Après le compte rendu de l'audition du 30 juin 1926, voici les souvenirs pittoresques et amusants d'un des récitants des Litanies de la Mer. Ce récitant-là n'est pas n'importe qui. Car Jim-E. Sévellec, le peintre et illustrateur brestois, fut un familier de Saint-Pol-Roux qu'il considérait comme un père spirituel. Un intime, et une figure de Brest, sur lequel j'aurais l'occasion de revenir. Pour ceux, toutefois, qui n'auraient pas la patience d'attendre, voici un document vidéo trouvé sur le site de l'ina qui leur donnera un assez juste aperçu de l'artiste attachant que fut Jim-E. Sévellec. Les lignes qu'on va lire plus bas parurent dans Les Cahiers de l'Iroise de janvier-mars 1965.
MES AMIS CAMARÉTOIS
Marine et poésie
Ils étaient ce soir-là quatre matelots, quatre matafs comme on dit lorsqu'on veut être à la page, quatre gars légèrement éméchés qui traînaient leurs godillots sur les pavés humides de la rue de Siam. Le verbe haut, faisant le faraud, ils semblaient cependant hésiter quant à la direction à prendre. Ils s'arrêtaient parfois, interrogeaient un passant puis reprenaient leur marche jusqu'à ce qu'une dame enfin, d'un geste large et assuré, leur indiqua la rue Traverse vers laquelle ils bifurquèrent aussitôt.
Ils étaient ce soir-là quatre matelots, quatre matafs nés natifs de Camaret : Eugène Morvan, une sorte de colosse débonnaire, Auguste Guéguéniat, Henri Belbéoch surnommé l'"Enclume" et Noël Le Bris, le "titi" de la troupe, le débrouillard, toujours assuré de trouver une solution aux difficiles problèmes qui peuvent surgir lorsque quatre marins, pas très argentés, déambulent par les rues d'un port, en quête d'une soirée agréable à passer.
Précisément, le matin même, Noël en ouvrant la Dépêche de Brest avait lu une petite note émanant du poète Saint-Pol-Roux qui priait tous les interprètes des Litanies de la Mer de bien vouloir se réunir salle des "Concerts Sangra" pour une sorte de répétition générale.
Certes, "Litanies de la Mer" ça faisait un peu religieux, mais "salle des Concerts Sangra" devenait prometteur de choses gaies, de chansons, peut-être même de danses et, bref ! de rigolades. Noël Le Bris qui, dans l'état d'euphorie où il se trouvait, imaginait sans doute Saint-Pol dirigeant un corps de ballet, n'avait eu aucun mal à persuader ses camarades que l'on passerait sûrement une bonne soirée à ce concert où le poète accepterait leur présence avec sa coutumière courtoisie.
Et après quelques bonnes rasades, prises en chemin, le quatuor s'était rallié à l'avis de Noël.
Pour les lecteurs qui n'ont pas connu cette époque des années 1925 à 1930, il me faut donner quelques explications. Les Litanies de la Mer étaient une œuvre magistrale, une sorte de partition parlée à plusieurs voix, une symphonie orale, orchestrée comme un ensemble musical ou choral et dont différents exécutants, groupes et solistes, développaient et enchaînaient les mots et les phrases de la même façon qu'un orchestre superpose en harmonies les notes de l’œuvre d'un compositeur.
C'était là une nouveauté que l'on a traité, à l'époque, de géniale création. Jamais, en effet, jusqu'à ce moment, rien n'avait été réalisé ni même tenté en ce genre. Le poète avait créé cette œuvre pour être dite lors de l'inauguration, à la Pointe Saint-Mathieu, du monument, dû au ciseau du sculpteur Quillivic, érigé à la mémoire des marins morts pour la France pendant la première guerre mondiale.
Quant aux "Concerts Sangra", c'était une noble compagnie musicale groupant un nombre important des musiciens de la ville, professionnels et amateurs. Les gens faisant partie de la Société brestoise (avec un grand S) d'entre les deux guerres, considéraient comme un devoir de devenir membres de ces concerts qui donnaient, chaque année, nombre d'auditions de qualité.
Les "Concerts Sangra" tenaient leurs assises au troisième étage d'une maison de la rue Émile-Zola et c'est la salle des répétitions desdits concerts que M. Sangra avait mise à la disposition de Saint-Pol-Roux pour le fignolage des Litanies de la Mer.
Ils étaient donc quatre matelots, quatre matafs qui, dûment renseignés cette fois sur la route à suivre, se dirigeaient vers ce temple de la musique et de la poésie, le col bleu bien repassé, étincelant de propreté, le béret au large pompon de fantaisie négligemment rejeté en arrière ou coquinement capelé sur le côté.
Quand ils arrivèrent devant l'immeuble des "Concerts Sangra", ils trouvèrent, dame ! que ça faisait un peu bourgeois et, un instant, ils hésitèrent, mais Noël Le Bris, le plus hardi et le plus entêté, n'eut guère de peine à entraîner ses copains.
Et ce furent quatre matelots, quatre matafs légèrement excités qui se mirent à monter allègrement vers la salle d'audition. Ils arrivaient au deuxième étage quand, tout à coup, surgit devant eux un quidam qui avait été posté là afin d'éviter, le cas échéant, que l'on fasse du tapage dans l'escalier, ce qui aurait pu troubler la répétition.
- Halte-là ! leur dit-il. Que venez-vous faire ici ? Avez-vous des cartes d'invitation ?
- Nous, répondit Le Bris, on n'a pas besoin de cartes, on est venu voir Monsieur Saint-Pol.
Et comme le quidam insistait, l'un des marins lui jeta au visage :
- Allez ! tire-toi de là qu'on monte, sans quoi tu vas voir comment on va te vider.
Il eut beau s'opposer de son mieux à l'ascension, il fut irrésistiblement, avec force jurons, poussé vers le haut par nos quatre lurons. Alors, affolé, rompant le contact avec ces forcenés, il s'élança en coup de vent vers la salle où il arriva rouge, la cravate arrachée, au moment où Saint-Pol m'interpellait :
- Jim, veux-tu essayer d'équilibre davantage les groupes du "Vent" et de la "Vague" ?
Mais un flot ininterrompu de mots rocailleux et sonores provenant du vestibule fit se retourner le maître.
- Que se passe-t-il donc ?
- Il y a, maître, dit le quidam (en l'occurrence M. Grigeol) qui se dressait outragé, les cheveux en désordre, il y a là quatre marins de Camaret qui veulent à tout prix vous voir et pénétrer dans la salle.
- Mais qu'ils viennent ! s'exclama aussitôt Saint-Pol, les petits Camarétois seront toujours les bienvenus ici.
Et ils étaient ce soir-là quatre matelots, quatre matafs, l'air furieux, qui, devant la réception si cordiale, si majestueuse du maître, ne savaient plus très bien comment se tenir ni comment s'excuser.
On leur donna des sièges d'auditeurs, ils se firent bien sages et la séance continua. Mais que l'on juge de l'ébahissement de ces braves gars venus là pour se distraire, pour entendre des chansons et peut-être, qui sait ? voir danser quelque pin-up et qui, aux lieu et place de ces réjouissances, assistaient à la répétition d'une chose, certes émouvante, mais tellement inattendue pour eux, dont on modelait et remodelait sans cesse certains passages afin d'obtenir peu à peu la perfection.
- "Matelots ! Matelots !... Le tumulte des flots...", etc...
Certes, le tumulte des flots ils le connaissaient, mais quoique les voix prissent, à de certains moments, toute leur ampleur, ça ne les faisait pas frémir. Le bon géant Morvan s'était endormi sur l'épaule de Belbéoch assoupi, lui aussi, et qui sursautait aux moments les plus bruyants, tandis que les deux autres, le nez baissé vers leurs bras croisés, attendaient que ça se termine, rêvant sans doute d'un bon coup de rouge qu'ils auraient pu prendre dans un sympathique petit bistrot et chacun d'eux de se demander :
- Quelle drôle d'idée nous avons eue de venir nous fourrer là-dedans !
Tout à coup, à un des moments les plus pathétiques des Litanies, le maître, entraîné par sa fougueuse direction orchestrale, dans un large mouvement des bras se fit, on ne sait trop comment, une forte égratignure à la main qui se mit à saigner abondamment.
Me portant immédiatement vers lui, je stoppai l'élan des exécutants.
- Arrêtez ! Le maître s'est blessé.
Et ils étaient toujours là nos quatre matelots, nos quatre matafs, les yeux vagues, légèrement endoloris par cette extraordinaire poésie qui ne les atteignait guère mais qui les clouait inexorablement à leur siège, quand Noël Le Bris, qui depuis longtemps était à l'affût d'une occasion propice à la fuite, se rendit compte qu'il se passait quelque chose dont il fallait au plus vite profiter.
- Gast ! dit-il à ses compagnons, faut calter les gars, c'est le moment de tailler la route si on veut pas moisir ici.
Et dans le brouhaha qu'avait créé cet incident de l'égratignure, ils filèrent à l'anglais, heureux de s'en tirer à si bon compte et de pouvoir s'écarter de cet antre qui devenait pour eux un véritable purgatoire.
Ce furent donc quatre matelots, quatre matafs, gorgés, repus de poésie à en vomir, qui détalèrent au pas gymnastique et s'en allèrent, je l'imagine, finir leur permission de minuit dans une de ces boîtes à marins de la rue Louis-Pasteur où retentissaient les notes joyeuses d'accordéons et de pianos mécaniques scandant le voluptueux balancement de hanches de jolies filles.
Ceci n'est qu'une supposition, mais ce dont je suis sûr, c'est qu'ils n'étaient ni l'un ni l'autre, ces quatre braves matelots, ces quatre matafs, à la cérémonie de la Pointe Saint-Mathieu. Une audition leur avait suffi, ils ne voulurent pas encaisser une deuxième. Est-ce de la médisance ? Peut-être, mais j'ai même ouï-dire que l'un d'entre eux ayant été désigné pour faire partie de la compagnie d'honneur déléguée à l'inauguration préféra se faire porter malade plutôt que d'y assister.
Est-ce vrai, amis camarétois, à qui cette aventure arriva ?
JIM-E. SÉVELLEC(Cahiers de l'Iroise, n°12, janvier-mars 1965)