Le Chilien Vicente Huidobro (1893-1948) est probablement le plus injustement méconnu des aventuriers de la poésie moderne. Son œuvre mériterait pourtant qu'on lui accorde une place non négligeable dans les histoires de la littérature du XXe siècle, aux côtés d'Apollinaire, de Reverdy, de Max Jacob, de Cendrars. Est-ce son cosmopolitisme - car il partageait sa vie entre son pays natal, la France et l'Espagne - qui l'empêcha d'obtenir cette place dans nos mémoires ? Ou est-ce simplement parce que ses théories poétiques, qu'il développa à partir de 1912 et qu'il baptisa "créationnisme", ne firent pas école ? Sans doute les "ismes" étaient-ils bien trop nombreux avant guerre pour qu'une théorie, en particulier, dans ce cacophonique et passionnant concert, sortît du lot et dirigeât l'ensemble. Après 1918, l'espace poétique fut pris d'assaut par les dadaïstes suivis de près par les surréalistes, isolant davantage l'avant-gardiste Huidobro, dont l’œuvre avait, à l'évidence, contribué à rendre le terrain favorable à l'apparition de cette génération nouvelle. Cet isolement aura poussé le Chilien à publier en 1925, quelques mois seulement après la parution du Manifeste du Surréalisme, ses propres Manifestes.
Il s'agit pour Huidobro d'affirmer la primauté du Créationnisme en instaurant un dialogue critique entre ses théories et les nouvelles avant-gardes : "J'ai sous les yeux les manifestes dadas de Tristan Tzara, trois manifestes surréalistes et mes articles et manifestes personnels. La première chose que je constate, c'est que nous avons tous certains points communs, une surestimation logique de la poésie et un mépris aussi logique du réalisme." Rapidement rappelés les points de rencontre, l'auteur s'évertue surtout à signaler combien les découvertes surréalistes (écriture automatique, importance de l'image, etc.) s'inscrivent dans une tradition - Huidobro note notamment qu'il inventa le jeu du cadavre exquis dans l'atelier de Juan Gris avec Picasso - et développe une critique de fond contre le mouvement défini par Breton. C'est à l'automatisme, tel qu'il définit le Surréalisme de 1924, que s'en prend le Chilien. Pour lui, en effet, il n'est ni possible ni souhaitable d'abolir le contrôle de la raison dans le travail poétique : "Alors, si votre surréalisme prétend nous faire écrire comme le médium automatiquement, à la vitesse d'un crayon sur la piste des motocyclettes sans le jeu profond de toutes nos facultés mises sous pression, nous n'accepterons jamais vos formules. [...] La poésie doit être créée par le poète, avec toute la force de ses sens plus éveillés que jamais et le poète tient son rôle actif et non passif dans le rassemblement et l'engrenage de son poème." Il s'agit d'atteindre une "superconscience", moment particulièrement intense, qui confine au délire, où la raison et l'imagination, poussées à leur plus haut période, travaillent de pair pour donner forme au poème. A un poème qui soit inouï, invu, inédit ; qui soit une réalité nouvelle. C'est ce que Huidobro nomme Créationnisme. Le poète ne décrit pas, pas plus qu'il ne chante ou qu'il ne commente le monde ; il produit du nouveau. Il crée de la vie supplémentaire : "un poème dans lequel chaque partie constitutive et tout l'ensemble présente un fait nouveau, indépendant du monde externe détaché de toute réalité autre que lui-même, car il prend sa place dans le monde comme un phénomène particulier à part et différent des autres phénomènes." L'image est, bien entendu, le ressort essentiel de cette poésie. La définition qu'en donne Huidobro précède historiquement celle qu'en donne Breton, mais s'accorde avec elle sur le fait qu'elle rapproche "deux réalités distantes" : "L'image est l'agrafe qui les attache, l'agrafe de lumière." Coïncidence. Saint-Pol-Roux avait donné, dans des termes similaires, une définition métaphorique, non pas de l'image mais des Choses, à la fin du "Liminaire" des Reposoirs de la Procession (1893) : "O Choses : agrafes de cil sur les lumières !" Coïncidence, car Huidobro précise n'avoir découvert l’œuvre théorique du Magnifique que tardivement, au moment où il organise ses réflexions et ses manifestes en volume. Le Créationniste n'hésite pas, pour autant, à reconnaître une parenté certaine entre ses postulats et l'idéoréalisme saint-pol-roussin :
"A l'époque où j'inscrivais mes méditations sur la poésie, je ne connaissais pas les théories du poètes Saint-Pol-Roux, mais un fluide secret m'attirait vers lui. C'est ainsi que j'ai parlé de lui très souvent, que j'ai cité plusieurs fois ses poèmes lus dans des anthologies, surtout je m'indignais contre Remy de Gourmont lequel avec un manque de respect unique traduisait ces images en langage vulgaire et osait établir une table de ces mêmes images avec un égal à d'une naïveté et d'une impertinence intolérable.
Il faut le proclamer hautement Saint-Pol-Roux a été un des rares artistes à vouloir donner au poète tout le prestige de ce mot magique.
J'applaudis ici de tout mon cœur les jeunes poètes qui ont fait ressortir le Magnifique, avec toute sa magnificence naturelle, d'un presque oubli horriblement injuste.
Moi-même, je me sens honteux de le déclarer, moi-même, je n'avais pas pensé, en dix ans que je suis à Paris, à acheter ses œuvres, et c'est seulement au mois de janvier de cette année que je suis allé au "Mercure de France" les demander, malheureusement elles sont épuisées et on ne pense pas à les rééditer.
(N'y aurait-il pas un moyen de les faire rééditer ?)
Cet homme admirable a dit déjà, en 1913, des choses que j'ai la plus grande joie à transcrire ici :
Géomètre dans l'absolu, l'art va maintenant fonder des pays, pays participant par l'unique souvenir de base à l'univers traditionnel, pays en quelque sorte cadastré d'un paraphe d'auteur, et ces pays originaux où l'heure sera marquée par les battements de cœur du poète, où la vapeur sera faite de son haleine, où les tempêtes et les printemps seront ses joies et ses peines à lui, où l'atmosphère résultera de son fluide, où les ondes exprimeront son émotion, où les forces seront les muscles de son énergie, et des énergies subjuguées, ces pays, dis-je, le poète dans un pathétique enfantement, les meublera de la population spontanée, de ses types personnels.
La science proprement dite n'aura rien à prétendre en ces miracles, la poésie se déclarant soudain science en soi, science des sciences, capable de se suffire, en possession de règles capricieuses, lesquelles se différencient selon chaque poète, mais ressortissent à une loi primordiale, la loi des dieux."
C'est par cette longue citation de "La réponse périe en mer" du Magnifique, que s'achève le texte liminaire des Manifestes de Huidobro, comme pour introduire le suivant qui définit "Le Créationnisme". On voit combien les conceptions des deux hommes sont proches. Saint-Pol-Roux et Huidobro auront passé leur vie à rappeler l'étymologie du poète : il est le créateur. Aussi Idéoréalisme et Créationnisme sont-elles des théories sœurs. J'ignore si les deux hommes correspondirent, si Huidobro envoya un exemplaire de ses Manifestes et s'il continua à s'intéresser aux publications en revues du Magnifique ; mais il semble évident qu'il n'aurait pas manqué alors d'applaudir, de nouveau et "de tout son cœur", la parution, en 1932, du "Liminaire de la Répoétique".
Nota : Dans le texte "Futurisme et Machinisme", Huidobro mentionne encore le nom de Saint-Pol-Roux : "Et si j'ai dit que le futurisme n'a rien apporté c'est parce que j'ai ici devant mes yeux vos poèmes et que même les plus modernes sont bien plus vieux que Rimbaud, que Mallarmé, que Lautréamont, que Saint-Pol-Roux." Un si étonnant précurseur, disait Camille Mauclair du Magnifique ! On le vit à l'origine du Naturisme, de l'Unanimisme, du Dramatisme, du Futurisme, du Surréalisme. Peut-être Saint-Pol-Roux s'était-il simplement contenté de lancer, fidèle au programme énoncé dans sa jeunesse, la poésie en avant.
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