"La Vérité Dramatique n'a rien de commun avec ce qu'on est convenu de nommer la Réalité. Mais le théâtre, sapristi, c'est une seconde création faite de la combinaison de ce qui est et de ce qui devrait être. La loi du théâtre c'est le Meilleur. Le théâtre est donc un art au-dessus. Le Théâtre-libre restera donc la plus grande erreur du siècle. Antoine a tué, momentanément, Shakespeare. Et voyez comme à sa suite ils ont tous théâtrisé, ceux qui n'ont pas pour un sou le sens du théâtre, ah les calices des lettres y sont allés d'une telle diarrhée que les dramaturges, les vrais, en furent constipés". (Poésie Présente, n°85, octobre-décembre 1992, p. 25-26)Les poètes symbolistes - et Saint-Pol-Roux - ne furent pas toujours des plus bienveillants envers André Antoine et l'entreprise théâtrale qui le rendit célèbre. Pour le moins. La citation donnée plus haut en est un exemple. On en trouverait d'autres chez d'autres poètes, et d'autres encore dans les écrits de Saint-Pol-Roux. Et pourtant, quelques lignes plus bas, le Magnifique pouvait écrire en toute honnêteté : "Je suis, je crois être un sincère ami d'Antoine, et toutes ces choses je les lui ai à peu près dites durant un mois que je voisinais avec lui à Camaret". Car aussi étrange et contre-nature que cela puisse paraître, le créateur du Théâtre-libre et le héraut du Magnificisme étaient amis. D'une amitié qui n'allait pas sans disputes et sans brouilles durables, mais qui fut comme fraternelle : l'aîné et le cadet se reprochant respectivement leurs choix opposés et se retrouvant finalement chaque été devant la réconciliatrice bouillabaisse. Car ils étaient aussi voisins ; Saint-Pol-Roux demeurant à Camaret toute l'année et Antoine y villégiaturant estivalement depuis les premières années du Théâtre-libre pour s'y reposer des saisons de luttes et d'inquiétudes. Bref, humainement ces deux s'appréciaient beaucoup et se reconnaissaient d'indéniables qualités. Ainsi, Saint-Pol-Roux pouvait dire d'Antoine, à la suite du texte cité : "j'ai une grande estime pour son énergie, comme j'apprécie toutes les énergies d'en haut ou d'en bas..."
L'énergie d'Antoine, voilà bien ce qui ressort de la lecture de "Mes souvenirs" sur le Théâtre-libre, qui parurent en 1921, et que Patrick Besnier vient juste de rééditer chez Du Lérot. Est-ce d'avoir commencé comme employé de la Compagnie du Gaz qui lui en donna tant ? Antoine, passionné de théâtre, lisant tout, fréquentant les salles en tant que spectateur d'abord, puis comme acteur et directeur, fut avec une admirable constance un acharné, un combattif entêté, un révolutionnaire. A l'origine, il y eut le Cercle gaulois, association d'amateurs, qu'il avait rejoint après avoir échoué à l'examen d'admission du Conservatoire ; très-vite le répertoire lui avait semblé vieillot et il entreprit de le moderniser en ne programmant que des pièces inédites. Au Cercle gaulois, on prit peur un peu de l'audace d'Antoine et de ce chamboulement, et on se retira. Il fallait donc créer une compagnie : ainsi naquit le Théâtre-libre. Le premier programme, qui avait effrayé la petite association, annonçait quatre pièces, parmi lesquelles : "Jacques Damour, drame en un acte tiré par M. Léon Hennique d'une nouvelle de M. Zola" & "Mademoiselle Pomme, farce en un acte, par Duranty et Paul Alexis", qui à elles deux réunissaient trois des hommes de Médan. Voilà qui suffisait à lancer la légende durable d'un Antoine, metteur en scène naturaliste. Non pas qu'elle fût entièrement infondée. Car il est vrai que le répertoire du Théâtre-libre propose de nombreuses oeuvres issues de ce mouvement, car il est tout aussi vrai que le génie d'Antoine fut de tordre le cou à quelques conventions théâtrales ridicules et désuettes, imposant naturel au jeu d'acteur et forçant tant qu'il put l'illusion du réel : et ce furent les fameux quartiers de viande des Bouchers de Fernand Icres, mais aussi l'apparition de foules sur scène, des accessoires et costumes empruntés au quotidien, etc. Pour autant, on aurait tort de voir en Antoine l'homme ou le défenseur d'une doctrine. Le Théâtre-libre joua aussi les poètes : Banville, Mendès, des parnassiens certes mais qui donnèrent des féeries, des vers bien éloignés des bas-fonds et prostituées naturalistes, puis Ephraïm Mikhaël, dont le Cor fleuri fut sifflé par les spectateurs parce qu'il jurait justement dans une programmation plus réaliste ; Antoine ne s'était-il d'ailleurs pas attaché la collaboration de Rodolphe Darzens ? Et la liste est longue des auteurs, de tous courants, qui furent accueillis par le Théâtre-libre : Ajalbert, Alexis, Ancey, Banville, Barrès, Becque, Bergerat, Björnson, Céard, Coolus, Courteline, de Curel, Darien & Descaves, Duranty, de Goncourt, Guiches, Hauptmann, Hennique, Ibsen, Jullien, Lecomte, Margueritte, Mendès, Méténier, Porto-Riche, Strindberg, Tolstoï, Zola, etc. Et ils furent joués surtout parce qu'on ne les jouait pas ailleurs. Le Théâtre-libre, ce fut une sorte de dramatique salon des refusés. Preuve qu'Antoine fut une énergie doublée d'une haute intelligence. Ceux que la Comédie-Française ou l'Odéon décidaient, après lecture et attermoiements, de ne pas représenter, le jeune directeur leur ouvrait les bras et le rideau, profitant tout à la fois d'une publicité gratuite, de la curiosité suscitée par le refus, et de l'effet de nouveauté. Le Théâtre-libre, en outre, pouvait se permettre toutes les audaces ; ses spectacles étant donnés pour un public d'abonnés lors d'une soirée unique, il échappait à la Censure.
Antoine fut un courant d'air qui balaya bien des habitudes poussiéreuses du théâtre embourgeoisé du XIXe siècle. Point d'étonnement, donc, si l'oncle Sarcey fut son plus fidèle opposant. Le Théâtre-libre imposa une nouvelle manière de penser la dramaturgie, la mise en scène, une nouvelle façon de jouer. Son succès - non pas financier, et la fin de l'entreprise est à ce propos pathétiquement significative - est indéniable. Preuve en est que les refusés de la veille devinrent progressivement les officiels du lendemain et que nombre des comédiens d'Antoine furent débauchés du Théâtre-libre pour faire carrière sur de plus hautaines scènes. Car c'était une bonne école de comédie et on pourrait presque avancer que le Théâtre de l'OEuvre en est sorti, en la personne d'Aurélien Lugné-Poe qui débuta réellement chez Antoine. Ce dernier ne rendit d'ailleurs pas aux symbolistes leur hostilité quand ils décidèrent de créer leur propre entreprise théâtrale ; ainsi peut-on lire à la date du 17 janvier 1891 :
"Un comité de poètes s'est formé pour créer un Théâtre d'art qui donnera bientôt, à la salle Montparnasse, des pièces de Pierre Quillard, Rachilde et Stéphane Mallarmé. C'est fort bien, car le Théâtre-libre ne suffit plus, d'autres groupements deviennent nécessaires pour jouer certaines oeuvres que nous ne pouvons pas réaliser chez nous. Je n'y vois pas une concurrence, mais un complément dans l'évolution qui s'accélère."
Antoine se trompa souvent, certes, en ne jouant pas La Dame à la Faulx de son ami Saint-Pol-Roux notamment, mais on ne peut lui enlever ceci, que la postérité doit retenir : il vivait le théâtre et il en fut un dévoué serviteur.
"Mes souvenirs" sur le Théâtre-libre retrace les huit années d'existence de cette aventure. Le livre se présente sous la forme d'un journal que l'auteur a complété pour la première édition chez Fayard (1921) ; il y a parfois des erreurs de dates, des confusions, que corrigent les annotations fort utiles et savantes de Patrick Besnier. Les notes contribuent, en outre, à nous rendre plus familières les coulisses de la fin-de-siècle théâtrale, et la première d'entre elles (p. 27) - gloire à Patrick Besnier pour cette information nouvelle ! - me donna la probable réponse à une question improbable que je me posais depuis quelques mois : que diable faisait donc Paul Roux, futur Saint-Pol-Roux, à l'inauguration du monument funéraire de Duranty, fin avril 1887 ? Eh bien, figurez-vous qu'il appartenait simplement à un groupe montmartrois d'alors, La Butte, où fréquentèrent aussi Randon-Rictus, Aurier, Ajalbert, Alexis, etc.
ANTOINE, "Mes souvenirs" sur le Théâtre-libre, édition établie et annotée par Patrick Besnier, DU LEROT, éditeur, Tusson, Charente - 272 p. (35 €).
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