[J'ai eu le plaisir, voilà deux ans, de donner aux Cahiers Octave Mirbeau un articulet sur "Octave Mirbeau & Saint-Pol-Roux". Pierre Michel, qui fait tant pour l'oeuvre mirbellienne, et rend accessible, grâce à ses sites (celui-ci & celui-là, mais aussi cet autre), nombre d'études, de livres électroniques, etc., vient de mettre en ligne ma petite bafouille circonstancielle (format word). Je ne pouvais faire autrement que de la donner ici aussi et en profiter pour saluer l'oeuvre admirable de Pierre Michel.]
Il est bien difficile de dire précisément quelle fut la nature des relations qu’entretinrent Mirbeau et Saint-Pol-Roux, tant les documents et les indices laissés par les deux hommes manquent. De leur correspondance, par exemple, nous ne connaissons jusqu’à aujourd’hui que les quatre lettres échangées entre le 15 mars et le 23 avril 1892, publiées par Pierre Michel en 1994(1), et dont les trois premières sont conservées à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet (Ms 7485-1/2/3). Si celles-ci, relatives au projet du poète, associé à Gustave Charpentier et Georges Rochegrosse, de briguer la direction de l’Odéon, semblent dictées par le désir d’obtenir de Mirbeau un soutien pour leur audacieuse et "révolutionnaire" entreprise, la quatrième, hélas fragmentaire, témoigne d’un échange bien plus désintéressé ; il y est question de peinture et particulièrement d’Henry de Groux, de Camille Mauclair, de Maurice Maeterlinck, de Paul Claudel qui a achevé La Ville, et de la naissance récente de son fils. On aurait donc tort de considérer que cette correspondance, que tout porte à croire plus volumineuse, ne fut motivée que par l’opportunisme littéraire(2) de Saint-Pol-Roux. Bien sûr, ce dernier n’ignorait pas l’influence du chroniqueur du Figaro qui ouvrit, notamment, à l’auteur de La Princesse Maleine, la voie d’une inattendue célébrité ; mais ce qui conduisit le Magnifique à s’adresser à son aîné fut, plus certainement, un intérêt réel pour son œuvre. Près de deux ans auparavant, alors qu’il passait quelques jours dans le Finistère, tous frais payés par Pierre Decourcelle dont il fut un des principaux ghost writers, il avait tenu à préciser à Gabriel Randon (futur Jehan Rictus) qu’il avait déjeuné "chez Batifoulier où Mirbeau [était] venu écrire son Calvaire(3)".
La rencontre entre les deux hommes eut lieu probablement entre la fin de l’année 1890 et les premiers mois de 1891, dans quelque théâtre parisien, peut-être lors d’une représentation du Théâtre d’Art de Paul Fort ; Saint-Pol-Roux était alors membre du Comité de lecture. Aussi, lorsque Jules Huret l’interrogera sur la jeunesse symboliste, pour son Enquête sur l’évolution littéraire, Mirbeau ne manquera-t-il pas de mentionner le poète parmi les auteurs du Mercure de France qui "vraiment méritent mieux que le dédain de Zola". Le mot du romancier, joint à celui de Huysmans, encouragera le Magnifique à communiquer son manifeste poétique à l’inquisiteur de L’Écho de Paris. Il y rendra la politesse à son aîné en le citant, à son tour, comme un des maîtres de la "Renaissance de demain" qui offre à ses débuts, à l’instar de la "Renaissance d’autrefois", "une confuse mais fertile variété de credo et de formules", établissant un parallèle entre "Luther-Wagner, Pic de la Mirandole-Villiers de l’Isle-Adam, Montaigne-Taine, Machiavel-Zola, Rabelais-Rodin, Théodore de Bèze-Mendès, Vinci-Puvis de Chavannes, Jacob Bœhm-Mallarmé, Nicolas de Cuss-France, Paracelse-Huysmans, Copernic-Mirbeau(4)". On goûtera l’association hardie entre le scientifique qui, contre l’obscurantisme, soutint la théorie du mouvement des planètes autour du soleil, et le critique, défenseur, contre les traditionalistes et les frileux, de l’avant-garde artistique et littéraire… manière de dire que la révolution en cours finira par s’imposer comme une évidence. Et c’est au journaliste que Saint-Pol-Roux rendra une nouvelle fois hommage dans un article du 13 mars 1892, paru dans le n° 45 de l’Endehors, "Autour de la barbe blanche de Francisque Sarcey(5)", dans lequel il appelle de ses vœux une critique nouvelle :
"Quelle admirable fortune ce serait pour l’art nouveau qu’une critique nouvelle, c’est-à-dire une critique du même âge que cet art, une critique jeune ! Comme on bénirait sa férule experte et de quel enthousiasme seraient accueillis ses conseils salutaires !
Notre mémoire a gardé l’heureux parfum des pages d’Octave Mirbeau sur Claude Monet et sur Maeterlinck ; hier, au Figaro, le bon cyrénéen n’apothéosait-il pas encore le long crucifiement de Camille Pissarro ?"
Le surlendemain, Saint-Pol-Roux annonçait à Mirbeau sa candidature à la direction de l’Odéon. Il ne fait aucun doute que le père de la "jeune critique" l’aurait soutenue et défendue si la nomination précipitée de Marck et Desbeaux n’avait provoqué l’avortement de l’aventure odéonesque. Quoi qu’il en soit, ces deux années auront suffi à renforcer les relations entre les deux hommes. Si aucune lettre échangée, après celle du 23 avril 1892, n’a été retrouvée, quelques indices confirment qu’elles se sont poursuivies jusque dans les premières années du XXe siècle, manifestant de la part du poète une confiance et une admiration qui le conduisirent à choisir Octave Mirbeau comme témoin de son mariage, célébré, à la mairie du XIe arrondissement, le jeudi 5 février 1903, ainsi qu’une lettre inédite adressée à Léon Dierx l’atteste : "Et vous nous ferez l’honneur de déjeuner avec les mariés, les témoins (qui sont Mendès, Mirbeau, Antoine) et quelques poètes(6)". Et un an plus tard, peut-être en souvenir de cet événement, le Magnifique lui dédiera l’ensemble du second volume des Reposoirs de la Procession, De la Colombe au Corbeau par le Paon (Mercure de France, Paris, 1904). En retour, le romancier signera, après le banquet offert à Saint-Pol-Roux le 6 février 1909, la pétition des "Poètes, Écrivains, Artistes sollicitant la représentation de La Dame à la Faulx sur la scène de la Comédie Française(7)".
Voilà donc tous les maigres éléments récoltés jusqu’à aujourd’hui, permettant d’esquisser la nature de cette relation respectueuse et ponctuelle. La recherche continue et je reste persuadé que des lettres réapparaîtront – puisqu’il ne fait aucun doute qu’une correspondance plus volumineuse que celle publiée en 1994 existe –, qui en affermiront les traits encore timides.
Notes
(1) Lettres à Octave Mirbeau, présentées et annotées par Pierre Michel, Éd. À l’Ecart, Alluyes, 1994.
(2) Opportunisme à relativiser, par ailleurs, puisque mis, tout entier, dans les lettres défendant la campagne odéonesque, au service de la génération nouvelle. "Diriger (!) l’Odéon me défendrait d’être joué", écrit-il à Mirbeau le 17 mars.
(3) Lettre à Gabriel Randon, datée "Audierne, 20 octobre 1890", citée par Philippe Oriol dans sa thèse sur Jehan Rictus, l’homme et l’œuvre, 1994. Mirbeau avait séjourné dans la pension Batifoulier d’Audierne au début de 1884.
(4) La réponse de Mirbeau a paru dans L’Écho de Paris du 22 avril 1891, celle de Saint-Pol-Roux, le 17 juin.
(5) "Autour de la barbe blanche de Francisque Sarcey", L’Endehors, 2e année, n° 45, 13 mars 1892, p. 2. L’article a été écrit après la représentation du Faust de Christopher Marlowe, par le Théâtre d’Art, au cours de laquelle le pauvre Sarcey fut quelque peu malmené par la génération nouvelle ; Saint-Pol-Roux y regrette les injures qui furent adressées au vieillard, optant pour une lutte sur le plan des idées plutôt que pour les attaques ad hominem. L’article a été repris par René Rougerie dans sa revue Poésie Présente, n° 64, 1987, pp. 15-29. Notons que le même éditeur en a reproduit une première version dans le récent recueil de deux drames inédits du poète, Les Ombres Tutélaires suivies de Tristan la Vie, Rougerie, Mortemart, 2005, pp. 79-86.
(6) Lettre à Léon Dierx datée du mercredi 4 février 1903, Artinian collection, Harry Ransom Humanities Research Center, University of Texas at Austin.
(7) Lettre à Victor Segalen, datée de Paris, 1er mars 1909, reproduite dans Saint-Pol-Roux Victor Segalen / Correspondance, Rougerie, Mortemart, 1975, pp. 71-73.