Si Félix Fénéon n'avait pas vécu, lui, dont les volumes anthumes pourtant se comptent sur les doigts d'une main digitalement incomplète, le monde des arts et des lettres en aurait été tout autre qu'il ne fut et qu'il n'est. Car il fut un homme d'influence et un aimant de la modernité. Un épris de liberté. Un homme libre. Le symbolisme et l'anarchie firent se rencontrer Saint-Pol-Roux et Fénéon, autour de Zo d'Axa et des autres rédacteurs de l'En-dehors, aussi, deux ou trois années plus tard, au 1 rue Laffitte, siège de la Revue Blanche. Je ne désespère pas de localiser, un de ces jours, les lettres de l'un à l'autre qui, infailliblement, ont dû exister. On trouve des traces de cette relation, qui fut d'estime réciproque, dans la correspondance du poète réunie jusqu'ici. Dans une lettre à Gabriel Randon, du 25 décembre 1895 :
"Si pouvez voir Fénéon (...), veuillez lui dire que je lirais volontiers la Revue Blanche que je ne reçois plus depuis des éternités."
Puis, vingt ans plus tard, lorsque poussé à de rudes extrémités par la guerre, Saint-Pol-Roux dut se résoudre à vendre les bois de la Maison du Jouir de Gauguin, que Segalen lui avait rapportés de Tahiti. Fénéon était alors directeur artistique de la section d'art moderne de la Galerie Bernheim Jeune. Une lettre du Magnifique à André Antoine nous renseigne sur le rôle que joua "celui qui silence" dans cette affaire :
"Lorsqu’en novembre je ne fis que passer à Paris, (...) je laissai en grand’hâte mes bois sculptés de Gauguin (tu sais, la décoration des Iles Marquises où mourut le grand peintre) à notre ami Félix Fénéon, directeur artistique de la galerie Bernheim – laquelle se trouve presque en face de la Madeleine, comme tu sais, et donne aussi dans la rue Richepanse – avec prière de trouver acquéreur pour trois mille francs, prix fort. Fénéon m’écrivit depuis que, vu guerre, difficile découvrir l’amateur ad hoc." (Camaret, 22 mai 1916)
Preuve qu'il y eut échange de lettres entre les deux hommes. Saint-Pol-Roux priait ensuite Antoine de récupérer les bois et de les héberger jusqu'à ce qu'ils trouvent acquéreurs. Quelques mois plus tard, à Segalen, qui, préparant la correspondance Gauguin-Monfreid, avait voulu temporairement récupérer pour se repayser les bois offerts, il avouait :
"Je me rendis Galerie Bernheim (...), voir le gérant, mon ami Félix Fénéon et lui dire : « Voici les fameux bois de la maison du grand Gauguin. Un sot, ignorant, n’en donnerait pas cent sous, mais un pieux du Maître (et j’évoquais les milliards que vaudrait pour des fidèles le bois de la véritable croix du Golgotha) peut les désirer pour vingt mille francs et plus. Eh bien veuillez simplement en trouver acquéreur pour trois mille francs. Ne baissez à deux mille cinq, et même deux mille que si forcé. » La commission pour la maison devait être de 20 %. Cela soit dit pour que tu n’ignores aucun détail. Des mois passèrent. Finalement, Félix Fénéon m’écrit que, vu la guerre, les absences, il fallait attendre." (Camaret, 18 octobre 1916)
Le récit est plus détaillé, plus romancé aussi peut-être... La suite de la lettre nous apprend qu'Antoine ne put les récupérer. Ce qui permit à Segalen de les retirer de chez Bernheim et de les laisser en dépôt chez Monfreid. Finalement, Segalen achètera deux des quatre bois, "Soyez Amoureuse" et la plus petite des femmes, pour 500 francs, et Claude Farrère les deux autres, dont "Soyez Mystérieuse", pour 600 francs, "sans les avoir vus".
Félix Fénéon réapparaît dans la vie de Saint-Pol-Roux, après-guerre, en 1920. Très affaibli financièrement par les événements, et notamment par l'impression, à fonds perdus, de la feuille locale, La France Immortelle, qu'il publia au début des hostilités et qui ne connut que huit numéros, le poète cherchait à vendre son manoir et quelques-uns de ses biens. Lors de sa communication au colloque de Brest, Nicolas Tocquer nous apprit qu'il avait notamment proposé, parmi d'autres objets hétéroclites, des fétiches de l'ouest et du centre de l'Afrique à l'avisé directeur de la galerie Bernheim. La vente lui rapporta 200 francs. C'était peu comparé à ce que devait lui rapporter, du moins l'espérait-il, la vente autrement plus importante de ses meubles et objets d'art, qui allait avoir lieu le mercredi 22 décembre à Drouot. Il put compter sur le fidèle Jean Royère, pour faire un peu de réclame à cet événement, mais aussi sur l'ami Fénéon, qui offrit à ce dernier la page "Curiosité" de son Bulletin de la Vie artistique du 15 décembre 1920(1) :
LA CURIOSITE
La vente Saint-Pol Roux
Mardi 21 et mercredi 22 décembre, salle 7 de l'Hôtel Drouot, auront lieu l'exposition et la vente volontaire de meubles d'époque et de style, porcelaines, faïences et objets d'art appartenant au poète Saint-Pol-Roux, par le ministère de Me Victor Hubert, commissaire-priseur, 19, rue de la Reynie, assisté de M. Guillaume, expert, 13, rue d'Aumale.
Cette circonstance rappellera l'attention sur une des figures extraordinaires de notre littérature.Personnalité des temps héroïques du symbolisme, il prit part à toutes les tentatives, même les plus audacieuses, du groupement d'antan : il fut de la fondation du Mercure de France, où il publia les Reposoirs de la Procession. Avec l'ardeur et l'enthousiasme de son tempérament où flambe le soleil de Marseille, on le retrouve mêlé à toutes les luttes du début, parmi Villiers de l'Isle-Adam, Verlaine, Mallarmé, Samain, Moréas, Mirbeau, Adam, Renard, Kahn, Rachilde, Barrès, Maeterlinck, Régnier, Gourmont, etc., et il fut surnommé "le Magnifique".
Depuis, il s'est exilé non seulement des cénacles, mais de la Ville où tourbillonnent les gloires éphémères pour, dans la solitude et dans la rêverie, mener la vie qui convient à un grand poète. Il s'enferma d'abord au plus profond de la forêt des Ardennes, où il réalisa cette Dame à la Faulx, qui est non seulement son chef-d'oeuvre, mais le chef-d'oeuvre du théâtre symboliste.
Des Ardennes, Saint-Pol-Roux gagna la Bretagne, où il passa d'abord sept années dans une chaumière d'un tout petit hameau. Enfin, il fit construire à Camaret, sur une falaise de l'Océan, un château à huit tourelles, qu'il habite depuis bientôt seize ans. Le 25 décembre 1909, dans ce port de Camaret, il apparut en père Noël, la hotte sur le dos, arrivant du large dans une barque pleine de jouets pour les enfants des pêcheurs.
Si jamais Saint-Pol-Roux retourne chez les hommes, sans nul doute regrettera-t-il les douces bêtes si fidèles de sa longue solitude, et, parmi tant d'autres, l'étrange Thalassa, merveilleux oiseau de mer élevé par la fille du poète, qui après ses randonnées entre Ouessant et Sein revient du large, à travers la tempête, demander sa caresse aux hôtes du manoir où il entre, en s'annonçant d'un cri et en plein vol, par la fenêtre...
JEAN ROYERE.
(1) Le Bulletin de la Vie artistique (paraissant deux fois par mois), Paris, MM. Bernheim-Jeune & Cie, Editeurs. Rédacteurs : MM. Félix Fénéon, Guillaume Janneau, Pascal Forthuny. Chef de l'Illustration : M. André Marty.
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