Il y avait de bien belles choses dans les archives de Gustave Kahn qui ont été tout récemment dispersées lors d'une vente à laquelle, malheureusement, je ne pus assister et participer. Mais, inutile de sombrer dans l'amertume ou la provincialiste tristesse puisque les 21 lettres de Saint-Pol-Roux à son cher "Libérateur du Verbe" furent préemptées par la Bibliothèque de Brest, où elles sont désormais conservées, enrichissant un fonds déjà conséquent et appelé à grossir encore, grâce à la politique d'acquisition très-active menée par Nicolas Galaud. Pour les autres documents, qui auraient pu tenter le saint-pol-roussophile, ne regrettons pas davantage d'avoir manqué la vente. Car, ils réapparaîtront un jour. Certains, même, réapparaissent déjà. Tenez, en voici un, qui passe... et tombe dans mes filets. C'est un poème : "Les yeux des enfants" ; il est de Jules Méry, daté du 22 juin 1889, et dédié à Mme Élisabeth Dayre.
Jules Méry, c'est, à cette époque, un ami de Saint-Pol-Roux. On les voit en compagnie de Justin Clérice, qui signera la musique de leur Fiancée de Salamanque dont nous parlions il y a quelques semaines, de Gabriel Randon aussi. Jules Méry, c'est, deux ou trois ans plus tard, l'unique disciple du Magnificisme, hautainement lancé par son aîné dans les colonnes de l'Écho de Paris, Jules Huret arbitrant. Ainsi le présenteront les critiques qui accueilleront son recueil, La Voie Sacrée, édité à la Librairie de l'Art indépendant, avec un frontispice de Sérusier. Élisabeth Dayre, à la fin 1889, deviendra Élisabeth Kahn, puis moins d'une décennie plus tard, effacera, de son état-civil, les traces d'un passé d'amoureuse plurielle, devenant Mme Rachel Kahn. Car Élisabeth Dayre fut d'abord, du temps de la Pléiade, Mme Roux. Non pas officiellement, mais pour les amis du jeune Marseillais, Paul Roux. Puis elle fut la petite anthologie, trompant notre poète avec Darzens, Moréas, peut-être Mikhaël. Je ne détaillerai pas ici les houleuses amours d'Élisabeth Dayre et de Paul Roux, car Jean-Jacques Lefrère en révéla déjà de nombreux rebondissements dans ses Saisons littéraires de Rodolphe Darzens, et j'y consacre un article, illustré de vers inédits, dans le prochain Frisson esthétique. Qu'on se reporte donc à ces deux sources. Aussi me contenterai-je de reproduire le poème (inédit ?) de Jules Méry, document curieux qui réunit sur un même feuillet les noms de l'unique disciple du Magnificisme et de l'inconstante maîtresse du Magnifique.
Les yeux des enfants
à Mme Élisabeth Dayre
Quand un enfant aux yeux songeursJoue à mes pieds et me regardeAvec de soudaines rougeurs,Je frémis sans y prendre garde.
Sous la transparence des yeuxJe vois des mystères sans nombre ;Car ces doux yeux, souvent joyeux,Parfois versent des regards d"ombre.
On dirait qu'un souffle subtilFane la rose de sa bouche :Le pauvret déjà pourrait-ilSoupçonner l'au-delà farouche ?
Son sourire était si joli !Contemplait-il passer des FéesDe leurs doigts blancs versant l'oubliEt follement ébouriffées ?
Était-ce à Dieu qu'il souriait ?Dieu lui touchait-il la paupière ?Ou bien si l'innocent priait ?- Car le sourire est sa prière...
Son regard soudain s'est terni :Il semble qu'une inquiétudeDe l'insaisissable InfiniClot ses yeux pleins de lassitude.
Il m'interroge sans parlerEt je suis forcé de me taire !Puis-je à cet ange révélerUne science qui m'atterre ?
Si l'existence des petitsN'est rien qu'un rêve, il faut qu'il dure :Quand les beaux rêves sont partisL'âme est nue, et la bise est dure !
L'enfance est une floraison
Dont la splendeur est toute brève :
Pourquoi faut-il que la raison,
S'allumant, éteigne le rêve ?
Enfants, ne cherchez plus à voir
Autre chose que vos doux songes :
La Vérité qu'il faut savoir
Ne vaudra jamais leurs Mensonges !
22 Juin 1889