lundi 5 décembre 2011

Saint-Pol-Roux et l'Ecole différenciatrice

Dans un de ses articles retraçant ses "souvenirs du quartier latin" donnés au Matin, dont il était un collaborateur régulier, Jean Carrère (1868-1932) rappelle ce que fut "L’École différenciatrice", école largement parodique aux disciples bien turbulents, qui ne dura guère et ne laissa pas davantage de traces dans l'histoire littéraire. Comme nombre de jeunes hommes, aspirants-poètes, de l'époque, Carrère était animé d'un idéal social qui lui causa quelques bosses sur le sommet du crâne. Début juillet 1893, étudiant hantant le quartier Latin, il avait été agressé par quelques représentants de la maréchaussée fort peu enclins à tolérer le débraillé vestimentaire et idéologique. L'indignation, parmi les jeunes, fut grande, et dans l'après-midi du 7, les étudiants décidèrent de se réunir au café Voltaire ; la police intervint et empêcha la réunion. On se replia alors dans un café voisin, et on rédigea "une affiche invitant la jeunesse intellectuelle des écoles à protester contre ce nouvel acte brutal et provocateur de la police". Parmi les signataires, on releva particulièrement les noms de Gabriel Vicaire, Stuart Merrill, Ternaud, Fernand Clerget, Saint-Pol-Roux, Alfred Valette, etc. (D'après Le Matin du 8 juillet 1893). Voilà un nouveau signe de l'engagement idéologique et politique du Magnifique pour la liberté, qui le classe parmi les écrivains à la pointe du combat intellectuel. Voilà aussi qui nous renseigne sur les fréquentations de Saint-Pol-Roux. Dix-huit ans après son agression, Jean Carrère reviendra sur l'esprit qui animait les habitués du quartier Latin au début des années 1890, mais la violence policière disparaîtra au profit d'une compréhension bonne enfant et d'une fantaisie unanime. Abandonnons-lui la parole :
SOUVENIRS DU QUARTIER LATIN
L’École différenciatrice
Il y avait au café de la Source, dans les tables situées contre le mur, à droite de l'entrée, un groupe dont le noyau restait toujours le même et autour duquel évoluaient, un moment ou l'autre, la plupart des étudiants qui fréquentaient le boulevard Saint-Michel. Tout ce qui, bruyamment ou confusément, s'agitait, il y a huit ou dix ans, dans le cerveau de la jeunesse, trouvait en ce cénacle ouvert le plus retentissant écho.

Littérature, amour, politique, philosophie, peinture, économie, socialisme, danse et manille, tout s'y discutait avec le même entrain juvénile, et l'on y renouvelait la face du monde plus fréquemment que les consommations. Car on y était surtout riche d'espoirs. Volontiers, comme le "Client sérieux" de Courteline, on transformait le café en gloria, le gloria en rhum à l'eau, le rhum à l'eau en eau sucrée, et finalement l'eau sucrée en eau fraîche, ce qui permettait de boire tout un soir à peu de frais. Le patron, cependant, était l'ami de ces clients sonores qui répandaient de l'animation et du lustre ; et le garçon Auguste, préposé à ces tables, ayant fini par y acquérir les connaissances les plus variées, apportait parfois son avis dans les hautes questions sociales. Il était disciple de Zévaès, qui dirigeait, dans ce groupe, l'élément collectiviste.

La littérature y était plus féroce encore que la politique. Toutes les Écoles poétiques qui se disputaient le règne de l'avenir se jetaient à la tête hémistiches et assonances. Et comme les sociologues prenaient part aux discussions littéraires, les littérateurs aux joutes sociales, et que les étudiants des tables voisines venaient peu à peu se mêler aux querelles, il arrivait des soirs où les soucoupes allaient se croiser dans l'atmosphère batailleuse, quand tout à coup retentissait ce cri :

- Place à l’École différenciatrice ! Alors, comme par enchantement, les cris de colère finissaient en éclats de rire, les socialistes et les bourgeois, les symbolistes et les parnassiens s'offraient mutuellement des cigares, et le garçon Auguste, à sa grande surprise, s'entendait redemander des bocks.

Quelle était donc cette École différenciatrice ? Personne n'a jamais pu le dire ! Qui comprenait-elle ? Tout le monde ! Quel était son but ? Aucun ! Elle était née de l'éclat de rire d'une génération et mourut de sa dispersion naturelle. C'était une parodie joyeuse de nos propres manies, une folle échappée, consentie par nous tous, hors des groupements factices où nous avions tendance à nous enrégimenter. C'était la revanche de la bonne humeur contre la pose. Cela passa comme un tourbillon de gaieté, d'ironie sans fiel, de joyeuse truculence, et pendant cinq ans toute la rive gauche y fut entraînée.
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Les inventeurs de cette nouvelle Basoche étaient une bande d'incorrigibles fantaisistes dont un seul eût suffi pour mettre la rive gauche en révolution.

Détail particulier : ils étaient tous, dans la journée, de déterminés travailleurs et on ne les voyait jamais que passé cinq heures. Mais à partir de ce moment, le boulevard Saint-Michel était leur empire. Toutes les sections du quartier étaient représentées dans l’École différenciatrice et, dès que les chefs entraient dans un café, on battait aux champs.

Il y avait Jean Dayros, dont le pseudonyme cachait un grave chef de bureau en un grave ministère, et qui, ayant remisé ses rapports, écrivait, à ses loisirs, un recueil d'inénarrables parodies sous le titre les Solitaires, Vers ; Charly, le populaire caricaturiste des pioupious, qui dirige aujourd'hui le journal la Baïonnette ; Gabriel de Lautrec, mélange curieux de rêveur et d'humouriste, auteur de tendres Poèmes en prose et inventeur, en même temps, du fameux "mètre en caoutchouc pour mesurer la constance des opinions politiques" ; Curnonski qui, en collaboration avec Toulet, a produit, depuis lors, ces deux piments aigus d'ironie parisienne le Bréviaire des Courtisanes et le Métier d'Amant ; Mougel qui, aux soirées de la Plume, prenait l'Académie pour cible devant Coppée et Claretie stupéfaits, et qui maintenant tient la férule de lecteur-secrétaire chez l'éditeur Simonis-Empis ; et bien d'autres encore.

Ces diables de corps ne pouvaient pas se trouver réunis dans un endroit public, sans qu'immédiatement la fantaisie la plus imprévue naquît de leur rencontre. Ils avaient surtout une façon de garder le sérieux au milieu des émotions ou des hilarités déchaînées qui donnait à leurs inventions un irrésistible comique.

C'était jeux quotidiens, pour eux, que d'arrêter la foule par des boniments de camelots ou des discours subitement improvisés.

Quelquefois, avec des poids en carton, ils imitaient les bateleurs de foires, et d'autres fois, surtout le dimanche, Dayros, simulant la folie, montait sur un banc et faisait, en termes échevelés, les plus anarchistes menaces aux bourgeois en ballade, qui ne savaient s'ils devaient rire ou s'effarer.

C'est eux qui eurent l'idée première des "chanteurs de rues".

Toute la bande s'était, un beau dimanche de carnaval, déguisée chez le peintre Benoît-Lévy. Les uns avaient mis des costumes bretons, d'autres des défroques moyen âge, d'autres des vestes de mousquetaires ; un sculpteur svelte s'était fourré dans la culotte du "chanteur florentin" ; et un carabin, fort buveur de bière, resplendissait sous les hardes de Falstaff. Guitares, mandolines, accordéons, trombones, clarinettes, serpents, ophicléides, plus une fanfare de mirlitons, tous les instruments les plus burlesques défilèrent, le matin, le long des terrasses du Boul' Mich', aux acclamations des étudiants déjà levés.

A la vérité, il y avait des voix admirables. Le sculpteur Jean Descamps, auteur actuel du buste de Paul de Kock, et un poète lyrique qui me défend de le nommer mêlaient deux timbres de baryton et de ténor comme M. Albert Carré lui-même n'en a pas dans son théâtre. Le reste de l’École différenciatrice reprenait en chœur, tant bien que mal, avec la foule, et les soupirs des mirlitons se mêlaient aux rugissements des trombones. Jean Dayros, qui faisait la quête, avait les poches de ses braies bas-bretonnes toutes retentissantes de billon.

Au milieu de la foule, déguisés en bourgeois, les poètes Stuart Merrill, Saint-Pol-Roux et d'autres amis de l’École faisaient l'office d'allumeurs :

- Comme ils chantent bien ! Quelle science ! Quelle voix ! Ce sont sûrement des chanteurs de l'Opéra dans la dèche !
 
Et ils jetaient des sous, tandis que s'apitoyait le peuple :
- Oh ! les pauvres gens ! c'est vrai qu'ils ont l'air comme il faut !

Pendant ce temps, Charly, qui suivait à l'écart, faisait le passant grincheux :

- Si ce n'est pas dégoûtant ! Des hommes jeunes et robustes ! S'ils ne feraient pas mieux d'aller aux colonies !

Quelques-uns lui donnaient raison. Mais la foule, en général, lui était hostile.

- Assez ! Assez ! lui criaient les amies attendries.

Et on le menaçait d'un mauvais parti. Impassible, il allait nous attendre ailleurs et recommençait.

Pourtant, ça faillit mal finir. Rue Saint-Jacques, un concierge ne voulut pas nous laisser chanter.

Cet homme, assurément, n'aimait pas la musique !

Et, comme Charly grognait toujours :

- Vous avez raison, dit-il, ce sont des "feignants". Que fait donc la police ?

La police, en effet, bonne enfant, comme presque toujours au quartier, semblait ne rien voir, et, parfois même, se berçait aux sentimentales mélodies.

Mais, cette fois, comme nous refusions de sortir et que la foule prenait parti contre le concierge :

- Allons ! allons ! en voilà assez ! Et d'abord, ousqu'elle est, votre plaque ?

- Monsieur l'agent, disait Dayros attendri, nous sommes de pauvres choristes de l'Opéra que M. Gailhard a refusé de payer ; et nous chantons pour nourrir nos pauvres familles !

- Oh ! ce M. Gailhard, gémissait la foule.

- M'en fous, votre Gailhard ! Ousqu'est votre autorisation ? Et puis, quel est ce costume ? Sommes pas encore au dimanche gras !

- Ce sont nos costumes de théâtre, monsieur l'agent, nous avons mis les autres au "clou".

- Foutez de moi, vous, le malin ? Ouste ! vous direz ça au poste !

Et toute la bande, suivie par la foule, au son des trombones et des mirlitons, s'en alla vers le poste du quartier du Val-de-Grâce.

Le commissaire d'alors était un homme d'esprit, dont le nom est resté populaire sur la rive gauche, M. Lanet. Il connaissait beaucoup d'étudiants. Quand il entendit quelques noms, il ne put s'empêcher de rire.

- Voyons, messieurs, quelle est cette fumisterie ?

On s'expliqua.

- Parfait ! dit-il, après nous avoir gourmandés pour la forme. Mais, puisque vous chantez si bien, je regrette de n'avoir pu vous entendre.

- Qu'à cela ne tienne, monsieur le commissaire. Y a-t-il une cour, dans votre maison ?

- Quelle drôle d'idée !

Mais, sans même attendre la réponse, Descamps et le ténor-poète étaient déjà dans la cour et entonnaient à pleine voix le duo de la Reine de Chypre.
Salut, salut à cette no-o-o-ble France
Où tous les deux (bis) nous avons vu le jour !
Ce fut un spectacle édifiant. Cette vieille mélodie sentimentale remua toutes les fibres populaires. Les femmes pleuraient d'émotion et les bons sergots eux-mêmes applaudissaient sous l’œil attendri du commissaire.

Jean Dayros laissa la recette pour les pauvres, et toute la bande, en chantant, rentra triomphalement sur le Boul' Mich', escortée d'agents radieux qui, instinctivement, battaient la mesure.
Jean Carrère.
(Le Matin, 6 juillet 1901, p. 1)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Magnifique et joyeux témoignage. Merci, cher Spiritus d'avoir déniché ce bijou. Jacques G.