On aura constaté, sans trop en souffrir, mon assez long silence. Pour ne rien vous cacher - ce n'est pas le genre de la maison -, je fus pris d'un violent accès de misanthropie qu'aggrava l'arrêt, il y a quinze jours, de ma très-active tabagie. Je trouvais, et trouve encore un peu, les gens bien décevants. J'étais donc résolument décidé à creuser mon désert, indifférent désormais aux babillages des célimènes, lorsque je reçus, inattendu, le sixième numéro de la belle revue d'Esther Flon, Le frisson esthétique, qui me fit sortir la tête du sable. Je ne m'attarderai pas sur la couverture de cette livraison, trop ornée et trop rose à mon goût, pas plus que sur le choix d'Amélie Nothomb, posant en héroïne manga poudrerizée, pour en donner la couleur. Je passerai vite parce qu'Amélie Nothomb y cède presque aussitôt la place à Colette. Certes, je ne suis guère sensible à la prose de l'auteur du Blé en herbe, et je dois avouer que l'ayant peu lue, sa biographie ne m'a jamais interpellé; mais les documents par lesquels s'ouvrent véritablement ce dernier numéro du frisson esthétique sont trop sensibles pour me laisser de marbre et ne pas retenir mon attention. Il y a d'abord ce récit que fait Irène Le Cornec de sa première rencontre avec Colette, au cours duquel cette dernière se montre maternelle et pleine de tendresse envers sa jeune consoeur, en quelques lettres incorporée dans son zoo personnel et polymorphe : "De par votre charmante nature de chèvre romantique, je suis portée à vous ranger parmi les êtres que l'on ne doit pas laisser seuls cinq minutes..." ou "Vit-on jamais gazelle plus combative que vous !" - n'y avait-il pas déjà quelque corne dans le patronyme d'Irène ? C'est une tout autre Colette que ses lettres retrouvées à Roger Ferdinand (1898-1967), président de la Société des auteurs, nous font découvrir, une Colette affaiblie, bientôt immobilisée par la maladie, remerciant avec pudeur et un reste de coquetterie son cher "Père Noël" pour les allocations versées. Le temps était loin où Colette, en tintin reporter, embarquait à bord du Normandie pour couvrir la première traversée du paquebot (29 mai-3 juin 1935). Elle qui avait fréquenté le monde, le parcourait, à la fin de sa vie, sur un fauteuil roulant que poussait fidèlement son mari Maurice Goudeket. Et les deux photos la représentant page 15 font un raccourci assez cruel : on la voit d'abord au sommet de l'Empire State Building, en 1935, dominant New York, puis sur son fauteuil à Deauville en 1953 au milieu des parasols obstruant l'horizon. On l'aura compris, si Amélie Nothomb était un prétexte pour parler de Colette, Colette est un prétexte pour parler de la Normandie : Irène Le Cornec, Roger Ferdinand, les clichés des frères Seeberger, Jules Barbey d'Aurevilly, la nouvelle fantastique du Vicomte de T., tous Normands. Comme Remy de Gourmont qui préside, bien entendu, au frisson esthétique, avec un article retrouvé, paru initialement dans La Dépêche, sur "La Gourmandise" (le thème de cette sixième livraison), et une délicieuse étude de Nicolas Malais, spécialiste ès Curiosa, qui introduit La Physique de l'Amour, livre essentiel d'un grand écrivain :
"Physique de l'Amour est l'oeuvre d'un sceptique. Une méthode pour ne pas être dupe de nos instincts, où Gourmont invite le lecteur à tirer les leçons d'un étonnant bestiaire érotique. Curiosité ou curiosa ? Difficile de trancher. L'ouvrage contient en tout cas des passages d'un érotisme décalé, et d'un humour très cru... Darwin était en effet bien trop pudibond, nous explique l'auteur. Littéralement, le temps est venu d'appeler un chat un chat !"
Les critiques ont peu noté l'humour de Remy de Gourmont. Humour noir, dit justement Nicolas Malais. Ce n'est pas le moindre mérite de cette présentation que d'en signaler l'existence au lecteur.
Autre Normand, présent au sommaire de ce numéro, Christian Buat, qui y donne une autre de ces nouvelles : L'Absente de tout bouquet. Je le lui ai déjà dit : j'espère qu'un jour quelque éditeur aura l'idée excellente de lui proposer d'en composer un recueil. Parce que j'aime ces courtes proses, modernes en ce qu'elles poursuivent les recherches symbolistes, épuisant le narratif au bénéfice du poétique. Il faut dire que Christian Buat est gourmontin. Il est le concepteur et le maître-entoileur du site des Amateurs de Remy de Gourmont, dont le premier bulletin papier vient de paraître, chez SCRIPSI, petite maison tout à fait artisanale.
Le principe en est simple : un court texte de présentation suivi de textes regroupés thématiquement. Ici : "Le mont Saint-Michel vu par Remy de Gourmont", 24 pages qui font un livret tiré à 50 exemplaires seulement. Les textes couvrent une période longue, puisque le premier, un post-scriptum à Emile Barbé date de la fin novembre 1878, et que le dernier, un article de La Dépêche, fut publié le 23 janvier 1911, témoignant d'un intérêt jamais démenti pour l'île magique, ses transformations architecturales et touristiques qui soulevaient chez notre ermite de la rue des Saints-Pères (misanthrope, par défaut), quelques réserves, mais juste esquissées dans les dernières années, car "tout est contradictoire. C'est une nécessité de vie. La foule gâte le Mont Saint-Michel et sans la foule il vivrait à peine". L'île souventefois fréquentée dans sa jeunesse devient, avec le temps, alors qu'elle lui échappe physiquement, un lieu privilégié de son imaginaire romanesque : il sert de décor au chapitre XVIII de Merlette (1886), puis apparaît dans Le Songe d'une femme (1899). Remy de Gourmont, dans sa cellule parisienne, en fut le moine exilé :
"J'ai vu les ruines du vieux cloître où poussaient des herbes folles, le vieux cloître dolent si gracieusement refait en sucre blanc, comme par un confiseur, la rude salle des Chevaliers aux Peintures effacées (maintenant elles sont toutes neuves), le cachot de Barbès, grand comme une cage, la Merveille froide et nue, où les siècles sommeillaient dans le silence !Pour moi le Mont Saint-Michel n'est plus qu'une vision."
Empressez-vous donc d'acheter le dernier frisson esthétique et le premier bulletin de chez SCRIPSI pour une visite littéraire de la Normandie, vous n'aurez plus qu'à suivre le guide; il a pour nom : Remy de Gourmont.
1 commentaire:
dis dooonc... ce que vous écrivez, ben c'est beau...
c'est long, mais c'est beau.
(d'ailleurs j'ai pas fini)
parce que c'est long.
mais c'est beau.
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