Pour Saint-Pol-Roux, 1893 fut une année particulièrement riche en publications. Il n'avait rien fait paraître depuis la belle plaquette du Bouc émissaire, long poème initialement publié dans La Pléiade - deuxième série, et éditée, sous le nom de Saint-Paul Roux, à compte d'auteur sur les presses de l'Imprimerie de la Vie Moderne en 1889. Entre ces deux dates, il aura participé au développement du Mercure de France, travaillé à l'achèvement de sa "symphonie tragique", La Femme à la faulx, première version de la Dame, et lancé son manifeste du Magnificisme (17 juin 1891) dans les colonnes de l'Echo de Paris. Avec l'enquête de Jules Huret sur l'évolution littéraire, le nom du poète, jusqu'alors connu d'une élite de jeunes écrivains, allait s'attacher désormais pour les chroniqueurs de l'époque à d'orgueilleuses théories poétiques et à un qualificatif, rapidement tournés en dérision. Il était d'autant plus facile de moquer les prétentions de ce Magnifique qu'il n'avait jusqu'ici rien produit qui permît de juger - sur pièces - de leur pertinence. L'article qu'il donna dans le Mercure de France de février 1892, "De l'Art Magnifique", où, se défendant d'avoir voulu fonder une école nouvelle, il explicitait certains points de sa lettre-manifeste, ne lui attira pas davantage de sympathie, en dehors des groupes symbolistes; et encore, certains poètes de sa génération, comme René Ghil ou Anatole Baju, n'hésitèrent pas à caricaturer sa pensée dans leurs revues ou ouvrages. Les oeuvres manquaient. Qu'à cela ne tînt, Saint-Pol-Roux publia coup sur coup, l'année suivante, deux drames : l'Epilogue des Saisons humaines (dans cinq livraisons des Entretiens politiques et littéraires d'abord), L'Ame noire du Prieur blanc, et Les Reposoirs de la Procession, recueil de poèmes en prose - tous trois au Mercure de France. Si l'on ajoute, en 1894, la parution du Fumier dans trois numéros de la Revue Blanche, puis, sous le pseudonyme de Daniel Harcoland, de son monodrame Les personnages de l'individu, comment ne pas lire cette forte productivité comme une réponse du poète aux critiques faciles et pernicieuses de ses contemporains.
Parmi ces titres, le volume des Reposoirs de la Procession occupe une place à part. C'est le seul recueil poétique, isolé au milieu de quatre pièces de théâtre, et le premier publié. Des projets, mais de recueils de vers, plusieurs fois remis sur le métier, entre 1884 et 1887, étaient restés dans ses tiroirs. Saint-Pol-Roux avait trente-deux ans. Il était temps de produire une somme qui rende compte de dix années d'une vie consacrée à la poésie. C'est là sans doute une des raisons qui conduisit le Magnifique à apporter un soin tout particulier à l'édition du tome premier des Reposoirs. Car c'est, à mon sens, le plus beau livre de Saint-Pol-Roux. Edité à compte d'auteur, il en maîtrisa entièrement la publication et le fit tel qu'il le rêva. Et Les Reposoirs de la Procession pourrait représenter l'archétype du recueil, tant sa construction, malgré la diversité a priori des textes qui y sont réunis, parvient à le doter d'une étonnante unité. Il est le Livre idéoréaliste. Le grimoire recueillant les formules poétiques théorisées deux ans plus tôt. Je ne me lasse pas de l'ouvrir, de le relire et de l'étudier. J'y ai consacré quelques communications. En voici la substance sous forme de notes et de réflexions, que le lecteur aura, je l'espère, plaisir à parcourir, et qui, surtout, lui donneront envie de se procurer l'un des 537 exemplaires in-8 écu de l'édition originale (500 ex. sur papier de luxe à 4 fr.; 20 ex. sur hollande à 20 fr.; 10 ex. sur japon impérial et 4 ex. sur chine à 25 fr.; 3 ex. sur whatman à 30 fr.).
L'élaboration du recueil
Le volume se compose de 25 proses, de 3 poèmes en vers servant d'épigraphes et d'un long "liminaire", seuil du recueil. Tous ont été rédigés entre 1886 et la fin de l'année 1892, en trois lieux différents : la Provence natale, la Bretagne et Paris. Plus de la moitié des textes ont paru en revue : Revue Blanche (5), Mercure de France (8), Ermitage (1), Livre d'Art (1) et L'Art littéraire (1), entre janvier 1891 et août 1893 - Les Reposoirs de la Procession ne seront mis en vente qu'en décembre. Quelques-uns y étaient précédés d'un sur-titre collectif, constituant des ensembles ou sections.
Un premier sous-ensemble, paru entre janvier et mars 1891 dans le Mercure est constitué de deux "Reliefs" : "Nocturne" et "Le Pèlerinage de Sainte Anne". Il pourrait bien s'agir du premier titre retenu par Saint-Pol-Roux pour son recueil, dont l'idée serait alors née vers la fin de 1890. Le terme rappelle son ancienne Théorie des Reliefs, réflexion esthétique élaborée entre 1884 et 1885, dont il donna une définition dans "La Gloire du Verbe, par Pierre Quillard" (Mercure de France, février 1891) :
"Sur un panthéisme admis comme fond de toile de l'univers artistique, se révolte un polythéisme de parties infimes ou colossales, passives par la patte, lesquelles se proclament indépendantes, ambitionnant de faire planer leur activité personnelle sur l'universelle Activité. La familiarité des rites innombrables constitue l'originalité foncière du quintuple artiste..." (5 & 6 décembre 1890)
En 1886, le quotidien marseillais, La Vedette, présentait le poète, comme le fondateur "de la jeune école du Relief"; et des projets anciens, comme celui des Nazaréennes ou des Magnifiques, recueils de vers, présentaient déjà des sections intitulées "Reliefs antiques", "Reliefs dramatiques", "Reliefs lyriques", etc. Cette théorie apparaît comme la formulation originelle de ce qui deviendra l'idéoréalisme. Déjà, il s'agissait de "plasticiser l'idée", de la rendre sensible, d'en relever, en un même poème, les fragments épars dans l'univers. Déjà, l'image s'annonçait comme le medium privilégié de cette mise en reliefs.
Un deuxième sous-ensemble, "Les Magnificences", réunit "Le calvaire immémorial" et "L'autopsie de la vieille fille", parus respectivement en septembre et novembre 1891, dans le Mercure de France. On y reconnaît sans peine une réminiscence de l'un des projets anciens en même temps qu'une annonce du Magnificisme.
Les deux dernières sections peuvent être regroupées sous le titre général de "Tablettes". Les deux poèmes, "Le trépas du puits" et "Soir de brebis" appartiennent à un groupe de quatre textes écrits à Saint-Henry et publiés dans le Mercure de France de juillet 1891 sous le titre "Tablettes de Provence". Les deux poèmes qui ne figurent pas dans le recueil ("Matin dominical" et "Sous le glas") ont probablement été éliminés parce qu'ils mêlaient vers et prose, et que, par conséquent, leur forme hybride nuisait à l'unité du livre. Les "Tablettes de Voyage", quant à elles, comptaient à l'origine six poèmes, un sonnet et cinq proses, dont une, "Sur une roche dans le vent robuste et pur de la mer", n'a pas été retenue; ces six textes parurent en octobre 1892 dans la Revue Blanche. Saint-Pol-Roux avait sans doute envisagé ce second titre de "Tablettes" pour son recueil, un titre, qui, comme "Reliefs", renvoyait plus à la forme des poèmes qu'à leur contenu, un titre presque générique. A la fin du "Liminaire", on peut en effet lire que Les Reposoirs de la Procession "réunissent les tablettes où sont consignées les variées impressions de la route étrange". Le mot rappelle d'abord un support d'écriture, c'est-à-dire, ces "petites planchettes de bois enduites d'une légère couche de cire, sur laquelle les anciens écrivaient" ou encore "par extension, ces feuilles d'ivoire, de parchemin, de papier, etc., attachées ensemble et qu'on porte ordinairement sur soi pour écrire les choses dont on veut se souvenir" (Littré). Il renvoie donc à un support mobile, transportable sur lequel l'écrivain peut laisser une trace de ses réflexions ou sentiments, au cours de son périple, un support qui permet de figer, par le relief, le fugitif, l'instantané. Le mot rappelle également le "titre de certains ouvrages où les matières sont rédigées par ordre et en raccourci"; il se réfère à un genre composé de textes brefs, ordonnés selon une chronologie ou une évolution précise.
Le glissement des premiers titres envisagés, "Reliefs" et "Tablettes", au titre définitif du recueil, autorise le passage de la simple désignation générique ou formelle à la signification générale que les proses, rassemblées selon un ordre réfléchi, confèrent au recueil.
Sa structuration
Quelques remarques sur le titre : Les "reposoirs" sont étymologiquement des lieux où l'on se repose, où l'on dépose un objet pour le stabiliser momentanément. Ils désignent également, toujours selon Littré, des endroits, dans une oeuvre écrite, où l'esprit peut se reposer. Enfin, on appelle "reposoirs" les "autels qu'on fait dans les rues durant la procession de la Fête-Dieu, pour y faire reposer le saint sacrement". Cette dernière définition doit arrêter particulièrement notre attention puisque les deux substantifs du titre y apparaissent liés. Comme la "tablette", donc, le "reposoir" est un support qui évoque ou célèbre, en l'actualisant, un évènement passé; mais ici, un rapport évident s'établit avec le sacré. La "procession" donne en effet une connotation religieuse au recueil, connotation que l'on retrouve dans le titre de certains des poèmes ("Coqs", "Le pèlerinage de Sainte Anne", "L'âme saisissable", "La religion du tournesol", "Les filles du calvaire" ou "le calvaire immémorial"). Les "reposoirs de la procession" se présentent alors comme des pauses, des stations qui rythment une marche vers un lieu mythique, symbolique ou sacré, "marche solennelle du clergé et du peuple qui se fait dans l'intérieur de l'église ou au dehors, en chantant des hymnes, des psaumes ou des litanies". Soit une pluralité d'étapes constituant un cheminement vers un but unique et chargé de sens. Et, dans la mesure où sur chacun des "reposoirs" est déposé un poème, c'est l'acte poétique qui est sacralisé, et ce, tout au long d'une procession qui n'est plus véritablement celle d'un groupe, mais bien plutôt celle du poète lui-même.
Les liminaires : Sur ce point, les deux liminaires (sonnet épigraphe et préface proprement dite) ne laissent planer aucun doute. On peut lire au début du "liminaire" en prose, la phrase suivante : "Le pas de ma vie - la vie ce pèlerinage de la mort ! - s'avance vers l'Idée à travers la Nature, et mon âme en extase d'aube ou de soleil ou de nuit s'arrête à la moindre occasion dont Celle-ci pare Celle-là." Le poète s'y décrit comme un pèlerin cheminant à travers la Nature pour y révéler, par la parole poétique, l'Idée qu'elle enferme. Cette première phrase nous fournit deux autres éléments structurants; elle assimile d'abord la procession à la vie, à l'existence dont la finalité est bien évidemment la mort; elle indique ensuite une composition réglée sur la course du soleil, de l'aube au crépuscule, que confirme la note 21 où Saint-Pol-Roux précise que "le seul ordre donné à ces courtes exégèses est celui de la journée". Le second liminaire, en vers, placé en épigraphe au précédent, emprunte l'allure canonique de l'adresse au lecteur, assimilé, pour l'occasion, au "poète adolescent", c'est-à-dire en formation. Le Magnifique y révèle une sorte de mode d'emploi poétique où, encore une fois, il identifie le poète au pèlerin, lui fixant un itinéraire à suivre. Itinéraire qui s'avère aussi bien itinéraire de lecture et justification de la composition du recueil. Le huitième vers renvoie explicitement à "la religion du tournesol", le poème pivot des Reposoirs de la Procession. Le poète, ainsi qu'il l'avait fait dans le texte précédent où il définissait son livre comme une "sorte de mémoires des sens, du coeur, de l'esprit, des miscellanées sans date", enlinceulant sa rose horloge d'existence, se place, à la manière de Chateaubriand, ou du Hugo des Contemplations, dans un hors-temps, un temps d'après la mort. Car, la procession n'est seulement spatiale, elle est aussi existencielle, et le lieu, vers lequel elle tend, est, en réalité, un non-lieu - la tombe -, et un hors-temps - l'éternité.
L'unité du Livre - hypothèse de sens
L'unité du recueil est évidemment d'abord réalisée par la cohérence générique. Il se compose de 25 poèmes en prose dont la forme se répète sensiblement identique pour certains. "Coqs", "Lever de soleil", "La religion du tournesol", "Nocturne" comportent une phrase-refrain qui les scande et les découpe en paragraphes/couplets de longueur à peu près égale. Ces textes possèdent en outre une forte unité thématique; tous allient à la position du soleil, au moment du jour qu'ils décrivent, un vocabulaire religieux : "Le val s'éclaire de reniements de Saint-Pierre", le poète cherche à définir "la religion du tournesol", ou alors "la ténèbre communie". Il faut se rappeler, en effet, que l'ordre donné à ces proses est celui de la journée. Aussi n'est-il pas indifférent que le recueil compte 25 poèmes, soit 24+1, c'est-à-dire autant de poèmes que d'heures dans une journée, plus une heure nouvelle. On trouve, d'ailleurs, dans "Nocturne", dédié à Huysmans, l'un des derniers poèmes du volume, une mention du "Livre d'Heures" auquel, de fait, vient s'apparenter le recueil. La procession du poète le conduit à suivre la course du soleil, de "l'aube mauve" de "Coqs", temps primitif et inaugural où la figure du poète se confond avec celle d'un christ, à la fois victime et bourreau, jusqu'à l'apparition de la nuit, en passant par la cour qu'il fait au tournesol, envieux de prendre la place de l'astre. Suivre sa course, vouloir l'arrêter - en nouveau Josué -, ou se substituer à lui, manifestent un même désir de contrôler l'écoulement du temps, de figer l'existence dans un éternel présent. Tel est, en outre, le sens du dernier poème, cette 25e heure qui clôt le recueil. Le "Paon", symbole du Soleil, de l'éternité et symbole christique de résurrection, se présente comme l'ultime réponse à cette volonté d'échapper à la temporalité. Et le poème conclut le Livre de trois façons : il renvoie d'abord au sonnet liminaire, par la référence qui y est faite à l'adolescence passée, "saine de la vie", achevant ainsi l'itinéraire initiatique; il résume ensuite le cheminement structurel du recueil, via le discours de l'oiseau, reprenant la journée comme image de la vie entière; il le clôt enfin avec l'exclamation finale du poète qui abolit la temporalité et lui offre - même déceptive - le non-lieu et le hors-temps espérés, résolution dialectique de sa procession : "O vivre au coeur des solitudes, une pierre sépulcrale au-dessus de ma vie !"
(à suivre : Le Livre du Magnificisme - Un recueil-manifeste)
Rappels : Le sondage mensuel, "Qu'avez-vous lu de Saint-Pol-Roux ?", attend toujours vos votes. Et n'oubliez pas de tenter votre chance au Grand Jeu du Mois d'Août.
2 commentaires:
Bonjour,
l'ouvrage a été imprimé par l'imprimerie Noizette, 8, rue Campagne-Première (Paris), qui imprimait également à la même époque la revue Entretiens politiques et littéraires dirigée par Francis Vielé-Griffin.
Cordialement, ML
Oups, je m'aperçois que, croyant supprimer un doublet, j'ai supprimé votre commentaire, cher NF. Mille excuses. Je le redonne donc ici :
"Bonjour,
Pouvez-vous m'indiquer quel est l'imprimeur de cet ouvrage publié au Mercure de France. Un grand merci d'avance.
Bien cordialement,
NF"
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