Il est bon, lorsqu'on n'a pas la chance d'être Parisien, d'avoir quelque vigilant ami bibliophile habitué de Champerret et de Freyssinet guettant, emmi sa chine personnelle, le moindre document susceptible de vous intéresser. Je dois, ainsi, à l'ami Vincent, quelques-unes des pièces de ma collection, et, notamment, cette dernière petite chose tout aussi circonstancielle qu'intéressante. Il s'agit d'une carte postale au dos de laquelle a été noté le détail d'un menu suffisamment copieux pour que s'en exhibe le caractère festif. Qu'on en juge aux différents mets que les convives purent goûter lors de ce repas : consommé, croquettes à la Chambord, poulets de graine rôtis, salade, haricots verts à la Bretonne, York [jambon] à la Strasbourgeoise, riz à l'Impératrice, dessert. Voilà qui nécessitait bon appétit et qui dut asseoir les invités plusieurs heures. Notons toutefois que les vins et liqueurs arrosant le repas ne sont pas précisés. Cette copie manuscrite du menu est datée dans le coin inférieur droit : 29 sept[embre]. 1918. Sans doute pour conserver un souvenir précis de ce repas et de l'événement qu'il célébrait.
Sur le recto de la carte, comme on s'en doute, figure l'illustration ; mais celle-ci n'en occupe que la moitié supérieure et prend place dans une sorte de nuage, ne laissant voir finalement qu'un nombre restreint d'éléments : un zeppelin, un château d'eau, un bout d'entrepôt ou de hangar, l'entrée d'un baraquement, le sommet d'une tour ; de sorte qu'il me fallut bien plusieurs minutes pour identifier le lieu, pourtant ô combien familier. Il s'agissait simplement d'une vue du port de Camaret, le toit de la fortification surmontée d'un drapeau n'étant rien autre que le toit de la tour Vauban. Ce fragment photographique avait néanmoins de quoi dérouter le récurrent touriste de Camaret, la plupart des éléments architecturaux ayant aujourd'hui disparu. Il faut dire que l'acquisition et la lecture, l'été dernier, du n°16 de l'excellente revue Avel Gornog, entièrement consacrée à la vie et à l'histoire de la Presqu'île de Crozon, dut faciliter l'identification : je me souvins en effet avoir lu dans cette livraison un article richement documenté sur le Centre d'Aviation Maritime (C.A.M.) de Camaret que l'armée installa sur le sillon où se dresse la tour Vauban. Inauguré en janvier 1917, le C.A.M. comptait, en juin 1918, 32 hydravions. La vue représentée sur notre carte postale fut probablement photographiée dans les six premiers mois de 1918, l'achèvement du château d'eau datant de novembre 1917. C'est donc là un témoignage iconographique assez rare de l'activité militaire du port de Camaret.
Mais ce qui rend ce document plus passionnant encore, c'est qu'il est abondamment signé : par tout ou partie des convives. On reconnaît sans difficultés les signatures de Divine Saint-Pol-Roux qui semble occuper la place d'honneur, de Saint-Pol-Roux, plus discrète, sous le hangar ; d'autres, tout à fait lisibles, sont de personnalités qui nous demeurent inconnues : Mademoiselle G.-Jean Guillaume, Germaine - faisons l'hypothèse qu'il s'agit d'amies de Divine ; pour d'autres, l'article de Thierry Le Roy, dans le n°16 d'Avel Gornog, sur "Le C.A.M. Camaret 1917-1918 un centre d'aviation maritime de première ligne" me fut encore une fois d'une aide précieuse. En effet, grâce à lui j'ai pu identifier cinq autres signataires, tous membres du personnel volant du C.A.M. : Louis Robert, enseigne de vaisseau observateur, dans le coin supérieur gauche ; Jean Trayer, enseigne de vaisseau pilote, sous la signature de Saint-Pol-Roux ; Boris Chonieff, capitaine russe, pilote, qu'on peut probablement reconnaître dans le patronyme orthographié "Goghnieff" ; R. Lepetit, enseigne de vaisseau observateur (dans la liste donnée en fin de son article par Thierry Le Roy, ce dernier est prénommé Léon, mais je fais tout de même l'hypothèse qu'il puisse s'agir du même) ; Serge Sagatovski, capitaine de la Légion étrangère, pilote, sous le précédent. La signature difficilement déchiffrable des quatre autres ne m'a pas permis de les retrouver parmi les noms des autres officiers, pilotes ou observateurs, recensés par Thierry Le Roy. Les cinq identifiés étaient en poste en septembre 1918. On remarquera la cohérence qui préside à la présence de signatures d'officiers pilotes et observateurs du C.A.M. sur une carte postale le représentant très partiellement (sans doute pour éviter de trop détailler les plans de la base si le courrier venait à tomber entre les mains de l'ennemi). Il est donc possible et logique de penser que le document appartint à l'un d'eux ou que l'un des militaires présents donna cette carte postale pour qu'elle servît de souvenir à cette réunion. Mais quelle fut donc la circonstance qui donna lieu à de telles agapes ? On sait que Saint-Pol-Roux fut actif, poétiquement, pendant la guerre et qu'il n'hésita pas à donner du Verbe dans les journaux pour soutenir l'armée française et ses alliés. En mai 1917, il avait, par exemple, dédié un "poème populaire", Les Mouscouls, "à l'escadrille de Camaret". Voilà qui put rapprocher le poète des as du C.A.M., d'autant que quelques jours plus tard, le 8 juin, on pouvait lire dans Le Temps :
"S'inspirant d'un poème de Saint-Pol-Roux intitulé : les Mouscouls, l'escadrille d'hydravions du commandant Pouyer a pris le nom d'"escadrille des Mouscouls". Le mouscoul est le grand aigle des côtes bretonnes."
Le Magnifique était ainsi devenu, en quelque sorte, le parrain du C.A.M. Le retrouver attablé aux côtés d'officiers le 29 septembre 1918 ne peut donc nous surprendre.
Toutefois, la place centrale et l'importance de la signature de Divine, indéniablement mise en valeur quand la signature paternelle se fait plus modeste, semblent signifier que la circonstance qui réunit les treize convives autour des croquettes à la Chambord et du riz à l'Impératrice n'était pas (uniquement) militaire. Une raison plus familiale, plus intime, ne fut sans doute pas étrangère à ce "banquet" : la veille, Divine venait d'avoir vingt ans. Née le 28 septembre 1898, on peut aisément imaginer qu'on célébra dignement et joyeusement son vingtième anniversaire par un copieux et fin repas, tel que la famille Saint-Pol-Roux en connut peu pendant cette guerre. La présence d'officiers du C.A.M. s'explique. Le poète avait d'abord pu se lier avec plusieurs d'entre eux ; puis il avait certainement souhaité, pour cette occasion, entourer sa fille de jeunes gens, peu ou prou de sa génération. La veille, soit le jour de l'anniversaire de Divine, Saint-Pol-Roux avait composé un poème pour sa fille, dont j'extrais, à dessein, deux strophes en prose :
Au cadran du vieux TempsMa Divine a vingt ans !
Après viendra la saison gracieuse où de hauts papillons viendront à la maison de notre rose devenue la plus belle qu'on sache, et ces hauts papillons ne seront pas les mêmes que ceux-là d'antan, étant sans ailes mais non sans moustaches, - et moi, poète, apercevant ma fille environnée de tant de jeunes gens, je sourirai derrière le rideau de mes cheveux d'argent.
Au cadran du vieux TempsMa Divine a vingt ans !
Plus tard, un papillon ayant été choisi par notre rose en allégresse, les liserons de bronze du clocher sonneront l'heure de caresse, - et l'avenir verra naître des roses et des papillons éclore en robe de baptême, que celles-là ne seront pas en porcelaine mais en chair d'aurore, et qui ceux-ci de moustaches n'auront pas encore.
Au cadran du vieux TempsMa Divine a vingt ans !
Saint-Pol-Roux souhaitait le bonheur de sa fille et lui souhaitait l'amour. Il me plait de penser que, lui ayant offert ce poème pour ses vingt ans, il ait, le lendemain, environné Divine de papillons à moustaches et, ceux-ci, bel et bien ailés, dans l'espoir que, peut-être, elle prenne son envol.