mercredi 27 juin 2007

De ma Bibliothèque (1) : les "Mémoires en vrac" de Jean Ajalbert


Jean Ajalbert (1863-1947) fut l'un des premiers amis "littéraires" de Saint-Pol-Roux. Ils se rencontrèrent, vers 1883, sur les bancs de la Faculté de Droit; le Magnifique ne s'appelait encore que Paul Roux, jeune homme fraîchement débarqué de sa Provence natale. Il ne se passionnait pas pour l'ambiance studieuse des amphithéâtres et lui préférait celle, plus enivrante, des théâtres parisiens. Aussi écrivait-il plus qu'il n'étudiait : des monologues, des vers, récités par de bons comédiens (Galipaux, Homerville, Marie Hamann), et publiés en fines plaquettes, chez Ghio ou Ollendorff, à compte d'auteur.

C'est un même intérêt pour la poésie qui rapprocha les deux étudiants. Il n'était pas alors question, pour l'un comme pour l'autre, de révolution décadente ou symboliste. Leurs goûts les portaient naturellement vers Victor Hugo et les parnassiens : Ajalbert, futur poète des faubourgs et de la vie populaire, préférait François Coppée, quand Roux trouvait en Léon Dierx, Catulle Mendès et Leconte de Lisle, les promesses d'un meilleur avenir. Quoi qu'il en fût de ces différences électives, leurs deux noms figurèrent, côte à côte, aux sommaires de quelques-unes des petites revues parnassiennes de l'époque. Puis vinrent la Pléiade et le symbolisme auquel les deux condisciples apportèrent leurs touches personnelles.

Quelques courtes années après le tonnerre poétique de 1886, Ajalbert abandonna les vers et, proche des Goncourt, se lança, avec un certain succès, dans une carrière romanesque. De la soixantaine de volumes qu'il publia, on ne trouve plus guère aujourd'hui en librairie que deux ou trois titres, ses romans exotiques : Sao van Di et Raffin Su-su, moeurs laotiennes, et ses Veillées d'Auvergne.

C'est en 1938 qu'ont paru, chez Albin Michel, ses Mémoires en vrac (au temps du symbolisme - 1880-1890). Bellement illustré, l'ouvrage retrace, sur plus de 400 pages, les premières années de son auteur, des prémices du symbolisme à l'enquête de Jules Huret sur l'évolution littéraire. On y passe de cafés en salons, on y feuillette des petites revues, on assiste à quelques duels célèbres, on y croise la plupart des protagonistes du mouvement dont Ajalbert brosse des portraits tour à tour émouvants ou amusés, souvent empreints de nostalgie, tel celui qu'il consacre à son vieil ami Saint-Pol-Roux (pp. 222-223) :


"Nous restons quelques-uns - et je veux envoyer le bonjour à mon condisciple de l'Ecole de Droit, Paul Roux, devenu Saint-Paul, puis Saint-Paul Roux, puis Saint-Pol-Roux-le-Magnifique! A quelques cours, je voisinais avec un magnifique garçon, à la barbe, aux cheveux noirs et drus, aux yeux larges, et doux, qui sortait de sa serviette des plaquettes, signait des dédicaces, des monologues, ("Rêve de Duchesse", dit par Mlle Bartet.) Tout-à-fait province! ne rêvant qu'Odéon et Comédie Française. Il devait succomber vite à la contagion du Symbolisme. Etudiant bien renté, à qui sa famille envoyait de saines victuailles, il ouvrait largement sa porte et nous révélait la cuisine méridionale. La "Pléiade" dispersée, le Provençal s'est retiré dans la lande sauvage de Camaret, où vont le saluer quelques articles, de plus en plus espacés, de juvéniles admirateurs de la "Dame à la Faulx"... Mais que peuvent lui importer ces suffrages tardifs, à lui qui, doucement et tout de suite, s'est auréolé de la sorte : Saint-Pol-Roux-le-Magnifique..."

vendredi 22 juin 2007

Le frisson esthétique

Le frisson esthétique fête avec son très achevé n°4 (printemps 2007) sa première année d'existence. Esther Flon(1) est en passe de gagner un pari, entre tous difficile, celui d'imposer une "petite revue" de haute tenue - dans la lignée de celles qui naquirent à l'époque symboliste et essaimèrent tout au long de la première moitié du XXe siècle. On ne peut s'empêcher, en effet, à la lecture sensuelle des quatre livraisons, de songer au beau papier et à la qualité des sommaires de La Plume, de la Revue Blanche, de l'Ermitage, du Mercure de France, ou de la Vogue de 1886. C'est d'ailleurs à cette dernière que le titre, soufflé par l'ombre tutélaire de Remy de Gourmont, renvoie. L'écrivain de la rue des Saints-Pères avait écrit, dans ses Promenades littéraires (4e série) : "J'étais resté assez étranger au mouvement dessiné par mes contemporains, vivant très solitaire, en de peu littéraires quartiers; ne connaissant que des noms qu'un écho parfois me renvoyait, ne lisant que des oeuvres anciennes, lorsque, tel après-midi, sous les galeries de l'Odéon, je me mis à feuilleter la Vogue, dont le premier numéro venait de paraître. A mesure, je sentais le petit frisson esthétique et cette impression exquise de nouveau, qui a tant de charme pour la jeunesse. Il me semble que je rêvai encore plus que je ne lus". Alors dirigée par Gustave Kahn et Félix Fénéon, la Vogue fut la plus révolutionnaire des premières "petites revues" symbolistes. Elle publia les Illuminations de Rimbaud, les premiers vers libres signés Laforgue et Kahn, le Thé chez Miranda de Jean Moréas et Paul Adam, mais aussi des textes capitaux de Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé et Villiers de l'Isle-Adam. Elle parvint à fédérer autour des grands aînés, contre la conception marmoréenne du Parnasse, toute une génération d'individualités assoiffées de modernité poétique. Si, aujourd'hui, il n'est plus à proprement parler de groupe ou de mouvement littéraire, des hommes et des femmes persistent toujours à maintenir l'exigence poétique à son plus haut période.

Poésie
Vivante - stop -
vagissement frisson
esthétique - non stop -

Et ils sont de plus en plus nombreux à répondre à l'appel d'air d'Esther Flon. Il suffit, pour s'en convaincre, d'ouvrir ce quatrième numéro "ferroviaire" : Hubert Haddad, G.-O. Châteaureynaud, trente-trois poètes (Bernard Noël, Michel Butor, Serge Pey, J.-P. Verheggen, Jude Stéfan, Bernard Heidsieck, Jacques Izoard, et Laurence Vielle et Valérie Rouzeau et Fabio Scotto et Gabriel Mwènè Okundji et Mireille Calle-Gruber et Julien Blaine et NIMROD et Hamid Tibouchi et Benoît Gréan et Alain Borer et Thierry Clermont et Dominique Dou et Antoine Emaz et François David et Gwenaëlle Stubbe et Jacques Demarcq et Gabrielle Althen et Abdellatif Laâbi et Jean Miniac et Franck Bouyssou et J.-P. Dubost et Marc Delouze et Joëlle Pagès-Pindon et Arianne Dreyfus et Pierre Caizergues) qui prennent le train - Arlette Albert-Birot CHEF DE GARE -, Geneviève Moll, Christian Buat (le ferroviaire intime se met en branle - dernier appel avant départ - montez en marche s'il le faut), etc., etc., etc., puis qui s'y mêlent - Rapide Passé-Présent, le temps s'éperd - Guy de Maupassant, Alphonse Allais, Gus Bofa, Lucie Delarue-Mardrus, et Saint-Pol-Roux...

...dont voici "L'OEil Goinfre" composé dans le train qui le ramenait, de Marseille, à Paris. C'est un des poèmes en prose de La Rose et les Epines du Chemin, premier tome des Reposoirs de la Procession, nouvelle série(2), qui parut au Mercure de France en 1901. Son écriture semble néanmoins bien antérieure à cette date et remonte probablement à juin ou juillet 1891, lors de son retour de Provence d'où, quelques semaines plus tôt, il avait lancé son Magnificisme, sous les espèces d'une épistole-manifeste à Jules Huret publiée à l'occasion de l'Enquête sur l'évolution littéraire; Saint-Pol-Roux y marquait ses distances par rapport au symbolisme et se positionnait à l'avant-garde poétique de son époque. Car "l'OEil Goinfre" apparaît bien comme une illustration virtuose de l'idéoréalisme proclamé dans la lettre à Huret, de cet "En avant !" dont, à l'instar de Rimbaud, le poète avait fait sa devise.

Un élément du paratexte pourrait néanmoins contredire cette datation : la dédicace à Henri Degron qui, en 1891, ne fréquentait pas les milieux littéraires parisiens. Né, vingt ans plus tôt au Japon, ce dernier ne se fit connaître des cénacles qu'en 1894, année où il créa, avec Tristan Klingsor une petite revue, Les Ibis, qui s'inscrivit, parmi les premières, dans le mouvement de réaction contre le symbolisme; auteur de recueils aujourd'hui introuvables (Corbeille ancienne, 1895; Pèlerinages vers l'automne, 1898), il devint, à partir de 1896, critique à la Plume, où il donna des "Paysageries littéraires". Le 15 mars 1900, il consacra, avec enthousiasme, sa chronique à "une oeuvre énorme, prodigieuse", La Dame à la Faulx de Saint-Pol-Roux; l'année suivante, il dédia au poète ses Poèmes de Chevreuse (La Plume, 15 mars 1901). Aussi, le Magnifique aura-t-il remercié Degron de son admiration en lui dédiant, à son tour, "l'OEil Goinfre" recueilli dans La Rose et les Epines du Chemin, volume imprimé en août 1901.

Il faut lire ce poème extraordinaire, émouvant, panique, futuriste avant la lettre, outrancier comme un poème de Benjamin Péret :

Ce pendant qu'on sable le champagne, roederer du jet d'eau des parterres aristocratiques, cliquot des pommes d'arrosoir et des lances de voirie, montebello des cascades chutant d'un roc à pic, savourons la chantilly de ce lavoir écumant, le sorbet des drapeaux de mairie, les gaufrettes des toits d'ardoise, les croquembouches des boues séchées, les mosaïques fruits-confits des vitraux de basilique, et gloutonnons l'éparpillé dessert des alentours...

Et il faut le lire, entouré des autres contributions de ce numéro ferroviaire qui prouve que dans le train de la poésie, les vibrations du Verbe, poursuivis malgré les aiguillages et les cahots, sont la vie même, un petit frisson esthétique parcourant l'échine des siècles.

(1) Esther Flon est la fondatrice et la directrice des "éditions du frisson esthétique". Elle a réédité il y a un peu plus d'un an, en un magnifique volume postfacé par Christian Buat, Sixtine de Remy de Gourmont, et nous annonce, comme imminente, la parution d'Un Coeur Virginal, du même auteur.
(2) Saint-Pol-Roux publia un premier tome de poèmes en prose, intitulé Les Reposoirs de la Procession, en 1893; le projet initial comptait déjà trois volumes - mais les deux suivants ne furent pas édités, faute d'argent. A partir de 1901, le Magnifique reprit ce titre générique sous lequel allaient être réunis trois nouveaux recueils : La Rose et les Epines du Chemin (1901), De la Colombe au Corbeau par le Paon (1904), Les Féeries intérieures (1907).

mercredi 20 juin 2007

Carlos Larronde (1888-1940) Poète des ondes, par Christopher Todd



La fin du XIXe et les premières années du XXe siècle furent si riches en mouvements poétiques et intellectuels, si agitées par des hommes et des femmes désireux de jouer un rôle actif dans la République des Lettres, que notre histoire littéraire, telle qu'elle s'écrit aujourd'hui, est inapte à rendre à chacun la place non usurpée qui lui revient. La longue théorie des oubliés, petits et grands, défile dans les lacunes de l'histoire, attendant qu'un chercheur ou qu'un amateur curieux les tire l'un après l'autre de l'obscurité pour les rendre au grand jour. Saint-Pol-Roux eut cette chance, dont l'oeuvre rencontra, dès la fin des années 1960, la presse à bras de l'éditeur René Rougerie. Et c'est aujourd'hui celle de Carlos Larronde, que les spécialistes ne connaissaient plus que comme père du poète Olivier Larronde; car sa monographie, signée Christopher Todd - professeur émérite à l'université de Leeds - vient de paraître, avec le concours de l'INA, aux éditions de L'Harmattan.

Carlos Larronde qui fut poète, critique littéraire, homme de théâtre, maître-verrier et l'un des pionniers de la radiodiffusion, eut le malheur de mourir à une époque où les menaces de l'actualité ne permettaient aux journaux de n'accorder aux poètes morts, en guise de nécrologie, que de minces entrefilets dont le temps ne tardait pas à effacer l'encre. Pourtant l'importance de Larronde, entre les deux avant-guerre, ne fut pas négligeable. Girondin, il avait cofondé, en 1911, avec son ami Olivier Hourcade, Les Marches du Sud-Ouest - revue régionaliste d'action d'art pour promouvoir le cubisme et les poètes qui poursuivaient les recherches du symbolisme. Car, l'un des rares en cette époque où il était déjà beaucoup question de classicisme, il avait compris combien la modernité poétique devait aux meilleurs d'entre les symbolistes. Aussi, en complément de la revue, Hourcade et Larronde organisèrent, à l'occasion du Salon d'Automne des Artistes Girondins de 1911, des festivals Claudel, Remy de Gourmont et Verhaeren, oeuvrant à la diffusion des meilleures productions théâtrales du temps auprès d'un public assez peu au fait de l'évolution littéraire; des manifestations Mallarmé, Ephraïm Mikhaël, Vielé-Griffin, Gide, Paul Fort et Saint-Pol-Roux avaient été planifiées pour l'année suivante. On voit que, dès ses débuts, Larronde n'envisageait pas la poésie sans sa mise en voix, et le théâtre, cette poésie vivante, revêtit pour lui, dès ses débuts, une importance considérable. Une conception qui devait naturellement le rapprocher des grands aînés admirés, et, parmi eux, de Saint-Pol-Roux dont il avait été question de monter La Dame à la Faulx à la Comédie Française quelques mois auparavant, et à laquelle devait s'intéresser, pour quelques semaines encore, Jacques Rouché, le directeur du Théâtre des Arts.

Il est bien difficile de dater avec exactitude les premiers contacts entre le jeune poète bordelais et le Magnifique, installé, depuis l'été 1898, en Bretagne; on peut néanmoins supposer que Larronde ne tarda pas, une fois arrivé sur Paris et pris ses habitudes à la Closerie des Lilas, à lui écrire. Il doit exister quelque part une abondante correspondance dont Jacques Goorma, qui en cite plusieurs extraits dans sa postface au Tragique dans l'Homme (Rougerie, 1984), nous a fait entrevoir l'importance. Restent quelques lettres conservées dans diverses bibliothèques (Doucet à Paris et BM de Brest) qui témoignent d'une amitié solide de près de trente ans entre les deux hommes, amitié qui naquit dans les premiers mois de 1912. Toujours avec l'ami Hourcade, Larronde avait lancé en février de cette année La Revue de France et des pays français, prolongement des Marches du Sud-Ouest. L'horizon de cette dernière s'en voyait élargi et un long article de Dorsennus (Jean Dorsenne) sur Saint-Pol-Roux "précurseur" parut dans la cinquième livraison de juin, alors que Larronde conférenciait à Bordeaux et donnait au public de la capitale girondine, avec le concours de Charles Léger, la lecture de scènes extraites de La Dame à la Faulx. Quelques semaines plus tard, le Magnifique recommandait chaleureusement à Antoine son "excellent camarade" Carlos Larronde. Durant les mois qui suivirent, le jeune poète tenta de convaincre Saint-Pol-Roux d'autoriser la représentation de sa grande tragédie par L'Astrée dont le but était de jouer des oeuvres modernes méconnues devant la critique et le public parisien. "Pardonnez à mon affection sa franchise, écrivit Larronde à son grand ami, le 15 janvier 1913 : Elle vous supplierait si une occasion éclatante se présentait de monter la Dame pour trois soirs, elle vous supplierait d'en profiter. Trois triomphes devant des salles de poètes sont tout. Vingt-sept demi-succès, demi-compréhensions devant la foule ne sont rien.", présentant comme illustration de ses dires la réception des récentes manifestations que ses compagnons et lui consacrèrent à Claudel : "Oui notre lecture de l'Otage a eu beau succès et les trois représentations de l'Annonce à l'OEuvre ont eu un effet retentissant et radieux, vanté par toute la presse (...). Je suis bien de votre avis sur le dogmatisme du merveilleux Claudel. Je préfère hautement votre philosophie lyrique du Divin dans l'Homme." (Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Ms-Ms 22936). Saint-Pol-Roux ne resta sans doute pas insensible devant une telle détermination. Et, si La Dame à la Faulx ne fut pas montée, Larronde fit représenter, le 23 mars 1914, par le Théâtre Idéaliste récemment créé, deux monodrames du poète : Les Personnages de l'Individu et L'Ame noire du Prieur blanc. Malheureusement, la guerre ne permit pas à l'entreprise dramatique de se développer et empêcha la publication, chez Figuière, en plusieurs volumes, de l'oeuvre théâtrale du Magnifique, sous le titre repris plus tard par Rougerie : Le Tragique dans l'Homme. Cette édition qui recueillait pièces anciennes et nouvelles était pourtant prête, et Carlos Larronde en avait, au cours d'une des meilleures études qui fut consacrée au poète, annoncé la parution dans un numéro de Vers et Prose (janvier-mars 1914).

Malgré la guerre, Larronde poursuivit son entreprise théâtrale, associé à Louise Lara et Edouard Autant, fondateurs du comité Art et Action. Dans une lettre du 28 janvier 1917, conservée à la Bibliothèque Municipale de Brest, il en exposa l'ambition à Saint-Pol-Roux : "Il faut qu'une génération solidaire (...) jaillisse de cette guerre pour nous refaire une France créatrice. Nous en voyons tous la nécessité et nous sommes en train, d'accord avec ceux qui combattent, de nous fédérer entre jeunes - et jeunes aînés! / Donnez-nous votre adhésion, ô vous le Juvénile. Notre titre : Art et Liberté. [...] Nous avons eu notre première séance dimanche dernier. Vielé-Griffin s'y est vu rendre hommage. Vous aurez le vôtre." Le poète idéoréaliste qui ne cessa d'encourager les innovations des jeunes, bien sûr, y adhéra, et des lectures de scènes extraites de La Dame à la Faulx furent programmées. Cette moderne initiative influença peut-être en retour le projet de Saint-Pol-Roux de créer une association dramatique, La Beauté Nouvelle, dont l'objet aurait été de "représenter les grandes oeuvres d'avant-garde" (lettre du 18 mars 1920 à Louise Marion, coll. HRHC); il espérait grouper autour de lui "de jeunes personnalités enthousiastes, telles que [s]on cher Larronde", à qui il comptait offrir "une direction de la scène". Il faut dire que ce dernier, aguerri au théâtre avant-gardiste, avait manifesté tant de soutien à son "Magnifique Ami", alors que revues et journaux ne parlaient plus guère de lui, qu'il devait naturellement s'imposer dans l'esprit de Saint-Pol-Roux comme le plus compétent pour mener à bien une telle entreprise, restée malheureusement à l'état de projet.

Aucun indice ne permet de préciser quelles furent exactement les relations entre les deux hommes entre 1921 et 1936. Ils semblent s'être rencontrés à plusieurs reprises, peut-être à Camaret où Larronde avait rendu une première visite à son aîné en septembre 1913, profitant de son voyage de noces, et lors des rares séjours parisiens de Saint-Pol-Roux. Aucune lettre, datant de cette période, n'est conservée dans les bibliothèques. Il est vrai que, de 1921 à 1929, Larronde s'était éloigné de la littérature pour devenir artisan, et apprendre avec acharnement le métier de maître-verrier auquel son intérêt pour l'alchimie ne devait pas être étranger. Lorsqu'il réapparut à Paris, au début des années 1930, son intérêt pour la poésie vivante n'avait pas décru. D'abord, critique radio à l'Intransigeant, puis radio-reporter, il organisa des causeries radiodiffusées de poètes et s'imposa comme l'un des premiers créateurs de théâtre radiophonique qui, par sa nouveauté et ses caractéristiques spécifiques, constitue l'un des théâtres les plus intéressants d'avant-guerre. Ce nouveau média, au succès croissant, Larronde l'employa au service de la poésie et des poètes. Par son entremise, Saint-Pol-Roux vint enregistrer, dans les studios de Radio-Paris, une causerie sur le symbolisme, en juin 1936, à l'occasion du cinquantenaire du mouvement. Des lectures de ses poèmes furent maintes fois diffusées; et La Dame à la Faulx ne dut pas être oubliée.

La mort seule mit un terme à cette poétique amitié ; les événements voulurent qu'ils disparaissent la même semaine d'octobre 1940, à quatre jours d'intervalle. Saint-Pol-Roux avait très tôt compris l'importance de la voix, de cette énergie poétique, créatrice de mondes nouveaux. Tout au long de sa vie, Larronde n'eut pas d'autre ambition que d'affirmer et d'illustrer cette conception essentielle de la poésie. Aussi faut-il saluer Christopher Todd pour le travail de longue haleine qu'il nous livre aujourd'hui; je me suis ici contenté de produire une glose de spécialiste qui ne rend pas compte de l'étendue de cette étude; car, en même temps qu'à celle du "Poète des ondes", c'est à une meilleure compréhension de la vie intellectuelle du premier demi-siècle que cette monographie nous convie.

lundi 18 juin 2007

Un peu de lyrisme en guise de préambule



Tout ce que j’aime est jeune et ne saurait vieillir.
Tout ce que j’aime vit. Tout ce que j’aime est là.

Ouvrir un livre de poète… geste anodin apparemment, facile même, peut-être, si on considère la quantité négligeable d’énergie libérée par l’écartèlement des pages ; mais geste autrement plus décisif que celui, a priori semblable, qui fait surgir, sous des yeux blasés, les premières lignes compactes d’un roman. Je n’aime pas ce qui finit. Les structures fortes ou fermées. Je n’aime pas que l’on m’impose, en lieu et place d’un monde, le dit réel, étouffant, inhibant, un monde fait de mots qui ne présente d’alternative que la représentation, fût-elle critique, de ce réel étouffant, inhibant. La page minutieusement barrée de gauche à droite, sans autre repos pour l’œil que de maigres alinéas, me fait l’effet de cet exercice de maternelle – colorier en noir le rectangle sans dépasser – dont le but est de détecter, précocement, les individus qui tendent à sortir du cadre.

Je n’aime pas plus cet autre excès qui consiste à laisser le rectangle et ses marges presque vides, par timidité ou conformisme, parce qu’on sent qu’il y a dans l’acte de déposer le feutre sur la feuille une violence qui engage bien autre chose que la promesse d’un bon point, et que la mine appuyée pourrait bien découper une fenêtre en lieu et place du rectangle, une fenêtre donnant justement sur ce que le coloriage devait protéger.

La poésie est ouverture, étymologiquement création, action de créer. Le poème opère. Quelque chose est en train de se passer sous mes yeux. Les coups de ciseaux gravissent l’air… On m’avait dit pourtant qu’il n’y avait rien de plus réel que l’impalpable du ciel – qui se déchire ici comme un rideau. Les coups de ciseaux gravissent l’air… Un monde nouveau se découvre et il déborde la plaie céleste. Saint-Pol-Roux parle; Saint-Pol-Roux écrit et ce sont de larges pans de représentation qui chutent à mes pieds sous les coups de ciseaux qui gravissent l’air… Je n’ai plus devant moi, rêveillé, que le présent du désir, tendu incessamment vers sa réalisation.

A mon sens, nul plus que Saint-Pol-Roux n’aura aussi magnifiquement couru l’aventure poétique, tout entier abandonné à l’ivresse du langage et cognant contre les murs qui frissonnaient parce que de carton-pâte; lui dont le nom, dans les dernières années du XIXe siècle, apparaît au bas de presque toutes les pétitions en faveur des anarchistes, qui jeta des pelletés d’or en fumier à la Terre et les jambes de Cydalise-la-bourgeoise aux cochons, qui avait conçu sa réponse à l’enquête de Jules Huret comme une bombe étincelante ou un obus de perles mettant en pièce les nombrilistes du Symbolisme. Car Saint-Pol-Roux le Magnifique fut aussi Saint-Pol-Roux le terrible, premier héraut de l’individualisme révolutionnaire, dressé contre les assis d’une République des Lettres au nez posé sur cette machine à coudre de ce qu’on entend nommer la littérature. Et il s’était lancé naïvement, c’est-à-dire avec orgueil, à l’assaut de l’école symboliste en formation, cette Suisse de la poésie; aussi de l’Odéon, demandant à Mirbeau de soutenir sa candidature révolutionnaire; et, pour chacune de ces batailles, le même programme toujours : l’Avenir. La Poésie de demain, le titre que Saint-Pol-Roux avait choisi, dès 1890, pour une revue qui ne verra pas le jour et qu’il devait diriger, pouvait rappeler l’ouvrage théorique de Charles Morice, La littérature de tout à l’heure, c’était là encore pour mieux s’y opposer terme à terme et le renvoyer à ses mesquines limites spatio-temporelles.

Qu’à partir de Baudelaire la poésie soit entrée en force dans le roman, dans le théâtre, dans la critique; que les frontières génériques aient fini par céder, c’est un fait. Saint-Pol-Roux y eut sa part et je la sais grande. Mais comme toutes les révolutions, celle-ci a également succombé à l’embourgeoisement, et l’assassinat du concept « classicisme », avec ce que cela suppose de persistante chouannerie, a donné naissance à un nouveau poncif historique qu’il convient de baptiser « modernité », avec ses dates, ses règles, ses grilles de lecture et ses modes d’écriture. Genèse bis, c’est le temps, après celle du divin et de l’homme puis de l’homme et du monde, de la séparation irréparable du signe et de la chose. C’est le temps de la chute toujours recommencée et c’est le temps du désespoir. Or, une voix s’est élevée qui prit appui sur les chuchotements musici-ens, sur les blancs, sur le silence excuse de la mort, une voix qui criait des choses très belles que personne d’ailleurs ne comprenait, et agrippant l’horizon : le poète corrige Dieu et le poète, père d’êtres et constructeur de mondes, réalisera moyennant les reliefs cueillis entre la nature et les idées avec qui tout poète a passé un contrat synallagmatique, d’après quoi les contractants s’engagent à s’attirer réciproquement, ainsi que sur un trépied indivis, pour une collaboration plénière et simultanée, – l’art consistant à confronter les notions humaine et divine aux fins d’en faire jaillir une lumière libre, vierge, inconditionnelle, en dépit de ses suborigines effacées peu à peu par le flamboiement nouveau. Ondulatoire, corpusculaire, bactériologique, radioactif est le poème est le poète dont la lyre agit d’autant plus immédiatement qu’elle est corps humain. Ce qui est construit, vit, continue de vivre. Le poème est un être vivant puisqu’il est parlé, que je vois les images – choses en devenir. Une fois qu’il existe, quelque chose de plus pèse sur la terre. N’en doutons plus, il revient avant tous autres à Saint-Pol-Roux, son cœur enchâssé dans le Soleil, d’avoir fondu l’envahissant glacier mallarméen et, frottant les mots les uns contre les autres jusqu’à ce qu’ils s’embrasent, remis le beau langage en marche.

Il y a la liberté. Qu’est-ce qui pourrait m’empêcher – la frontière est l’expression la plus grossière de la Ligne, parente concrète de la Loi – d’entendre aboyer le mot « chien » sinon lui-même, occupé à mâcher une tête de truite ou un os de chevreuil ? Non pas Orphée, Amphion, le Magnifique a pris le monde entre ses mains, y a posé sa langue; et voici que ses pouces lui donnent l’informe du désir qui n’est de la forme que pour les traducteurs. Ce que Saint-Pol-Roux a voulu dire, soyez certain qu’il l’a dit. Ne savez-vous donc pas que poésie est vérité ? que pour des yeux sachant voir, et non pour des lecteurs sachant lire, sous l’action de cette encre séminale, tout, oiseaux, musique, végétations, édifices, bétail, s’orna de vie positive, là, sur le parchemin qui, graduellement amplifié, recouvrait maintenant le plateau entier, véritablement ? Allons, mesdames, messieurs, vous si pressés de croire en Dieu, vous refuseriez l’apocalypse joyeuse de la voix humaine ? De la Colombe au Corbeau par le Paon, entrez donc dans l’idéoréaliste ronde de l’alchimie verbale, voyez l’image ou bien la transfigure : l’albedo se change en nigredo, la pierre philosophale en « materia prima », et inversement, et inversement, et inversement... L’écureuil de vos yeux tournent un rond d’enfer… mouvement perpétuel de la parole poétique… ascendance du désir qui ne s’achève pas…

Ô i-ma-gi-na-ti-on, prolongement de l’être qui se réalise, vérité de demain, EN AVANT ! Saint-Pol-Roux a mis le monde – mot onde – en marche sur l’alphabétique voie du dictionnaire brouillé. Qu’aujourd’hui, certains découvrent qu’il y a du corps aussi dans la voix, bien. Autopsie d’une vieille fille. Mais Saint-Pol-Roux a dit et Saint-Pol-Roux dit que le Style c’est la Vie et il dit la théorie des cinq sens et il plante son œil goinfre dans le dire du réel et c’est encore pour mieux le manger, pour mieux l’imaginer, pour mieux le surcréer. Le poète est un vivant qui naturellement produit de la vie. Genèses, réalité est devenir, réalité est désir qui crée de même. Ce qui n'est pas désiré n'existe pas, ou s'il existe, cessera d'exister dès le désir satisfait (accompli). La possession tue l'amour. Tout ce qui n'est pas demain est mort déjà ou va mourir. D’où la poésie, sortie des rythmiques entrailles de la vie, se définissant comme relance constante vers l’avenir, d’où la poésie s’infinissant. Nous travaillons indivisément à un splendide devenir, gérondive étant la Beauté. Saint-Pol-Roux prononce l’inachèvement salubre du Verbe total et vivant parce qu’il n’est qu’un seul mouvement celui de la pensée ; alors adieu le pot-au-feu-roman, énergie dans la bibliothèque, alors adieu les livres petits ou gros, qui en devenaient les écrins, les reliquaires, les prisons ou les tombeaux. Saint-Pol-Roux dirige, sur l’extrémité du monde, une symphonie verbale et 250 récitants, villageois bénévoles, puisque la poésie est collective, non le privilège d’un seul. Il dit encore la plasticité du Verbe, il dit qu’entendre c’est voir, premier lendemain. La Voix a commencé. Il dit la substance du Verbe se nomme la Voix. La Voix, cette lumière sonore des êtres, la preuve de la vie des êtres. Il dit La Voix et l’Idée s’accrochent, s’entremêlent pour former l’épissure de la Vie. Premier lendemain. La parole poétique chasse les bonnes paroles – J’ai défini la mode : le génie des imbéciles. La civilisation est la mode des modes – sauvagerie du Verbe retrouvée. La poésie n’évoluera pas, mais tout à coup sera mutée. Premier lendemain.

La vie divine à la merci de la vie humaine, le poète accomplit à rebours le geste magnifique; il réunit ce qui fut divisé, le Verbe et la Lumière ! parole radieuse annonçant l’accostage post-historique sur les lèvres devenues les rives amples de la Répoétique : Ainsi le poème s’est monumenté, équivalent d’une cathédrale, d’une ville, d’une armée, d’un peuple, d’un astre, d’un pays, d’un évènement humain, d’un phénomène divin. Par l’élan constructif (progressif), la multiplication des voix, il est allé du simple au carré, du carré au cube, de cube enfin se formulant en globe. Ouvrir un livre du poète, donc… c’est savoir sur quoi donne la fenêtre qu’élargit le vol des alouettes; c’est, oubliant le sens de lecture, assister au déploiement vertical d’un monde nouveau qui crève les yeux; c’est faire entrer, enfin, l’avenir…

Nota : Le théâtre et les recueils du poète, ainsi que de nombreux inédits fondamentaux, pas moins de 22 volumes, ont paru chez l’éditeur René Rougerie.