mercredi 24 juillet 2013

CŒCILIAN ou LE FILS HÉROÏQUE (Première partie)

Cœcilian fut le premier fils de Saint-Pol-Roux, qui en eut trois. Magnus, le troisième, ne vécut que quelques jours. Puis vint Divine, comme pour couronner sa poétique paternité. Les quatre enfants du Magnifique vécurent avant même que de naître. Le poète, en effet, avait déjà animé quelques-uns de ses drames de personnages baptisés des prénoms si singuliers que devaient porter ses fils et sa fille. Cœcilian fut d'abord le héros d'un drame philosophique éponyme, non publié, écrit avant 1886 ; Lorédan est le nom du prince agonisant dans l’Épilogue des Saisons humaines (1893) ; Magnus et Divine sont les personnages principaux de La Dame à la Faulx, tragédie achevée en 1895. Cette porosité entre l’œuvre et la vie de Saint-Pol-Roux aura aussi permis à ses quatre enfants de continuer à vivre longtemps après leur mort. D'autant que le poète en aura fait les protagonistes de plusieurs poèmes qui sont un peu la chronique de leur jeunesse. Avec celui de Divine, c'est incontestablement le nom de Cœcilian qui revient le plus souvent sous sa plume, alors que la présence de Lorédan se fait plus discrète.

Paul Lazare Cœcilian naquit le 9 avril 1892, au 63, rue de la Goutte d'Or, dans l'appartement que Saint-Pol-Roux partageait avec Amélie, la jeune couturière montmartroise rencontrée l'année précédente, qu'il ne devait épouser qu'onze plus tard. Le jeune enfant, à peine âgé de trois ans, est le héros de "Crucifiement", poème en prose recueilli dans La Rose et les épines du Chemin et daté de "Bruxelles, avenue des villas, 4 avril 1895". Le poète prend plaisir à y reproduire le langage enfantin :
Une petite croix de bois noir sur laquelle lamma-sabacthanise un christ de plomb append au mur de la chambre familiale.
Miroir salutaire où s'amendent, aux heures malignes, mes laideurs morales, ce Jésus nous a de Paris suivis en exil entre le savon et la poudre de riz ; on y tient comme à un brin de patrimoine ; et puis, alors que mon fils cadet Lorédan n'aime encore que son biberon brandi en sein arraché à une amazone qui serait de verre, Cœcilian, son frère, de deux ans plus âgé, s'est pris d'amitié pour l'icône qu'il traite en poupée. Afin de prévenir ses pleurs, à la longue il m'a fallu décrocher le crucifix et le confier à Cœcilian, qui le dorlote avec des histoires, l'enjuponne de chiffon, l'installe dans sa minuscule charrette de sapin pour un tour au jardin où saigne la groseille et lui demande : "As-tu bobo ?" quand, au détour prompt de l'allée de graviers, le convoi bascule et tombe – hélas, plus de trois fois !
Tout à l'heure un incident tragique.
La chère image, Lian l'a par mégarde laissé choir du rez-de-chaussée aux offices du sous-sol, par la cage de l'escalier.
Je bondis vers les cris puérils.
La croix en deux, le christ décloué et tordu, le joujou sacré gît sur les dalles, en bas, parmi le trop-plein d'eau boueuse repoussée de la buanderie dans le couloir par le balai à serpillière.
– "Petit Zésus bobo !" brame le désespéré manneke.
Le consoler, comment ?
– "Guéris-le, papa, guéris-le vite !"
Je descends recueillir l'auguste désastre et m'apprête à le réparer de mon mieux. Approvisionné d'une éponge, de clous de tapissier, d'un marteau, d'un canif, me voici travaillant sous la giboulée de mon fils anxieusement penché sur moi.
D'abord je rétablis le malléable dieu recroquevillé en scarabée foudroyé, j'étire les bras et les jambes, je repenche la tête historiquement, puis je lave le divin visage et, comme la plaie du flanc est gavée de boue, j'ôte la menue motte avec la pointe du canif.
Maintenant je cloue.
– "Tloue bien, papa, tloue bien !"
Le moindre jappement du marteau provoque un hoquet d'allégresse dans la gorge de Lian qui me passe, un à un, les clous légendaires.
Le père se laisse prendre à la naïveté de son fils et jouant le jeu de l'enfant découvre une vérité qui, sans ce biais, ne se fût sans doute pas révélée. Le poète rejoue, en réduction, le drame de la passion ; le voilà qui blasphème "comme un centurion de César" et médite que l'Humanité crucifie tous les jours la Beauté.

Le fils aîné de Saint-Pol-Roux se retrouve, sept ans plus tard, au centre d'un poème en prose qui porte son nom : "Cœcilian le sauveteur" (De la Colombe au Corbeau par le Paon). Daté "Roscanvel, 8 août 1902", il fait le récit d'un acte héroïque du jeune garçon, âgé de dix ans, qui sauva de la noyade la jeune Mentine, "fille d'un habile batelier" du village breton. Davantage encore que dans le précédent, le Magnifique cède la parole à son fils pour dire l'exploit, comme si la voix de l'enfant se faisait l'égale de celle du poète :
Laissons le gamin se dire en son langage de mousse bretonnant.
– En train de piquer à la place où gargouillaient les bouffies, je distingue un point rouge qui remuait, remuait en bas, pas bien gros d'abord… J'avance en éclair, ayant du canot pris la vitesse d'aller au fond... Le point rouge grossissait de plus en plus avec des gestes de pieuvre énorme... Et moi qui me pensais si petit !... Approché par mon élan, pardi, je reconnais une personne, une femme, Mentine enfin !... Car, tu sais papa, mon œil est si bon dans la mer que, comme les enfants du village, je descends m'asseoir au fond de l'eau avec une coquille Saint-Jacques où je dois mettre cinq pierres de couleurs différentes... Malheureusement d'avoir piqué trop fort, la vitesse m'avait fait tosser du crâne le fond et porté entre les pinces du grand homard cuit, entre les pieds de Mentine donc... Ah ! y avait pas du bigol (plaisir), ça non ! J'allais être maillé comme une sardine, probable... Mais, pas si bête, je me dégage et pft ! je remonte à la surface prendre de l'air... Sur la grève Da se tordait les mains : "Tu vas y rester, mon beau petit !" et les soldats : "Plonge encore, mon gas, plonge !"... Je souffle à la façon des marsouins, trois fois : aouche ! aouche ! aouche ! et, une fois paré, je repique bout à Mentine qui tout au fond de la baille ne se débattait presque plus... Fallait se hâter pour que la mer descendante ne la drague pas vers les courants... Vite je lui croche dedans, aux hanches..., Si ç'avait été mon petit frère Lolo, je l'aurais pris par le dos, mais ce grand corps !... Je pouvais à peine le soulager (soulever)... Dieu merci, l'eau nous soulageait un peu, elle et moi... Le diable c'est qu'elle ouvrait la bouche, ce qui l'empêchait de monter... Alors, tel un fou, je la croche par les bras et, nageant à forts coups de jarret comme les grenouilles, je l'ahisse, je l'ahisse, je l'ahisse en la tirant désespérément parce que la respiration allait me larguer... Une fois le nez hors la plume, j'hèle le canot... Auguste et Lolo, ne pouvant dans leur effroi jouer de l'aviron, rament vers nous de leurs mains qui tremblent, en pattes de canard... Moi je soulageais toujours la noyée très pâle et lèvres violettes... Enfin Lolo, plus mort que vif, se penche, attrape un poignet de Mentine qui, un brin revenue à l'air, plaque vivement ses mains au plat-bord du canot comme deux larges breniques... Il était temps... Il ne me restait plus dans le gosier qu'un mince bout d'air pas plus long que ça... Maintenant Auguste et Lolo tour à tour godillent tant bien que mal vers la grève avec Mentine cramponnée que je suis, la soutenant d'une main et nageant de l'autre... – "Lâche pas le canot" lui bégayait Lolo – "Oh non! Oh non !" bredouillait Mentine entre ses dents… Et nous atterrissons au rivage où Divine sanglotait sur une touffe de goémon...
"Tout le monde aurait fait comme moi !", conclura modestement Cœcilian avant de retourner jouer. On pourrait penser qu'il y a ici, en plus du travail d'écriture, embellissement de l'acte lui-même par la fierté paternelle. Pourtant telle semble avoir été la nature de l'enfant, qui eut l'occasion de prouver une nouvelle fois sa spontanéité et son courage physique quelques mois seulement après ce premier sauvetage. Cette fois, ce n'est pas Saint-Pol-Roux qui en fait le récit, mais la Dépêche de Brest du 30 juillet 1903 :
Roscanvel
Un jeune sauveteur. - Il y a quelques jours, nous signalions le dévouement du brigadier des douanes Letutour, qui avait, au péril de sa vie, sauvé un enfant de l'horrible noyade, et reçut un témoignage de satisfaction bien mérité.
Aujourd'hui, nous apprenons que le jeune Cœcilian Roux, fils aîné de l'exquis poète Saint-Pol Roux, de qui nous avons déjà parlé à nos lecteurs, vient d'accomplir, ces jours derniers, un sauvetage qui lui fait honneur. Alors que ce bambin de onze ans venait de prendre l'un de ses dixièmes bains journaliers et s'habillait près du fortin, sur la falaise qui domine la cale, il entend des cris d'appel : un enfant de douze ans, le petit Le Moal, s'étant imprudemment avancé en mer, était en train de se noyer ; ses compagnons, sachant le danger des courants, hésitaient à se lancer à son secours, lorsque le jeune Cœcilian Roux, se dévêtissant en un tour de main, bondit du pied de la falaise, saute à la mer, plonge, remonte et replonge, puis parvient à saisir le petit Le Moal. Mais l'effort a été grand, la cale est encore à quelques brasses nombreuses, et les spectateurs craignent pour l'enfant qui, pourtant, nage ferme. C'est alors qu'un brave douanier, Jean Bréhier, entre quasi tout habillé dans la mer, et va chercher Le Moal, tandis que Cœcilian, le sauveteur, regagne flegmatiquement la baie à la nage, s'habille, et va tout simplement jouer aux boules avec d'autres camarades. Nous sommes d'autant plus heureux de signaler à nos lecteurs la belle conduite de ce fils de poète que Cœcilian Roux n'en est pas à son coup d'essai : en effet, nos lecteurs se rappellent peut-être que la revue parisienne La Plume (numéro d'avril dernier) contait comment, l'année passée, ce diablotin de dix ans avait sauvé une jeune fille de vingt ans, Mlle Cl. M..., qui, en proie à un commencement de congestion, avait coulé à pic par cinq on six brasses de profondeur.
Voilà, n'est ce pas ? un enfant qui promet, et si nous désirons que le douanier Jean Bréhier ait un témoignage de satisfaction qu'il a bien mérité, nous serions fiers de voir la médaille de sauvetage épinglée au tricot du brave petit Cœcilian Roux.
La récidive avait de quoi attirer l'attention sur ce jeune fils de poète, pas encore un jeune homme, qui n'hésitait pas à donner de lui-même pour se mettre au service de la vie et des autres. Sportif complet, non exempt d'un certain talent poétique, l'avenir semblait s'ouvrir à lui. Saint-Pol-Roux pourtant, dans les dernières phrases de "Cœcilian le sauveteur", pressentait pour son aîné la possibilité d'un autre destin : le destin, fatalement sacrifié, des héros.
Ton âme généreuse a raison, mon fils, dévoue-toi, sans calcul, presque sans le savoir, dévoue-toi, en être spontané qui offre un geste noble à la Beauté, fût-ce au gré de l'instinct : c’est agir en poète.
Or, brave petit sorti de moi, j'ai voulu que ton acte ignoré restât dans un de mes livres, afin que sa sublime ingénuité lui portât bonheur et le fit durer peut-être, – afin aussi que son souvenir te protège et te conseille plus tard, mon fils bien-aimé, oui, plus tard, alors que, pantelant, tu hésiteras, comme chaque homme à son tour, entre les lâchetés humaines et les sacrifices divins !
(A suivre.)

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