dimanche 24 mars 2013

"DANIEL HARCOLAND : C'EST MOI !"

Je savais que, deux ans avant que n'éclatât la guerre, Saint-Pol-Roux avait été accusé d'avoir plagié le monodramaturge américain Daniel-Richard Harcoland. C'est Théophile Briant, je crois, qui avait rappelé cette affaire dans sa monographie du poète ; mais il avait omis de préciser dans quel journal l'accusation avait d'abord été portée. Bien évidemment, le Magnifique n'avait pas tardé à démentir et à révéler au public qu'Harcoland ne fut qu'un des personnages de son individu. Une supercherie littéraire, en quelque sorte, et à ce point réussie qu'il fallut dix-huit ans pour que le pot-aux-roses soit révélé. Saint-Pol-Roux avait adressé un télégramme au Figaro et à divers autres quotidiens dans lequel il faisait son flauberto-bovaryque coming-out :
"Taxé de plagiat envers le monodramaturge américain Daniel Harcoland, dont les théories furent répandues par divers journaux et revues voici vingt ans, je vous prie confraternellement de dire que cet écrivain n'est autre que moi-même. - SAINT-POL-ROUX."
Mais le poète, ce que j'ignorais jusqu'à ces derniers jours, ne s'était pas contenté de ce laconique aveu : il avait également répondu plus longuement à l'accusation de plagiat par une lettre adressée à la feuille accusatrice. C'est ce que nous apprend La Dépêche de Brest du 27 décembre 1912 qui eut la bonne idée de reproduire, après un bref rappel des faits, l'épistole que Saint-Pol-Roux envoya au directeur de Paris-Journal, nous permettant d'identifier la source de l'affaire, de lire la version du poète sur l'histoire Harcoland et d'apprécier une nouvelle fois son humour :
SAINT-POL-ROUX
ET
DANIEL HARCOLAND
***
Où l'on apprend, vingt ans après,
qu'un illustre auteur américain
n'est qu'un simple poète français
***
Un coup de théâtre, qui a fort passionné les milieux littéraires, vient de se produire entre Paris et Camaret, - mais au précieux avantage de Camaret.

Accusé, dans Paris-Journal, d'avoir plagié le "grand monodramaturge Daniel Harcoland" et d'avoir, selon les termes de l'accusation, emprunté les théories philosophiques et dramatiques de "l'illustre Américain" dont divers journaux et revues de France et de l’Étranger s'occupèrent fort, il y a une vingtaine d'années, M. Saint-Pol-Roux déclare, dans une lettre à M. André Vervoort, directeur de Paris-Journal, que cet "illustre Américain" n'est qu'un simple poète français, enfin que le "grand monodramaturge Daniel Harcoland" n'est autre que lui-même, Saint-Pol-Roux.

Voici, d'ailleurs, la lettre du poète :
Camaret, 22 décembre
Monsieur le rédacteur en chef,
Être traité de précurseur, voilà vraiment de quoi charmer un poète.

Mais où le charme se rompt, c'est lorsque le poète louangé se voit soudain, comme par un injuste retour, taxé d'imposture.

Ainsi, les théories dramatiques et autres de Saint-Pol-Roux ne seraient pas de Saint-Pol-Roux, qui les aurait sournoisement empruntées au "grand monodramaturge Daniel Harcoland", et la plupart de mes apports d'art relèveraient de l'illustre Américain "qu'on nous fit connaître en France il y a une vingtaine d'années" !

Comment me tirer de ce... vol à l'américaine ?

De la façon la plus catégorique, en vous demandant de dire que cet illustre américain n'est qu'un simple poète français, enfin que le "grand monodramaturge Daniel Harcoland" n'est autre que moi-même : Saint-Pol-Roux.

Hélas ! oui, ce cher grand homme, je l'avais créé en ces temps difficiles où tout ce que nous tentions, nous les petits créateurs de France, était voué d'avance au mépris, tandis qu'on accueillait avidement ici n'importe quelle expression du dehors.

N'était-ce pas le meilleur moyen d'aider à certaine orientation générale d'alors, que j'estimais logique ?

Ah ! je puis vous assurer que Daniel R. Harcoland fut promptement célèbre un peu partout. On ne lui marchanda pas la gloire, allez, à ce personnage d'outre-mer qui, non content d'être milliardaire, s'avouait encore révolutionnaire. Au moins celui-là vous avait un cerveau bien garni ! Ce n'était pas comme chez ces pauvres symbolistes ! Étrangère et française, la presse s'occupa de l'étranger. Certains purs esprits, de la Sorbonne et d'ailleurs, daignèrent s'intéresser au "Phidias des Idées" qui apportait ce surnaturalisme que j'avais timidement présenté, moi, Saint-Pol-Roux, cinq ans auparavant, sous le vocable d'idéoréalisme. A travers un enthousiasme de plusieurs pages, l'Idée Sociale s'écriait : "La Norvège nous a donné Ibsen et la Russie Tolstoï, l'Amérique nous donne Harcoland. La main dans la main, marchons dans le rayonnement de ces génies, et nous triompherons !"

En vérité, je vous le dis, c'était adorable.

Bref, la renommée de Daniel Harcoland grandissait à tel point que, jaloux sans doute - on est homme, n'est-ce pas ? - je me hâtai de reconduire l'insolent à la frontière, non sans avoir, de lui, retenu quelques œuvres.

Je vous prie, monsieur le rédacteur en chef, d'insérer cette réponse, que votre trop aimable correspondant trouvera, je pense "concluante", et d'agréer mes plus cordiales salutations.
SAINT-POL-ROUX.
Manoir de Boultous, Camaret (Finistère).
Ainsi, le Magnifique avouait-il qu'il fut le nègre d'un fantôme...

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