J'avais consacré, cet été, un
premier billet au recueil de 1893, plus particulièrement à son élaboration et à sa structure, signalant l'importance du volume dans l'oeuvre de Saint-Pol-Roux. En voici un second, texte d'une communication ancienne déjà, entièrement dédié au "liminaire" des
Reposoirs de la Procession, longue et orgueilleuse préface-manifeste qui doit se lire, après la lettre à Huret et "De l'art Magnifique", comme le troisième exposé théorique de l'idéoréalisme, mais, cette fois-ci, indissociable de l'oeuvre même et désignant aux contemporains sceptiques le recueil comme étant le Livre Magnifique.
En dehors de poèmes donnés dans les pages des jeunes revues à dominance symboliste, et d’articles, pour la plupart, à vocation manifestaire, Saint-Pol-Roux n’a jusqu’alors publié aucun recueil, aucune pièce de théâtre permettant de confirmer la nouveauté du Magnificisme par rapport au symbolisme.
C’est probablement ce qui conduit le poète à choisir, en 1893, la préface de son premier recueil de poèmes en prose, Les Reposoirs de la Procession, comme lieu d’un troisième exposé de sa théorie poétique, convertie en "idéoréalisme", néologisme moins clinquant et moins orgueilleusement connoté que le précédent. Inscrire le discours manifestaire dans le discours préfaciel permet à l’auteur de jouer sur une ambiguïté générique; le premier se présente comme une parole essentielle, quand le second est une parole annexe, subordonnée à un texte qu’il est chargé de présenter et/ou de commenter; un manifeste possède une relative autonomie : ses supports éditoriaux sont multiples; il peut procéder d’une démarche déductive, somme théorique déduite de pratiques antérieures, ou inductive, annonçant alors des œuvres qui seront élaborées selon les principes qui y sont édictés; une préface est hétéronome; ou comme l’écrit Jean-Marie Gleizes(1) : "le préfaciel est par définition un discours qui va vers son annulation (l’œuvre), une préface est toujours en trop (…). La préface se mime et se mine et peut dire son impossibilité parce qu’elle sait qu’elle n’est jamais absolument nécessaire. Le manifeste, au contraire, discours par définition nécessaire, ne peut se découvrir impossible." Et autre différence, d’ordre génétique celle-ci : si la préface est écrite après que l’œuvre est constituée, la rédaction du manifeste peut très bien précéder la composition du roman, ou ici du recueil. Dès lors, faire le choix de la préface comme lieu du discours manifestaire, c’est créer une relation ambiguë entre le texte et son pré-texte, une interdépendance où il paraît bien difficile de démêler lequel, de la préface ou du recueil prime sur l’autre.
Il convient tout d’abord de remarquer que le "liminaire" des
Reposoirs de la Procession, ouvrage tiré à 537 exemplaires à compte d’auteur avec une participation minime du
Mercure de France, témoignant donc d’une maîtrise auctoriale complète, s’inscrit dans un dispositif péritextuel particulièrement dense et complexe, dont certains des éléments font sens avec le discours préfaciel. Le titre, à la fois thématique et rhématique, présente le recueil comme un ensemble de pauses ou de stations, reposoirs, effectuées au cours d’un itinéraire sacré, la procession, qui oblige le lecteur à lire les poèmes dans l’ordre donné et à parcourir à son tour le chemin processionnal. Sous le titre, l’indication "tome premier" présente le recueil comme appartenant à une série dont "Les Reposoirs de la Procession" constituent le titre général. Aussi, la préface intitulée "Liminaire des
Reposoirs de la Procession" doit être considérée non pas comme celle, particulière, de ce premier tome, mais comme la préface générale d’un ensemble. Le "liminaire" ne fera donc entièrement sens qu’en regard de l’œuvre intégrale, ainsi que le laisse entendre une lettre de l’auteur à Jehan Rictus, datée de la fin 1893, où il précise : "J’attaque à peine le second volume, et rien n’est possible avant de connaître absolument tout". Entre la liste des ouvrages du même auteur où est annoncée la parution prochaine des tomes suivants et la page de titre, Saint-Pol-Roux insère un
portrait photographique, mise en avant physique du poète qui contribue à fortement personnaliser un recueil dont les poèmes sont tous écrits à la première personne et qui, dans la préface, sera présenté comme une sorte d’autobiographie poétique. Vient ensuite une dédicace, "A mon père", nouvelle marque de personnalisation qui s’appuie sur le lien familial, en même temps qu’elle rappelle peut-être Hugo dédiant
Cromwell (1827) au sien. Il est, par ailleurs, probable que l’ouvrage du premier maître reconnu de Saint-Pol-Roux, précédé de sa monumentale préface, lui ait servi de modèle, le Magnifique espérant à son tour révolutionner le champ littéraire de la fin du XIXe siècle. A cette référence implicite, s’ajoutent cinq épigraphes allographes; la première, isolée, s’appliquant probablement au recueil entier, est une citation de La Bruyère qui sonne comme une anticipation des critiques : "Celui qui n’a égard, en écrivant, qu’au goût de son siècle, songe plus à sa personne qu’à ses écrits : il faut toujours tendre à la perfection, et alors cette justice qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre». Les quatre épigraphes suivantes font face à la page de titre du "liminaire". Elles fonctionnent donc comme discours d’autorité sur lesquels s’appuie l’exposé idéoréaliste, soit sur l’idéalisme platonicien avec Platon et Plotin, et sur une tradition ésotérique de la poésie, avec le
Second Faust de Goethe et l’inscription du temple de Delphes. On le voit, à l’intérieur du péritexte général du recueil, apparaît un autre péritexte, propre à la préface, qui par sa fonction de commentaire, isole le discours préfaciel et lui confère une certaine autonomie : autonomie du propos argumentatif et didactique par rapport au recueil de poèmes mais qui marque sa dépendance par rapport aux manifestes précédents et notamment, "De l’Art Magnifique", l’article de 1892, dans lequel Saint-Pol-Roux citait déjà les définitions platoniciennes et plotiniennes du "Beau", y écrivant que l’art magnifique "s’autorise de la splendeur du vrai de Platon et de la beauté, c’est l’idée visible de Plotin
(2)". Le "liminaire des
Reposoirs de la Procession" poursuit alors la réflexion théorique entamée deux ans plus tôt et s’insère dans un corpus de textes, au moins trois, qui présentent une unité discursive, thématique et formelle apparemment plus forte que celle, constituée dans le livre, entre le recueil et sa préface. Certains commentateurs contemporains souligneront, par ailleurs, dans leur compte-rendu l’étrangeté de ce "liminaire" : "Le Liminaire des
Reposoirs est un seuil obscur
(3)", observera Lucien Muhlfeld dans la
Revue Blanche; "On démêle mal, peut-être, tout ce que renferme de postulats esthétiques ou métaphysiques son "liminaire", complètera Marc Legrand dans l’
Ermitage, ajoutant : "Ainsi jadis a-t-on critiqué la brillante redondance et l’obscurité des préfaces de Hugo.
(4)"; et Edmond Coutances, dans les
Essais d’Art Libre : "Entassez préfaces et liminaires, vous ne parviendrez pas à donner l’unité à ce livre, parure sertie de multiples pierreries qui, prises séparément, peuvent être de pureté et d’éclat merveilleux, mais qui, réunies, choquent par le contraste brutal de leurs multicolores reflets.
(5)"
En réalité, le lien entre préface et recueil est bien moins artificiel qu’il n’y paraît. Dès le titre, Saint-Pol-Roux cherche à marquer syntaxiquement la relation entre le texte préfaciel et le corps du recueil. Là où il aurait pu se contenter d’indiquer "liminaire", il tient à dire sa dépendance en lui adjoignant un complément de nom qui en réduit la portée. Il s’agit bien d’un discours concernant un ensemble poétique qui s’intitule les "Reposoirs de la Procession". En même temps, le terme "liminaire" est
typographiquement mis en valeur; ses lettres sont sensiblement plus grosses que celles du titre du recueil en position de complément du nom, comme pour attirer l’attention du lecteur sur ce mot de "liminaire" et pour signifier que le texte qu’il désigne recèle plus d’importance qu’il est traditionnellement convenu de lui donner. Il faut, en effet, rappeler que "liminaire" est un adjectif issu du latin "liminaris" ("qui concerne le seuil"), qualifiant presque systématiquement une épître placée en tête d’ouvrage. La substantivation ici le donne comme l’équivalent non plus de l’adjectif mais du nom latin "limen", et fait littéralement du liminaire, un seuil, c’est-à-dire un texte limite, indiquant l’entrée de l’ouvrage, et participant à son architecture, formant une partie, non plus annexe ou superflue, mais constitutive du recueil.
En amputer les Reposoirs de la Procession reviendrait, par ailleurs, d’un point de vue purement comptable, à amputer le tome I de plus d’un neuvième de son volume, le liminaire couvrant 26 pages sur 226. Texte monumental donc, à la Hugo, qui à la fois constitue un tout et entre dans l’économie générale de l’ouvrage, qui sert de préface et dépasse le simple statut préfaciel. J’ai précisé que Saint-Pol-Roux investissait le lieu de la préface pour y inscrire un discours de type "manifeste". A lire le "liminaire", on retrouve assez aisément les éléments d’une préface auctoriale canonique, en début et en fin de texte. Il suffirait de sauter une vingtaine de pages pour retrouver un discours préfaciel classique, composé des deux premiers paragraphes et des quatre derniers à partir de la répétition du titre. Ce qui donnerait le texte suivant :
Le pas de ma vie – la vie, ce pèlerinage de la mort ! – s’avance vers l’Idée à travers la Nature, et mon âme en extase d’aube ou de soleil ou de nuit s’arrête à la moindre occasion dont Celle-ci pare Celle-là.
L’idée, naïve ou merveilleuse ou triste, j’en courtise toute signification d’apparence et, l’heure mûre, je la fais Mienne, malgré cette épanouie vigilance des choses qui fascine, éblouit, distrait, fige l’audace corporelle, mais que sait outrepasser la témérité spirituelle.
LES REPOSOIRS DE LA PROCESSION
Les livres relevant de ce titre collectif réunissent les tablettes où sont consignées les
variées impressions de la route étrange [en renvoi, une note sur l’organisation du recueil].
Sorte de Mémoires des sens, du cœur et de l’esprit, ces miscellanées sans date où j’ai commenté l’intimité de Dieu, les mobiles des spectacles inertes et les drames de la chair et de l’âme.
J’espère, dores et déjà, qu’on pardonnera à certaines confessions leur sincérité.
La louable ambition du poète est de faire œuvre de dieu par le front mais on ne peut le mépriser de rester homme par le pied.
Ma récompense serait que cette orchestration de litanies et de lamentations, d’heurs et de tourments, d’humilités et d’orgueils, de réticences et d’aveux, mît en clair relief mon âme, – ma pauvre âme inquiète de meilleur.
Un discours à la première personne commentant et annonçant tout naturellement le texte qu’il précède; avec un premier paragraphe qui explicite le titre, un second qui révèle au lecteur la manière du poète et l’objet de sa poésie, un troisième qui traite de la composition d’ensemble, avec le rappel de la dialectique propre au recueil poétique entre unité du livre et diversité des poèmes, un quatrième qui tente d’apporter une définition générique ("sorte de Mémoires des sens, du cœur et de l’esprit") pour le moins inattendue, les trois paragraphes suivants cherchant à prévenir la critique en avouant les faiblesses de l’auteur. Rien n’empêche, par conséquent, de penser qu’un tel texte pût constituer à l’origine le premier état de la préface, préface que Saint-Pol-Roux aurait par la suite scindée pour y insérer un autre texte, a priori indépendant; collage que dissimulent difficilement les astérisques d’une part et l’énoncé déclaratif, "Que je dise, d’abord" d’autre part, rompant le déroulement normal de la préface sur plus de vingt pages, et introduisant une longue digression, présentée comme nécessaire. Evidemment, il ne s’agit pas de placer là n’importe quel texte; tout manifeste en position de préface se rattache d’une manière ou d’une autre, par ce qu’il dit du genre, des thèmes, de la forme choisie, à ce qui reste pour le lecteur l’essentiel, l’œuvre proprement dite. On imagine mal Hugo intervertir les préfaces de Cromwell et des Odes et Ballades. Ainsi, en exhibant aussi ostensiblement les points de colle, Saint-Pol-Roux veut-il attirer l’attention de son lecteur sur l’étrangeté d’un discours, conçu antérieurement au recueil, et qui néanmoins s’impose dans son économie. Plusieurs indices viennent corroborer l’idée du collage. Je l’ai dit, les éléments du péritexte permettent d’isoler le texte et de lui attribuer un degré d’autonomie plus élevé. Or, le discours intercalé dans la préface s’accompagne d’un conséquent appareil de notes, pas moins de vingt et une, paraphrases ou commentaires de certaines parties, voire extraits de poèmes. Parmi celles-ci, près de la moitié sont des citations autographes tirées d’articles ou d’ouvrages, dont, d’après la bibliographie du poète, un seul, le plus cité, a paru : "De l’Art Magnifique". Les autres, intitulés Notes, De l’Idéoréalisme, Rôle de Magnus : litanies de Dieu, Coecilian et Lazare, projets ou livres abandonnés dans le tiroir du poète, ne correspondent évidemment à rien dans l’esprit du lecteur. Nous ignorons pour la plupart ce qu’ils sont; aussi, ces titres ne valent que par leur abondance, d’autant plus que dans le corps du recueil, 12 poèmes sur 25 seront précédés d’épigraphes auctoriales issues de textes, majoritairement publiés, qui viennent grossir la liste. En effet, l’abondance des titres fait reposer le discours manifestaire, non plus sur un corpus virtuel, à construire, mais sur une réflexion déjà entamée et sur une pratique poétique; elle donne le sentiment qu’une œuvre préexiste et, de fait, légitime la parole du poète, qui apparaît, dès lors, expérimenté. Le liminaire se présente donc comme une somme, résultant d’une évolution théorique et de sa mise en application. Il est un discours d’autorité.
On retrouve bien là une des caractéristiques essentielles du manifeste dont la fonction est de dénoncer une crise, ici idéologique et littéraire, et d’y remédier par l’apport d’un savoir(6). Les auteurs de manifestes possèdent une connaissance du monde dans lequel ils évoluent; détenteurs de vérités, ils tentent d’imposer leur voix comme la seule à suivre, comme voix du salut. Dans sa réponse à l’Enquête sur l’évolution littéraire, Saint-Pol-Roux présentait les différents mouvements qui précédaient l’avènement du Magnificisme comme de simples étapes, considérant que le symbolisme "est le bout du bâton dont l’autre bout est le Naturalisme", au risque de se retrouver isolé – ce qui arriva – sur le champ de bataille littéraire. Dans le liminaire, le propos est bien moins polémique; une simple note rappelle l’opposition à l’école de Zola : "D’aucuns nous bernent de parfois citer Jésus, y est-il dit. Ne fût-il pas compagnon de sagesse et poëte de charme ? Il devrait être licite de le préférer à Rougonmacquart."; et seul le récit qui y est fait, quelques lignes plus loin, de la révélation idéoréaliste laisse implicitement entendre une critique du symbolisme. Il s'agit, en gommant les éléments d’une polémique, aux traces désormais discrètes, de rompre l’isolement, et de donner le sentiment d’une communauté possible réunie autour de l’idéoréalisme, communauté encore toute virtuelle, mais dont certaines dédicaces placées en tête de 24 des 25 poèmes pourraient fournir la liste idéale, avec les noms de Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, François Coulon, Remy de Gourmont, Bernard Lazare, Henri Mazel, Jules Renard, Louis Denise, Lucien Muhlfeld, Joris-Karl Huysmans, Jean Lorrain, Charles-Henri Hirsch, Stuart Merrill et Camille Mauclair. Pour s’imposer, un manifeste, bien que composé par un seul auteur, doit en effet fédérer, autour du constat et de la doctrine qu’il expose, un certain nombre d’individus dont les œuvres passées ou futures pourront apparaître comme exemplaires de la théorie nouvelle. Le rédacteur du manifeste n’en est alors que le porte-parole officiel, même si ce rôle lui attribue, de facto, la place du fondateur.
Qu’en est-il dans le liminaire ? Le passage du discours préfaciel au discours manifestaire s’effectue tout d’abord sur le plan de l’énonciation. Jean-Marie Gleizes y voit naturellement une des différences majeures qui permet de distinguer ces deux types de textes prescriptifs : "La préface, dit-il, est tendanciellement, un discours à la première personne du singulier : l’auteur s’y expose et s’y propose, et s’y impose, comme auteur, et comme tel type d’auteur. […] le manifeste est tendanciellement, un discours à la première personne du pluriel : le "nous" qu’il inscrit n’est ni l’affaiblissement modeste ni le gonflement glorieux d’un "je", c’est vraiment, en principe, une instance collective(7)." La partie préfacielle, proprement dite, du liminaire répond tout à fait à la première définition de Jean-Marie Gleizes. La partie "collée", manifestaire, semble plus complexe. L’énonciation individuelle reste première et se trouve même mise en valeur par le ton déclaratif : "Que je dise, d’abord :". Suit alors l’exposé d’une connaissance empirique du monde dont l’auteur souligne la relativité toute subjective : "Le monde des choses (…) me semble l’enseigne inadéquate du monde des idées; l’homme me paraît n’habiter qu’une féerie d’indices vagues (…) Croyant à des idées subtiles sinon avares qu’un déguisement protège, je vois le saisissable en miséricordieux et joli mensonge de la Beauté." Expérience toute individuelle donc mais qui sert seulement de préalable à un discours de révélation ("Et voici l’univers sensible : bénigne aumône de l’apocalypse latente", lit-on au paragraphe suivant), discours de révélation dans lequel le "je" disparaît et laisse place à une énonciation catégorielle, impersonnelle, puis collective. De relative, la connaissance devient évidente, elle s’impose, dans une parole sentencielle qui montre plus qu’elle ne démontre. Saint-Pol-Roux met alors en place un dispositif définitionnel à tiroir, suite d’aphorismes découlant les uns des autres qui fonctionnent moins comme arguments que comme révélateurs successifs de vérité. On peut ainsi distinguer six ensembles construits sur ce modèle, chacun aboutissant à une définition du poète, sous-entendu, idéoréaliste. Il s’agit, grâce aux tournures impersonnelles et à l’effacement du sujet particulier, d’élaborer un savoir commun à partir duquel justifier une conception de la poésie et y faire adhérer le lecteur. Le premier ensemble, délimité par les astérisques, se fonde sur des généralités identifiables par tous, "le monde des choses", "la Beauté", "l’univers sensible", "vivre" que l’auteur se charge de définir, se situant ainsi parmi les autres hommes, et soumis aux mêmes lois : "Vivre, dit-il, c’est donc assister à la Comédie des Secrets", cette Comédie est un "spectacle acroamatique dont il sied de hardiment rechercher les clefs" et "il sera sage de n’y voir qu’un prologue aussi bref qu’un appel de trompette"; l’énonciation impersonnelle permettant d’édicter un certain nombre de vérités générales et de régler la conduite des hommes autorise alors le passage à l’énonciation collective qui dessine, dans un premier temps, une large communauté, l’humanité entière, communauté qui ira, au cours du liminaire, en s’écrémant ou en se précisant. Ainsi, les "nous" qui apparaissent dans cet ensemble initial ("Toutes les sciences incubant en nous à l’état potentiel et divinatoire, nous pouvons savoir tout par nous-même") réunissent la totalité des hommes, tous possibles lecteurs des Reposoirs de la Procession, que le discours de l’auteur, en leur proposant une conception originale, doit conduire sur une voie nouvelle. C’est dire combien le propos manifestaire, prescriptif et didactique, se confond pour Saint-Pol-Roux avec un enseignement à prodiguer, et fait entrer le lecteur dans un processus initiatique.
On comprend, maintenant, la raison qui a pu pousser le poète à insérer un tel texte au sein de sa préface. "Sorte de Mémoires des sens, du cœur et de l’esprit", les
Reposoirs de la Procession forment le récit d’une expérience individuelle, présenté comme autobiographique et constitué autour de la figure centrale du poète. Les "tablettes", titre générique que Saint-Pol-Roux préfère à celui de poèmes en prose, fixent les étapes d’un pèlerinage, du lever du jour à la tombée de la nuit, au cours duquel le pèlerin acquiert une connaissance du monde, ou plutôt, au cours duquel le spectacle ésotérique du monde lui est révélé. Ce premier tome représente donc une initiation poétique personnelle offerte au lecteur comme exemplaire. Et le "liminaire" des
Reposoirs de la Procession se charge alors de rassembler à son usage la somme des connaissances acquises par le poète tout au long de son "pèlerinage à travers la nature". C’est ainsi qu’il faut sans doute interpréter le
sonnet-épigraphe, reproduit en regard des premières phrases du liminaire :
Pèlerin magnifique en palmes de mémoire
(O tes pieds nus sur le blasphème des rouliers !)
Néglige les crachats épars dans le grimoire
Injuste des crapauds qui te sont des souliers.
Enlinceulant ta rose horloge d’existence,
Evoque ton fantôme à la table des fols
Et partage son aigle aux ailes de distance
Afin d’apprivoiser la foi des tournesols.
De là, miséricorde aux bons plis de chaumière
Avec un front de treille et la bouche trémière,
Adopte les vieux loups qui bêlent par les champs
Et régénère leur prunelle douloureuse
Au diamant qui rit dans la houille des temps
Comme l’agate en fleur d’une chatte amoureuse.
Intitulé "Message au poëte adolescent", soit un message adressé au poète en formation, en voie d’initiation, le sonnet remplit la fonction d’une épître dédicatoire, et d’une certaine manière, redouble la préface, reprenant l’identification du poète au pèlerin dont ici l’adjectif qualificatif rappelle le Magnificisme théorisé les années précédentes; pèlerin auquel l’auteur prescrit un certain nombre d’actes à accomplir, sorte de mode d’emploi poétique et itinéraire de lecture. Ce "Message au poëte adolescent", destinataire indéfini, s’adresse, dès lors, tout aussi bien au lecteur lui-même qu’il convient de transformer progressivement en poète. Il s’agit par conséquent de révéler à l’homme lisant le recueil l’insuffisance du monde dans lequel il vit et le rendant à une pleine conscience de lui-même de le révéler en tant que poète. Tel était le sens de l’inscription du temple de Delphes mise en épigraphe au liminaire, le "connais-toi toi-même" aboutissant à une prise de conscience poétique.
La composition du texte, en ses six ensembles séparés par des astérisques, rend compte de la progression initiatique. On l’a vu, le premier réalise un constat général et donne les définitions du monde, de la Beauté, des possibilités de l’homme, et s’achève sur une première révélation, celle de la double-nature, humaine et divine, du poète. Le second développe en quatre sous-ensembles des considérations sur l’œuvre conçue comme l’expression individuelle et artistique de la Beauté; chaque homme en possède une part qu’il lui revient d’exprimer : "Aussi variée que ses miroirs inconscients ou conscients, l’une Beauté est conséquemment plusieurs, puisqu’une idée singulière d’elle hante chaque homme."; cette œuvre doit s’imposer comme nouvelle, originale, et ne s’appuyer sur aucun modèle : "On honore justement la victoire d’un génie, néanmoins conseiller la dictature de tel chef-d’œuvre et l’ériger en exemple obligatoire et dogmatique constituerait une erreur d’esclave" – on retrouve ici le discours de rupture propre aux manifestes; d’où la définition de la nouvelle esthétique : "L’Art nôtre, on le voit, est par-dessus tout l’Art de l’homme. / Art de l’avènement de toutes les intelligences ! art d’initiative et de spontanéité ! art ipséiste par excellence ! idéalanarchie ! religion prométhéenne !", nouvelle esthétique ouverte à tous, puisque ne dépendant d’aucun modèle préalable mais uniquement de la volonté et de l’imagination de l’individu – "art nôtre, art de l’homme", c’est-à-dire autant le mien, auteur des Reposoirs de la Procession, que le tien, lecteur; à sa manière, Saint-Pol-Roux réaffirme la prescription de Lautréamont selon laquelle "la poésie doit être faite par tous, non par un" : "il suffit, ajoute-t-il, à l’esprit humain de secouer les chaînes de la crainte et d’avoir fermement conscience de sa valeur". Le troisième ensemble met l’accent sur la nécessaire et orgueilleuse individualité de toute œuvre : "Que l’un après l’autre et dans les délais naturels plusieurs mâles fécondent la même femelle, chaque mâle en obtiendra un rejeton à son image. / De même pour la Beauté, le poëte, l’œuvre". Alors que les précédents se construisaient sur le passage d’une énonciation impersonnelle à une énonciation collective, réunissant poète(s) et lecteur, l’ensemble suivant repose sur un récit à la première personne, relation d’une expérience déceptive :
Mon vœu premier fut, écartant le relatif, de dévisager l’absolu.
Mainte fois, hélas ! succomba ma hardiesse qui s’acharnait à préciser l’imprécis, à définir l’infini narquois derrière les vitraux du fini.
S’il advint que mon "roseau pensant" se complut aux superficialités de l’idole, c’est que les bagatelles de la morphe parurent suffisantes au roseau de telle heure oisive, c’est encore que la prudence conseillait au pâle pensant de s’en tenir au seuil de tel monstre.
Non pas que je récuse le service des matériaux affranchis et purs !
Le récit, écrit sur le mode mythique, sans indications spatio-temporelles précises, apparaît comme une étape de l’initiation de l’auteur, le transportant dans un temps où il n’était encore qu’un poète adolescent, apprenant son métier, un temps où la seule alternative était de choisir entre pratique symboliste et pratique parnassienne. L’image "les vitraux du fini" peut en effet renvoyer à la poésie mallarméenne et à celle des épigones du maître de la rue de Rome, fuyant le réel pour un ailleurs improbable, moyenâgeux ou mythologique; quand les "superficialités de l’idole" et "les bagatelles de la morphe" réfèrent probablement à la poésie descriptive de certains parnassiens. Le récit de cette hésitation, de cette errance initiatique, fonctionnant comme une mise en garde à destination de cet autre "poète adolescent" qu’est le lecteur, légitime alors l’énoncé salutaire d’une troisième voie qui réduit la contradiction énoncée plus haut puisque l’absolu ne se trouve plus dans un au-delà, mais ici-bas, au cœur même du réel, de la matière. Cette troisième voie, résolution dialectique, c’est l’idéoréalisme que Saint-Pol-Roux peut désormais définir, dans la pure tradition des manifestes : "La règle première du poëte est de dématérialiser le sensible pour pénétrer l’intelligible et percevoir l’idée; la règle seconde est, cette essence une fois connue, d’en immatérialiser, au gré de son idiosyncrasie, les concepts. Ce renouvellement intégral ou partiel de la face du monde caractérise l’œuvre du poëte".
Parti du constat de l’insuffisance du monde matériel et de son inadéquation au monde des idées, Saint-Pol-Roux amène progressivement son lecteur, par révélations successives, les aphorismes et définitions, à refaire un cheminement identique afin d’enregistrer son adhésion aux principes idéoréalistes. Et le lecteur, changé, puisque initié, en confrère potentiel, et c’est sous ce titre que l’auteur s’adressera désormais à lui, comme l’indique une phrase du cinquième ensemble ("Notre existence, poètes, est à la merci de notre œuvre"), ne peut que souscrire à la définition qu’élabore la préface du recueil, définition du poète qui, une fois les règles de l’idéoréalisme édictées, en devient le sujet principal. Aussi, en dernière instance, le liminaire, par son action sur le lecteur, pourrait bien apparaître comme une réhabilitation de cette figure marginale. Le symbolisme, ou en tout cas un certain symbolisme déformé par sa réception, aura contribué à faire du poète un être inaccessible, tout entier tourné vers son rêve et peu soucieux des affaires de ce monde, presque évanescent. Devançant la théorie naturiste, le poète selon Saint-Pol-Roux, tel que conçu dans le liminaire et dans le recueil des
Reposoirs de la Procession, appartient au monde, et, loin de le fuir, agit sur lui. Il est un homme parmi les hommes ayant, comme le dit notre texte, "pris conscience de sa valeur". Dans un des premiers paragraphes du "liminaire", l’auteur affirmait que "chaque être est durant sa vie le centre de l’Eternité"; et à la fin, on peut lire cette nouvelle caractérisation du poète, figurant "l’entière humanité dans un seul homme : synthèse humaine que ce centre de l’éternité". La reprise d’un même syntagme définissant initialement l’homme, en général, puis, dans les dernières lignes du raisonnement, cet humain particulier qu’est le poète, permet de mesurer le chemin initiatique parcouru. Aussi, le lecteur, considéré comme "poète adolescent", non plus extérieur au texte qu’il lit, mais intégré au discours, par l’énoncé de vérités générales auxquelles il ne peut qu’adhérer, et par l’énonciation collective qui l’assujettit au "Je" surplombant du rédacteur de la préface, se voit-il contraint à partager une valorisation inhabituelle du poète, pour un genre où une rhétorique de l’effacement et de la modestie auctoriale est généralement de mise. Gérard Genette, à propos de la fonction des préfaces, écrit, dans
Seuils, qu’il faut "valoriser le texte sans indisposer le lecteur par une valorisation trop immodeste, ou simplement trop visible, de son auteur", ajoutant que "d’une façon plus générale, le mot talent est tabou. Le mot génie aussi, bien sûr
(8)." Le "liminaire" des
Reposoirs de la Procession fait exactement l’inverse, puisque l’image du poète y est exhibée et qu’orgueil et génie sont donnés comme caractéristiques nécessaires du poète, le présentant comme concurrent de Dieu. Je me contenterai de citer deux passages où l’hérésie préfacielle est manifeste : p. 7 - "L’orgueil de l’homme est sans doute pour les pusillanimes traditionnaires la fin de la sagesse, mais pour nous il est à coup sûr le commencement du génie" et p. 16 - "Le poète continue Dieu, et la poésie n’est que le renouveau de l’archaïque pensée divine. Additionnées ces paroles aux déjà dites, on obtient : tout poète est une nouvelle édition corrigée et augmentée de Dieu". Certes, les tournures impersonnelles, les énonciations catégorielles et les premières personnes du pluriel tendent à dissimuler un "Je" potentiellement gênant; cependant le récit d’expériences personnelles et les deux énoncés déclaratifs ("Que je dise, d’abord :" et "Je le répète : au poète de condescendre"), chargés d’initier le discours ou de le relancer, placent tout ce qui y est dit sous la seule responsabilité, la seule maîtrise d’un "Je" qui n’est plus simplement l’auteur-signataire du recueil des
Reposoirs de la Procession, mais le poète, c’est-à-dire celui-là même dont on parle : poète adulte, ayant achevé son initiation et naturellement devenu maître. Les notes du "liminaire", avec leurs citations tirées d’articles ou d’œuvres de l’auteur, sont par ailleurs là pour confirmer qu’il s’agit bien des propos d’un individu unique; et le
portrait photographique inséré au début de l’ouvrage vient donner une image physique de ce poète, défini dans le texte.
Le dernier ensemble du "liminaire", avant la reprise du cours normal de la préface, achève de confondre l’auteur avec sa définition, par le retour de la première personne ("Je m’arrêterais si le scrupule d’avoir offensé les Choses ne m’obligeait à leur faire une amende honorable"). Il est possible de diviser cet ultime ensemble en deux mouvements : le premier constitué par une définition en forme de question-réponse impersonnelle ("Et n’est-ce pas le mérite du poète de posséder une âme multiple (…) d’être le héros des sept couleurs de l’arc-en-ciel ?" / "le poète figure l’entière humanité dans un seul homme.") qui encadre un paragraphe à la première personne, dans lequel l’auteur illustre lui-même cette définition ("Toutes les opinions éparses m’habitent tour à tour (…) Je m’avoue légion comme les religions et les hérésies, etc."); le second mouvement se développe sur le mode lyrique, composé d’une adresse aux Choses puis d’une litanie, annonçant celles du recueil, et qui s’achève sur la seule coïncidence explicite du texte, identifiant le "je" au poète : "O Choses, jeunes, vieilles, petites, grandes, minces, grosses, légères, lourdes, opaques, diaphanes, terrestres, aériennes, marines, mâles, femelles, saintes, profanes, laides, belles, douces, terribles, – pardonnez au poète qui parmi vous passa ravi…"
Finalement, Saint-Pol-Roux semble avoir pris à la lettre les critiques adressées à ses manifestes précédents en faisant de l’idéoréalisme, non une école nouvelle, regroupant autour de principes esthétiques un certain nombre d’artistes et de poètes, mais le point de départ d’une généralisation de la poésie – faite par tous, allant de pair avec son individualisation. La définition du Symbolisme comme étant l’expression de "l’individualisme en art" se trouve ici radicalisée.
Ainsi, le "liminaire" des Reposoirs de la Procession, texte étrange, composite, dans lequel un manifeste, poursuivant une réflexion entamée deux ans auparavant, semble cousu sur une préface assez conventionnelle, apparaît-il non plus comme un texte subordonné au recueil, ou comme privilégiant d’une autonomie relative, mais comme partie intégrante du projet des Reposoirs de la Procession. En effet, quand le recueil se lit comme le récit poétique d’une initiation personnelle, le "liminaire" rassemble les connaissances acquises par le héros dudit récit en un discours, relevant d’une pragmatique qui invite le lecteur à suivre, à son tour, l’itinéraire initiatique, à se faire poète.
J’ignore quel supplément de sens, les tomes qui n’ont jamais paru auraient pu lui donner. Lorsque Saint-Pol-Roux, en 1901, 1904, 1907, publiera trois nouveaux recueils de "tablettes" sous le titre général des Reposoirs, le projet aura changé. Le "liminaire" ne sera pas repris; quelques citations serviront, néanmoins, à illustrer le propos des "avertissements"; d’autres, plus longues, seront insérées dans les "poèmes" eux-mêmes, inversant le procédé qui, dans le liminaire, didactique, introduisait une litanie des Choses, et rendant textuellement inséparable théorie et pratique de la poésie. Et la frontière générique disparaîtra complètement, au début des années trente, avec la parution de cet autre seuil, le "liminaire" lyrique de La Répoétique, l'autre grand œuvre de Saint-Pol-Roux.
1. Jean-Marie Gleizes, « Manifestes, Préfaces / Sur quelques aspects du prescriptif », Littérature, n°39, octobre 1980, p. 16.
2. « De l’Art Magnifique », Mercure de France, février 1892.
3. Lucien Muhlfeld, « Chronique de la Littérature », La Revue Blanche, n° 28, février 1894, p. 180-181.
4. Marc Legrand, « Les Reposoirs de la Procession, par Saint-Pol-Roux », L’Ermitage, V, n°6, juin 1894, p. 371-373.
5. Edmond Coutances, « Les Livres : Les Reposoirs de la Procession – tome I – par Saint-Pol-Roux », Essais d’Art Libre, t. V, n°21, juin-juillet 1894, p. 119-120.
6. Sur les caractéristiques du discours manifestaire je renvoie à l’ouvrage de Marcel Burger, Les manifestes : paroles de combat (De Marx à Breton), Coll. « Sciences des discours », Delachaux et Niestlé, Paris, 2002.
7. Op. cit., p. 14.
8. Gérard Genette, Seuils, Editions du Seuil, Paris, 1987, p. 184.