samedi 30 décembre 2017

Le blog cède la place au site de la Société des amis de Saint-Pol-Roux

On aura constaté que le blog des Féeries intérieures, qui fut à l'origine d'une belle aventure, n'est plus guère enrichi depuis maintenant de longs mois. Pour autant, nos travaux sur l'oeuvre et la vie du Magnifique n'ont pas cessé. Certes, non. Mais il faut bien avouer qu'il nous est devenu difficile d'animer à la fois l'association et un blog réclamant des publications - sinon quotidiennes - au moins régulières. C'est pour cela que nous fermons définitivement aujourd'hui, dix ans après l'avoir ouverte, la porte des Féeries intérieures. Que l'on ne soit pas trop triste néanmoins, car les billets publiés demeureront accessibles ; car, surtout, si une porte vient de se fermer, une autre vient de s'ouvrir, celle du site de la Société des amis de Saint-Pol-Roux, que nous incitons tous les amateurs du poète à venir pousser. Quand le blog était un long corridor aux murs tapissés de portraits et de paysages, le site nouveau, bien qu'encore jeune, est une maison aux pièces déjà nombreuses, à l'ameublement progressif, où les visiteurs, espérons-le, aimeront flâner et s'égarer.
Le blog est mort ! Vive le site !

mardi 27 octobre 2015

LE BULLETIN DES AMIS DE SAINT-POL-ROUX N° 5-6 VIENT DE PARAÎTRE

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Pour commander un ou plusieurs exemplaires du Bulletin des Amis de Saint-Pol-Roux n° 5-6, imprimez le bon de commande affiché ou demandez-en un au format pdf en envoyant un courriel à harcoland(at)gmail.com.

lundi 25 août 2014

Saint-Pol-Roux à l'honneur dans le dernier numéro d'Avel Gornog

Il y a un peu moins d'un mois, est parue la dernière livraison d'Avel Gornog, jolie revue entièrement dédiée à l'histoire de la Presqu'île de Crozon, et rédigée par des passionnés, soucieux de rigueur et de qualité. Ce n° 23 composé, pour l'essentiel, d'un copieux dossier consacré à Camaret-sur-Mer, réserve naturellement une place de choix à Saint-Pol-Roux. Ainsi est-il au centre de trois des dix-sept articles qui constituent le sommaire de la livraison.

Notre ami Marcel Burel, pilier de la revue et grand connaisseur de la période bretonne du Magnifique, en a signé deux. Le premier revient sur "l'incendie de la chapelle Notre-Dame de Rocamadour" qui survint le 25 février 1910 et dévasta le bâtiment. Très engagé dans la vie camarétoise, dans ses joies comme dans ses malheurs, Saint-Pol-Roux lança des souscriptions et fut nommé président du Comité de Restauration. Marcel Burel détaille les efforts effectués par le poète et les personnalités du petit port breton pour récolter l'argent nécessaire (pas moins de 10.000 francs), et nous apprend que la générosité du Magnifique prit pour l'occasion des masques bien surprenants...

Dans son deuxième article, Marcel Burel retrace "la guerre 1914-1918 [vue] à travers la correspondance de Saint-Pol-Roux à André Antoine". Ayant ici même consacré une série de billets aux relations entre les deux hommes, je ne m'attarderai pas sur les nombreux et passionnants détails que donne l'auteur sur la façon dont se renforça l'amitié entre le poète et le metteur en scène au cours de cette période tragique, et qui font un merveilleux complément à l'article en cinq parties que je publiai l'an dernier.

Si le nom de Saint-Pol-Roux n'apparaît pas dans la longue étude de Jean-Jacques Kerdreux sur "les conserveries de Camaret", je ne l'ai pas lu avec moins d'intérêt. Car la biographie du poète n'est pas sans rapport avec l'histoire de l'industrie sardinière de Camaret. On peut même affirmer que cette dernière joua un rôle capital dans l'existence du Magnifique. On se souvient, en effet, que Saint-Pol-Roux s'installa à Roscanvel - provisoirement, pensait-il alors - afin de se documenter pour l'écriture des Pêcheurs de sardines, pièce qu'il destinait à Antoine et qui avait justement pour toile de fond la grève des patrons pêcheurs qui entendaient ainsi protester contre les bas prix pratiqués par les usiniers. L'arrivée du poète sur la pointe de la Presqu'île, à la mi-juillet 1898, coïncide justement avec la reprise du conflit social. Il est amusant de voir l'auteur de La Dame à la Faulx agir ainsi en écrivain naturaliste. Le manuscrit du premier acte du drame - le seul que nous ayons pu retrouver à ce jour - truffé çà et là de références à des articles de La Dépêche, prouve que Saint-Pol-Roux s'était également mêlé aux pêcheurs, pour qui il prend manifestement parti, afin d'en rendre le pittoresque et le langage si particulier. Il sera intéressant de relire ce premier acte en le confrontant à l'article de Kerdreux et aux documents qui l'illustre... ce que je ferai prochainement.

Pour ma part, j'ai donné à la revue, "Saint-Pol-Roux, Divine et le C.A.M. de Camaret", article qui reprend avec quelques remaniements un ancien billet, et qui prouve une nouvelle fois l'engagement du poète dans la vie camarétoise et dans la guerre. Il y est question, notamment, des relations de Saint-Pol-Roux avec les pilotes du Centre d'Aviation Maritime installé sur le Sillon. Là encore, je ne ferai pas plus de commentaires, et me contenterai d'offrir, en addendum, un document retrouvé grâce à cet excellent site sur la Presqu'île. Il s'agit d'un hommage de Saint-Pol-Roux, publié dans La Dépêche du 18 juin 1917, au lieutenant Helluin et au quartier-maître Salaun, pilote et mécanicien du C.A.M. dont l'avion s'était écrasé le 9 juin.
On l'aura compris, je recommande vivement l'acquisition et la lecture de cette riche livraison d'Avel Gornog, dans laquelle l'amateur de Saint-Pol-Roux ne manquera pas de trouver matière à enrichir sa connaissance du poète. On pourra trouver le sommaire complet du numéro et le commander sur le site de la revue : http://www.avel-gornog.fr/.

mercredi 7 août 2013

Saint-Pol-Roux & André Antoine : l'amitié de deux citoyens de Camaret (V)

LES DIFFICULTÉS D’APRÈS GUERRE
L’une des solutions sérieusement envisagées par Saint-Pol-Roux pour régler ses problèmes financiers et améliorer l’état de santé de sa femme fut de vendre le Manoir et de quitter Camaret pour des cieux plus cléments. Il avait espéré, dès 1917, trouver un appartement à Paris où s’installer, mais cet espoir fut rapidement déçu. Au cours de l’année 1920, il décide d’abord de mettre en vente partie de son mobilier et de ses œuvres d’art à Drouot, aidé dans son entreprise par Jean Royère? avec le concours de Me Hubert ; puis, apprenant la vacance de la conservation du Musée des Beaux-Arts de Pau, il tente de trouver acquéreur pour le Manoir et présente sa candidature paloise. Dans ces deux entreprises, il peut compter sur l’assistance du fidèle Royère, et bien sûr, de son ami André Antoine, dont les relations dans les milieux d’influence peuvent s’avérer décisives. Le 28 septembre, Saint-Pol-Roux écrit donc à Antoine pour lui apprendre son souhait d’exil béarnais et lui demander d’appuyer sa candidature :
Outre que la destinée me pousse à vendre immeuble et meubles pour me libérer de passifs accrus par cette satanée après-guerre et pour doter un peu mes gosses auxquels il est temps de songer, il m’est indispensable de quitter un climat devenu dangereux pour ma femme dont la santé m’inquiète terriblement : son salut est dans le Soleil. Aussi – et c’est le motif de cette lettre – m’occupé-je d’aller dans le Midi. Pour cela, car il faut vivre, et des amis littéraires m’ayant avisé de la prochaine vacance de la "conservation" du Musée national de Pau (château où naquit Henri IV), je viens de solliciter ce poste de conservateur par une lettre à M. Honnorat, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. Les émoluments sans être énormes (6.000 fr, je crois) pourraient me suffire avec ce qui me resterait, et l’on a le logement, cela dans un climat fort recherché par les malades, station hivernale, etc… Mais il y aura maints compétiteurs, tu penses, et des parrainages me sont archinécessaires. J’ose faire appel à ton grand renom. Ne daignerais-tu me recommander au Ministre et, par surcroît, me faire chaperonner par tes amis Léon (sic) Barthou et Léon Bérard, anciens ministres, lesquels étant béarnais, donc de là-bas, me paraissent indiqués au chapitre ? Ainsi mes chances s’accroîtraient. Mon passé littéraire et peut-être encore mon activité en Bretagne serviraient à l’occasion d’arguments utiles, de garants, comme quoi je servirais décemment Henri IV et le Béarn. Après tout les poëtes sont des sortes d’ambassadeurs à ne pas négliger tout à fait. D’Esparbès, Haraucourt, Ajalbert et autres font plus pour leurs musées que les fonctionnaires de carrière. Ceux-ci gardent, ceux-là animent, ressuscitent, prolongent. Enfin tu vois le thème à développer, si tu veux bien m’assister dans ma tentative.
Nous n’avons pas la réponse d’Antoine, mais une lettre du Magnifique, datée du 2 octobre, ne laisse aucun doute sur sa collaboration au projet. Quatre jours plus tard, Saint-Pol-Roux reçoit une lettre du cabinet du Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts lui stipulant que la demande doit être adressée directement au Maire de Pau. Le poète écrit donc à la mairie, mais ce sera pour apprendre finalement, par retour de courrier, que le musée n’est pas vacant. Encore un espoir déçu. Quelques semaines plus tard, la déception sera plus grande encore, la vente du 22 décembre à Drouot donnant un résultat bien en-deçà des espérances. Et, malgré l’implication d’Antoine, le Manoir demeurera propriété de Saint-Pol-Roux.

Plusieurs années noires suivront, les dettes succédant aux dettes, alors même que Camaret se développe avec l’essor du tourisme ; et le poète pourra prophétiser, en 1921, devant l’afflux des estivants qui "s’annoncent comme devant bonder les hôtels du quai", et les "trois vapeurs fret par jour" que : "Camaret va se lawn-tenniser, et l’auto remplacer le mouton". En 1923, un nouveau deuil frappe Saint-Pol-Roux : Amélie meurt le 4 novembre à 54 ans. Elle repose au cimetière de Camaret où fut également enterrée la première femme d’Antoine. Après avoir reçu les condoléances de son ami, le Magnifique lui adresse une belle lettre toute à la gloire de leurs amours défuntes :
Mon vieil Ami, mon adorable Amélie dort à jamais, tout près de ta chère Pauline dont la tombe reçut, par Divine, le jour des funérailles, une des gerbes du cercueil maternel, comme un bonjour entre nos deux compagnes réunies. Après, ce sera nous, nous qu’elles ont servis, consolés, aimés. Ah ! ces veillées sur la dune par une tempête effroyable qui renversait les braves gens apportant leurs prières !.. C’était Toute la Mort, en vérité, dans et sur l’exquise fille de Paris qui charma, de sa grâce jolie, toutes mes solitudes : deux ans dans les Ardennes Luxembourgeoises, sept ans dans la Chaumière où naquit ta filleule, enfin depuis vingt ans bientôt sur notre tragique falaise. Comme tu parles admirablement du "départ de nos compagnes" et de "nos couchers de soleil" ! Elles n’auront su jamais combien nous les adorions à travers nos caprices et nos égoïsmes. La mienne m’avait suivi pour servir de son sourire merveilleux mon destin de poëte, mais au fond, va, c’était moi qui marchais dans son miraculeux sillage, et je souscris à cette phrase que m’adresse le grand cœur de Rachilde : "N’aviez-vous pas, en quelque sorte, sacrifié la gloire du poëte à votre cher amour et à votre belle famille dont la France pouvait être fière !" Si, quelque jour, parmi tes "pages" du matin, où j’ai déjà noté de véritables poëmes en prose, l’occasion t’est donnée de saluer les douces compagnes des chercheurs de beauté, n’omets point celle, si modeste, dont tu fus l’illustre témoin-de-mariage : la haute fierté de sa vie. Certes, ces compagnes effacées ne mourront point puisque, insensiblement, irrésistiblement, elles s’infiltrent dans nos travaux sous des expressions variées, et que les chefs-d’œuvre ne sont faits en somme que de leurs caresses.
L’horizon de Saint-Pol-Roux, en ces années d’après-guerre, apparaît donc bien sombre ; mais il n’est pas dans la nature du poète de s’abandonner au désespoir. L’admiration que lui professe, à cette époque, la génération nouvelle en la personne d’André Breton, autour duquel s’agrègent les jeunes écrivains du mouvement surréaliste en gestation, lui laisse entrevoir un avenir plus radieux. Dans les mois qui suivent le décès d’Amélie, Saint-Pol-Roux s’impliquera davantage encore dans la vie bretonne, fondant « "Les Chevaliers de la Table Ronde", appuyant le projet de Magda Tarquis ambitieusement intitulé "La Renaissance des Métiers de Bretagne", ou plus localement, en plaidant, avec succès, la clémence auprès d’Antoine pour deux jeunes cambrioleurs d’Armor Braz "manifestement égarés, précise-t-il, par le 7e art" ; quelques années plus tard, lors d’un nouveau cambriolage, autrement plus important, de la villa de son ami, Saint-Pol-Roux n’hésitera pas à endosser le costume de Sherlock Holmes.


Parallèlement à son investissement brestois et camarétois, le poète travaille à sa Répoétique dont la première manifestation poétique majeure sera ces Litanies de la Mer que René Rougerie vient de publier. C’est une œuvre sans précédent, même si elle présente des similitudes avec certains essais simultanéistes d’avant-guerre : une synthèse verbale pour orchestre vivant qui accomplit le vœu mallarméen de "reprendre à la musique son bien". Saint-Pol-Roux dirigera sa symphonie, interprétée par 250 récitants amateurs et bénévoles, le 12 juin 1927, sur la pointe Saint-Mathieu à l’occasion de l’inauguration du monument aux Marins morts pour la France. Il ne faut pourtant pas y voir une œuvre de circonstance, essentiellement locale, car le projet du Magnifique était de la produire devant de vastes auditoires. Il s’en ouvre à Antoine le 30 avril 1926 :
Je m’occupe des répétitions d’une sorte de "symphonie verbale" que j’espère bien diriger, l’hiver prochain, au grand amphithéâtre de la Sorbonne si par le doyen Brunot et le Musée de la Parole je puis obtenir cinq cent sinon mille récitants. Créer le Verbe total, le rendre vivant, voilà le gros avènement auquel s’attachera peut-être le nom du vieux Solitaire de tes dunes.
Les répétitions à Brest sont longues et difficiles, le poète n’ayant pu réunir aucun comédien professionnel mais seulement quelques dizaines d’amateurs. La première réalisation a lieu dans la salle des concerts Sangra, le 30 juin, où elle est bien accueillie :
Cette sorte de symphonie parlée, confie-t-il à son ami, a bien marché, et l’on a fort apprécié cette tentative neuve de Verbe massif. Ce fut laborieux, car je n’avais pas de vrais professionnels, mais uniquement des bonnes volontés profondément dévouées. J’espère présenter la chose à Paris, Lyon, Genève cet hiver.
Très rapidement, Saint-Pol-Roux associe Antoine à son ambition. On se rappelle que les « "Litanies de la Mer", extrait des Pêcheurs de Sardine qui figurera dans l’œuvre nouvelle, lui fut dédiée en 1903. Il lui demande, en prévision de l’audition à la Sorbonne, une conférence qu’Antoine, bien volontiers, accepte de donner. On en a confirmation dans une lettre datée du 25 octobre : « 
Certes, je ne perds pas de vue ma séance symphonique Paris-Lyon-Genève. Pour des raisons impérieuses de finances familiales à ma disposition et aussi, ma foi, de température moins hostile, je préfère situer ce mouvement sérieux fin février pour Paris, mars pour Lyon et Genève. J’irai à Paris un mois avant pour les très méticuleuses répétitions, d’abord pupitre par pupitre, puis demi-ensemble, puis ensemble général. C’est alors que je t’apporterai mes notes sur le Verbe intégral, lesquelles serviront à étayer la conférence que tu as bien voulu me promettre. Tu auras donc un grand mois devant toi. Je ne pressentirai qu’en novembre Ferdinand Brunot, doyen des Lettres à la Sorbonne pour lui proposer cette sorte d’apothéose verbale. Ce sera neuf et, j’espère, magistral si nous pouvons réunir quelques protagonistes de marque et d’imposantes masses de récitants. Il faut une bonne fois dresser le Verbe total et vivant en face des grandes Symphonies de Beethoven et autres dieux-musiciens. Le Verbe absolu n’a pas encore existé ! Je travaille cette affaire.
On le voit, l’aventure des Litanies de la Mer s’accompagne d’une riche réflexion théorique et poétique sur le Verbe, celle-là même que développera la Répoétique. Hélas, les éternelles difficultés pécuniaires du poète vont compromettre la concrétisation de ce beau rêve qui, réalisé, aurait fait probablement sensation dans la petite République des Lettres et des Arts. En effet, « "Brunot, doyen des Lettres, à la Sorbonne" lui a appris qu’il aurait à "payer tous les frais du grand amphithéâtre (éclairage, chauffage, gardiennage, etc.) si le Recteur en dernier ressort consentait à [lui] accorder la salle" ; Saint-Pol-Roux ajoute, le 28 novembre, pour Antoine :
D’autre part, les entrées doivent être gratuites. Je réfléchis donc au chemin à prendre. D’ailleurs j’ai d’abord à travailler, ayant lâché ma symphonie depuis près de deux mois. Je verrais plutôt la séance en mai si toutefois j’obtiens la permission du Recteur et surtout la possibilité des frais, point fichtrement importants.
Antoine, plus pragmatique, lui conseillera de réserver une autre salle, moins coûteuse, celle du Trocadéro, mais Saint-Pol-Roux, qui attend la conclusion d’un héritage, prend conscience que le moment est peu propice à une tournée ; il l’avoue dans une lettre, non datée, mais probablement de décembre 1926 ou de janvier 1927 :
Il me paraît plus sage de différer à la saison prochaine l’Audition précédée de ta fraternelle conférence. La chose n’en sera d’ailleurs que mieux au point, et ce n’est pas une mince affaire, tu penses.
La suite est connue : faute de l’argent nécessaire pour financer la tournée prévue, Saint-Pol-Roux devra se contenter de donner son œuvre à Brest où il reprendra les répétitions, dès le printemps 1927, avec cinq fois plus de récitants amateurs : "gens de Brest, lycéens, lycéennes, marins de l’Armorique et du 2ème Dépôt". La création aura lieu, comme nous l’avons dit, le jour de l’inauguration du monument aux Marins morts pour la France, conçu par Quillivic, en présence de Georges Leygues. La presse, dans son ensemble, rendra compte de l’événement politique, mais en passant sous silence la "symphonie verbale" de Saint-Pol-Roux ou en ne lui accordant que de maigres lignes, lui préférant les discours officiels. Le recueillement patriotique n’avait sans doute pas favorisé l’audition de ce poème formidable qui passa, pour ainsi dire, inaperçu.

LES DERNIÈRES LETTRES

Les dernières lettres conservées confirment l’amicale intimité qui s’était établie, au fil des années et des épreuves, entre les deux "citoyens de Camaret". Saint-Pol-Roux continue de veiller sur les villas d’Antoine et de suivre, à distance, sa carrière de journaliste et d’homme de théâtre ; il entreprend une nouvelle œuvre, Un soleil sur des épaules, qu’il destine à son ami, quand il apprend que Rothschild vient de le nommer directeur du Théâtre Pigalle. Il voit souvent André-Paul, son fils, avec qui il effectuera une randonnée automobile dont le poète fera le récit poétique publié dans un numéro spécial de la Revue de l’Ouest en été 1932. Il vient alors de recevoir la légion d’honneur, qu’Antoine, à bien des occasions, tenta de lui obtenir. Cette reconnaissance officielle, plusieurs fois espérée, est bien tardive et il s’en amuse, dans une lettre du 29 juillet : 
Cette décoration à la Mathusalem m’a valu une fort précieuse autant que nombreuse réception de messages charmants et quelques âneries dans de pauvres canards, âneries qui me courent après depuis 40 ans et m’ont par là-même rajeuni.
L’ultime lettre conservée, adressée par Saint-Pol-Roux à Antoine, date du 7 mars 1935, alors que ce dernier a vendu ses deux maisons de Camaret et villégiature désormais du côté de Brest. Elle constitue un beau témoignage de cette vieille amitié. Comme à son habitude, le poète y évoque les difficiles conditions climatiques :
Nous venons ici d’éprouver des tempêtes à côté desquelles ta tempête du Roi Lear n’est qu’un mécanique amusement de Noël. Tout sautait, tout s’enlaçait, tout dansait… ah si encore il y avait eu de jolies jambes comme dans votre Cité, mais il n’y a jamais de jolies jambes quand il faudrait sur notre dune, hélas !..
Il le renseigne sur l’état de ses désormais anciennes propriétés :
Tes deux villas n’ont tout de même pas flanché. Dans notre chagrin de leur cession nous avons toutefois la consolation de les voir en bonnes mains. Alcover et Colo les habitent avec une sorte de respect, je t’assure ; pour eux ta présence y est sensible toujours, elle et lui ayant pour toi un véritable culte.
Et il termine sa lettre par un vœu qui, malgré les différends et leurs natures opposées, scelle leur belle amitié humaine :
Lundi, anniversaire de la mort de mon Cœcilian qui repose à Verdun je suis allé m’incliner devant la Stèle des Combattants au petit cimetière ; au passage (et cela généralement) j’ai offert une prière à ta chère Femme qui t’espère comme m’espère la Mienne. Sans doute n’abandonneras-tu pas cette troisième villa, la suprême ! Nous pourrons ainsi nous rencontrer plus tard dans les pensées profondes de la Nature. Le plus tard possible, n’est-ce pas, en dépit du réel plaisir que nous aurions à nous revoir…
Le vœu de Saint-Pol-Roux se réalisera. Le poète mourra le 18 octobre 1940 et le metteur en scène, trois ans plus tard, presque jour pour jour, le 19 octobre 1943. Tous deux reposent, éternels citoyens du petit port breton, au cimetière de Camaret.
Pour lire le texte de la conférence "Saint-Pol-Roux & André Antoine : l'amitié de deux citoyens de Camaret", suivez les liens ci-dessous :

lundi 5 août 2013

Saint-Pol-Roux & André Antoine : l'amitié de deux citoyens de Camaret (IV)

1914-1918 : UNE AMITIÉ RENFORCÉE
Les lettres adressées à Antoine entre 1914 et 1918 sont parmi les plus nombreuses et les plus circonstanciellement intéressantes. Les deux hommes ont envoyé, chacun, dès le début du conflit, deux garçons sur le front. Saint-Pol-Roux a lui-même demandé à s’engager - "les vieux grognards ont du bon" écrit-il à Antoine - mais sans succès ; il fonde alors un journal, La France immortelle, à destination des Camarétois. Les huit numéros qu’il rédige seul contribueront à ruiner le poète. Les événements vont en effet très rapidement, à tous points de vue, affecter le Magnifique. Ainsi, l’espoir patriotique qui se lit sous la plume du poète, le 28 août 1914 : "Courage ! Nos gosses reviendront victorieux, et c’est moi qui ferai la bouillabaisse avec pour tablier un drapeau de Boche" est rapidement endeuillé par la mort de Cœcilian, tombé sur le champ de bataille à Vauquois le 4 mars 1915 ; mort suivie de près par celle d’Henri, le fils aîné d’Antoine, tué au cours de la bataille de la Somme. Saint-Pol-Roux adresse ses condoléances à son ami le 20 juin 1915 :
Dans cette époque formidablement tragique, que ces glorieux enfants se dévoilent admirables, et quel exemple de splendeur morale ne nous donnent-ils pas ?! Faite de leur sang généreux, comment veux-tu que la Victoire ne soit pas radieuse ? Ils s’en vont dans l’Immortalité, nos vaillants gosses, et nous restons à pleurer…
D’autres amis sont touchés, comme Georges Billotte, le notaire brestois du poète qui perd coup sur coup ses deux enfants, Georges et Roger. On sait que la Bretagne versa un lourd tribut humain à la France. Saint-Pol-Roux rend compte régulièrement à Antoine des pertes camarétoises. Le 20 juin 1915, "les Morts pour la Patrie à Camaret se chiffrent déjà par vingt !" ; le 20 octobre de la même année : "Camaret atteint, sinon dépasse, la trentaine" ; le 22 mai 1916 : "Ici les Morts pour la Patrie dépassent maintenant la soixantaine !"

Il renseigne également son ami assez régulièrement sur la situation économique du petit port breton et de la hausse des prix qui rendent l’existence des habitants, et la sienne, de plus en plus difficiles :
Inéluctablement, annonce-t-il à Antoine le 22 mai 1916, la vie a fort chérifié ici, mais à côté de Paris ça doit être Lavallière en regard de Jeanne Bloch. Néanmoins voici un vague aperçu :
Charbons (les 50 kilos) ––– 7 fr 50 au lieu de 2 fr 50.
Pétrole (le bidon de 5 litres) ––– 3 fr 30 au lieu de 2 fr 40.
Livre de veau ––– 22 sous au lieu de 14 et 16 sous.
Livre de beurre ––– 40-46-48 sous au lieu de 25 sous (mais il tend à baisser)
Livre de vieux oignons et de vieilles carottes ––– 9 sous.
Litre de lait ––– 5 et parfois 6 sous.
Litre d’alcool à brûler ––– 48 sous au lieu de 13 sous.
Kilo sucre ––– 29 sous au lieu de 16.
Et l’année suivante :
Tu dois savoir que la vie enchérit chaque jour davantage, comme partout, dans notre patelin. Hausses et difficultés diverses, cela pour ta gouverne. Un exemple : Camaret s’est trouvé sans pain hier dimanche. D’ici les moissons il n’est pas impossible que ce cas se renouvelle. Bientôt la vie sera plus coûteuse en province qu’à Paris.
Dans cette crise, Saint-Pol-Roux se plaint assez peu, alors même qu’il "nage" - ce sont ses termes - "dans un pétrin inexprimable". Et s’il demande à Antoine de lui trouver un acquéreur pour les bois de Gauguin que Segalen lui avait rapportés de Tahiti et qu’il a mis en dépôt à la galerie Bernheim, vente qui lui coûte, affectivement, beaucoup et qui prouve "l’absolue misère" dans laquelle il se trouve à cette époque, cela ne l’empêche pas de s’engager activement, sur l’initiative de son ami, pour les Orphelins de la guerre.

Les rares distractions que Saint-Pol-Roux connaît alors lui sont fournies par les tournages de films qui se multiplient à Camaret, encouragés par la politique culturelle de la France alliée à l’effort de guerre. André Antoine a d’ailleurs été engagé comme réalisateur par la société Pathé et projette de tourner Les Travailleurs de la Mer, adapté de l’œuvre de Victor Hugo. Il a parlé de son projet à Saint-Pol-Roux qui lui apporte son aide de résident :
Ton idée est excellente, lui écrit-il le 22 mai 1916, de profiter de l’été pour tourner ici. Seulement, conseil important, arme-toi d’une autorisation des ministères de la Marine et de la Guerre pour ta troupe aux papiers bien en règle, aux fins d’éviter un tas de vetos, voire même d’arrestations au moindre déplacement. D’autant plus que les Travailleurs de la Mer et la Roche-aux-Mouettes vous appelleront à des endroits quasi défendus comme le Lion, les Tas de Pois, etc. Tu n’ignores pas que les sous-marins boches paragifient non loin…
Antoine ne tournera son film que l’année suivante. Entre temps, Saint-Pol-Roux aura assisté à la réalisation de Poisson d’or, adaptation par Paul Féval fils d’un roman de son père, et dans lequel, à moins que la scène ne fût coupée au montage, apparaît le Manoir. :
M. Féval me l’ayant gentiment fait demander pour une scène extérieure de son Poisson d’or, j’ai accédé par pure camaraderie. Sa troupe se montre d’ailleurs fort polie. Cela me permit de voir opérer une troupe de ciné.
C’est au cours de l’été 1917 qu’Antoine viendra à Camaret, avec son équipe, tourner Les Travailleurs de la Mer, mais sans la comédienne Louise Marion, que Saint-Pol-Roux avait vainement tenté de faire engager par le réalisateur, prétextant que "son type brun typerait admirablement très bien dans les Travailleurs, étant presque type camarétois, à moins qu’espagnol, ce qui est kif-kif". La présentation du film à la presse parisienne aura lieu le 26 février 1918 à l’Artistic. Antoine y invitera son ami, qui fera une élogieuse critique de l’œuvre dans une lettre du 28 février :
Cher Ami, la présence de mon poilu permissionnaire et la soudaine maladie de ma femme m’ont empêché de t’écrire plus tôt l’admiration causée par ta religieuse translation des Travailleurs de la Mer. Tu as réalisé une incomparable icôno-symphonie où tout s’exprime, les vents transitoires, les pierres éternelles, les oiseaux, les poissons même, enfin la grande frissonneuse – la Mer – que dominent l’anglicane joliesse de Brabant et la beauté nazaréenne de Joubé. La classique scène de la Pieuvre eût enthousiasmé Victor Hugo. Ton chef-d’œuvre est digne du sien. Et je me rappelle, témoin parfois indiscret, ton mal terrible et charmant à te concilier, l’été dernier, les éléments si exceptionnellement rebelles alors. J’ai pensé que ces lignes du poëte camarétois te seraient agréables : elles veulent être un hommage de plus au Grand-Père, à André Antoine et à Camaret.
Malgré ces récréations cinématographiques, le bilan de la guerre sera terrible pour Saint-Pol-Roux : Cœcilian mort ; Amélie, sa femme, physiquement très-affaiblie ; une situation financière des plus précaires, aggravée par la hausse des prix et le développement militaire de la petite ville, devenue base arrière de nombreux soldats français et alliés.
On nous annonce pour ces jours-ci, écrivait Saint-Pol-Roux à Antoine le 30 mai 1917, un détachement de soldats américains amenés par des paquebots qui passèrent ce matin devant nos falaises. Ah, Camaret se transforme ! D’où réalisation prochaine de mon discours aux écoliers d’ici il y a huit ans : Camaret sera une ville américaine.
Cette situation durera plusieurs années après la fin du conflit, et l’aide d’Antoine, dont la famille ne fut pas épargnée par la tragédie, sera, en cette longue et noire période, précieuse.

(A suivre)

dimanche 4 août 2013

Saint-Pol-Roux & André Antoine : l'amitié de deux citoyens de Camaret (III)

SAINT-POL-ROUX & ANTOINE, SCÉNOGRAPHES DE CAMARET

Néanmoins, Antoine et Saint-Pol-Roux collaboreront ensemble à d’autres projets scénographiques, non plus parisiens, mais camarétois. Nous en retiendrons deux, que la correspondance permet d’éclairer, et particulièrement symboliques des relations des deux hommes avec leur port d’adoption. Le premier concerne la réalisation de cette belle légende que tous les habitants de Camaret connaissent, celle de Saint-Pol-Roux incarnant, le 25 décembre 1909, le Père Noël, sous les traits duquel il vint offrir des jouets aux enfants. La veille, ces derniers avaient pu lire ce célestogramme, signé par l’illustre bonhomme :
Mes chers enfants, apprenant votre souhait de ma venue en vos écoles le jour qui porte mon nom, je souscris avec joie à ce vœu gracieux. Donc, prière à vous tous, filles et garçons, de m’espérer sur le quai – chacun une branche de pin, de houx, de laurier, de tamaris ou de genêt à la main – vers trois heures un quart de l’après-midi, ce présent samedi vingt-cinq décembre de l’an mil neuf cent neuf : chiffre de mon âge. Ma hotte merveilleuse sur l’échine, j’arriverai par mer, par terre ou par ciel. Gloire aux enfants de Camaret !
Le poète ne pouvait ignorer le désir des petits Camarétois puisqu’il avait été nommé deux ans auparavant délégué de l’Enseignement primaire pour le canton de Crozon et qu’il prenait ce rôle très à cœur. Pour sa noble imposture, Saint-Pol-Roux bénéficia de l’aide logistique de son ami Antoine à qui il avait écrit le 14 décembre :
Mon cher Ami, […] j’ai formé le puéril projet, à l’occasion de la Noël, d’offrir agrès de gymnastique et jouets aux enfants des Écoles de Camaret et de les leur distribuer "sous les apparences" du Père Noël arrivant sur une barque – avec poëmes à l’appui, etc… Faut bien amuser les gosses, surtout quand on a assumé la naïve et charmante fonction d’être leur officiel délégué. Père, tu me comprendras. Donc il me faudrait un costume de Père Noël (soit un long bonnet à poils ou bien une tiare de grand-prêtre, et une robe de bure ou une simarre d’astrologue azur, selon que tu décideras un Père Noël réaliste ou de légende). Plus une perruque blanche, sans front autant que possible (pour éviter trop de maquillage en plein jour sur le quai), et une très longue barbe blanche de burgrave. Or je compte sur ta bienveillance pour mettre à ma disposition ce costume et ces postiches que je te renverrais en colis postal, dès la cérémonie finie. Je ne trouverai jamais ça à Brest. Bien entendu, je paierai les frais de location que tu fixeras. Si tu peux, envoie le tout en colis postal […] et ce le plus tôt possible. Sinon veuille me télégraphier : impossible. Car je ne voudrais pas décevoir les enfants. Tout cela, entre nous, confidentiellement, comme il sied entre gensss de théâtre !..
Bien entendu, Antoine ne manqua pas de fournir le costume et les postiches et Saint-Pol-Roux fut un merveilleux Père Noël dont le souvenir resta longtemps gravé dans le cœur de Camaret. C’était un geste de poète et d’homme de théâtre, comme on l’a lu, mais d’un dramaturge qui considère son art comme en prise directe sur la vie et sur son public, muant celui-ci en participant actif. Cette initiative contribua très-certainement à l’intégration de "Monsieur Saint-Pol" dans la population camarétoise, et deux ans et demi plus tard, il fut sollicité pour organiser la fête des Régates, dont il fit une somptueuse commémoration de la Victoire du 18 juin 1694 contre les Anglais. Là encore, avec l’aide d’Antoine, qui insista pour rester dans l’ombre et à l’écart, allant jusqu’à reprocher à son ami, le 26 juillet 1912, d’avoir éventé son concours :
Tu sais déjà mon ferme propos de ne me mêler jamais des affaires du village. Je ne suis pas comme toi citoyen d’ici, et je reste un étranger. Je pense que pour nous autres, visiteurs d’été, ne jamais intervenir dans leurs affaires, est la meilleure façon de vivre en paix. Cela m’a fort bien réussi jusqu’à présent, et je désire continuer tout en leur rendant, chemin faisant, et sans qu’ils le sachent trop, tous les petits services que je puis.
A quoi, Saint-Pol-Roux répondit le lendemain :
L’excessive ardeur des Camarétois te semblera toute naturelle chez de braves gens, peu gâtés par les dieux, et que la moindre surprise heureuse enthousiasme au-delà du possible.
A ton sujet je n’ai parlé qu’avec la prudence recommandée, crois le bien, sans toutefois dissimuler ma gratitude.
J’ai simplement et textuellement dit à trois membres du Comité que, ne pouvant rien retirer de l’Odéon, puisque théâtre de l’État, tu tâcherais de nous procurer généreusement des costumes chez un costumier de Paris ou d’ailleurs.
Aussitôt cris de reconnaissance envers toi, bavardages, etc..
Je conçois tes scrupules de réserve et de tranquillité, mais rien n’ira contre. […]
Grâce à ton excellent cœur, la légère nuance historique de la Tour Dorée attirera plus de monde à Camaret : n’est-ce pas un point très important pour la fête et aussi pour le bénéfice local. Deux raisons qui t’expliquent davantage encore, de la part de tous, une reconnaissance logique et, tu le devines, respectueuse. Habitués aux déboires et parfois aux misères, les marins sont très sensibles à tous plaisirs offerts, et si gracieusement.
Avec l’aide d’Henri-Gabriel Ibels, le costumier d’Antoine à l’Odéon, Saint-Pol-Roux obtint les costumes nécessaires et la fête, malgré la pluie, fut une réussite, dont parla même la presse parisienne, Le Figaro et le Journal des débats politiques et littéraires, entre autres. En voici un extrait, tiré de ce dernier :
Le poète Saint-Pol Roux, qui passe tous ses étés à Camaret, a décidé d'illustrer les régates camarétoises, dont il a été nommé président, et qui ont lieu aujourd'hui dimanche, en commémorant cet important événement historique.
Il a imaginé, pour réaliser son idée, un éblouissant programme de fêtes, qui n'a pas manqué d'obtenir un très grand succès.
Cette "Victoire de Camaret" était personnifiée par une belle jeune fille camarétoise, Mlle Lisette Duédal, âgée de dix-neuf ans.
Portant les armes de France, elle était entourée par deux compagnes d'honneur portant l'une les couleurs d'Angleterre, l'autre les couleurs de Hollande.
Le fond décoratif sur lequel évoluait cette gracieuse trinité était constitué par des régates fleuries dans le port, celles-ci faisant face au corso fleuri du quai.
Ce qui donnait à cette fête sa véritable signification, c'est qu'elle avait été conçue dans un sens pacifique.
S.M. George V, roi d'Angleterre, a fait écrire par son ambassadeur à M. Saint-Pol Roux, pour lui témoigner sa joie personnelle de voir commémorer la journée historique du 18 juin 1694.
Les régates s’achevèrent par la récitation de poèmes, écrits pour l’occasion, par Saint-Pol-Roux, Jeanne Perdriel-Vaissière et Cœcilian, le fils aîné du Magnifique. Ces textes d’Hommage à la Victoire furent publiés en plaquette par la Dépêche de Brest.

Les premières années de Saint-Pol-Roux à Camaret furent donc actives et heureuses, les habitants bénéficiant de sa générosité personnelle et de celle, pudique, d’Antoine. Mais la guerre allait enténébrer ce bonheur, tout en renforçant l’amitié entre le directeur de théâtre et le poète.
(A suivre)

Saint-Pol-Roux & André Antoine : l'amitié de deux citoyens de Camaret (II)

LE RETOUR DE LA DAME A LA FAULX (1)
Après avoir quitté Paris pour séjourner à Roscanvel et y écrire sa pièce pour Antoine, le voici prêt à quitter Roscanvel pour s’installer à Camaret et devenir le voisin direct du metteur en scène. Rapprochement géographique qui avait été précédé de quelques signes de relations plus amicales. Saint-Pol-Roux avait en effet demandé à Antoine d’être le témoin d’Amélie à leur mariage qui fut célébré le 5 février 1903 à la mairie du XIe arrondissement de Paris. Antoine accepta. Puis, quelques mois plus tard, le 23 avril, il deviendra, sans assister en personne au baptême, le parrain de Divine. Entre ces deux événements, le tutoiement aura fait son apparition.

Saint-Pol-Roux n’emménagera au Boultous qu’en juin 1905, le futur châtelain ayant décidé "par mesure d’abri contre les tempêtes et aussi ou plutôt d’enjolivement" de faire entoureller son manoir. De son bout du monde, il suit les affaires d’Antoine qui brigue la direction du deuxième théâtre français : 
J’ai suivi avec une ferveur extrême, lui écrit-il le 1er février, les nouvelles sensationnelles touchant l’Odéon, mais je crois deviner à travers les journaux d’aujourd’hui que l’heure n’est pas mûre encore, hélas, d’avoir notre Antoine à l’Odéon. Décidément que c’est compliqué d’arriver à un résultat logique ! Mais ne désespérons point, la justice vaincra les marchands du Temple. Voilà des siècles, il me semble, que l’Odéon est clos à la Beauté. Par ce mot j’ai tenu à t’assurer de mon inébranlable confiance en l’avenir. Courage donc !
Sans doute pense-t-il que la réussite de son imminent voisin lui permettra de réaliser sur une grande scène quelques projets dramatiques, et notamment sa Dame à la Faulx qui attend depuis presque dix ans. Le 20 mai 1906, Antoine entre à l’Odéon, et Saint-Pol-Roux envoie à son ami un télégramme de félicitations :
APPRENONS TÉLÉGRAPHIQUEMENT TA NOMINATION DIRECTEUR ODÉON QUI SERA PAR TOUS APPROUVÉE CAR MIEUX QUE PERSONNE TU SAURAS FAIRE TRIOMPHER L ÉTERNELLE BEAUTÉ FÉLICITATIONS CORDIALITÉS
Cinq jours à peine après l’annonce de la nomination, il lui soumet La Dame à la Faulx :
Je ne veux pas différer à plus tard ma promesse de te présenter officiellement mon drame La Dame à la faulx. […] Je serais grandement heureux que cette œuvre d’éternelle humanité vît enfin le jour, grâce à ta providentielle hardiesse. Avec, si possible, de Max dans le rôle de Magnus, et un tempérament à la Brandès pour incarner la Mort, nous vaincrions indiscutablement.
Sans nouvelles du directeur de l’Odéon, Saint-Pol-Roux lui annonce, le 16 septembre, sa visite à Armor Braz, une des deux villas d’Antoine à Camaret :
Mon bien cher Ami, si mes défauts sont nombreux, du moins ne me refuseras-tu pas la vertu de discrétion. Respectueux de tes premiers travaux de directeur, j’évitai de t’importuner à Camaret, me privant ainsi du plaisir de te voir. Pardonne-moi donc de venir à la dernière heure, en obéissance à ma destinée, te demander si tu adoptes enfin la fille de mon âme et de ma chair : La Dame à la faulx. Ton silence jusqu’ici n’a pas désarmé le poëte, soutenu qu’il est par son espérance en ta glorieuse amitié et aussi par la flatteuse confiance des poëtes, ses frères en la Beauté, qui presque chaque jour s’enquièrent si par la réception de La Dame leur génération pourra s’enorgueillir d’une bataille à l’Odéon. Cette réception me serait une suprême joie certes, – et je n’ose envisager le découragement qui suivrait un refus ! […] La Dame à la faulx se dresse devant toi qui fus créé pour les audaces. Que ne la saisis-tu ? Ta vaillance saura faire une révélation de ce drame de formule nouvelle et d’intérêt constant, et j’ai l’absolue conviction que le peuple, attiré par mon cri d’éternelle vérité, te dédommagera au centuple. Courage, frère, les dieux sont avec nous !
Étrangement, Antoine ne semble avoir donné aucune réponse à son ami lors de cette visite, ni dans les semaines qui suivent. Saint-Pol-Roux s’en plaint, le 8 octobre à Victor Segalen : "J’attends toujours la réponse d’Antoine touchant la Dame à la Faulx", précisant le même jour à Gabriel Randon : "Antoine m’avait d’ailleurs promis de l’adapter, mais je le crois encore hésitant devant les frais, quoique dans un théâtre comme l’Odéon les décors, ne manquent pas. Espérons." Puis le 29 octobre à Alfred Vallette : « "Toujours sans nouvelles d’Antoine. La Dame à la faulx passera-t’elle dans les spectacles d’avant-garde ? Chi lo sa !!!" Le lendemain, il adresse un nouveau télégramme au directeur de l’Odéon :
PENSES TU UN PEU A LA DAME A LA FAULX DE TON VIEUX SAINT POL ROUX
Antoine refusa la pièce. Ce refus fut-il à l’origine d’une brouille entre les deux voisins ? C’est possible. Toujours est-il que la correspondance s’interrompt jusqu’en 1909 et que le Magnifique aura gardé quelques rancœurs envers son ami, rancœurs dont témoigne une lettre du 25 juin 1908 à Charles Gillet :
Il paraît qu’Antoine est de plus en plus mauvaise posture à l’Odéon. Le mal vient de ce qu’il dédaigne les poëtes. Ce qui arrive lui fut bien prédit par moi. Mais il n’est pire sourd… Il serait, paraît-il, question de sa démission et de son remplacement par Lugné-Poë, avec qui peut-être y aurait-il moyen d’entrer en composition.
Antoine, alors en difficultés, avait menacé de démissionner et Saint-Pol-Roux avait alors écrit à Régis Gignoux, rédacteur au Figaro, pour lui exprimer son sentiment :
Au cas où, Antoine ayant maintenu sa démission, des vœux s’exprimeraient autour de sa succession, mon suffrage irait à Lugné-Poë assurément élu déjà par la reconnaissance des poètes novateurs. Successeur légitime d’un Antoine, Lugné sera le parfait directeur d’un Odéon hardiment consacré à la Beauté Nouvelle hors laquelle point de salut possible. Vive Antoine et vive Lugné-Poë ! Si la Comédie Française veut être l’avant-garde, l’Odéon doit être l’avant-garde.
Mais Antoine ne quittera le deuxième théâtre français qu’en 1914. Entre temps, les deux hommes se seront réconciliés et Saint-Pol-Roux reviendra à la charge à deux reprises, en 1912 et 1913, essuyant de nouveaux refus. Il sera encore question de La Dame à la Faulx, des années plus tard, lorsque Antoine prendra l’éphémère direction artistique du Théâtre Pigalle, fondé par Henri de Rostchild ; le metteur en scène se dira prêt à monter la pièce de son ami, mais il quittera, faute d’une entente avec les propriétaires, ses fonctions au bout de deux mois. Les espoirs de Saint-Pol-Roux de réaliser scéniquement ses pièces grâce à l’amitié d’Antoine auront donc fait long feu.

(A suivre)
(1) Pour lire la première partie, cliquez ici.

samedi 3 août 2013

Saint-Pol-Roux & André Antoine : l'amitié de deux citoyens de Camaret

Je retrouve, en rangeant mes papiers, le texte d'une conférence que l'association des amis du quartier Saint-Thomas m'avait invité à donner, le 31 juillet 2010, à l'occasion des festivités organisées par la municipalité de Camaret pour commémorer le soixante-dixième anniversaire de la mort du poète. Avant qu'il ne disparaisse dans un carton, je le confie aux Féeries Intérieures, découpé en trois ou quatre billets, dans l'espoir qu'il intéressera les lecteurs du blog.
SAINT-POL-ROUX & ANDRÉ ANTOINE : L’AMITIÉ DE DEUX "CITOYENS DE CAMARET"
Lorsque l’association des Amis du Quartier de Saint-Thomas m’a aimablement invité à conférencier en ces lieux, je ne pouvais imaginer de ne point parler de Camaret, que Saint-Pol-Roux adopta en 1905 et où il mourut dans les circonstances qu’on connaît. Et, parlant de Camaret, je ne pouvais ignorer cette autre personnalité, qui contribua à la célébrité du petit port breton et qui ne fut pas pour rien dans le choix du poète de s’établir sur la dune ; je veux dire : André Antoine.

Or, la correspondance échangée entre le Magnifique et l’homme de théâtre est quantitativement l’une des plus importantes que nous ayons pu réunir. Elle se compose de 100 lettres de Saint-Pol-Roux, conservées pour l’essentiel à la BNF, et de 4, seulement, d’Antoine. Elle s’étend sur près de quarante ans, de 1898 à 1935, et nous permet de mieux comprendre ce que furent les relations entre ces deux hommes de nature si opposée, et de mieux appréhender la vie du poète à Camaret. C’est donc à une lecture sommaire et choisie de cette correspondance que je vous convie aujourd’hui.

A PARIS : RENCONTRES AUTOUR DU THÉÂTRE ET PREMIÈRES OPPOSITIONS

Parler d’amitié à propos des relations d’André Antoine et de Saint-Pol-Roux peut a priori étonner tant leurs conceptions du théâtre les opposent. On oublie, en effet, que le théâtre, aussi certainement qu’il fut la vie d’Antoine, fut la grande ambition du poète. Certes, lorsqu’il arrive en 1882, à Paris, sous prétexte de suivre des études de Droit, qu’il abandonnera bientôt, ses vues sur le théâtre n’ont rien de révolutionnaires et le jeune poète sacrifie très volontiers aux genres à la mode, comme le monologue. Un drôle de mort, qui paraît chez Ghio en 1884, a même les honneurs d’une création par le célèbre Félix Galipaux, du Palais-Royal. C’est à cette époque, sans doute, qu’il découvre Mallarmé et la littérature décadente, pas encore symboliste, dans les petites revues, mais aussi dans les cafés et les cabarets.

En 1886, il fonde, avec Ephraïm Mikhaël, Pierre Quillard, Rodolphe Darzens, la Pléiade, dont sortira le Mercure de France, et où ses vers et proses sont particulièrement remarqués par la critique, qui en moque l’outrance et l’incompréhensible nouveauté. Paul Roux, dès lors, s’engage dans l’aventure poétique et dans la bataille symboliste. Il continue néanmoins de fréquenter les théâtres et on le voit notamment au Théâtre-Libre, que vient de créer André Antoine, un jeune employé de la Compagnie du Gaz, avec une audace et une volonté incroyables. Prenant à contre-pied les scènes officielles, il joue les naturalistes, Zola et ses disciples, des parnassiens. Avec une vérité à laquelle les spectateurs étaient peu accoutumés. On sait que notre poète assista à plusieurs représentations en 1888, grâce à Rodolphe Darzens, ancien de La Pléiade et collaborateur d’Antoine, qui lui fournissait des places ; il verra également, parmi les pièces importantes, les Revenants d’Ibsen en mai 1890 et les Tisserands de Gerhart Hauptmann le 27 mai 1893. Il ne fait pas de doute qu’Antoine et Saint-Pol-Roux se sont croisés à plusieurs occasions, mais les deux hommes, le "zolaïque" et le disciple de Mallarmé, se tiennent à respectueuse distance l’un de l’autre. Aux innovations du directeur du Théâtre-Libre, le poète préfère celles de Paul Fort qui vient de fonder le Théâtre d’Art, entreprise entièrement dévolue aux symbolistes. L’ambitieuse mission que Saint-Pol-Roux confie au théâtre s’accorde en effet assez mal aux goûts pragmatiques d’Antoine. Qu’on en juge par telle définition lyrique qui clôt sa réponse à l’enquête de Jules Huret en juin 1891 :
La réhabilitation du Théâtre sera la grande ambition des Magnifiques. O le Drame, expression capitale de la Poésie ! O le Théâtre défini par Hegel la représentation de l’univers !... O cette création, seconde devant Dieu, première devant les hommes !... Étincelante Minerve à la fois sortie du front et des entrailles du poète !... O le Théâtre vivant, diocèse des idées, synthèse des synthèses !... Symphonie humaine, où babilleront la saveur, le parfum, la sonorité, la flamme, la ligne !... O ces êtres qui seront les formes glacées de l’eau fuyante du Rêve !... O ces vendanges idéales au vignoble de la Vérité !... Ce dialogue du sexe et de l’âme ! Ce duel de la viande vive et de la pensée nue !
Et en pleine croisade magnifique et symboliste, le jugement de Saint-Pol-Roux sur le directeur du Théâtre-Libre se fera sévère. Ainsi, lorsqu’il tentera de faire représenter La Dame à la Faulx, achevée dans les Ardennes, il aura des mots cruels contre les deux représentants de l’avant-garde dramaturgique, Lugné-Poe et Antoine, dans une lettre adressée à Jules Huret et publiée dans le Figaro :
La vie est un devenir, Antoine a passé, Lugné passe… Accordez une larme pieuse à ces glorieux débris, ô poètes qui pour vous avez l’éternité, puis souriez !
Jugement cruel qui aurait pu être définitif. Mais il n’en sera rien. Car la Bretagne va rapprocher les deux hommes.

DE ROSCANVEL A CAMARET : LES PÊCHEURS DE SARDINES, UN PROJET POUR ANTOINE.

 Saint-Pol-Roux s’installe à Roscanvel, avec Amélie enceinte de Divine et leurs deux fils, durant l’été 1898. La légende, transmise par le poète lui-même, explique ce déménagement finistérien par la mystérieuse rencontre d’une belle musulmane à la foire de Montmartre, qui lui aurait conseillé de se rendre à Camaret. La réalité est quelque peu différente : le Magnifique n’avait pas l’intention de s’installer à demeure dans la presqu’île ; il avait d’ailleurs conservé son appartement parisien de la place Monge, dans lequel il passera une partie de l’année 1899. Il est donc faux de parler, à cette date, d’installation ; il s’agit plutôt, pour Saint-Pol-Roux, d’un séjour de travail. Il est venu s’imprégner de l’air breton pour une pièce qu’il destine justement à Antoine. La première lettre conservée de la correspondance, écrite de Roscanvel dans les premiers jours de septembre 1898, nous renseigne sur ce projet :
J’ai fort avancé mon drame qui n’est plus La Borde Noire (titre trop restreint). Je reprends mon premier titre :
LES PÊCHEURS DE SARDINE
pièce en quatre actes précédée d’un prologue et suivie d’un épilogue
Mon projet est de passer octobre et novembre à Camaret pour documentations essentielles. Sans doute mon modeste mais sincère travail conciliera-t’il vos difficiles suffrages. L’œuvre en pleine réalité contient néanmoins une large part de rêve. Et j’y politique aussi, légèrement, pour aller de pair avec Méline qui, vous le savez, a dans ses cartons un projet de loi pour les pêcheurs de la côte – qu’il visitait en juillet. S’il rentre dans vos possibilités d’annoncer ma pièce dans votre déjà chargé programme, me feriez grand plaisir. D’abord ça ne vous engagerait à rien, puisque c’est entre nous, et puis cette simple annonce me fortifierait aux yeux de mon père qui est justement en train d’arranger mes affaires pécuniaires. Ce serait un bel appoint moral pour moi.
Antoine, qui n’était donc pas de nature rancunière, inscrivit bien Saint-Pol-Roux parmi les auteurs des pièces nouvelles au programme de la saison 1898-1899 du Théâtre qui portait désormais son nom. L’écriture de la pièce prendra, malheureusement, plus de temps que prévu, et si on ne possède pas de lettres au metteur en scène entre cette première et 1903, on sait grâce à des confidences que le poète fait à d’autres correspondants que le projet le tient pendant plus de trois ans. Le 3 octobre 1898, il écrit à Gustave Kahn : "Nous vivons ici - pour un temps encore - dans une adorable bicoque, sur une côte naïve de Bretagne. Mes deux diables passent leurs heures dans le Sel Éternel, et moi je parachève pour mon ex-voisin Antoine une pièce sur les Pêcheurs de Camaret…" L’appellation "ex-voisin" s’explique par le fait qu’Antoine, qui villégiature l’été depuis près d’une décennie à Camaret est rentré à Paris. Un an plus tard, le 6 janvier 1900, le Magnifique confie à Gabriel Randon, alias Jehan Rictus : "Me voici Breton pour quelques mois, aux fins de parachever pour Antoine mes Pêcheurs de Camaret si délaissés depuis des temps et des temps." Une telle citation, comme le "pour un temps encore" de la précédente, prouve que l’intention première de Saint-Pol-Roux n’était pas de s’installer sur la presqu’île. La décision n’est peut-être pas encore prise lorsqu’il écrit à Victor Segalen, le 12 novembre 1901 : "Suis en train de terminer ma pièce pour Antoine : Les Pêcheurs de Sardines."

Le poète achèvera l’œuvre probablement au cours de l’année suivante mais, aura-t-elle déplu à Antoine ou viendra-t-elle trop tard, pas plus que La Dame à la Faulx, le chef-d’œuvre symboliste, elle ne sera représentée ; et, bien qu’annoncée à paraître en 1904 dans De la Colombe au Corbeau par le Paon, elle ne connaîtra pas davantage de réalisation livresque. Un extrait, intitulé "Les litanies de la mer", en fut toutefois publié par le Mercure de France de décembre 1903, emprunté à l’acte III et dédié "à Antoine, citoyen de Camaret". Passage que Saint-Pol-Roux reprendra vingt ans plus tard pour l’insérer dans sa synthèse verbale pour orchestre vivant, éditée il y a quelques mois par René Rougerie. De quoi était-il question dans cette pièce, très-éloignée de l’inspiration symboliste ? La Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet en conserve le premier acte, entièrement rédigé sur un cahier d’écolier, et Saint-Pol-Roux donne, avant l’extrait du Mercure de France, un long paragraphe situant ces "Litanies de la mer". Il est donc possible d’en restituer l’argument jusqu’à la fin de l’acte III. Les pêcheurs, "las des bas prix imposés par les Sardineries", se mettent en grève le jour du Pardon. Un jeune marin, If, "sorte d’apôtre à l’âme de héros, chef apparent des pêcheurs qui le chérissent pour son dévouement à leur cause et le considèrent pour son esprit orienté vers le progrès", conduit les équipages, accompagnés de leurs famille, au large pour glorifier la mer, qu’ils aimaient jusqu’ici "pour sa nécessité seulement, et non pour sa beauté".

Nous ignorons, hélas, le dénouement de ce drame, qui nous révèle un Saint-Pol-Roux préoccupé par les difficultés sociales de son temps, et dont la gestation lui permit d’aimer davantage la Bretagne et les Bretons. Car en 1903, il a choisi de s’installer définitivement et de bâtir à Camaret sa demeure irrévocable, qui n’est pas sans lien avec la pièce :
Vous savez peut-être, écrit-il à Victor Segalen le 15 octobre, que j’ai fait construire un petit château à Camaret, sur les hauteurs du Toulinguet. On le parachève en ce moment. Ça s’appellera Le Manoir du Boultous, d’après la scène principale de mes Pêcheurs de Sardines, qui se passe dans la vieille petite maison originale que j’ai encastrée dans la construction.
(A suivre)

jeudi 1 août 2013

Saint-Pol-Roux, précurseur du Créationnisme

Le Chilien Vicente Huidobro (1893-1948) est probablement le plus injustement méconnu des aventuriers de la poésie moderne. Son œuvre mériterait pourtant qu'on lui accorde une place non négligeable dans les histoires de la littérature du XXe siècle, aux côtés d'Apollinaire, de Reverdy, de Max Jacob, de Cendrars. Est-ce son cosmopolitisme - car il partageait sa vie entre son pays natal, la France et l'Espagne - qui l'empêcha d'obtenir cette place dans nos mémoires ? Ou est-ce simplement parce que ses théories poétiques, qu'il développa à partir de 1912 et qu'il baptisa "créationnisme", ne firent pas école ? Sans doute les "ismes" étaient-ils bien trop nombreux avant guerre pour qu'une théorie, en particulier, dans ce cacophonique et passionnant concert, sortît du lot et dirigeât l'ensemble. Après 1918, l'espace poétique fut pris d'assaut par les dadaïstes suivis de près par les surréalistes, isolant davantage l'avant-gardiste Huidobro, dont l’œuvre avait, à l'évidence, contribué à rendre le terrain favorable à l'apparition de cette génération nouvelle. Cet isolement aura poussé le Chilien à publier en 1925, quelques mois seulement après la parution du Manifeste du Surréalisme, ses propres Manifestes.
Il s'agit pour Huidobro d'affirmer la primauté du Créationnisme en instaurant un dialogue critique entre ses théories et les nouvelles avant-gardes : "J'ai sous les yeux les manifestes dadas de Tristan Tzara, trois manifestes surréalistes et mes articles et manifestes personnels. La première chose que je constate, c'est que nous avons tous certains points communs, une surestimation logique de la poésie et un mépris aussi logique du réalisme." Rapidement rappelés les points de rencontre, l'auteur s'évertue surtout à signaler combien les découvertes surréalistes (écriture automatique, importance de l'image, etc.) s'inscrivent dans une tradition - Huidobro note notamment qu'il inventa le jeu du cadavre exquis dans l'atelier de Juan Gris avec Picasso - et développe une critique de fond contre le mouvement défini par Breton. C'est à l'automatisme, tel qu'il définit le Surréalisme de 1924, que s'en prend le Chilien. Pour lui, en effet, il n'est ni possible ni souhaitable d'abolir le contrôle de la raison dans le travail poétique : "Alors, si votre surréalisme prétend nous faire écrire comme le médium automatiquement, à la vitesse d'un crayon sur la piste des motocyclettes sans le jeu profond de toutes nos facultés mises sous pression, nous n'accepterons jamais vos formules. [...] La poésie doit être créée par le poète, avec toute la force de ses sens plus éveillés que jamais et le poète tient son rôle actif et non passif dans le rassemblement et l'engrenage de son poème." Il s'agit d'atteindre une "superconscience", moment particulièrement intense, qui confine au délire, où la raison et l'imagination, poussées à leur plus haut période, travaillent de pair pour donner forme au poème. A un poème qui soit inouï, invu, inédit ; qui soit une réalité nouvelle. C'est ce que Huidobro nomme Créationnisme. Le poète ne décrit pas, pas plus qu'il ne chante ou qu'il ne commente le monde ; il produit du nouveau. Il crée de la vie supplémentaire : "un poème dans lequel chaque partie constitutive et tout l'ensemble présente un fait nouveau, indépendant du monde externe détaché de toute réalité autre que lui-même, car il prend sa place dans le monde comme un phénomène particulier à part et différent des autres phénomènes." L'image est, bien entendu, le ressort essentiel de cette poésie. La définition qu'en donne Huidobro précède historiquement celle qu'en donne Breton, mais s'accorde avec elle sur le fait qu'elle rapproche "deux réalités distantes" : "L'image est l'agrafe qui les attache, l'agrafe de lumière." Coïncidence. Saint-Pol-Roux avait donné, dans des termes similaires, une définition métaphorique, non pas de l'image mais des Choses, à la fin du "Liminaire" des Reposoirs de la Procession (1893) : "O Choses : agrafes de cil sur les lumières !" Coïncidence, car Huidobro précise n'avoir découvert l’œuvre théorique du Magnifique que tardivement, au moment où il organise ses réflexions et ses manifestes en volume. Le Créationniste n'hésite pas, pour autant, à reconnaître une parenté certaine entre ses postulats et l'idéoréalisme saint-pol-roussin :
"A l'époque où j'inscrivais mes méditations sur la poésie, je ne connaissais pas les théories du poètes Saint-Pol-Roux, mais un fluide secret m'attirait vers lui. C'est ainsi que j'ai parlé de lui très souvent, que j'ai cité plusieurs fois ses poèmes lus dans des anthologies, surtout je m'indignais contre Remy de Gourmont lequel avec un manque de respect unique traduisait ces images en langage vulgaire et osait établir une table de ces mêmes images avec un égal à d'une naïveté et d'une impertinence intolérable.
Il faut le proclamer hautement Saint-Pol-Roux a été un des rares artistes à vouloir donner au poète tout le prestige de ce mot magique.
J'applaudis ici de tout mon cœur les jeunes poètes qui ont fait ressortir le Magnifique, avec toute sa magnificence naturelle, d'un presque oubli horriblement injuste.
Moi-même, je me sens honteux de le déclarer, moi-même, je n'avais pas pensé, en dix ans que je suis à Paris, à acheter ses œuvres, et c'est seulement au mois de janvier de cette année que je suis allé au "Mercure de France" les demander, malheureusement elles sont épuisées et on ne pense pas à les rééditer.
(N'y aurait-il pas un moyen de les faire rééditer ?)
Cet homme admirable a dit déjà, en 1913, des choses que j'ai la plus grande joie à transcrire ici :
Géomètre dans l'absolu, l'art va maintenant fonder des pays, pays participant par l'unique souvenir de base à l'univers traditionnel, pays en quelque sorte cadastré d'un paraphe d'auteur, et ces pays originaux où l'heure sera marquée par les battements de cœur du poète, où la vapeur sera faite de son haleine, où les tempêtes et les printemps seront ses joies et ses peines à lui, où l'atmosphère résultera de son fluide, où les ondes exprimeront son émotion, où les forces seront les muscles de son énergie, et des énergies subjuguées, ces pays, dis-je, le poète dans un pathétique enfantement, les meublera de la population spontanée, de ses types personnels.
La science proprement dite n'aura rien à prétendre en ces miracles, la poésie se déclarant soudain science en soi, science des sciences, capable de se suffire, en possession de règles capricieuses, lesquelles se différencient selon chaque poète, mais ressortissent à une loi primordiale, la loi des dieux."
C'est par cette longue citation de "La réponse périe en mer" du Magnifique, que s'achève le texte liminaire des Manifestes de Huidobro, comme pour introduire le suivant qui définit "Le Créationnisme". On voit combien les conceptions des deux hommes sont proches. Saint-Pol-Roux et Huidobro auront passé leur vie à rappeler l'étymologie du poète : il est le créateur. Aussi Idéoréalisme et Créationnisme sont-elles des théories sœurs. J'ignore si les deux hommes correspondirent, si Huidobro envoya un exemplaire de ses Manifestes et s'il continua à s'intéresser aux publications en revues du Magnifique ; mais il semble évident qu'il n'aurait pas manqué alors d'applaudir, de nouveau et "de tout son cœur", la parution, en 1932, du "Liminaire de la Répoétique".

Nota : Dans le texte "Futurisme et Machinisme", Huidobro mentionne encore le nom de Saint-Pol-Roux : "Et si j'ai dit que le futurisme n'a rien apporté c'est parce que j'ai ici devant mes yeux vos poèmes et que même les plus modernes sont bien plus vieux que Rimbaud, que Mallarmé, que Lautréamont, que Saint-Pol-Roux." Un si étonnant précurseur, disait Camille Mauclair du Magnifique ! On le vit à l'origine du Naturisme, de l'Unanimisme, du Dramatisme, du Futurisme, du Surréalisme. Peut-être Saint-Pol-Roux s'était-il simplement contenté de lancer, fidèle au programme énoncé dans sa jeunesse, la poésie en avant.

samedi 27 juillet 2013

CŒCILIAN ou LE FILS HÉROÏQUE (Troisième partie)

Mort au champ d'honneur
Cœcilian Roux, sergent au 141e de ligne, fils aîné du poète Saint-Pol-Roux, est tombé glorieusement à la prise de V..., jeudi 4 mars.
Frappé mortellement au cours de la journée, il fut transporté à l'hôpital, où il mourait quelques heures après.
Cœcilian Roux, sur la ligne de feu depuis le début de la guerre, avait pris part à des combats sans nombre, toujours se signalant par cette bravoure exemplaire qui l'avait fait nommer caporal puis sergent à quelques jours de distance et allait lui mériter le grade de sous-lieutenant.
La Dépêche publiera quelques lettres de ce jeune héros qui part, à l'âge de 23 ans, pleuré par tous ceux qui connurent son âme si généreuse et fraternellement salué par ses chefs et ses compagnons d'armes.
Un service, dont nous ferons connaître la date, sera célébré à l'église de Camaret, la semaine prochaine.
Dans cette douloureuse circonstance, nous prions notre ami Saint-Pol-Roux et madame Saint-Pol-Roux d'agréer nos plus affectueuses condoléances.
C'est en ces termes que le quotidien, qui avait régulièrement rendu compte des exploits sportifs de Cœcilian et publié son premier et - à ce jour - seul article connu, saluait la mort du jeune homme. Six mois après la déclaration de guerre, Cœcilian était donc mortellement blessé à Vauquois et succombait à l'hôpital au bout de quelques heures. Il avait devancé l'appel, choisissant de s'engager, le 18 juin 1913, pour trois ans - alors que la loi augmentant la durée du service de deux à trois ans ne devait entrer en application que deux mois plus tard - au 141e Régiment d'Infanterie, l'ancien régiment de son père, au sein duquel ce dernier participa à "la sotte guerre de Tunisie". Lorédan, s'était lui engagé six mois plus tôt chez les dragons (3e R. I.), le 13 janvier, et se trouvait stationné à Nantes.

Le registre matricule (n° 1966), conservé aux archives départementales du Finistère donne de Cœcilian le signalement suivant :
Cheveux : châtains
Yeux : roux
Front : haut
Nez : moyen
Visage : ovale
Taille : 1 mètre 65 centimètres
Degré d'instruction : 4 [a obtenu le brevet de l'enseignement primaire]
On peut y lire aussi la rapide progression du jeune homme au sein de son régiment. Soldat de première classe, le 15 juillet 1914, il est nommé caporal le 25 août, puis sergent le 10 octobre. Ses qualités physiques et son intelligence lui auront probablement permis de gravir les échelons assez rapidement. L'article nécrologique cité plus haut nous apprend par ailleurs qu'il n'allait pas tarder à devenir officier. Les combats ne lui en laissèrent pas le temps, et, maigre consolation, lui obtinrent, de façon posthume, la croix de guerre avec palme et une citation à l'ordre de l'armée.

Saint-Pol-Roux et Amélie furent, on s'en doute, profondément affectés par la mort de Cœcilian. Sa mère devait tomber gravement malade et après de nombreuses rechutes mourir en 1923. En ce qui concerne le poète, une lettre qu'il adressa à Victor Segalen le 17 avril 1915 dira mieux que nous pourrions le faire comment il vécut son deuil :
Mon très cher, soyez tendrement remerciés, le bon ami Quédec et toi pour les résultats acquis à Verdun touchant les moments suprêmes de mon adoré Cœcilian. De tous les renseignements parvenus par vous, par Auffret et par un autre, il résulte que le glorieux enfant arriva à l’hôpital dans le coma. Nul ne put recevoir de lui une parole. "Il mourut sans souffrance", résume le Docteur Auffret. Je veux le croire, et je le crois fermement. Donc Auffret m’a répondu, selon ta prévision, après s’être allé documenter auprès de Sheilter, l’officier gestionnaire ; par retour je l’ai prié de fleurir la tombe de mon héros, que j’irai religieusement prendre après la guerre. Ma femme, ma fille et moi reprenons quelque sérénité devant tant de lettres affectueuses, mais, en dépit de la fierté, la blessure reste ouverte… Excuse mon retard, mais, j’avais prié notre exquise Jeanne Perdriel de t’aviser de la réception ici de ta lettre. Égoïstement, je t’ai fait passer après quelques autres : les premiers seront les derniers. Entre temps, pour ne pas sortir du cadre filial ou paternel, je termine une Berceuse héroïque des Morts pour la Patrie. Sinon je n’eusse rien pu réaliser, tant je me sens dépossédé. Le travail, même imparfait, me réintègre en moi-même. Et puis on est poète et, bien ou mal, il nous faut signer nos douleurs comme nos joies. Cœcilian vient d’être officiellement cité à l’ordre de l’armée : nous conserverons donc sa "croix de guerre". Enfin, que son frère cadet nous revienne ! Il est si fier, ce gars, d’être là-bas pour venger son frère. [...] A toi, à vous, en mon Cœcilian ! Dis à Quédec que je le remercie de toute mon âme.
La poésie, tournée vers le signe ascendant, reprenait naturellement sa place pour illuminer de vie ces temps particulièrement sombres. Cœcilian continuerait à vivre dans les écrits de guerre et dans le quotidien du Magnifique, qui allait rebaptiser son Manoir du Boultous, Manoir de Cœcilian.

Mais rendons, une dernière fois, la parole au fils héroïque, en reproduisant les extraits de ses lettres de guerre que la Dépêche de Brest publia dans son numéro du 17 mars 1915.
"LA VICTOIRE QUAND MÊME !"
(Les notes suivantes, communiquées par le poète Saint-Pol-Roux, sont extraites de lettres de son fils aîné Cœcilian Roux, sergent au 141e de ligne, blessé mortellement à la prise de V... Son capitaine, M. Combalot, qui fit un rapport, pour une citation, relate que Cœcilian, dans l'exaltation de son sacrifice, s'écria face à l'ennemi : C'est pour la Patrie !... Nous aurons la Victoire quand même !... Vive la France ! L'héroïque sergent, pour le repos de l'âme de qui un service sera célébré demain jeudi à Camaret, à dix heures du matin, se trouvait sur le front depuis le début des hostilités, comme d'ailleurs son jeune frère Lorédan qui est cavalier au 3e dragons.)
- 29 janvier. - Bien chers parents... Cette lettre est à la fois l'écho de mon pauvre cœur attristé par la mort de quatre frères d'armes, le 20 courant, dans une tranchée de petit poste, et l'apologie de la lutte idéoréaliste, entreprise par mon pays depuis bientôt six mois... De même qu'autrefois Jésus gardait son divin sourire en offrant son corps en holocauste pour l'humanité, vos petits soldats d'aujourd'hui à l'âme infiniment bonne versent gaiment le sang de leur chair juvénile pour l'honneur de leurs lois et votre indépendance...
Je sais, aux Indes mystérieuses, un grand poète qui haussa sur un piédestal magnifique la Beauté au cours des superbes envolées d'un volume : L'Offrande lyrique ; or je me demande si les humbles combattants que nous sommes n'entreprenons pas d'écrire une œuvre sublime que l'on pourrait appeler : L'Offrande charnelle ? Allez, on y va bravement de nos beaux vingt, ans, sans relâche, heureux et fiers, car nous sentons que nous refaisons le vieux monde avec nos tout-petits printemps... Et puis, en ce qui nous concerne plus particulièrement, je ne cesserai de vous le répéter, nous voulons honorer chaque jour davantage notre cher Midi que d'embusqués menteurs tentèrent d'obscurcir. Si, le long de cette formidable guerre, nous devons mourir, nous les enfants du 141e, ce sera pour l'entière et pure gloire du 15e corps, ce sera pour le soleil sans tache de notre adorable Marseille !...
Je m'en voudrais de ne pas vous narrer dans quelles circonstances furent tués mes braves amis que j'ai trouvés pantelants dans la boue de la tranchée. Ma section avait, à fournir, pour préserver sa première ligne, un petit, poste d'une demi-section détaché à une cinquantaine de mètres en avant entre les tranchées française et allemande. Ce petit poste devait se garder à gauche, en avant et à droite par deux sentinelles doubles pendant la nuit ; pendant le jour il devait éviter de se trop faire voir car des batteries de 77 ennemies pouvaient le prendre d'enfilade. La nuit du 19 au 20 se passa ibien pour mes pauvres héros, le début, de la matinée promettait également d'être calme lorsque, vers onze heures, une trentaine d'obus tirés à faible portée arrosa la tranchée. Le même obus, un percutant à mélinite, en tua quatre, et blessa cinq. Les malheureux survivants se cachèrent de leur mieux sans abandonner le poste, attendant jusqu'au soir la relève
qui demanda du secours pour dégager les morts ensevelis sous la terre.
Le lendemain, j'ai pris à mon tour avec ma demi-section. 24 heures de garde dans cette tranchée tragique ; heureusement, pour nous le canon ennemi se tut, sans doute contrarié par le feu convergent de nos 75. Par contre, nous en sommes sortis absolument transis et couverts de boue. - Le 22, j'ai rendu les derniers honneurs aux bien-aimés camarades tombés le 20 en ornant leurs tombes de branches de sapin et de bordures de mousse...
La nuit dernière, j'ai encore passé six heures avec une escouade, en petit poste à 20 mètres des boches, par un froid terrible et un clair de lune féerique. Une certaine fois il nous arriva d'être seulement à sept mètres. Si vous saviez les sensations éprouvées dans de telles circonstances ! Comme le cœur bat la charge lorsqu'on entend l'ennemi causer si près et que l'on se trouve une dizaine seulement!... Il faut y être pour comprendre enfin ce qui s'appelle un poste de confiance, - et quelle joie quand la relève arrive et qu'il n'y a pas de mal !
Oui, quel bonheur lorsque las, épuisés par une huitaine de jours en première ligne nous allons cantonner au hameau le plus proche. On se retrouve alors presque chez soi, les colis contenant mille petites choses soigneusement empaquetées par des mains affectueuses nous sont distribués ainsi que les lettres, les babillardes comme Pitou les nomme, et c'est la folle noce, tous les visages si sérieux en avant-poste se dérident, enfin une universelle gaîté illumine toutes ces figures bronzées des jeunes grognards de l'an 15... Puis le soir - ô joie ineffable ! - au lieu de dormir à la brune ou de chasser le boche, chacun s'enfonce dans la
paille d'une grange après avoir savouré les friandises des bons parents qui prennent la guerre pour une chose sérieuse, alors que leurs petits en font une rigolade...
Je termine ma lettre en vous embrassant, laissant le 75, qui tape dur en ce moment, mettre le sceau à ces lignes écrites à quelques 120 mètres des boches..
- 30 janvier. -Voyant que le calme persiste je veux vous parler des "Poilus" de l'Argonne, dont je suis...
Ce ne sont plus les petits pioupious qui déambulent le dimanche en temps de paix sur les boulevards le visage jeunet, souriant, et les godillots cirés comme une armoire ; non, mais bien de véritables guerriers dignes des anciens héros de la Vieille Gaule, couverts comme eux de peaux de bête afin de se garantir du froid rigoureux et le visage caché par une barbe hirsute, visage dont on n'aperçoit que deux petits yeux luisants comme des étoiles et furtifs comme des cailles... C'est qu'ils en ont vu les yeux des Poilus, qu'ils sont méfiants et perçants, en un mot de véritables percutants à faire frémir les boches.
Qu'ils appartiennent aux fusiliers-marins, à la Légion Garibaldienne ou aux autres corps disséminés dans les forêts qui s'étendent de la Woëvre jusqu'aux abords de Verdun, en Argonne enfin, ils sont tous les mêmes. N'ont-ils pas, tous, les mêmes occupations, les mêmes désirs, les mêmes souffrances et les mêmes heures héroïques?... Allez, ils pourront, vous en raconter plus tard, les Poilus de l'Argonne, et vous pourrez les croire sur parole, car ils n'auront pas besoin d'inventer pour vous intéresser.
La vie des tranchées a beau déprimer l'homme, elle ne lui enlève cependant pas sa mobilité d'esprit qui fait la force du soldat - les heures gaies succèdent ainsi sans transition aux heures tristes - et l'ingéniosité qui fait de la guerre une chose, infiniment complexe et variée on ne peut plus. C'est ainsi que, à côté des 120 et 155 longs, suprêmes bijoux du génie destructeur moderne voisinent et luttent avec succès, dans un rôle bien différent, bien entendu, les mortiers analogues aux désuètes couleuvrines qu'employaient les artilleurs de François Ier à la bataille de Pavie, et les bombes, grenades et autres projectiles que l'on se lance, les uns aux autres des tranchées de première ligne en faisant bien souvent plus de bruit que de mal. Ces mortiers, presque tous taillés dans des cœurs de chêne encerclés de fer, ou ceux-là plus modernes, tout de bronze coulés, sont surtout, employés la nuit par le génie qui, de la première, lance ainsi de grosses bombes remplies de ferrailles qui font un bruit infernal et affolent l'ennemi. - Les grenades à mains et bombes analogues à celles employées par les nihilistes sont lancées par des Poilus qui s'approchent à la faveur de l'obscurité le plus près possible des tranchées boches, les allument à l'aide d'un tire-feu et les jettent dans les tranchées.
Un autre moyen de destruction très fréquemment, employé, c'est la sape à la mélinite qui produit des ravages effrayants. Voici brièvement, en quoi consiste ce travail assez long et pénible. Des sapeurs creusent une sape à une profondeur de deux ou trois mètres au pied de leur tranchée et la continuent par un souterrain qui va afboutir sous la tranchée ennemie ; ils y déposent, quelques centaines de kilos de mélinite et la font exploser de leur tranchée à l'aide d'un cordon Bidkford. Au moment de l'explosion, une ou deux compagnies d'infanterie massées et cachées s'élancent sur l'ennemi qui, affolé par l'explosion, fuit, en toute hâte, abandonnant ses positions. Il arrive très souvent, que l'on sape des deux côtés à la fois, c'est alors à qui arrivera le premier.
Voilà les petits jeux des Poilus de l'Argonne. A quand le déclic pour la frontière ? Avec quelle joie l'on quittera "Tranchée-Ville" pour le grand choc !...
- 31 janvier. - Encore le temps aujourd'hui de vous écrire une babillarde !... Quel sujet attaquer, si ce n'est, celui des Poilus dont hier déjà je vous contais la vie ?... Aujourd'hui donc je vais vous parler des villages nègres, des poilus cuisiniers, des poilus cantonniers et des poilus charbonniers.
Au début de la campagne nous partions le cœur léger pour une lutte à découvert, manière de combattre qui convient bien à notre caractère primesautier et téméraire. Seulement, si une telle raçon de combattre mérite l'admiration, elle coûte cher en vies humaines et ne tarde pas d'ailleurs en dépit de ses multiples péripéties à épuiser les troupes. De plus, les boches se sentaient perdus en terrain plat, sans abris, après leur retraite de la Marne, ce qui fait qu'ils se terrèrent aussitôt, nous amenant à les imiter. Cette nouvelle tactique nous était, non pas inconnue, mais presque étrangère, ce qui nous obligea pour ainsi dire à une instruction quasi totale, à une véritable adaptation de la guerre de tranchées. Comme nous nous trouvions précisément en Argonne, aucun terrain ne pouvait mieux nous être utile pour nous mettre, en quelques jours à niveau des boches et rivaliser avec eux d'ingéniosité dans la construction d'abris de toutes sortes et de tranchées nouveau modèle dont les plans n'étaient à coup sûr point prévus sur nos manuels d'instruction.
Les gens qui visiteront l'Argonne après la guerre, verront, à tout instant de curieux vestiges de la grande épopée que nous écrivons en ce moment à coups de baïonnette et riront de l'ingéniosité des Robinsons gaulois et boches.
Lorsque nous nous sentons les reins solides sur une belle position, les tranchées de première ligne étant déjà faites, nous commençons la construction de huttes et cases aux formes infiniment variées avec les arbres que nous abattons sur place puisque nous sommes dans les bois. Avec des rondins aux dimensions diverses, nous faisons des tables, des chaises ; avec les branches souples, des claies que nous mettons sur les toits recouverts par la suite de terre. La forme de ces abris est laissée au goût des constructeurs, lesquels affectionnent soit la hutte du peau-rouge, soit la case genre maori ou calédonien. Il existe aussi les maisons souterraines qui ont l'avantage d'être à l'abri des obus et des balles et qui conservent mieux la chaleur.
Toutes ces cases portent des noms à faire rougir les splendides villas de la côte d'Azur et de la côte d’Émeraude : Villa Joffrette, Villa des Pinsons, Au boche à la mode, Elysée-Palace, etc..., et quoique leurs tentures soient plus modestes on y passe des heures douces lorsque l'on est relevé des tranchées de première ligne.
Comme bien vous pensez, l'on mange de bon appétit sur le front et l'on n'a pas à sa disposition les maîtres-queux de l'arrière. Aussi sont-ce de bons bougres de l'escouade, des débrouillards - les cuistots - qui font la popote des copains qui surveillent l'ennemi dans la première tranchée et l'apportent la nuit avec des allures de nègres échappés pour un moment de leur enfer où mijote le riz sous les regards attendris d'une vestale - lisez le cuisinier de garde - car... pas de femme ! tel est l'ordre du colonel, comme dans l'opérette.
Les laies forestières sont en si mauvais état qu'il a fallu employer à leur entretien des poilus - les poilus cantonniers - qui, à coups de pioche et de pelle, enlèvent la boue pendant que les copains de la tranchée qui guignent le boche regrettent de n'avoir pu chopper cette "combine", comme ils disent.
Les poilus charbonniers, eux, sont les plus veinards. En effet, à deux ou trois kilomètres en arrière au fond d'un bois, ils coupent les branches qui serviront à la confection de leurs meules, recouvrent le tout de terre et allument, attendant que le charbon de bois soit prêt pour le porter aux tranchées...
- D'une lettre à ses cousines de Marseille. - La guerre est une triste chose, quand même, et quand je songe aux jolis yeux semblables aux vôtres qui pleureront, je ne puis contenir mon émotion ; aussi joignez bien vos petites mains blanches pour ceux qui luttent ici pour la défense du sol sacré, et demandez à Dieu d'être clément pour leurs âmes !...
- Dernières cartes, 28 février. - Heures ultraglorieuses en Argonne. Ça barde on ne peut plus et nous grignotons le boche. Bonne santé toujours et état moral de premier ordre. Gros baisers et bon courage !
- 1er mars. - Toujours dans les tranchées de V... où nous en faisons voir de cruelles aux boches. Bien portant et gaillard malgré la maudite pluie qui ne cesse de nous inonder. Ah ! les beaux jours et la poursuite vers le Nord !
- 2 mars. - Toujours dans les tranchées des abords de V..., où ça barde à perpète. Mauvais temps, mais esprit toujours aussi calme. Je vous écris de ma tranchée de poste avancé où je suis détaché pour 24 heures avec mes hommes afin d'écouter les boches et je confie ma carte au cuisinier qui viendra nous porter la cuistance une fois la nuit venue...
- 3 mars. - Quelques coups durs cette nuit, mais tout va bien pour moi : X... est pris après une lutte héroïque. Grande confiance dans la lutte finale...
Cœcilian ROUX.
Ce sont là de beaux documents qui intéresseront autant ceux que l'histoire de la Grande Guerre passionne que les amateurs de Saint-Pol-Roux. Ces lettres ne se contentent pas de donner un assez riche aperçu de la vie dans les tranchées, elles ajoutent les dernières touches à notre portrait de Cœcilian en fils héroïque, en héros chez qui le patriotique courage le dispute ici à l'humour et à la légèreté. Sans doute, ne doit-on pas être dupe de cette légèreté et de cette confiance affichées dans une correspondance destinée aussi à rassurer des parents inquiets. Car "la guerre est une triste chose, quand même". Cet aveu, dans la "lettre à ses cousines de Marseille", cousines qu'il était probablement moins urgent de préserver, n'est-il pas le contrepoids humain au dernier cri lancé par le jeune homme : "la victoire quand même !" ?