J'avais emporté dans mes bagages le volume des souvenirs de Saint-Georges de Bouhélier (1876-1947) - ah, magie des pseudonymes corruscants de la fin de siècle ! -, Le Printemps d'une Génération (Editions Nagel, Paris, 1946), chiné sur le stand de Patrick Fréchet, au salon du livre ancien de Pau, le 1er mai dernier (voyez comme je ne vous cache rien), et que je n'avais pas encore eu le temps de lire. L'exemplaire, petite joie bibliophilique, provient de la bibliothèque de Noël Arnaud, dont l'ex-libris figure, contrecollé, sur la deuxième de couverture.
De tous les ismes qui animèrent la vie littéraire entre symbolisme et surréalisme, le naturisme de Saint-Georges de Bouhélier fut celui qui connut l'heur le plus riche de promesses et qui manqua de peu de revêtir la peau de l'ours de 1886. Malheureusement pour lui, les symbolistes avaient acquis l'expérience du combat et, dans le respect de leur idiosyncrasie respective, savaient - au moment opportun - faire corps et montrer les dents. D'une certaine manière, les deux Livres des Masques de Remy de Gourmont, les Almanachs poétiques (1896, 1897, 1898), recueils de vers libres constitués par Robert de Souza, l'anthologie des Poètes d'aujourd'hui (1900) de Van Bever et Léautaud, qui ignorèrent superbement les louveteaux naturistes, tous parus au Mercure de France, furent autant de preuves de la vitalité du symbolisme, opposées, par les protagonistes mêmes, à ceux qui, dès 1895, en avaient annoncé l'agonie, sinon la mort.
A ses débuts, rien ne pouvait laisser imaginer que Saint-Georges de Bouhélier, né Stéphane-Georges Lepelletier, fils du journaliste Edmond du même nom, allait, à moins de 20 ans, prendre la tête du mouvement anti-symboliste. Lycéen, il se lia d'amitié avec Maurice Le Blond - futur comparse naturiste et futur gendre de Zola -, alors son condisciple, rêvant littérature et admirant les noms qu'ils découvraient aux sommaires des "petites revues" :
"J'entrais dans ma seizième année et tout ce qui s'était produit dans la décade précédente appartenait à une fort vieille époque. Des poètes qui n'avaient pas même atteint la trentaine : Saint-Pol-Roux, Emile Verhaeren, Henri de Régnier, Stuart Merrill, Griffin, Gustave Kahn et d'autres me semblaient jouir d'une véritable gloire et je ne me les figurais que comme des princes de la littérature. Je regardais de même Rémy (sic) de Gourmont."
Et quoi de plus naturel alors pour débuter dans les lettres que de lancer une nouvelle revue. Ce fut l'Académie Française, au titre ironique :
"La question n'était pas pour nous de nous placer à l'ombre des anciens, mais de leur opposer des hommes nouveaux et recrutés précisément parmi ceux qui les combattaient ou qui n'avaient point chance d'obtenir jamais leurs suffrages. Verlaine, Gourmont et Laurent Tailhade, sans compter Saint-Pol-Roux et Adolphe Retté, Paul Adam, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, et Stuart Merrill et une vingtaine d'autres, dont certains comme Mauclair et Signoret qui étaient fort jeunes. [...] Afin de leur marquer notre admiration, nous allions donc les rassembler et, par une sorte de défi, les nommer à notre façon, de l'Académie."
Le premier numéro parut en février 1893; outre les signatures de Bouhélier et Le Blond, on y trouve celles d'Edouard Dubus et de Camille Mauclair qui, "en compagnie de Saint-Pol-Roux, le chef des poètes magnifiques, et l'un des précurseurs du surréalisme, (...) s'était mis en quête de voies nouvelles". De "voies nouvelles", l'Académie Française n'en traçait guère, tout imprégnée qu'elle était par ses deux rédacteurs principaux d'un mysticisme chrétien exacerbé qui devait, dès son deuxième numéro, la rebaptiser en une plus conforme Annonciation. Cette nouvelle revue ne fut guère plus viable. Qu'à cela ne tienne, une troisième naquit en 1894. Le Rêve et l'Idée, dont le titre ne lui prédisait pourtant pas un tel destin, fut la première publication naturiste. Le naturisme n'apparut pas du jour au lendemain. Déjà Retté avait lancé la première offensive contre Mallarmé et les poètes qui lui avaient emboîté le pas. De Bouhélier et Le Blond s'étaient, depuis quelques mois, éloignés de leurs premières admirations symbolistes. (Entamer ici la rengaine de la tour d'ivoire). La VIE, le grand mot lâché, la VIE, voilà à quoi devaient s'attacher les jeunes naturistes. Il s'agissait de célébrer la vie simple, quotidienne et héroïque des villes et des champs, les laboureurs, les boulangers... Haro sur les poètes du Septentrion, trop embrumés. On se revendiquait de Hugo, de Verlaine, de Zola surtout. Plus d'idéalisme stérile, LA VIE ! En réalité, rien de nouveau sur la rive gauche. Vielé-Griffin, Verhaeren, même Ghil dont l'OEuvre se voulait le livre de la genèse et de l'évolution du monde et des hommes, n'avaient jamais célébré que la VIE. Et Saint-Pol-Roux, qui, dans son manifeste du Magnificisme, avait pris pour cible "la secte des nombrilistes". Il est vrai qu'un temps les naturistes avaient hésité à emprunter le mot d'idéoréalisme au poète pour nommer leur école.
Le naturisme parvint néanmoins à s'imposer - il eut même les honneurs d'un manifeste, signé Saint-Georges de Bouhélier, publié dans le Figaro du 10 janvier 1897 - mais à côté du symbolisme et non en ses lieu et place. Documents sur le naturisme et la Revue naturiste connurent une longévité honorable. Et ce n'est pas sans un certain intérêt que je relis les pages de la Mort de Narcisse ou de l'Hiver en méditation; et les Essais sur le naturisme de Maurice Le Blond contiennent quelques passages dignes d'attention pour l'amateur d'histoire de la poésie.
Plusieurs critiques du temps ont noté ce que le naturisme, dans ses options les plus prometteuses - c'est-à-dire les moins réactionnaires (Maurras, jeune, en fut) -, devait aux symbolistes en général, et à Saint-Pol-Roux en particulier. Je ne m'étendrai pas; il sera toujours temps d'y revenir. Le nom du Magnifique est pourtant peu cité, malgré leur admiration ancienne, par les rédacteurs de ses publications; et il ne figurera qu'à une seule reprise au sommaire de la Revue naturiste, comme auteur d'une réponse à l'enquête sur la Comédie Française (n°33-34, août-septembre, parue le 1er octobre 1901). Un passage du Printemps d'une Génération, consacré à Gustave Charpentier, le compositeur de Louise, laisse entrevoir ce qui séparait, selon Saint-Georges de Bouhélier, son esthétique de celle des naturistes :
"Une fois que j'étais au Delta, l'idée me vint d'aller à lui [Charpentier] et de lui faire part de l'admiration que m'inspiraient ses ouvrages. A côté de lui, adossés à la glace du fond, se tenaient Saint-Pol-Roux et Camille Mauclair qui, promoteurs de l'Ecole Magnifique, cherchaient à l'y enrôler. Je connaissais déjà Mauclair et j'avais bien des fois aperçu Saint-Pol-Roux(1) qui, lui aussi, demeurait sur la Butte et dont la figure sarrazine, ornée d'une moustache d'un noir absolu, et chevelu comme un gentilhomme du temps de Corneille, était, dans nos milieux, des plus populaires.
(1) Dans le journal l'En Dehors (jeudi 26 novembre 1891), Saint-Pol-Roux, consacrant une étude à Gustave Charpentier, écrivait notamment ceci : "Gustave Charpentier, je le considère comme un de ces messagers rares, prédestinés. Ma si robuste confiance en son génie a sans doute des racines dans mon amitié pour l'homme simple et loyal, mais encore dépend-elle de la connaissance que j'ai de l'artiste inconcessionnaire, aux tendances novatrices hardiment affirmées dans Louise et dans la Vie du Poète."
Il ne semble pas que le musicien se soit jamais laissé séduire par les théories de Saint-Pol-Roux, car quelques années plus tard, au cours d'une interview publiée par L'Echo de Paris, le 15 mai 1897, il faisait les déclarations suivantes : "Des poètes resteront dans leur tour d'ivoire, dédaigneux, épris d'abstractions et d'idées pures; les Mallarmé, les Saint-Pol-Roux écriront pour notre joie des ouvrages d'esthétique supérieure, d'écriture magnifique; mais d'autres viennent dont le rêve est plus humain, ils ont repris la vieille formule démocratique : tout pour le peuple, et par le peuple. C'est vers la nature, vers la foule qu'ils se tournent, c'est par elle qu'ils veulent créer, c'est par elles qu'ils créeront !"
Convaincante, cette opposition entre poètes de la Tour d'Ivoire et poètes du peuple (entendez : les naturistes). Mais Saint-Georges de Bouhélier savait-il, en citant ces propos de Charpentier, que Saint-Pol-Roux fut l'auteur du livret de Louise ?
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