J'avais prévu, lors de mon séjour parisien, de consacrer, pour occuper mes heures d'insomnie, un long billet à l'anthologie d'Eric Vauthier, Nuit rouge et autres histoires cruelles de Paris(1), dont on a peu parlé. Malheureusement, je ne pus me connecter assez durablement pour réaliser ce projet; et, de retour, je m'aperçois que j'ai oublié de ranger le volume dans ma valise, qui doit donc se trouver, avec mes notes, au pied de mon lit romainvillois. Si j'étais superstitieux, j'y verrais sans doute quelque maléfique influence de la capitale - refusant (parce que si j'étais superstitieux, Paris aurait une âme) qu'on en révèle la face sombre -, mais je suis simplement distrait. Tant pis, j'y consacrerai un billet plus court, avec mes souvenirs.
Eric Vauthier est spécialiste du récit bref, des contes et nouvelles des XIXe et XXe siècles, et sa préférence va naturellement au fantastique, au décadent, au bizarre, à l'absurde et au surréalisme. Réunir quinze histoires, ayant pour cadre Paris, parues entre romantisme et fin de siècle, fut donc chose aisée pour cet érudit et ce curieux. Quoique n'en sélectionner que quinze - pour des raisons de limitations éditoriales évidentes - ne dut pas le satisfaire pleinement. On l'aura compris, c'est Paris qui sert de prétexte au recueil, mais un Paris bien éloigné du cliché de la "ville-lumière"; un Paris percé, troué, lacéré par Hausmann, humilié par les Prussiens, et ensanglanté par Versailles; la mort s'y faufile, traînant une théorie de vices, de folies, et s'y abat, cruelle. "Nuit Rouge", la nouvelle de Maurice Talmeyr qui donne judicieusement son titre à l'anthologie, s'articule autour de la guillotine, machine spectaculaire désaltérant la foule vampire. Sang et obscurité. Telles sont les teintes dominantes de Paris en ce XIXe siècle. Ville de débauche à l'instar de Sodome et Gomorrhe, ville décadente à l'instar de Babylone ou de la Rome finissante, la capitale est peuplée de monstres - pour la plupart, féminins. C'est l'époque où les bourgeoises s'amusent à faire tourner les tables, où l'on découvre aussi l'hystérie et, avec elle, que la femme est un être désirant, sexuel. Eric Vauthier n'a réuni ici que des récits composés par des hommes; la parisienne y apparaît naturellement dangereuse, démoniaque : goule ou vampire - masques agressifs du carnaval fantastique qui cachent à peine une métaphorisation du désir féminin se libérant et mettant en danger la bimillénaire domination masculine. La femme, monstrueusement sexuée, y apparaît une autre et plus troublante guillotine.
C'est tout l'intérêt de cette anthologie savante (une longue préface, une plus longue postface, des notices biographiques) et de haute qualité littéraire que d'illustrer cette noire vision de Paris, ville femelle (forcément décadente et menstruelle), qui connaîtra son apogée à la fin du siècle, la capitale devenant, même inommée, le symbole d'une société à immoler : la Ville. Tentaculaire chez Verhaeren, à raser et reconstruire chez Claudel. Qu'on pense aussi au Fumier de Saint-Pol-Roux, publié en pleine vague d'attentats anarchistes, à La Dame à la Faulx, où la cité sert de décor à une danse macabre, avant d'être incendiée par Magnus, christ à rebours, qui a sombré dans la folie. Et la vision ne varie pas ostensiblement du romantisme au symbolisme; l'enfer parisien, qui sert de cadre aux quinze nouvelles de Baudelaire, d'Arsène Houssaye, d'Ernest d'Hervilly, de Maupassant, d'Octave Mirbeau, de René Maizeroy, de Léon Bloy, de Catulle Mendès, de Théodore de Banville, de Jean Richepin, de Dubut de Laforest, de Péladan, de Jean Lorrain, de Villiers de l'Isle-Adam, de Maurice Talmeyr et de Robert de Machiels(2), se retrouve aussi bien dans la Thérèse Raquin de Zola. Paris, réduit au passage du Pont-Neuf, y est décrit : un tombeau dans lequel "s'agitent des formes bizarres..." Voilà qui définirait assez bien Nuit rouge et autres histoires cruelles de Paris.
Quel contraste finalement avec le Paris de la Belle Epoque et le Paris surréaliste de l'après première guerre mondiale. Par quel miracle, le fantastique céda-t-il, en quelques années à peine, la place au merveilleux ? Eric Vauthier nous donnera peut-être sa réponse en une prochaine anthologie capitale.
(1) Nuit rouge et autres histoires cruelles de Paris, anthologie présentée par Eric Vauthier, éditions Terre de Brume, août 2006, 235 p. - 18 €.
(2) Un autre intérêt de l'anthologie : de présenter, à côté d'auteurs célèbres pour leurs contes ou nouvelles, des écrivains plus connus pour s'être illustrés en un autre genre, et d'autres tombés dans l'oubli.
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