Il est des hommes qu’on s’enorgueillit de connaître. Jean-Pierre Lassalle est de ceux-là. Je l’ai connu à l’Université de Toulouse. J’assistais à ses cours. J’appris de lui qu’un bon chercheur se double d’un chineur curieux. Spécialiste de Lautréamont(1), il nous apportait ses dernières trouvailles bibliophiliques : un volume du capitaine Mayne-Reid, l’Elën de Villiers de l’Isle-Adam. D’un chapitre du premier, Ducasse s’était inspiré pour un épisode des Chants; et du second, jaillissait une explication probable du titre mystérieux de Mallarmé : Igitur ou la folie d’Elbehnon. Pointillisme intertextuel, diront certains. Mais la connaissance est faite de ces détails accumulés, et j’ai fait mienne cette méthode de recherche, qui a porté ses fruits. J’ai été l’étudiant de Jean-Pierre Lassalle; il dirigeait mon DEA – il connaissait parfaitement l’œuvre de Saint-Pol-Roux, et de bien d’autres. Il me parlait – mon travail s’y prêtait – d’André Breton qu’il avait fréquenté, de ses amis surréalistes du «troisième convoi», tous grands artistes et beaux poètes, dont il serait temps de dire l’importance : Adrien Dax, Alain Jouffroy, Noël Arnaud, Guy Cabanel, Gérard Legrand, et tant d’autres. Je me souviens du jour où – première marque d’amitié – il me dédicaça les trois volumes, parus chez M.C.P. (Toulouse), qui recueillaient l’ensemble de son œuvre poétique : La Fuite écarlate, Poèmes Presques suivis de La Grande Climatérique, L’Ecart Issolud suivi d’Agalmata. Je n’avais alors lu du poète Jean-Pierre Lassalle qu’un article sur les «Théories monétaires» dans le numéro double de Bief – Jonction surréaliste du 15 février 1960, dans lequel il proposait des solutions poétiques à la destruction du «mythe monétaire» :
- macroscopique : mettre en circulation d’énormes billets de banque en béton précontraint avec figurant la République une vestale murée vive dans un bain de plexiglass…
- microscopique : Frapper une monnaie plus petite qu’un grain de sable, une monnaie que l’on perdra tout le temps ; que l’on aura sous l’ongle, dans l’œil, dans une dent creuse…
Brouiller les pistes convenues, en jeter des nouvelles – encore à défricher – à la raison du lecteur : la poésie de Jean-Pierre Lassalle est littéralement déroutante. La dernière plaquette qui vient de paraître, Les petites Seymour(2), aux éditions Encres Vives (Colomiers), en est une merveilleuse manifestation. Les quatorze poèmes qui la composent sont autant d’invitations aux voyages vers des contrées oniriques palpables, parce que charnelles, hantées de corps de femmes ou de fantômes incarnés, abolissant frontières topiques et temporelles. La réalité de Montevideo s'estompe au profit d’une nouvelle architecture érotique :
Les grands vents des Pampas dénudent l’azotea
Avec les seins de femmes ayant perdu leur pavesade
Et cela fut Montevideo un jour d’azotea.
L’imagination de Jean-Pierre Lassalle invente des mondes nouveaux, inédits. Elle fait surgir, aux détours de son errance, qui est aussi bien celle du désir, des espaces où rêve et réalité se confondent, comme du geyser silencieux des opales. Ces poèmes sont autant de lieux où accueillir et fixer une évanescente présence. Mystérieuse, à l’instar des «petites seymour» – l’amour entré dans Mysore –, à l’instar de la langue même qui, de sa salive, la fait, d’image en image, vagir. Car Jean-Pierre Lassalle est un poète hermétique, mais d’un hermétisme qui relève de la tradition, jeteur de charmes pour décourager les profanes; et les mots – dont je suis sûr qu’ils s’imposent naturellement au poète –, qu’ils relèvent de l’héraldique, de la botanique, de la géologie ou de l’entomologie, loin de nuire à la beauté des poèmes, augmentent leur pouvoir d’incantation :
Un vent léger dans les osmondes
Une eau de gave sur le cristal de roche
Des lézards bleus dans la lavande
Des martres posant leurs pieds légers sur la calcite
Des doigts lissant les berles
Des avocettes en mal d’amour
Des anciens blés à nielles et bluets
Des aigrettes sur les coupoles de Souillac
Des chemins numineux de marcassites
Un flux léger de grâces en charriage
La houle des frais labours de Blanat
Les hautes brumes des tours foudroyées
Par-dessus tout à l’acmé des fusains
Les ondoyants courants aux cirrus bienaimés
Beaux et souples tout en fluides volutes comme
Le nom d’Alix Loiseleur des Lonchamps.
Et peu m’importe, finalement, que les osmondes soient des fougères et que l'adjectif numineux renvoie à une dépendance au divin, puisque, dans le premier s’enlacent osmose et monde, puisque, dans le second resplendit un nom lumineux, et que cela me suffit, simplement guidé par l’analogie, pour que j’assiste à l’épiphanie d’un monde imprévu, réconcilié, jailli des flancs d’un nom de femme.
Jean-Pierre Lassalle est un poète rare. Sa poésie ne ressemble qu’à lui, et chacune de ses manifestations m’émerveille. La reconnaissance lui importe peu, sans doute, à lui qui écrit, dans la dernière strophe de l’ultime poème, «Théorie», évocation de vingt-trois empereurs romains oubliés :
Moment venu, je partirai comme eux, mais sans monnaie à revers
ni avers virides, simple bulle de givre chancelant au frêle
graal d’un cabaret des oiseaux. Laissant une invisible mue
séchée sur les calcites qu’un simple papillon bleu des causses
renverra au néant d’un soupir d’aile.
Oui, je m’enorgueillis d'avoir, à plusieurs reprises, serré la main d’un si beau poète.
(1) Un jour, peut-être, Jean-Pierre Lassalle se décidera à donner une édition scientifique des œuvres d’Isidore Ducasse, regroupant l’ensemble de ses découvertes. Elle fera date et deviendra une référence incontournable.
(2) Les Petites Seymour, de Jean-Pierre Lassalle, couverture de Silvaine Arabo, coll. « Encres Blanches », éd. Encres Vives, Colomiers, 2007.
1 commentaire:
Merci pour ces merveilleux poèmes. Pour ceux et celles qui s'intéressent à l'œuvre de Jean-Pierre Lassalle, dans ses rapports avec le surréalisme et la franc-maçonnerie, je vous invite à visiter mon blog à l'adresse suivante:
davidnadeau.blogspot.com
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