dimanche 29 juillet 2007

SPR vu par un poète argentin : "De mon Arcadie bretonne", par Ricardo Rojas

Les historiens de la littérature française ont tendance à considérer le symbolisme comme une fin : fin de siècle, fin d'une époque, fin d'une rénovation des lettres initiée par le romantisme. Il est vrai que, dans les premières années du XXe siècle, nait une multitude de mouvements et d'écoles qui, dès leurs premières déclarations publiques, s'empressent de brandir l'acte de décès officiel du symbolisme et d'annoncer une nouvelle ère, au nom de la modernité. A l'étranger, il en fut tout autrement; et, pour nombre de poètes et d'écrivains, anglo-saxons, russes, italiens, espagnols ou hispano-américains, le mouvement de 1886 constitua le point de départ de leurs propres révolutions littéraires, de leurs modernités nationales. Ils admirèrent les symbolistes français. Ils aimèrent Saint-Pol-Roux. Un article - en espagnol, mais traduit par mes soins - de l'Argentin Ricardo Rojas (1882-1957), paru dans La Nacion, de Buenos-Aires, le 14 octobre 1907(1), témoignera, pour nous, de l'intérêt que portaient les jeunes sud-américains au Magnifique. Rojas était venu passer quelques jours à Roscanvel, en compagnie du grand poète nicaraguayen, Ruben Dario (1867-1916), à Roscanvel, où les avait invités le sulfureux comte Austin de Croze. Ce dernier, également écrivain, ami de Jules Bois, de Verlaine, de Huysmans et de Saint-Pol-Roux, avait ouvert une pension pour artistes, "La Pagode", sur la presqu'île de Quélern. Après avoir observé une messe bretonne, Rojas se retrouve "Au grand Luxembourg", café roscanvélite, et engage la conversation avec une jeune serveuse curieuse :

- Et vous ne connaissez pas Saint-Pol ?
- Le poète Saint-Pol-Roux ?
- Oui, celui qui vit aujourd'hui à Camaret...
- Je le connais. Il vivait ici, avant, n'est-ce pas ?
- C'est cela. Dans "la Chaumière" est née Divine.
- Et ici, Coecilian sauva Mentine.
- Et dans cette maison on célébra les noces d'or de Da.
- Oh !... Et vous aimiez Saint-Pol ?
- Les pâtres, les pêcheurs, les villageois, tout le monde...
- Je dois lui rendre visite, un de ces jours prochains, à Camaret.
- Pourriez-vous lui transmettre nos souvenirs ?
- Avec grand plaisir : dites-moi votre nom.
- Je m'appelle Marie Kerandren, des Kerandren de Roscanvel...

En entendant ces noms, parviennent en hâte à ma mémoire des réminiscences des œuvres du poète. Toutes ces choses grandes ou petites que je vous rapporte ici sont les sources d’inspiration de ses livres. Il fit partie du groupe primitif des symbolistes et du «Mercure de France», mais l’obscurité de son œuvre – malgré d’exceptionnels byzantinismes de style – était plus extérieure qu’intrinsèque, et elle se trouvait plus dans le préjugé ambiant que dans le travail lui-même, comme il arriva aussi pour Verlaine, pour Baudelaire et pour Darío lui-même. Ses livres affichent des titres ésotériques, mais en les ouvrant, vous découvrez en eux des allitérations de vague marine, l’ingénuité de chants d’oiseau et le parfum d’herbe sylvestre : ce sont de modernes et hautains écrins incrustés de perles et de fines nacres, mais qui renferment uniquement en leur sein des fleurs des champs et d’humbles bijoux héréditaires. Dans son livre La Rose et les épines du chemin, il décrit ce même village de Roscanvel, et nous parle des crucifix qui se dressent à l’entrée des églises bretonnes, ou interprète «L’écho de la caverne» et «Le mystère du vent». De la colombe au corbeau par le paon, – un autre de ses livres, – rapporte des souvenirs de famille ou chante «les litanies de la mer». Dans Les féeries intérieures, – le dernier des volumes publiés, – il narre des scènes domestiques comme celles qui le montrent, jouant avec les poupées de sa petite fille, ou quittant l’humble «chaumière» de Roscanvel, pour aller vivre dans son Manoir du Boultous, le château de Camaret qui s’élève sur la dune désolée, proche de la mer résonnante. Né en la bruyante Provence, il est, assurément, aujourd’hui, le véritable poète de la silencieuse Bretagne, dont les ambassadeurs en littérature furent successivement Chateaubriand et Flaubert. Mais, abstraction faite de toute comparaison intellectuelle, personne n’a su comme lui se créer une existence plus simple et plus belle, ni unir aussi adroitement l’art et la vie. Sa lyre est éolienne et le souffle qui la fait vibrer, c’est le vent du champ ou la brise marine… De sorte que le souvenir de ses livres peut s’associer à une conversation avec une villageoise bretonne. La «chaumière» dont elle parle, est la masure où il vécut comme un pêcheur de Roscanvel, et nombre de ses écrits y sont datés, certains composés il y a déjà plus de dix ans. Divine et Coecilian sont ses enfants, et l’autre se nomme Lorédan ; et tous trois apparaissent ainsi, sous leur propre nom, dans les récits paternels. Da, la bonne qui s’occupait de Divine est également un personnage de ces livres, et Mentine est la fille d’un batelier du village à qui Coecilian sauva la vie. Le garçon qui est robuste comme un marin avait alors dix ou douze ans, et, voyant Mentine se noyer loin de la plage, il se jeta dans la mer et réussit, en nageant, à ramener sur la terre ferme le corps semi-agonisant. Cet épisode héroïque s’est, plus tard, transformé en un conte recueilli dans le tome II des Reposoirs de la Procession, et que concluent ces mots : «Or, brave petit sorti de moi, j’ai voulu que ton acte ignoré restât dans un de mes livres, afin que sa sublime ingénuité lui portât bonheur et le fît durer peut-être, – afin aussi que son souvenir te protège et te conseille plus tard, mon fils bien-aimé, oui, plus tard, alors que, pantelant, tu hésiteras, comme chaque homme à son tour, entre les lâchetés humaines et les sacrifices divins…» De la même manière, au moment de me séparer de Marie Kerandren pour rentrer à Quélern, je me souviens que les Kerandren pêcheurs figurent aussi dans le même livre, dans le récit où le poète décrit « la coupe de goémon en Roscanvel », et je répète les cris des paysans qui se saluent par leurs noms, lorsqu’ils se retrouvent après tant de temps pour le travail annuel sur les rives : «ohé Gongard !.. ohé Pacific !.. ohé Herrou !.. ohé Balc’h !.. ohé Kersit !.. ohé Thomas !.. ohé Madec !.. ohé Ely !.. ohé Monze !.. ohé Lecœur !.. ohé Kerdoncuff !.. ohé Carn !.. ohé Pandolph !.. ohé Rion !.. ohé Bizien !.. ohé Postic !.. ohé Boussard !.. ohé Jaffé !.. ohé Le Breton !.. ohé Kerandren !..»

Saint-Pol-Roux est le poète qui a su trouver l’aventure dans la simplicité quasi rustique de sa vie. Aux temps du symbolisme et des faits d’armes extraordinaires, il signait «Saint-Pol-Roux-le-Magnifique», et c’est sous ce nom qu’il figure dans la célèbre enquête de Huret sur la littérature moderne française. Malgré cela, il n’existe pas de vie plus simple et plus sincère. On retrouve son nom dans la bouche de villageois et de paysans et de pêcheurs. Comme d’autres écrivains dont parle Albalat dans un de ses livres, il a fui Paris la funeste pour chercher la paix de la nature. La réalité et le rêve se mêlent de telle manière dans son existence personnelle et dans sa création littéraire, qu’après les avoir connus par ses livres, j’ai rencontré, chez lui, Divine, Coecilian et Lorédan. Je les connus le jour où il nous organisa, à Darío et à moi, une fête dans sa résidence de Camaret. Ce jour fut réellement magnifique. Le Manoir du Boultous, à chacun de ses angles, élève quatre tours d’architecture médiévale; on y entre par un salon orné d’objets rares et d’allégories fantastiques. Il n’y a pas de luxe dans cette demeure, mais tout évoque ici une image ou une idée, et tout esprit enclin au rêve, se sent comme au milieu d’une opulence d’illusions. En entrant dans la maison de l’homme vous reconnaîtrez la résidence d’un poète de la même manière qu’en entrant dans l’œuvre du poète vous reconnaîtrez la confession d’un homme.

Le jour du repas, une rangée de menhirs montait la garde devant la demeure. Nous eûmes, à table, un orchestre océanique, les vagues chantaient en effet aux pieds du château… Une théorie grecque marchant au son du fifre décore la frise de la salle à manger. On distingue une statuette représentant la tragédie et une autre, la poésie lyrique, les deux muses qu’a honorées Saint-Pol-Roux. Je découvre, au plafond, un ciel limpide incurvé décoré de plumes de paon royal; et, lorsque j’interroge le poète sur la signification du titre de son œuvre, que ces plumes symbolisent sûrement, il me répond : De la Colombe au Corbeau par le Paon, exprime l’évolution des thèmes qui composent le volume, de l’agréable au tragique : la Colombe, c’est l’aube, l’oiseau matinal, la fleur de lys; le Corbeau, c’est la nuit et la mort; mais en passant par le Paon qui est le midi et la vie et l’orgueil et la couronne du soleil.»… Son œuvre n’est pas profonde, mais si pittoresque, empreinte d’un fort sentiment d’humanité, et sincère comme son existence. La sincérité est la condition première de l’art. Saint-Pol-Roux est un Gracián de la Métaphore. Ses idées surprennent parfois, ou ses néologismes verbaux – «tournevirer» ou «sabactaniser» – mais, une fois la page tournée, un souffle champêtre vous purifie de ces inhalations d’alchimie littéraire. Il élabore ses livres avec des morceaux de vie, et, de la sorte, les gestes spontanés de son existence deviennent des chapitres anticipés de ses livres. S’il avait fait tout cela à Paris, on aurait pu le taxer de «poseur», mais il le réalise dans un coin de Bretagne où seuls ses enfants et les pêcheurs le voient. C’est pour cette raison que ses confessions possèdent un accent d’humilité, et qu’il tente de diluer son individualité en un vaste amour et en un fort désir d’éternité impersonnelle. Il parle de la confraternité du monde des lettres et il m’appelle son «frère». Il proclame l’excellence spirituelle de l’artiste ; il aime les gens simples et envie la jeunesse, – sur la chevelure qui lui recouvre de ses mèches les tempes et sur la barbiche qui allonge son beau visage, sont apparus les premiers poils blancs. Il parle de Hugo qu’il considère non comme un homme mais comme une force de la nature, les îles de Jersey et Guernesey, rendues célèbres par l’exil, se trouvant non loin d’ici de l’autre côté de la mer. Il parle de l’influence française sur l’esprit de l’Amérique, et je la lui explique sommairement, depuis Moreno et les encyclopédistes jusqu’à Darío et l’actuelle floraison littéraire de notre pays. Il parle de Verlaine, dont le nom est d’actualité grâce au livre de Lepelletier; d’Albert Samain, le pauvre et triste jeune homme qui fut son camarade; de Remy de Gourmont, son ami, qui, d’après lui, sera une des gloires françaises lorsque aura entièrement neigé sur ses tempes la couronne de cheveux blancs qui sied si bien aux Maîtres… A la fin du repas, cet homme bon et généreux porte un toast à la République d’Argentine, à LA NACION, à l’art de l’Amérique et à l’immortelle beauté. Nous le lui rendons, en saluant son œuvre et la durable jeunesse de l’élégante parisienne qu’est son épouse. Nous recevons alors, des mains mêmes de cette dernière, le cadeau des Féeries intérieures, qui vient de paraître, avec les autographes de l’auteur en souvenir, et d’autres exemplaires de De la Colombe au Corbeau par le Paon et de La Dame à la Faulx, tragédie de la Mort, dont j’extrais de la préface, pour mes camarades de Buenos Aires, ceci : «Sachons attendre, ô poètes de cette génération, la plus sincère et la plus laborieuse parmi toutes les générations successives ! La Victoire, des lointaines ailes de laquelle on sent déjà presque la caresse, la Victoire épousera finalement notre énergie à la face du monde. Oui, mes frères, sachons attendre, forts d’avoir exposé au soleil la Beauté que la bêtise humaine maintenait dans la Caverne aux Ombres, et travaillons jusqu’à l’heure des palmes, à travers les obstacles et les préjugés»… Il appelle ensuite auprès de lui la jeune servante bretonne qui a remplacé Da, nubile, fringante et très belle, avec son visage en forme de pomme sous la coiffe blanche, et, lui mettant entre les mains une coupe de champagne, lui dit : Bois ! trois poètes vont trinquer à ta santé et à toi qui es l’incarnation de la Nature et de la Vie !…

Voilà un texte rare qui, en plus d'apporter un point de vue inédit - excentré - sur l'oeuvre idéoréaliste, nous donne d'importants renseignements sur la vie bretonne du poète, et sur ses admirations littéraires. J'ignore si les relations entre Rojas et Saint-Pol-Roux se poursuivirent; il faudrait, pour cela, consulter les archives de l'Argentin. L'ami Darío, par contre, conserva toute son admiration au Magnifique à qui, de Bretagne, il avait consacré deux articles, l'un dans La Nacion, l'autre dans El Figaro (La Havane), un mois auparavant. Grâce à lui, à Rojas, à quelques autres, le symbolisme pénétra le continent sudaméricain, et le nom de Saint-Pol-Roux n'y fut pas tout à fait inconnu.

(1) Cet article me fut aimablement communiqué par le Pr. G. Sch. - qu'il en soit, une nouvelle fois, remercié. On trouvera prochainement l'intégralité du texte traduit sur le groupe des "Amis de SPR".

Rappels : Je signale aux visiteurs l'apparition d'un sondage mensuel sur notre blog (à gauche de la barre latérale); ce mois-ci : "Qu'avez-vous lu de Saint-Pol-Roux ?" Prenez dix secondes pour répondre... et n'oubliez pas de tenter votre chance au Grand Jeu du Mois d'Août.

2 commentaires:

scardanelli a dit…

Excelente artículo. Pronto me ocuparé de ir a la biblioteca de Ricardo Rojas ya que tengo intención de relevar algunos libros de su biblioteca. Veré si hay algo de le magnifique. Saludos!!

Mikaël Lugan a dit…

Gracias por su comentario. Me interesaria que me tenga informado de sus investigaciones en la biblioteca de Ricardo Rojas. Saludos !