mardi 11 août 2009

L'ANARCHIE, par Elisée Reclus, le géographe anarchiste (éd. Mille et une nuits, avec une postface de Jérôme Solal)

"L'homme qui roule dans un char ne sera jamais l'ami de l'homme qui marche à pied !"


Anarchie. C'est, avant une belle idée, un beau mot. Il m'a toujours évoqué une rose, noire, au parfum d'une sélective subtilité que seuls les nez les plus fins savent sentir et goûter. Bien sûr, il n'en pousse qu'une sur chaque rosier, fragile, et ne vivant qu'une vie brève ; car les plantes voisines, fort gloutonnes, ne lui laissent guère de quoi s'alimenter et se développer. Toutefois, malgré cette hostile promiscuité, il n'est pas rare de la voir poursuivre, contre la nature elle-même, sa course au soleil. L'anarchie est une belle fleur.

Les fragrances en traversent les siècles historiques et poétiques ; mais c'est, sans doute, à la fin du XIXe siècle qu'on les perçut le mieux, en leur raffinée agressivité, le museau empâté du bourgeois étant peu accoutumé à renifler autre chose que sa propre sueur. Je ne reviendrai pas sur les liens étroits qui unirent les meilleurs poètes symbolistes aux milieux anarchistes. J'eus l'occasion déjà de les rappeler dans un ancien billet. Mais il convient de dire un mot rapide d'Elisée Reclus, le grand géographe, une de ces roses noires qui embauma le siècle. Ce fut un homme en perpétuel mouvement, en raison de son activité scientifique, certes, mais du fait aussi de son activisme politique. Un mouvement physique, car moralement, une seule idée l'anima très tôt et toujours, l'anarchie. Contraint à l'exil en Angleterre, après le coup d'état du petit napoléon, il revient en France, vingt ans plus tard, pour participer au rêve communard et résister, armes à la main, au siège versaillais. On l'arrête. On le condamne à un bannissement de dix ans. En 1894, les lois scélérates le poussent à se réfugier à Bruxelles. C'est en Belgique désormais qu'il vivra puis mourra le 4 juillet 1905.

C'est à l'occasion de son séjour à Bruxelles, en 1894, qu'Elisée Reclus donna, devant une loge maçonnique, la conférence que Jérôme Solal a eu l'excellente idée de faire paraître, postfacée et anotée, aux éditions Mille et une nuits, où, depuis quelques années, on trouve de beaux textes devenus introuvables - Marinetti, Valentine de Saint-Point, Fernand Divoire n'y furent-ils par récemment réédités ? Reclus fut un penseur et un théoricien ; il parle ici simplement, mêlant aperçu historique général et anecdote personnelle symbolique. Il dit même des évidences, mais des évidences qui ne le sont vraiment que pour qui sait l'absurdité du discours religieux :
"chaque individualité nous paraît être le centre de l'univers, et chacune a les mêmes droits à son développement intégral, sans intervention d'un pouvoir qui la dirige, la morigène ou la châtie."
et l'affaisement de tout discours politique dans l'exercice du pouvoir :
"La conquête du pouvoir fut presque toujours la grande préoccupation des révolutionnaires, même des mieux intentionnés. L'éducation reçue ne leur permettait pas de s'imaginer une société libre fonctionnant sans un gouvernement régulier, et, dès qu'ils avaient renversé des maîtres haïs, ils s'empressaient de les remplacer par d'autres maîtres, destinés, suivant la formule consacrée, à faire le bonheur de leur peuple."
C'est l'escalier shakespearien, toujours fondamentalement descendu, toujours précipitamment gravi. L'analyse d'Elisée Reclus s'avère intéressante, parce que le constat sur lequel elle s'appuie nous est étrangement familier : exploitation des plus pauvres par une poignée de puissants, répression des voix marginales, cynisme des dirigeants. "Mais défendez donc notre société !" demanda, un jour, le géographe à un haut fonctionnaire. "Comment voulez-vous que je la défende, elle n'est pas défendable !", lui rétorqua ce dernier. Bref, rien de nouveau sous les nuages du monde. Et ce constat inchangé ne nous laisse pas sans une amère tendresse en l'esprit lorsque nous lisons avec quelle confiance Elisée Reclus croyait, en 1894, dans un bouleversement social imminent, à portée d'existence :
"Notre monde nouveau point autour de nous, comme germerait une flore nouvelle sous le détritus des âges. Non seulement il n'est pas chimérique, comme on le répète sans cesse, mais il se montre déjà sous mille formes : aveugle est l'homme qui ne sait pas l'observer."
Sans doute oubliait-il qu'il n'est de possible transformation sociale qu'à la condition que chaque individu ait fait sienne la formule définitive de Stirner : "Rien n'est, pour Moi, au-dessus de Moi !" Et au début du XXIe, comme à la fin du XIXe siècle, nous en sommes formidablement loin. La lecture de la conférence d'Elisée Reclus nous en rapprochera tout de même, peut-être, un peu. Et l'exemple de l'auteur dont Jérôme Solal brosse un beau portrait, "Reclus à l'air libre", peut-être, plus encore.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Un billet qui me motive à faire un premier pas dans l'œuvre du géographe anarchiste. Merci !

Mikaël Lugan a dit…

J'en suis heureux, cher Goulven. C'est le genre de premier pas, tout à fait heureux.