième partie :
- Eléments d'une "Admiration compulsive" :
André Breton & Saint-Pol-Roux -)
(91) "Introduction au discours sur le peu de réalité", op. cit., p.277.
(92) "Réponse périe en mer", op. cit., p.34. On peut lire, à la page suivante, que "ces oeuvres-colonies partiront se situer parmi l'Espace et le Temps à la longue pourvues d'une géographie adéquate". Sur l'importance de cette fable théorique du Surréalisme, je renvoie à la troisième partie, "la chambre claire de l'image", de la thèse d'Angelos Triantafyllou, déjà mentionnée.
(93) Anna Elizabeth Balakian, Literary Origins of Surrealism / A New Mysticism in French Poetry, éd. King's Crown Press, New York, 1947. Je lui emprunterai dans ce chapitre un certain nombre de réflexions dans la mesure où elle fait une large place à la doctrine de Saint-Pol-Roux et qu'elle est une des premières à avoir mis en perspective Symbolisme & Surréalisme. Cet ouvrage, moins connu que celui qu'elle a consacré à André Breton (André Breton, Magus of Surrealism), est peu cité par les spécialistes, et n'a jamais été traduit.
(94) Saint-Pol-Roux, Le Trésor de l'homme, p.48.
(95) "Liminaire", op. cit., p.154.
(96) "Sur un ruisselet qui passe dans la luzerne", De la Colombe au Corbeau par le Paon, pp.128-129. Il est à remarquer, à la suite de Marguerite Bonnet, que Breton adoptera cette forme poétique dans "L'Union Libre" ("Ma femme à...") et dans "Fata Morgana" ("Momie d'Ibis"); cf. notice de Le revolver à cheveux blancs, O.C.II, p.1318 : "La construction litanique, délivrée de tout élément narratif (...) se rappelle peut-être la poésie de Saint-Pol-Roux".
(97) Selon l'expression d'Anne-Marie Amiot dans "Saint-Pol-Roux le poète au vitrail ou de l'idéalisme à l'idéoréalisme", op. cit., p.42.
(98) La Rose et les épines du chemin, p.72.
(99) "Réponse périe en mer", op. cit., p.32.
(100) "Idéoplastie", La Rose et les épines du chemin, pp.41-42.
(101) Ibid.
(102) Ibid., p.43.
(103) Ibid. Henri Michaux, avec son recueil Mes propriétés (1929) et plus particulièrement le poème central, "Intervention", s'inscrit dans cette tradition.
(104) Anna Balakian, op. cit., p.114 : "It is the fol who best knew how to combine the visible with the invisible". Avant cela, elle citait un extrait du poème "le fol", dans lequel le poète rencontre un évadé d'asile qui investit le néant par la simple évocation de ses désirs, à tel point que celui-là, a priori raisonnable, finit par entrevoir cette inédite réalité, et méditer sur la leçon du dément : "Croire posséder son rêve, ne serait-ce pas la suprême fortune ? [...] Le monde visible, qu'est-ce en vérité ? de l'invisible à la longue solidifié par l'appétit humain. Un jour Dieu sera-t-il traduit en saisissable par la somme des voeux des multitudes, - et d'ailleurs cet homme le touche-t-il déjà, peut-être ?" (La Rose et les épines du chemin, p.142). L'expression "falaise logique" est tirée de "L'enfer familial", poème des Féeries intérieures, p.102.
(105) Les Féeries intérieures, p.72.
(106) André Breton & Paul Eluard, "Les possessions", in L'Immaculée Conception, Editions surréalistes, Paris, 1930; repris dans O.C.I, p.848.
(107) Toute sa vie, Saint-Pol-Roux a eu conscience d'écrire pour une jeunesse future : "En vérité, je me sens le contemporain de gens à venir, c'est à eux que je parle, c'est pour eux que je pense. Ils ne sont pas encore vivants, je ne suis pas encore mort. Eux et moi nous sommes à naître. Ils me mettront au monde et je leur servirai de père". (La Répoétique)
(108) "Le maître de l'image", op. cit., p.899.
(109) Tristan Tzara, "Essai sur la situation de la poésie", Le Surréalisme au Service de la Révolution, n°4, décembre 1931, pp.15-23; et version remaniée dans OEuvres Complètes, tome V, présentées et anotées par Henri Béhar, éd. Flammarion, Paris, 1982, pp.14-15.
Rappel : L'énigme du Grand Jeu du Mois de Mars trouvera-t-elle son Oedipe cette semaine ?
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